ROSWITHA
C O L L I G N O N
R O S W I T H A
Moi.
Roswitha.
68 ans. Murée dans mon passé.
Condamnée.
Certains de mes papiers portent mon nom : Stiers.
Il n’est pas trop tard pour régler mes comptes. Je ne me suis fixé aucun but.
Toute ma vie derrière moi. J’ai agi aussi absurdement dans mon ménage qu’Alexandre sur ses champs de bataille.
(Ce débat ne m’intéresse plus).
Veuve.
Domicile Blumgasse 40, WIEN, 1er étage. La fenêtre de la cuisine donne droit sur la Brigitenauer qui mène au Pont du Nord, qui mène à Prague. La pièce éblouissante tremble au niveau des quatre voies de circulation surélevées. J’aime ce grondement continu. Ma circulation est parfaite.
Je ne peux me défaire d’aucun souvenir. Leur valeur marchande est nulle. Au mur, une carte des capitales européennes où se fixent les reproductions en plastique des divers monument : j’ai conservé St-Paul de Londres, l’Escorial et le Hradschin. Mon lit a des colonnes torses.
Je me n’ennuie jamais.
Je possède des étagères et des Figürchenmöbel (meubles à bibelots) surchargés de poussière. J’essuie deux statuettes nues, l’une en position fœtale, l’autre sur le flanc, « offerte », comme ils disent : de mon doigt recouvert de tissu, je suis les plis des figurines, aines, seins, nombril.
À 68 ans tout continue : j’évolue et me questionne ; ce n’est pas du tout ce repos, cette résignation que j’avais imaginée. On m’a menti : les humains ne sont pas tous semblables.
II
Je n’ai commencé à vivre que fort tard, après le mort de mon mari, c’est-à-dire après son départ avec Annette, qui l’a nettoyé en dix-huit mois.
À son retour, je l’ai vu dormir, dormir, dormir : devant la télévision, au lit, le matin jusqu’à dix heures, l’après-midi de deux à quatre, jusqu’à cinq en été.
...Lorsque mon père se penchait sur moi pour m’embrasser dans mon lit, sans qu’il y prît garde ma vue plongeait par le décolleté de sa chemise de nuit.
À dix-huit ans, je suivais mon père.
Diplomate, désœuvré, il m’emmenait partout. Nous sommes arrivés à Puigcerda par la route de Ripoll. En 1933, l’Espagne était encore calme, et mon père passait toutes mes fantaisies. Nous sommes descendus de nos mulets, le dos scié du cul aux omoplates. L’alcade en personne m’a soulevée de la bête pour me déposer, jambes raides, face au panorama.
Après le dîner de fonction, j’ai entraîné mon père par le bras et nous avons tourné par les rues de Puigcerda, enroulées sur leur butte comme autour d’un sombrero.
Le lendemain matin, je suis sortie sur la terrasse, il était déjà neuf heures, et les chasseurs tiraient dans la vallée.
III
Arrigo
Je mens. Je m’appelle Arrigo Sartini et je mens. Mon âge est de 35 ans, j’étouffe, je veux me venger de tout et ma dignité est grande. Je vis avec Nastassia, depuis 60 mois que j‘ai comptés . Nastassia est la petite-fille de Roswitha.
L’humanité : la tenir en réserve, comme du fumier pour les fraises, sans l’admettre à sa table – et qu’ils n’aillent pas faire, les hommes, d’une solitude, que j’ai choisie, une solitude imposée.
IV
Nastassia
C’est la petite-fille de Roswitha. Troisième personnage de l’histoire. Elle vit à Bordeaux, elle est folle, elle peint. Son langage est très littéraire, très fleuri, très ridicule. Non, je ne laisserai pas le lecteur se rendre compte par lui-même. Oui, je prends le lecteur pour un imbécile. Elle s’adresse aux personnages qu’elle a représentés sur ses toiles. Elle dit :
« Accourez, fantômes bien-aimés. Fantômes éclatés, pulvérisés sur ces murs. Sur mes murs il y a des tentures. Des éclats de ma tête sur les tentures. Vous êtes dans la poussière que je respire.
« En 1823, un homme, ici, s’est suicidé. Il s’est tiré dans la bouche. Son crâne s’est ouvert. Le revolver est tombé en tournant, sur ce guéridon nacré, au milieu des boucles et du sang.
« C’était mon ancêtre.
« J’aurai aussi des descendants. Des successeurs. Je profère à voix basse vos noms sacrés.
« Il y a celui qui me pousse, physiquement, aux épaules, et me force à sortir.
« Celui qui dérive, évanoui, nu, renversé, sur sa barque.
« À présent je suis toute à vous. Je vous ai constitués. Vous m’avez façonnée jusqu’à l’intérieur de mes paupières.
« Tenez-vous prêts. Nous ne sommes plus seuls. Plus jamais seuls. Je suis l’épouse d’ARRIGO.
« Je resterai toujours avec vous. »
Ici, Nastassia ajoute une phrase apprise :
« Je m’agripperai au cou de la dernière Girafe en peluche que mon père, le Para, veut m’arracher. »
Puis :
« Fantômes, voici : très loin, à l’est des Alpes, à Vienne, ROSWITHA nous appelle, ROSWITHA nous convoque. J’arrive. Nous arrivons, chargés de bombes. Pas un de nous ne manque à l’appel.
V
Retour à Roswitha (Vienne).
Lettre à Nastassia, en allemand, anglais, et français :
« Liebe Nastassia !
« Komm Dū mein liebes Kind, komm !
(« J’ai besoin de tes lèvres fraîches » : cette phrase a été raturée. )
« Here comes the plane
« The hand that takes
(« Voici l’avion / La main qui prend » - L. Anderson)
« Nastassia, c’est moi qui t’ai élevée, moi ta grand-mère - deine Großmutter, et ta mère, Deine Mutter, traînait d’asile en asile.
« Les souvenirs me font mal, c’est pourquoi, itaque, je ne veux plus que tu m’abandonnes.
" Arrigo, Nastassia, ne m'abandonnez pas.
" Songe à ma vengeance, qui est la tienne, souviens-toi de tes jeux sur la plage du lac, à Neusiedl.
" Souviens-toi de tes dessins d'enfant, et du crayon toujours à retailler.
" Le complot portera mon nom : R.O.S.W.I.T.H.A. Signé Roswitha"
La vieille dame pense qu'ils règneraient tous les trois, NASTASSIA, ARRIGO, "et moi, tous trois indécelables et frappant partout, sur les despotes mous.
" Post-scriptum : Emportez tout avec vous. Tout ce qui vous retient, afin de l'avoir à vos côtés, toujours présent, pour le combattre de toutes vos forces.
"Nastassia, tu es partie à l'autre bout de l'Europe, au sud-ouest de la France, chez les Welsches. Tu t'es calfeutrée dans les tentures, tu t'es barricadée dans les toiles que tu as peintes : il ne faudra rien oublier. Je ne sais rien de cet Arrigo.
