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Les Pathétiques

JEAN – BENOÎT RECONSTITUTIONS EXPLOITABLES

«thurne » p. 9, voir aussi version papier.

 

POUR COMPOSER MA VIE J’AI DU gravir et descendre tout l’escabeau des CONVENANCES

    ...Transpositions ? inutiles ; ce livre ne sera jamais ni édité ni lu.   Je le dédie au petit gouffre. 
   COMPOSITION  en taches d’huile. 


    Nous sommes vous et moi les pathétiques, sur les sentiers battus des Landes en fin d’après-midi ou au petit matin. Nous parlons seul ou faisons silence, si alerte à 50 ans,  si poussif quinze à vingt ans plus tard. Accueilli au retour par Simone qui porte le nom de ma mère, si prompte à tomber dans nos  bras si peu que nous compatissions à ses malheurs : nous vivrons bien trois ans de plus ! La vie s’étire en très gros plans de scénarios mal compris comme ( …) une fois dans l’Ouest – lorsque tintent les  sonneries des deux montres ; l’œil glisse sur l’épouse 
   Impasse Marguerite-Marie :  née Alacoque, inspiratrice de la Vénération du Sacré-Cœur. En vérité l’impasse offre  une succession d’étroits pignons pressés par moitiés l’un à l’autre, laissant supposer l’une de ces structures collectives très prisées du XIXe siècle. Tous ces pavillons comportent deux logements étroits inversés contigus, un par versant de toit, sur toute leur profondeur. Cela se présente à l’entrée comme un long corridor vaginal élargi du fond, replié en retour sur une salle d’eau. Le tout bute au dehors contre un mur mitoyen où se cale un minuscule carré broussailleux sous tonnelle faisant fonction de jardin où nous avons tenu à six à table. 
     D’un carré à l’autre, tout s’entend à la syllabe près. 
      Revenons au seuil de l’impasse. Pour accéder aux étroits logis, le sol de terre et de débris mêlés râpe les semelles.  Des chats  défiants s’arrêtent net et vous fixent, avant de détaler sous les barrières à claire-voie des lopins de légumes. Ces rangs dévots de salades et de haricots blancs bien entretenus dénoncent des vies besogneuses et délatrices.  À d’autres la fable du peuple rédempteur. Nous n’aurons trouvé dans ces lieux nulle âme qui vive. Les occupants s’en dissimulent ou se plaignent à qui de droit par lettres pour le bruit nocturne du pianiste : Jean-Benoît, que je visite à  intervalles mesurés. Le  fond d’impasse, épais, herbu, permet le demi-tour d’un véhicule, ce qu’il faut le plus éviter :  vestige dun sol tremble encore une remise en planches au seuil duquel je descends pisser devant une antique calandre de Rover défigurée de rouille. Je  m’essuie sur la jambe, traverse le sentier, presse le bouton blanc deux tons du carillon d’entrée, American fifties, serre la main de l’artiste. 
    Il a le souffle court et les intonations nasales typique d’un preneur de psychotropes. Il vit ainsi sous son demi-pignon en enfilade, un piano  droit de profil sur le mur, et l’épinette  à  droite. Un orgue d’intérieur trône plus loin dans la pénombre. Deux chaises, une table ronde en pagaïe – partitions, bulletins, fascicules paroissiaux - et quelques étagères. Soucoupe en équilibre à ras bord de cajou, de pécan. Du vieil encens stagne dans les rideaux jadis crème. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! ) a provoqué chez elle d’incessants battements de fenêtre  (j’étouffe!) par où  Jean-Benoît feignait de craindre l’intrusion du petit chat bien nourti de l’impasse. Insensible aux arpèges, gammeset renversements, Arielle s’enfuit avant de périr d’asphyxie.  
	Je ne suis plus retourné chez Benoît que seul, en  mission d’amitié. 
   Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’avait soutiré le serment de le tirer de dépression ou pire. « Ne feins pas l’amitié »  est-il écrit, mais que fallait-il faire ? j’étais promu visiteur d’impasse, prisonnier consentant de ce boyau hanté, curieux malgré tout d’explorer l’occasion : l’autre est solitaire dit-on, tout aussi jaloux que Dieu. Depuis ma droite	et jusqu’au fond du tube habité par Benoît , l’air entretenaitt de féroces relents d’encaustique et de crasse équitablement répartis sous des bataillons de bibelots. À l’exception des instruments très bien entretenus. C’était une suffocation de crucifix crasseux et de madones de tout poil juchées sur leurs consoles, y compris la Vierge sur offset punaisé sur le mur comme chez moi, et que je prie parfois. L’Église  en effet nous abreuve de souscriptions postales - mais donner une  fois c’est donner toujours, et le coût des relances absorbe in fine le montant des offrandes. Le jour où j’ai reçu 25 autocollants contre l’avortement, je les ai  renvoyés assortis par retour d’un courrier plus qu’acerbe. J’ai juste conservé cette Maria de Fatima, cireuse et larmoyante sur ses joues imputrescibles. Je la prie aussi bien en grec et en latin, sans plus y croire qu’un histrion. Dans  son exil interne, Jean-Benoît prie pour lui et moi, et trouve la paix. Certains parlent d’autosuggestion. Je préfère croire. D’autres avant lui  ont cru en Dieu, ce qui arrive à des gens très bien. En ce  même  instant d’autres humains prient pour nous. Nous retrouvons ici chez Benoît, impasse Alacoque, un de ces vieux  logis de  prêtres ou d’oblats esquissés par Huysmans  juste au-dessus des cloches de Saint-Sulpice. 
   