Ta Grand-mère qui t'aime,
Roswiha
VI
Nous revenons à Nastassia (Bordeaux). Elle peint, elle est folle, elle dit :
"Fantômes - "
...encore !...
"...dans la discipline, regagnez le bois lisse de vos cadres ; revenez dans vos propres portraits. Nous partons.
"Derrière les tableaux que je décroche court une araignée. Arrigo, mon époux, court la ville afin de rassembler une montagne de papiers, documents, passeports.
" Prenez place sur les toiles, dans les toiles, faceà face, ou dos àdos, car je ne verrai plus vos traits - et vous roulerez dans mon dos dans vos cercueils plats, cercueils vitaux, mon ventre, en épaisseur, à plat."
Fin de citation.
" J'en ferai d'autres ! j'en ferai d'autres ! Faro gli altri !" criait Francesca da Rimini en tapant sur son ventre, à la mort de ses fils.
Arrigo répliqua :
" Nastassia n'est pas seule à trancher des racines. A mon père mourant, je réserve au milieu de mon coeur une place de choix".
Ils partirent.
VII
Roswitha (Vienne) pense :
...Ils sont en route.
Chaque semaine, ma petite-fille, Nastassia la folle, me rendra visite. Elle feuillettera les journaux sur la table de nuit, il y aura "Hör Zu" ("Ecoute"), "Kurier", "die Krone".
Elle s'assoira au bord du lit, étalera la revue sur la courtepointe. Arrigo, son époux, restera debout, il fera quelques pas dans la pièce. Il regardera pour la centième fois la carte au mur des capitales d'Europe. Il touchera un objet, s'informera de sa provenance, le soulèvera. Le replacera sur sa place de poussière.
Je lui répondrai, il m'ennuiera, il sera correct.
...............................................................................................................................................
" J'aurai appris du moins à ne plus geindre. il y a dix ans que je ne geins plus. C'est fort peu. Depuis la mort de mon mari très exactement, nettoyé en dix-huit mois par sa grue (von seiner Gimpelhure) ; vers la fin je l'ai vu dormir :le matin jusqu'à dix heures, l'après-midi de deux à quatre.
" Cinq heures en été.
" J'ai brûlé des kilos de jérémiades.
" J'écris à Nastassia.
Wien den 26. Juni 198*
"Liebe Nastassia,
" Heute bist Du 22 - vingt-deux ans - tu liras très agacée mais je revois cette petite fille de huit ans que j'avais emmenée sur le Neusiedlersee en 1962 - godu tu me parlais sans cesse tu réclamais à boire à manger, une balle, un crayon. J'acordais tout, j'étais ravie.
" (...) et puis viens. KOMM.
VIII
...et retorne l'estoire a reconter de Nastassia et de sa folle compaignie...
Nastassia dit que des lambeaux de rêves resteront ici à tout jamais, qu'ils ont dit (les déménageurs) "N'en prenez que 40 !" - et que dos à dos, ventre à ventre, une fois de plus, en voyage, le Nu, la Bombe, la Fille au Couteau, l'Egorgé Nocturne et l'Homme de Théâtre, tous tableaux NOCTURNES sauf
les Fils de l'Aube et
le Trépané
Le camion roule, roule, tous les cadres s'entrechoquent.
Roswitha, femme deVieille, attendant sa petite-fille
Sie sagt:
"Dieu merci, je suis parvenue à soixante-huit ans sans devoir porter de lunettes. Je mis sans fatigue. J'ai connu les exécutions, les pogroms. Je n'éprouve plus de plaisir, les mots croisés m'engourdissent sur le fauteuil, parmi le bienfaisant vacarme des automobiles.
" Nous autres, les Habsbourg, nous n'avons pas cédé aux vertiges de l'épuration. Je peux recevoir sans encombre tel ex-secrétaire de Seyss-Inquart.
« Le sang a séché – taches de vieillesse sur mes mains, nécrose des tissus.
« Il m’apporte, cet ex-secrétaire, de bien belles grilles à compléter.
« Il me laisse des exemplaires du Völkisches Blatt. Chacun peut le lire à la demande chez tous les restaurants du XIIIe arrondissement.
« Cet homme s’appelle Martino.
« Martino voudrait que je distribue des tracts : « Toi qui connais bien Vienne... »
« J’en ai une pile sur la table. Mais, par ordre alphabétique, ça fait 11 900 rues.
Au téléphone :
« Non, Lieber Martino ; ce n’est pas parce que je suis « aryenne », comme vous dites… Passez me voir quand vous voudrez. »
* * *
Nastassia, petite-fille de Roswitha, peintre, folle, raconte
C’est le trajet vers Vienne. Nastassia dit :
« Depuis Genève, j’éprouve une peur sourde. Arrigo se tient près de moi, silencieux, les mains serrées sur le volant. Ses mains ressemblent à des serres. Il me dit : « Je pense à mon père, qui est en train de mourir ». Nous roulons vite. La voiture, surchargée, prend les virages trop larges, le ciel baisse, la nuit tombe. Rapidement c’est une muraille, grise, devant nous. Arrigo accélère :
« - C’est la neige. » Ses mains tremblent. Les flocons se jettent à l’horizontale. À droite, un talus qui s’abaisse, se relève, et se rabaisse, comme une ouate qu’on déchire. Je vois aussi du néon, nous avons quitté l’autoroute, je vois encore, des feux de position, qui s’enfoncent, qui se perdent – Arrigo se guide sur les ornières et se met à rire.
« Il s’arrête.
« Il descend courir tête basse vers les néons.
« Sur le pare-brise la neige monte, grain à grain, s’édifie. Nuit noire, dix-sept heures Il reste une chambre !
« Au restaurant, sous le toit surchargé de neige, Arrigo s’épanouit, commande un menu d’une voix forte et décharnée, je ne l’ai jamais entendu mastiquer l’allemand de la sorte – avec des contractions de doigts, des trismes mandibulaires…
« Je devrai vivre dans cet hiver des mots. »
« Dehors, lever de tempête – ici les menus cartonnés, rouges, savonneux, les Mädchen couleur ketchup et bas blanc ». Le lendemain après l’amour ils ont tous les deux affronté la plaine blanche et crue, le ciel et le sol deux plaques d’amiante. La route a disparu, on roule au jugé sur la neige rase.
« Le terrain monte. Devant eux un camion-remorque contre-braque et zigzague à reculons.La remorque part en travers.
« Zusmarshausen. Je ne sais pas prononcer ce nom. Arrigo se paie ma tête. Sapins. Moins seize. Ça dérape. Sur le plateau j’aperçois les premiers chasse-neige. Le premier gros sel gris.
Nastassia appelle :
« Arrigo ! Arrigo ! »
Arrigo ne répond pas. Il pense en allemand.
Le froid descend malgré le jour. Il ne neige plus. Nastassia se souvient confusément du chuintement du radiateur, sous les tentures du motel. Nastassia serre ses deux poings dans ses deux gants. À mesure que ses bronches se bloquent, elle entend près d’elle Arrigo respirer plus profondément, enfoui dans sa Germanie.
Nastassia ferme les yeux.
Ses cils brûlent. Elle tremble.
- Kannitzferstehn – tu peux pas comprendre – une langue dure comme une lame, les joues d’Arrigo dures comme un rasoir.
Le ciel gris.
Le peu de jour qui est passé.
À Salzbourg il est quinze heures. La lumière baisse. À l’abri, sous les portiques, un thermomètre indique – 18. Les douaniers se penchent :
- Rien à déclarer ?
Un officier ricane :
« Französisch Bazaar ».
Les deux doigts à la visière.
Salzbourg se rapproche. Arrigo ne manifeste aucun étonnement . Un petit homme ouvre la portière. Il ressemble à Charlot, trait pour trait. Il baragouine avec conviction. Arrigo veut l’aider à porter les valises. Charlot refuse.
« Nous sommes dans un palace.
Le petit sexagénaire chaplinien gravit l’escalier en heurtant les valises qu’il dépose au seuil de la chambre en plein monologue.
« Je vois des dorures, des plafonds immenses. Arrigo veut refermer la porte – le petit homme est toujours là.
- Vielleicht sol ich Ihnen etwas geben ? Peut-être dois-je vous donner quelque chose ?
- Jawohl ! répond le petit homme avec solennité.
...Arrigo se jette sur le lit tout habillé :
« Lis-moi du Claudel.
- En allemand ?
- En français.
Le froid glisse sous les doubles-fenêtres. La neige s’est remise à tomber, et, dans la nuit, il tonne, des éclairs bavent entre les flocons.
Nastassia, épouse d’ARRIGO, note ses impressions :
« Nous sommes sortis dans les rues. Il fait si froid que nous devons alternativement
« fourrer une main dans une poche, frotter notre nez ; main droite, main gauche.
« Nous contournons la cathédrale par le nord à travers une place glacée, l’orage vire « lentement, nous suivons une pente raide tout au long de la falaise.
« À même le roc de la Citadelle un panneau métallique aveuglé de néon :
« E R O S C E N T E R »
- C’est ça que tu veux visiter à Salzbourg ?
« Je sais qu’il va répondre : « Oui, les putes ».
« Il répond : « Oui, les putes ».
« Deux maisons à angle droit s’engagent sous les rocs. De grandes femmes tristes font des signes. « La plus âgée parle français. Arrigo disparaît au premier. On m’apporte des triangles de fromage
« cuit, de marque « Edelweiss ». J’ai bien changé, oui, bien changé.
« J’obtiens de l’eau. Je grimpe l’escalier sous les cris allemands – je suis poursuivie. Je « pousse une porte, Arrigo est de dos, tout habillé. Je vois qu’il fume. Trois prostituées nues
«prennent des poses qu’il leur indique en tudesque. La taulière est montée derrière moi. Arrigo se « retourne d’une pièce :
- Je ne les touche pas.
- Je ne t’ai rien demandé.
« Il leur dit de s’embrasser. Elles s’embrassent/ D’écarter les jambes. Etc. La taulière dit : «Il a payé ». Je réponds : « Ça suffit ».
Retour à l’hôtel. Le petit Charlot nous refuse l’entrée : « Il est déjà dix heures ». Nous lui donnons 25 öS.
« Lis-moi du Claudel.
« Dans le réfrigérateur nous trouvons du Sekt, des triangles « Edelweiss », du bourbon. « Du tokay. Arrigo me parle en dialecte, je fais observer qu’en Autriche on ne parle pas si raide. « Dans la salle d’eau la baignoire est verte et les parois vert et or. L’étroitesse de la « pièce donne au plafond une hauteur obsédante.
« Nous prenons le dîner au rez-de-chaussée. Personne ne s’aperçoit que nous sommes « ivres.
« Clientèle polyglotte.
« Un télégramme sur un plateau d’argent :
« PÈRE DÉCÉDÉ »
Nous remontons immédiatement dans notre chambre. Arrigo se montre fébrile :
- Pas question de rebrousser chemin.
« Il ajoute :
- C’est un piège.
« Sur-le-champ je dois improviser une oraison funèbre. Elle n’est jamais assez « élogieuse, jamais assez sobre…
« J’ai connu le père d’Arrigo : un homme grand, ridé, qui parlait du nez. C’était un ostréiculteur. Ses seuls voyages : Marennes, Arcachon. Il entretint toute sa vie des polémiques avec « les savants ses confrères : allemands, hollandais, anglais. Des lettres d’insultes en toutes les « langues.
- Retravaille la péroraison, dit Arrigo. Et puis, apprends l’allemand.
- Hai dimenticato l’italiano ?
- Je ne veux plus entendre cette langue de portefaix.
- Je te traite de con, en français. »
« Le discours est achevé/ Il reste du gin. Arrigo vomit dans la baignoire :
- Pour ce prix-là on peut tout saloper.
- Je ne suis pas d’accord.
Le lendemain la note s’élève à öS 1200. Arrigo comprend 120. Grimace du caissier. Grimace « d’Arrigo en flagrant délit d’oubli de langue. Le caissier nous toise mit Arroganz.
« Vienne est encore loin. Le ciel s’est dégagé. Moins treize à quatorze heures quinze. « Nos haltes se multiplient. La radio de bord hurle, sirupeuse.Nous écumons toutes les stations-service. Café, café. Les clients s’expriment avec mesure : ils sont ivres.
« À seize heures, la forêt, la pente, la neige au sol ; les coups de vent sur les viaducs, la sensation de rouler au sommet d’un ballon qui se dérobe.
« La taïga.
« Puis la route qui se creuse, les talus dénudés, frangés de toupets de sapins, la route qui redescend, les remblais qui s’espacent – soudain, une meule lumineuse de fils tissés, entrecroisés, saupoudrés d’un fouillis d’éclats, comme un ciel reversé en contrebas : Vienne, illuminée, dédalique, arachnéenne et déliée – svastika déglinguée - Rosenhügel dit Arrigo.
XI
À présent Roswitha, 68 ans, reprend la parole
...H’ai appris sur Arrigo de certaines précisions.
Il tiendrait un « Emploi du temps ».
Nastassia m’écrit :
« Je t’en apporte un exemplaire ».
Il en change à peu près chaque mois :
« Mercredi 18h : Lecture. 18h.26 : Correspondance. 18H 53 : W.C. »
- Fait-il l’amour à heures fixes ?
Nastassia l’en soupçonne.
J’ai l’idée de fabriquer à mon tour, moi, Roswitha, un « Emploi du temps ».
XII
Arrigo, terroriste au service du R.O.S.W.I.T.H.A
Il dit :
« Je suis convoqué au 26e étage de la Tour de Verre Circulaire.
« Il y a des barrages aux 10e et 20e étages.
- Même les chefs d’État se font contrôler, M. Sartini.
« Le Bureau, pour me recevoir, adopte la position de « tir groupé ».
« Il y a :
El-Hawk, Seisset, Laloc, Roïski.
« El-Hawk » (« le Faucon ») me fixe par dessous ses lunettes. Ses phalanges craquent.