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   Après de longs  silences, Jean-Benoît me relance au téléphone : il jouait de l’orgue hier soir. Il a cru que je répondrais. Le rappelant au matin, j’ai reconnu sa voix lente. Il me proposait de l’entendre  ce dernier dimanche. Il me redemande  son lecteur sans stéréo, que j’ai mis en piteux état, et qui pourrait enregistrer ses  œuvres « à travers l’air », dit-il, «à l’ancienne ». Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant  une grande culture (que j’étale) et de l’originalité (aurai-je assez entendu cette ineptie). Les constantes de ma conduite permettent de penser que loin de détester les hommes, je les dénigre par  pure commodité. 
    Je couve Jean-Benoît parce qu’on (Marie-Pascale) me l’a demandé. Je n’ai jamais abandonné personne : répugnance et fatigue.  
	Les gens de haut rang et autres grands esprits déplaisent à ma paresse ; ne sont-ils pas autosuffisants ? Ma peur a repoussé les femmes : méfiance et hostilité. En revanche, une excessive douceur préside à mes rapports avec les chiants, dont Jean-Benoît, car ils ont peut-être raison. Les transformer en créatures appréciables  nécessite une tolérance inépuisable et le renoncement, quand on les visite, à toute aspiration personnelle. Cette vaillance qu’on aurait exercée à connaître ses parents d’esprit s’est diluée dans l’apprivoisement des faibles, en justifiant ses propres générosités au nom d’une feinte charité ; ceux qui les blâment  ignorent la force qu’il aura fallu  dans le renoncement. Le laisser-aller en effet ne suffit pas : couler à fond nécessite autant d’efforts et de souffrances que la bête lutte. Cela suppose un concentré de persévérance et d’abnégation aussi contraignant voire douloureux que d’escalader les cimes de la réalisation. Dans les deux cas, l’ego disparaît : aspiré d’en haut, par la raréfaction de l’oxygène – ou vers le bas, asphyxié par l’abîme. 
	La seule fausse note est que le descendeur toujours a le regret de n’être pas monté ; mais pour sa part, le grimpeur jamais plus n’aspire à descendre.
	Cette même optique transformant ses incapacités en  systèmes, nous avons adopté la méthode «en tache d’huile », sans  chronologie ni liens 1ogiques. Ce qui nous rend incapables, remplaçons-le, non par des systèmes en définitive, mais par des prothèses. 

(In domo Patris) mansiones multae sunt 
	Nous proposons aussi à Benoît l’examen de Block (« dextérité manuelle ») en buis ou poirier. Il pourrait en vérifier l’efficacité, dans l’enrichissement du ton. Mais notre rapatriement vers Dieu n’est pas impensable, puisque certains redécouvrent l’influx magnétique de l’univers,  la partie valant le tout, atome des hommes, atome de Dieu. Nous voulons finir nos jours en Confiance. De même les royalistes prennent-ils en compte tout souverain régnant,  nous en serions à Louis XX. Mais ce sont là débats stériles de croyants. Pour Jean-Benoît l’entretien d’âme et de corps est dévolue à la personne de sa mère, des emplettes, aux surfaces planes. 
	La mort survenue du fils aîné avait jeté la survivante Odile dans la dévotion du second ; la mort à son tour, quinze années plus tard, de l’octogénaire protectrice avait vite réduit Jean-Benoît aux négligences résidentielles, vestimentaires et presque sanitaires : « Je suis devenu » disait-il « terne, sale et secourable ». Des  papiers glacés publicitaires jonchaient le sol en attente d’une improbable classification. En attendant on y glissait. Chez certains cas sociaux que les services abrègent en cassoss, nous avions connu   des chiens compissant les  journaux déployés sur le   carrelage : ainsi les Polonceau de Marchais, ou cousine Aline.