« Seisset le Français porte une monture en or et la moustache en brosse oxygénée.
« Les mots sortent tout ronds de sa bouche étroite et rose.
« Laloc est basané, Roïski myope.
« Ils devront tous disparaître.
«Il faut toujours éliminer le plus de personnes possibles avant de vivre.
« P.S. : J’espère tout de même vivre quelque chose de bien plus exaltant qu’une stupide histoire d’ « espionnage »!Hi hi !
- Vos responsabilités (disent-ils) sont écrasantes. Nous vous fourniront la Liste, l’Arme et l’Alibi ».
« On me fournit aussi une villa badigeonnée de jaune au fond d’une cour d’auberge.
« Au premier », dit mon guide, « un nid conjugal : immense cuisine, mansardée chambre, une quantitude de recoins et le palier interne sur mezzanine. Téléphone, balustrade en bois clair ».
Nastassia, brune, compagne d’ARRIGO, parle de « chrysalide qui s’enterre », en effet :
- les murs sont profonds
- les fenêtres creuses
- au milieu du jour, il faut l’électricité
- les clématites obscurcissent les vitres
- etc.
... « Suprême raffinement » (dit le guide) : « une grille différente ferme chaque fenêtre, avec une serrure différente, prête à bondir d’un angle à l’autre sur ses losanges de ferraille coulissante.
Arrigo,
Arrigo, époux de Nastassia, continue d’écrire :
« Su nous
« Si nous étions frère et sœur, nous ôterions nos organes génitaux pour la nuit. Nous les enfermerions sous plastique dans un tiroir de table de chevet.
« La moquette du premier étage répand, sur toute sa surface, une moiteur magnétique.
« Les motifs du papier peint sont d’horribles gros yeux empilés.
Nastassia, brune, épouse d’Arrigo, prend la parole
« Le premier soir « de la villa », une puanteur précise nous guide vers le four, où pourrissait dans un pot jaune – un ragoût de vieux bœuf.
« J’ai descendu l’escalier de bois en tenant les deux anses à bout de bras, l’estomac chaviré. Tout a disparu corps et biens dans la poubelle de l’auberge. J’ai respiré sous le ciel noir, observé le bâtiment du Heuriger, c’est ainsi qu’on nomme les auberges de ce pays.
« Le hangar de bois faisant suite à l’auberge, vers nous, vers notre « villa », ; bruissait de lumières comme un Boeing aptère où flageolaient des ombres d’incendie. J’écoutais le violon, le hautbois, la caisse claire. J’écoutais cogner les poings et les culs de chopes, et le micro gras où les lettres « p » tapaient comme des pouf de tambours.
« Quand la baie s’est ouverte entre les planches, j’ai vu l’orchestre courbé, tordu sur ses instruments.
HOY ! HOY !
- hurlait la noce - ma parole ! Moi même, Nastassia, je criais avec eux comme des chiens ».
Nastassia – dit le narrateur – a remonté le perron vers chez elle, perron couvert de feuilles recroquevillées, frisées, par le gel. Au 123 bientôt, de l’autre côté de la rue, des quatre rails en creux de la Straszenbahn - « c’est ainsi qu’on nomme les tramways dans ce pays »- Nastassia, folle, peintre, exposera ses toiles, dans une chapelle à demi-souterraine au badigeon jésuite, avec au fond d’une voûte à berceau une croix plate, en stuc, à même le mur.
« Je pense », dit Nastassia, « à ces crochets de fer auxquels Adolf H. fit suspendre ses propres officiers ».
XIII
Premier rêve d’Arrigo, petit-gendre de Roswitha
« Sous les yeux empilés du papier peint, je me débats au sein d’inextricables foules encombrant la salle d’attente d’un dispensaire : formes allongées ou accroupies, appuyées l’une à l’autre.
« On en trouve jusque dans le cabinet du cardiologue où l’on s’assoit et où l’on parle fort. La prescription est inaudible et Frau Doktor élève la voix. Elle porte une tignasse rousse et m’envoie, à moi, Arrigo, malade – une plaisanterie.
« Ses deux voisins rient très fort. La consultation est terminée. Deux femmes jusqu’ici effondrées se lèvent soudain pour prendre leur tour, la cardiologue se nomme
ROSWITHA
- et n’est pas cardiologue mais neurologue.
« Je suis admis à m’allonger sur un divan d’angle – quatre femmes à présent exposent leur cas toutes ensemble avec animation. Je sens ROSWITHA de plus en plus attentive, de plus en plus lasse. Puis elle referme les rideaux, demande d’une voix éteinte qu’on n’admette plus personne et se détend sur un fauteuil à bascule.
« Quand elle se redresse, c’est mon tour. Et quand je me suis levé, j’étais banalement nu. Roswitha se trouve à table, face à moi, dans un restaurant de luxe bon-dé où règne le sans-gêne d’une cantine.
« Des clients debout attendent nos places. ROSWITHA se penche au travers de la table, mais sa voix domine à peine le vacarme. Elle est très rajeunie. Lorsque nous nous sommes levés sans avoir pu achever les gâteaux, un gros homme les a saisis, puis avalés dans un rire vulgaire. Il est satisfait d’avoir pris nos places.
XIV
Nastassia, peintre, brune, folle, se confie – s’exhibe : SA HAINE DU PEUPLE. Se fait menerE par son mari dans cette halle où des Tchécoslovaques boivent, fument et pètent. Elle s’est vêtue pour cela d’un bustier violet, d’un diadème sur son chignon vieux jeu. Elle a commandé ein Gespritzt et contemple les tablées d’ivrogne.
Le jeu consiste à fixer un Slave immigré dans les yeux jusqu’à les lui faire baisser.
Arrio s’est enivré peu à peu, ils ont gagné un lièvre au loto, ils l’ont relâché dans la cour : à moins de gagner le Mauerpark tout proche, cet animal ne survivra pas. Les tourtereaux (Nastassia et Arrigo) rempochent toute leur monnaie, sans le moindre pourboire.
XV
Nastassia contredit cette version
« J’aî donné öS 20 au violon, dans sa casquette doublée rouge »/
Ajoutons que la neige est revenue, suivie d’un froid féroce.Il faut boire un schnaps de prune appelé Slibowitz, très parfumé, à même le goulot.
Pour en revenir à la neige : ce sont d’abord des mouchetures sur le côté des marches, et, le matin suivant, les marches sont couvertes comme des tombes, bosselées, que Nastassia castre à la bêche. Les pelletées flottent, et retombent. Le ciel reste plombé, les gens disent :
« Nie war es so finster, il n’a jamais fait si sombre.
La nuit vient avant quatre heures. La nuit, ils ne sortent pas (Nastassia et Arrigo). La neige s’écroule du toit ; ils croient qu’on secoue la porte d’entrée. Arrigo, blême, a tiré au hasard dans le noir. Des clients de l’auberge rôdaient dans la cour. Nastassia ajoute :
« Je décroche le linge séché par le gel, le tissu se déchire, les dos des chemises, les mouchoirs, avec un bruit de papier. Le premier décembre, le thermomètre atteint moins vingt ».
XVI
Roswitha revoit toute sa famille. Elle écrit :
Observer, sans agir. Sans railleries. Vivre comme une vieille – comme les autres vieilles -
qui m’a donné le modèle de la vieillesse ?
Je fais exactement tout ce qu’elles font.
Personne ne se méfie.
CE DÉBAT NE M’INTÉRESSE PLUS – il ne faut plus que ce débat m’intéresse.
XVII
Nastassia, brune, folle, peintre, prenant possession de sa nouvelle (éphémère) demeure
Elle dit :
« La salle de bain se trouve à l’angle le plus sombre de la maison. La pièce est dépourvue de radiateurs. Les carreaux émaillés, mauves, ajoutent à l’impression de froid. La baignoire fuit.
« J’utilise la machine à laver des locataires précédents, des Suisses. Les fils électriques traînent sur le pavé de la salle de bain, dans l’eau. Hier, de grandes étincelles claquaient sur le carrelage dans une enivrante odeur d’ozone.
« Arrigo et moi faisons souvent l’amour dans la baignoire.
« Je ne suis pas retournée à la galerie de peinture : l’autre côté de la rue, au-delà des rails de la Straszenbahn, me semble aussi éloignée que l’autre côté de la ville. »
XVIII
Arrigo, espion sans envergure, reçoit enfin ses « Premières Instructions »
Il dit :
« Premières instructions : attirer Tragol, mâle, et N., femelle, jeunes. Les peindre nus (cf. Nastassia). »
Ils se tiennent par les épaules sur le canapé, ils se voient dans un miroir, Nastassia les peint à la lumière d’un spot. Derrière le dossier, une tenture leur masque ARRIGO armé d’un revolver à silencieux. ARRIGO observe leur reflet.
Il attend que l’esquisse au fusain soit tracée.
Tragol et N. (« Nouchka ») se retournèrent, ARRIGO, démasqué, se montra. Ils éclatèrent de rire. Nastassia prépara, parce que c’était l’heure, une salade de fruits de mer, avec du poulpe, au sépia. Les betteraves ajoutaient dans les sauces de petites îles violettes, un fort poisson gisait dans ces liquides.
L’appréhension fit glisser les mains de Nastassia et la jatte s’écrasa au sol. Tragol, mâle, Nouchka, femelle, tous deux jeunes, aident au ramassage des débris.
« Attention de ne pas vous couper ! »
ARRIGO se fait traiter de comique au téléphone, par une voix parfaitement blanche.
Il dit :
« Mes proies m’échappent. J’ignore pourquoi je devrais les abattre. Je crois plutôt que : Rien.
« J’éprouve les tranchants de la jatte contre mes lèvres : si je presse, mon sang coulera. Nastassia pousse un cri ; je me suis entaillé. Elle suce ma plaie dont elle recrache le jus violacé.
« Je lis dans les journaux (poursuit Arrigo) qu’un groupe de forcenés (mâles), u crâne parfaitement rasé, se sont introduits mitraillette au poing dans une Institution Scolaire. Poussant la porte d’une salle de classe, ils ont menacé les élèves et leur professeur ».
À cet endroit du récit (poursuit le Narrateur), les comptes-rendus divergent. Les uns disent que les Salopards ont arrosé l’ensemble, abattant les corps parmi les tables renversées, dans un bruit atroce. D’autres journaux affirment :
- que le maître, se glissant le long du mur en direction de la seconde porte, a désarmé les Hommes par derrière et les a mitraillés avec leurs propres armes, jusqu’au bout du couloir.
- que le maître s’est enfui, sans plus.
- que le seul terroriste survivant serait parvenu dans le bureau de Sir A. Zery, président de sept sociétés fictives. Celui-ci aurait sévèrement réprimandé le survivant pour le caractère expéditif du commando, mais ne lui en aurait pas moins remis une somme important.
(« Cette dernière affirmation, dira ultérieurement Arrigo, ne m’a pas été communiquée par voie de presse et je me refuse à en révéler la source ».)
XIX
Martino, Quatrième Personnage de l’Histoire
Il dit :
« Il faut les supprimer tous les deux, ARRIGO et sa femme !
« Je crains que mon poids, mes bras courts, ne me permettent pas une efficacité maximale. Mais ce couple d’incapables revient chaque soir de nuit, à pied, en remontant la Lainzerstraꞵe. Le fracas des tramways sera mon plus précieux auxiliaire.
« La Lainzerstraꞵe vire sans cesse à gauche, en montant. Les lumières y sont faibles.
« Le couple se faufile, l’un suivant l’autre, le long des murs, sur le trottoir rétréci. Ils rentrent tous les deux la tête dans les épaules, à leurs pieds la neige est silencieuse.
« Le couple prend des chemins de traverse : tout un système de ruelles à angles droits parmi les murs bas des maisons de plaisance, où se faufilent des passages enneigés menant à des jardins privés.
« Balançoires ankylosées par le gel, buissons. En bas des pentes s’ouvrent des portières de grillage, ils pourront s’enfuir, les rats : entre les bancs et les stères de bûches.
« La crosse glacée du Lüger me brûle la peau.
(ARRIGO dit à NASTASSIA :
« Nous avons bien fait. Les chiens sont couchés, les propriétaires ont perdu les clés de leurs portillons. L’Autriche présente, au sein de son cadastre, des espaces rigoureusement inextricables.
« Tu feras ce soir un bon tour de cour avec ta carabine. Et puis, Nastassia, lis bien les petites annonces. Achète « Krone Zeitung » au premier Indien transi que tu verras dans les rues marcher à reculons à six heures du matin, entre les voitures, aux feux rouges sans chaleur. Ils touchent 1 öS par exemplaire vendu ».
XX
Roswitha, vieille, commanditaire supposée. Elle dit :
« Je suis restée allongée huit heures de suite. Beaucoup trop pour mon âge. Des pensées noires sont venues. J’ai revu mon père, et sa fâcheuse manie de (…)
« Je me suis retirée là, entre deux meubles, derrière les fenêtres sur sur. Patience. Patience dans le tumulte.
Réflexion :
« Les Empereurs de l’industrie, comment sont-ils fabriqués, à l’intérieur ?
...et et abruti d’Arrigo qui répète je veux me venger…
- C’est vrai, confirme Arrigo. Et quel tort m’a-t-on fait ?
XXI
Roswitha, vieille et folle, parle de Martino, vieux nazi
Elle dit :
« Les tracts sont toujours sous l’armoire.
« Hier, réunion politique. Vingt personnes, âgées, ou des gamins. Je me suis assise sur une chaise très raide.
« En 1945, MARTINO et moi plongeons à bicyclette dans les fossés, sous les alertes.
- Vous allez vous faire tuer !
- Oui, mais en plein air !