 

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   Plus tard  Jean-Benoît déménage en ville,  au  bas de la rue de Psak. Son père, nouveau  veuf, n’ayant plus longtemps à vivre, est placé « en établissement » près de l’ancienne manufacture de tabac : l’appartement du père, s’est libéré. Jean-Benoît s’est donc laissé glisser en bas de côte. Une époque est passée. Le vrai Benoît sera toujours en  Haut-de-Ville. Toujours il hantera le boyau Alacoque, avant-dernière porte ; malgré les sons infects  et plats de ce long cachot. Il jouait en sourdine, de nuit, mais les ondes infiltraient encore le sommeil des nuls. Son pas  rampant et  chaloupé, sa silhouette imprécise, indisposaient ces gens de peu ; c’était un anormal, un dépressif, un fou. On le voit au clavier, quand la musique  suinte sur son profil , où elle s’imprime.
    L’orgue interne (une rareté) demeure muet  en fond de pièce ; il n’en joue qu’en retour d’écoute, jouissance interne de yogi ou de prostatique. Pour l’écouter en toute plénitude, il faut gagner les Prémontrés de St-Norbert ou moines blancs. Nous chanterions dans la nef les répons prescrits. 
	Il existait dans le Béarn une petite femme  laide et boulotte  jouissant en public au milieu de la foule : sous la coupole du kiosque s’étouffaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son  gonflait sourdement comme un fruit rouge et Boule Rouge dardait à  la ronde les étincelles d’une extase ignorée, où tous étaient conviés, mais en vain. 
    J’observais aux Prémontrés de St-N. la ferveur des   convives  autour de l’eucharistie. Tous en état de grâce ?  je ne suis pas digne  (« ne dis qu’un mot et je serai guéri » ). À supposer que l’admission   au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse  sans cesse dans le temps, au risque de mon agonie. Parfois je sens une bouffée de joie, sous mon kioske. 
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    L’épinette privée de Benoît. Il en joue  volontiers sous  mes yeux,  moins rarement qu’avant. Le plus souvent  je me contente de son piano droit,  propagé contre la cloison de gauche. Le peu que j’aie tenté moi-même à l’épinette reste moyennement brillant, hispanique mais plat – aux antipodes du fandango de Padre Soler. Malgré le trouble que badigeonne sur mes doigts  ses yeux attentifs ; les musiciens doivent s’aguerrir sous les œillades des jurys de concours. Souvent le zoom se fait à la télévision sur ces étranges mains de cirque. 
Je suis monté le voir un jour à la tribune pour l’improvisation du Missa est, mais il m’enjoint d’un signe de l’attendre en bas. J’y redescends prêter l’oreille aux réverbérations d’en bas. Je me figure cheminant de dos en quête d’Esprit-Saint vers le transept. Parfois sans être monté je saluais Benoît de la main droite et je savais que l’organiste aussi dans son miroir levait le bras pour moi sitôt que les soupirs le permettaient. 
	Me revient à ce propos Anne Fubre de Nancy passant l’archet sur son alto de Mirecourt an centre d’un amphi de bois sombre. Elle répétait avec véhémence que les huissiers, physionomistes à l’affut,  jamais au grand jamais n’introduiraient un auditeur suspect. « Ils repèrent tous les fielleux de ton genre »… 

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Il suffit  disais-je à Benoît d’abandonner sur l’épinette ses phalanges pour trouver la grâce. Benoît s’assombrit d’un coup : « Tu vas mourir ; tu dois ralentir  le thème ». Rien de plus facile que de médiocrifier sur épinette... je  me suis  donc replié   en  bon ordre. Benoît  me semble  plus susceptible d’émouvoir aux cordes pincées qu’aux frappée. Il pense le contraire.  Nous sommes tous à nous tromper sur nos talents.  Voltaire a pensé incarner Racine. Dzeu, l’Ermite, logé dans son sixième, n’apprécie pas  plus  l’épinette que le  piano,   lorsqu’il la capte sur  mes ondes   :  il n’en aime  ni le  rythme, ni l’inspiration.  
	Au fond du corridor  médian de l’impasse « Alacoque » s’ouvre un jardin  carré de la taille d’une table et six chaises très exactement où nous avons mangé  un jour d’été,  en compagnie de  Marie-Pascale  et   des parents de Jean-Benoît (courage, petit poète égyptien de  la Onzième Dynastie) - sa mère Cécile  avait disposé les convives ; assis à l’abri du soleil, sous la tonnelle  entre  les haies de vigne vierge.  