« Les bombardiers battaient des ailes. Un jour ils nous ont visés. Nous avons ri tous les deux, sous les herbes au ras de l’eau, mourant de peur. Je me souviens aussi de la débandade des Hitlerjugend Bergmanngasse…
« Hier Matino faisait son discours sur une estrade de classe. Il portait un ciré vert, déchiré d’en bas par un chien. Le bouton du milieu manquait. Martino manquait d’éloquence. Ses mains pendaient au niveau du sexe. Il les a regardées puis de sa main gauche il a saisi son poignet droit, pour l’immobiliser.
« Le public suivait les mouvements de ses mains, tandis qu’il répétait : « Auschwitz n’est qu’un montage hollywoodien ; les victimes sont de faux disparus.
XXII
Arrigo, petit-gendre de Roswitha, brun, fou, parle
« Nous sommes traqués. On a ENCORE frappé sur notre porte l’autre nuit : l’armature en fer tremblait sur le verre cathédrale ».
« Il neige encore. Dans la cour, les déménageurs :
ZIGEUNER U SOHN »
« Nos meubles et nos caisses descendent le perron. Deux Yougo glissent sur leurs talons. Ils disent, dans leur langue :
- Plus à droite. Lève. Attention.
« Les Yougo portent des cartons cubiques. Ils respirent fort. Un troisième, invisible, dispose le chargement dans le camion. Les voici qui manœuvrent sous la voûte, nous quittons la cour du Heuriger.
« - Nous serons très bien chez mon oncle », dit Nastassia – quel oncle ?
« Il fabrique de la poudre. Quelque chose de tout à fait artisanal. Juste au-dessus de chez nous ».
« Une vieille de vieille vient de crever, après trente-huit années de séjour. L’appartement est libre.
« Le camion passe la voûte. Le chargement mal arrimé balle dans les virages. Les Yougo s’arc-boutent : pavés, tramways, aiguillages. Par le bas du cul laissé béant, nous voyons des pavés pâtissés dans l’asphalte, la neige boueuse, les pare-chocs, les calandres. Nous sommes secoués dans la pénombre, accrochés aux meubles, avec des sourires contraints ».
ARRIGO ne veut rien dire à NASTASSIA : il éprouve l’impression absurde absurde, mais très nette, que les Yougo les comprendraient, même en hébreu. Surtout en hébreu.
Le camion s’est glissé en marche arrière dans une haute galerie traversière en stuc, qui le gaine, juste au-dessus de la bâche. La galerie débouche dans une arrière-cour.
Vienne regorge d’arrière-cours.
C’est là, dans des bâtiments opaques et bas, qu’on fabrique la Poudre.
Juste avant la cour dans la galerie monte un escalier tournant. La rampe, en spirale, gêne les mouvements. Les coudes s’éraflent. Les Yougo ahanent, s’effacent, obséquieux.
Le fils de Roswitha - !!! - porte une tête rousse, toute en poils. Les poings sur les hanches, il casse le cou, du haut de son mètre 55, pour nous voir trimer :
« Si vous fumez, crie-t-il à travers sa barbe, ne jetez pas de mégots par la fenêtre!BOUM !
Il se marre.
Ce con.
Les Yougo craignent leur employeur ; pourquoi faut-il donc que j’en frotte un, dit Arrigo, ventre à ventre ? » dans l’escalier à vis trop étroit ?
...Quand la vieille de vieille est morte, elle venait d’acheter une baignoire. Une baignoire toute neuve, rose, avec l’étiquette encore au fond.
L’appartement est dégueulasse.
XXIII
MARTINO , vieux nazi corpulent, se confie
Il dit :
« J’ai vécu moi-même dans cet appartement, au-dessus de la poudrerie. Moi j’aimais bien ma tante. Il y avait la cave, où ces imbéciles se réfugiaient en 45 : la rampe de fer encore au mur pour descendre, et le couloir, sous la terre, sous la poudre, avec ses soupiraux étirés comme des yeux de Chinoises.
« Au fond, c’était me réduit à brouette ; je la tirais dans l’escalier. Ce qu’elle pesait !
« Il y avait des portes en fer rouge, ouvrant sur des pyramides de gaines à cartouches. On n’entrait pas, à cause des rats. » (« der Rattten wegen »).
« Et plus profond, trois autres caves.
« Une caisse à main gauche, remplie de sciure – trois tortues hibernantes bourrées là-dedans, énormes, j’ai déblayé la sciure avec les doigts pour dégager les carapaces. Les tortues sifflaient je me suis fait pincer.
« La tante consommait ses confitures avec vingt années de retard : des rangées de bocaux sur les étagères pourries – il fallait tâter du bout de la petite cuillère – si le foie pince on jette tout. Le foie pinçait souvent.
« Je les vois d’ici les deux Frantzouses quand il faudra remonter le charbon dans les seaux sans anses !
« Je dois être le seul maintenant à connaître l’emplacement et la quantité de juifs du 17 mai flingués sous l’escalier pourri qui descend au cul-de-basse-fosse. Là où le sol est resté nu.
XXIV
Roswitha, vieille de Vienne, prétendue terroriste
Elle parle :
Autour de moi, 60 % de vieillards : VIENNE. Je veux sonder chaque vaisseau exsangue de ce grands corps, y découvrir quoi y rampe.
Plus de 30 000 rues, suffisamment pour une vie – ma tentation, depuis l’enfance, de me mettre à compter, comme ce personnage de théâtre, un, deux, trois – jusqu’à l’infini.
Je ne passerai pas, de mon vivant, la lettre G du répertoire…
Après-midi d’automne. J’ouvre la fenêtre sur le pont Brigitte. Chopin hurle sur le tourne-disque ; il acquiert ainsi, dans le fracas de la circulation, une intensité insoutenable. Je colorie sur son papier toilé une grappe de raisins ; ce sont de petits crânes d’huile translucides.
Cortot est mort avec trois pieds de fard sur les joues.
Raisins délicieusement aigres, rues infiniment prévisibles, silences et chats traversant à pas lents comme des mains sur un clavier. Je peux entendre, sur le disque, chaque grésillement du repiquage.
XXV
Arrigo, espion, soliloque.
Il dit :
« Sans mission. Sans rien à vaincre.
« J’erre, de rue en rue. J’entreprends de lentes et systématiques explorations. Mes levers sont durs, le thermomètre intérieur stagne à 13, le feu s’est assoupi pendant la nuit.
« J’enfile ma robe, descends l’escalier coudé de la cave. L’air est glacé, les brumes chaudes du sommeil s’effilochent, il ne reste plus bientôt qu’un tronçon tiède au fond de mon ventre, vers l’aorte et la face interne des reins.
« Je jette de grandes pelles de charbon dans un grand seau noir. Les fragments de combustible frappent le métal battu, les pas des Viennois matinaux glissent devant le soupirail asiatique. Je porte à deux mains comme un Saint-Sacrement la masse du maudit seau qui me scie les paumes.
« Il faut reposer le récipient devant chaque porte, derrière chaque porte à ouvrir et à refermer. Il faut boucler tous les cdenas. Déjà les Officiants des Poudres, dans la cour, sont en exercice.
« Ils me frôlent dans les couloirs sous les ampoules nues. La voix du Fils de Roswitha, petit barbu roux, retentit d’ordres aigres derrière une paroi de bois interrompue à vingt centimètres du plafond.
« L’art autrichien par excellence : le recoin.
« Je monte les étages en courant : si je me reposais, la coupure inférieure du seau m’arracherait un cri de douleur.
Nastassia, brune, folle, compagne obstinée d’Arrigo. Elle parle. Elle dit :
« C’est à moi de secouer la grille du poêle. Mon oncle, fils de Roswitha (le roux) s’obstine à dire « le four ». C’est le même mot en allemand : der Ofen.
« Je vide les cendres. La matière grise monte en suspension, imprègne les narines, les cheveux. J’étage les papiers, le bois et le petit charbon. Puis le gros.
« Le poêle (le four…) - s’éteint ou ronfle un peu au hasard. Nos mains à tous deux restent nores et grasses, nous nous nettoyons l’un à la cuisine, l’autre à l a salle d’eau, au-dessus de la baignoire vieux rose. L’étiquette est demeurée collée. Quatorze degrés ce matin. Petit déjeuner sur la table plastifiée, contre le mur, informations en allemand, entrecoupées parfois d’une voix d’outre-tombe :
« Werbung » - « Publicité ».
« Parfois quelques mots de français, si brouillés, si lointains... »
XXVII
Arrigo, sans emploi, médite
Il dit :
« Tous les petits matins, quand je me lave, et que la buée forme sur les vitres une pellicule décente, j’aperçois, au même étage, de l’autre côté de la rue, un ouvrier quadragénaire ventru et blanc. Il enfile son pantalon : le rebord des fenêtres ne me permet pas d’en voir plus.
« Nastassia dit :
- Tous les matins, je t’entends ramer ou piaffer sur le tapis de sol pour te former les muscles.
« Je réponds :
« - Il faut faire l’amour et monter les seaux de charbon ».
« J’ai trouvé à la cave, derrière l’étagère aux confitures, un message sans date, dans une enveloppe très épaisse et piquetée de jaune :
« - Voilà six mois que nous vivons là » - dit le message, « Thérésa et moi. J’ai 43 ans, et je ne « pense pas atteindre beaucoup plus : juste un fils à faire naître. Thérésa est de race noire, peu bavarde, et mal considérée. Elle craint le froid. La cave est sèche, sombre et glacée. C’est tout.
- Il y a « c’est tout » sur le manuscrit ?
- Oui. (Un temps). Crois-tu qu’ils sont enterrés dans la cave ?
- Beaucoup de gens, répond, vivent sur des charniers. À Poitiers, en France, on a construit tout un lotissement.
- Ne plaisante pas.
- Je ne plaisante pas.
XXVIII
Roswitha, rousse et vieille, se secoue
« Je connais une armurerie Benedikt-Schellingergasse.
PREMIÉRE RUE TIRÉE AU SORT
On ne refuse pas une arme à une vieille dame.
Le magasin se trouve en haut de la rue, près des arcades de la Hïttelsdorfer.
Il enveloppe l’arme dans un papier journal, comme un bas morceau de poulet. Il s’est penché de tout son buste au-dessus du comptoir, le ventre compressé parmi les crosses. J’ai enfoui dans mon cabas le pilon du Lüger avec mes Sellier subsoniques – de quoi flinguer 127 personnes – les maniaques notent tout – je vais distribuer les tracts nazis de Martino mon jeu sera subtil chaque victime
sera choisie dans telle rue par Ordre Alphabétique mais abattue plus loin, après filature.
Benez- (Jara-) gasse : qui était-ce ? < compositeur d’opérettes > - clé de contact – ce sera bien facile.
XXIX
Arrigo, à son tour
Nastassia me prête son arme. Le crime, conséquamment, ne sera pas de moi.
Le revolver pèse lourd au fond de ma poche 850g toutes les places assises de la Strassenbahn sont occupées, sexagénaires, septua- octogénaires, souffrantes et ventripotentes, la balle se noie dans la tripe.un
Je suis resté debout sur la plate-forme arrière avec cinq ou six hommes de mon âge. Incongrus. De trop. Les hommes circulent toujours debout à Vienne. Ils se tiennent aux courroies. Nos corps masculins se heurtent dans les virages, pas un ne sent le Lüger dans ma poche.
Il faudrait que je chante comme un enfant.
« J’ai un revolver, j’ai un revolver…
Je ne connais pas ma cible. Vingt mille öS à gagner.Un emploi sûr. Tout Vienne à traverser ; des
vieilles qui montent qui descendent. Parfois un vieux avec sa canne ou son tripode.
...Tout à l’heure, j’avais vu déboucher sur moi la rame rouge sortie du brouillard. Je me suis engagé sur la voie pour prendre une photo-souvenir. Je m’en souviens maintenant. Il y a cinq minutes. Mon appareil photo pend à mon poignet gauche, au bout de sa dragonne.
Une dragonne est une petite courroie.
C’est un petit Nikon, il décrit un cercle à chaque secousse, comme un pendule.
Le revolver est plaqué contre ma cuisse. Si je tirais, il me fracasserait la cheville, ou le genou.
XXX
Roswitha, vieille, dangereuse, armée
Le Narrateur :
Elle, Roswitha, échoua dans son entreprise. D’abord, le trajet de la Boschgasse à la rue Beneš était long, difficile.
Les deux rives du Danube sont mal reliées.
Roswitha vit de petits blocs de quatre étages, que séparaient de prétendus espaces verfs balayés de coups de vent. Devant elle, une Hongroise poussait un lourd landau
Il n’y avait que la bordure des trottoirs, le sol restait meuble. Roswitha parcourut la Jara Benešgasse, le musicien. Chaque étage avait un balcon de ciment. Les locataires mettaient un point d’honneur à personnaliser leur balcon : sur le mur en retrait, un fer à cheval, un joug et un épi, une roue et un fer à cheval, un pot de fleurs. Une roue.
Les pelouses formaient des plaques aux teintes indéci
Porte 8, « Harowitz Beltram » - gitan ? Un paillasson : ce sont de braves gens. Roswitha s’aperçut qu’elle avait oublié son arme.
Dans la voiture, à même le siège avant.
Harowitz ouvrit la porte. Roswitha tenait la main dans son sac à main.
Il crut que Roswitha venait mendier.
« Excusez-moi, dit-elle. Je voudrais prendre sur votre balcon ce bel épi de maïs que j’ai vu de la rue.
Les sourcils de Harowitzse contractèrent, mais il s’effaça : les vieilles dames sont respectées en Hongrie. Elle détacha l’épi de maïs et sortit en remerciant.
Harowitz referma doucement la porte sur elle, et Roswitha, sur le palier, avant de descendre, s’essuya soignement les pieds.
XXXI
Nastassia, peintre, et le marchant (justement) de tableau
- Connaissez-vous mes toiles ?
Le marchand est un phoque et secoue ses bajoues poilues : « J’ai tout ce qu’il me faut : du Nolde, du Kokoschka, du Romako. »
Il soulève à mesure les cadres au bas des murs. Chez lui, tout est laid : fauteuils en peluche rouge, tenture à rayures, toiles à touche-touche toutes époques confondues.
Le marchand de tableaux transpire. Il reçoit en pantoufles :
- Vos toiles choqueraient ma clientèle. De plus, ma clientèle ne serait pas assez choquée. »
Un couple bien mis à présent s’avance. Le marchand signe un papier, le couple bien mis signe à son tour, la femme porte un tailleur Elisabeth II. Quand elle s’incline, pour se venger, Nastassia aperçoit une vilaine veine bleutée.
Un domestique monte sur une chaise et décroche le tableau vendu : il représente un homme vert, qui tient ses boyaux dans ses mains :
Introspection,
d’après Egon Schiele.
« J’ai beaucoup de toiles en attente, dit le gros homme. Je paie des impôts considérables.
Le couple achète aussi, pour la cuisine, un vase de fleurs hollandaises, avec un papillon en trompe-l’œil.
Nastassia prend congé, refuse le thé.
- Ne vous fâchez pas, Madame… ?
- …
- Vous trouverez d’autres marchands… Dès que j’aurai une place libre… Apportez-moi un tableau un autre jour… Ils sont très jolis vraiment (l’air penché, avec la tasse et la soucoupe) – allez donc voir Untem de ma part…
- Je m’en garderai bien, Herr Hyckner…
XXXII
Arrigo, demi-fou, squatter :
« Je fais comme si j’achetais la forêt. Un morceau de forêt. Plus tard j’achéterai tout le reste.
« Une partie plate, aménagée, préférée par les sots. L’autre montueuse. Broussailleuse. Dieu merci les touristes préfèrent les terrains de boules. Ma maison est au milieu des ronces.
« Je resterai seul.
« Libre, beau, riche et seul.
XXXIII
Nastassia, folle, peintre, se livre à des spectacles hasardeux
« Rencontre atroce et simple sur la Benkgasse, courte et avortée en parvis d’asile : deux vieux de sexe indéterminé, soutenus l’un à l’autre, à peine capables de marcher, dans un seul manteau lâche d’où sort une canne. Démarche tremblante et les yeux vides. La vieillesse est la pire folie, une canne pour deux et le vide.
« Si je suis folle, que ce soit par excès de raison, car je suis venue de très loin, pour cette rue qui tourne entre trois bancs de ciment.
« Les deux silhouettes saccadées, comme elles se dirigent vers l éternelle noria des allées.
« Le manteau gris qui flotte.
« Rue suivante.
« Roswitha m’a appris les vertus immarcescibles de l’Ordo Alphabeticus.
« Bennogasse. Hauts, très hauts bâtiments, moulures sucrées, boîtes à Viennois, suants, tanguant sur les trottoirs, le pied devant l’autre, sans cannes, sans luxations, ni rien qui retienne à la vie. Les filtres aplatis de Marlborough dans le caniveau sec. Étages jaunâtres, verdâtres, tous les « - âtres ». Au bout de la rue je repars sur le trottoir opposé, l’inversement de perspective n’apporte rien, c’est dans ces rues parfois que justement le drame se déclenche, l’enfant qui traverse, la voiture Corps Diplomatique, le crâne écrasé entre deux nattes blond sanglant, le père beugle achevez-moi et toute la compassion dégoulinant d’étages en étages…
XXXIV
Arrigo, espion, brun, fou, en des lieux puérils et faussement secrets
« ...Dans un quartier reculé de Vienne. Tous les quartiers de Vienne sont reculés.
« Tables désalignées, plafond bas, des noms devant les hommes sur les tables : balayeurs, visseurs d’écrous, vêtus de bleus de chauffen plafond infrarouge. « Entre eux et moi, dans l’espace vide, les ouvriers déambulent. À l’aise. Où que j’aie vu des ouvriers, toujours à l’aise. Avec des mains noires, et la voiture au fond sur pont élévateur.
« Je me suis rapproché du bureau (Büro Vier). Donc, les conversations me deviennent audibles, transcriptibles. J’ai froid malgré les rayons infrarouges.
« Les verrières sont recouvertes, à droite, à gauche, de grands tissus aux couleurs de l’Autriche, de la Pologne (rouges), du Zaïre (bleu et jaune), du Brésil vert. Le soleil se couchant, le vert envoie sur tous et tout des taches d’affections cutanées. Le dialogue s’est établi, après installation, sur l’abondance des réfugiés nourrissez-les, Vous nous donnez trop peu, bien trop peu – zu wenig nach !
« Mais nous ne pouvons pas les abattre ! »
Le camp d’Emshaufen qui déborde.
- Tous ces Polonais sont riches ! ils ont tous leur voiture !
- Ils n’en tireront rien ici.
- Ouvrez les espaces verts de Ketten.
- Mais les vivres ? ...les tentes ?
- Demerden Sie sich ! (dans le texte)
...du moment que Sandro touche son fixe…
- On ferme ! On ferme ! Wir schliessen !
Des ouvriers poussent des poutres métalliques sur des rails.
- Herr Sartini ? c’est au fond.
Une salle d’atelier aménagée en buffet. Les tables forment un grand U, sans apprêt : nappes négligées, plats de pommes de terre. Une annonce en polonais : « Les réfugiés de Krimphausen sont fiers de vous présenter les meilleurs mets, préparés pour vou ».
- Un peu d’héro dans la sauce ? ..;c’est Amnesty qui fournit.
- N’écoute pas ce ravagé.
Arrigo Sartini voit une femme assise sur un coin de table, jambes écartées sous une grosse assiette de purée ornée de bougies d’anniversaire.
« Je m’appelle Genova. J’aime la purée. »
Il sait qu’il ne reverra plus la femme. C’est toujours comme ça dans la vie.
Les traits de Genova ressemblent à ceux de Nastassia. Son nez lui plaît, long, fin comme une queue de goy. Elle dit :
« La religion de mes pères, rien à foutre. »
Elle souffle les bougies et engloutit le plat.
« J’offre une Vyroubova ? »
Genova accêpte, jette l’assiette en carton et les bougies dans une poubelle à ses pieds. Il passe lamain dans les cheveux noirs de cette femme. Il n’imagine aucun piège. D’un coup elle se recule, relève une mèche, ils se lèvent tous les deux en se rajustant :
« J’ai une place pour la London de Haydn, viendrez-vous ?
- C’est gratuit ?
Il ne la reverra plus : Nastassia l’attend ce soir chez les… les…
Comment se fait-il que nous puissions fréquenter – qui que ce soit ?
XXXV
Roswita, vieille, fille de diplomate, Viennoise
Elle dit :
- À soixante-huit ans, une femme n’intéresse plus qu’elle-même. Je marcherai tant que je peux. Ils vont bien voir si je ne « réinvente » pas les rues de la ville. Bensasteig : se garer Bergmanngasse, je monte l’escalier.
« Essoufflée je débouche sur un fond d’impasse.