  PHYSIQUE ET VÊTEMENTS
   L’abdomen de Jean-Benoît par temps chaud retombe sur sa ceinture. Je le vois grignoter ses noix de pécan ou de cajou, mouchetant sa barbe   à la Debussy   de miettes, avec ou  parfois sans moustache.  Il me tolère de pleines paumes de pacanes et d’anacardias, et  puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget restreint. Il m’offre aussi ses nectars en boîtes à base de menthe ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises façon gentleman farmer à  gros carreaux mauves, sans jamais dégager de sueur. Il suce ou chique des mégots goudronneux, non sans sucer 
 des Vichy pour l’haleine. 
   Il m’en propose aussi, que je décline. J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît, Fête ou Office des Morts, a  lié contact  avec Marie-Pascale, venue s’installer rue  Filiale en face
- autre lotissement  maçonnique. 
   
   Marie-Pascale
    Nous l’appelons souvent Sœur Pascale par manière de plaisanterie. Son anorexie se compense vaillamment par des alternances de boulimie, de jeûnes, d’observance et de remords joyeux. Sœur Pascale prie l’Univers d’éloigner des falaises sa mongolfière et s’exprime avec volubilité, nous infligeant chaque syllabe sans cesser de sourire. Elle attendra longtemps l’homme de sa vie, mais quel mâle voudrait de ce faciès  fiévreux de colonel  British en retraite ? Parfois je  la conduis au Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. nous parlons de tout. Je laisse aller la main de mon levier à son genou au point que ce dernier s’écarte. Cela ne prouve rien ni le contraire. Elle plaît aux hommes dit-elle et je n’en crois rien. Nous sommes souvent invités, car j’ai depuis longtemps.convolé en justes noces  Dans son appartement luxembourgeoisement rangé la conversation  doit toujours chauffer deux  ou trois bons quarts d’heure avant que  les antennes  se  déplissent.
	Alors  nous échangeons sur le bien-vivre ou  Dieu, ou l’une de ces aventures édifiantes ou marrantes tombées sur telle ou telle connaissance absentes et très âgée de Marie-Pascale - rencontre-t-on ses amis au petit bonheur ? 
	...Quelles relations Marie-Pascale entretient-elle avec  Louise la Malgache ? pourquoi le petit ami de Louise, Européen sec et  jaune, traîne-t-il après lui  partout son vieux matou galeux ? Il se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui du Vert Galant ou de 
Catherine Henriette. Il vient essayer dans ma baignoire ses maquettes de navires, et n’y reviendra plus. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet importun glabre ni de reconnaître en lui le superficiel dont je jouissais à l’âge où les tics me dévoraient le visage.  « Nerval s’est pendu » Mon d’Entrague affiche une vive affliction : « Quand çà ? - En 1855 ». Il se fige - ( « Nerval » ???). 
	Petit Ami de Louise adore l’informatique. Il interrompt la génitrice de Benoît évoquant dignement la  mort de  fils - « Où avez-vous  trouvé ce  joli bracelet ? » Jamais ne fut dit plus plat alexandrin. La main en vérité m’a démangé.
   
   Le passé de Jean-Benoît

La belle-mère de Jean-Benoît et son épouse se sont jadis main dans la main jetées d’un 5e étage, après avoir prié le Ciel ou Sirius (au nom de Raël et des Elohim) - quel gendre et mari survivrait à ce double sacrifice ? La famille prétexta la funeste fable d’un accident routier, mais il est à jurer que Marie-République, fille de Benoît, a toujours tout su. Les enfants savent. Où se trouvaient le père et beau-fils à ce moment ? Quelle folie ! De quel recentrement sur soi, de quelle inspiration s’est-il absous pour ainsi hasarder son épouse aux pattes de la folle ? Marie-République issue de son union n’a jamais envisagé de consulter la presse de ce jour-là.

Lorsqu’elle est revenue voir, jeune adulte, son père dans sa thurne, il ne lui a parlé que solfège et vanité d’artiste Elle écoutait de toutes ses oreilles, et de ce soir-même conçut l’enfant qu’elle appela Bankoré. Il fut question qu’elle revînt passer sa vie chez son père avec l’enfant et Nelson Freire l’amant haïtien, eux trois dans les pièces du bas rue Filiale, respirant l’ordre et la propreté. Puis cela tourna court, envisageant Benoît la permanence d’un hurleur nocturne capable d’effrayer tout artiste insomniaque. Portant dernièrement mes pas vers l’entrée de l’impasse où le trio avait cherché refuge et succession, j’entrevis le jeune père portant dans ses bras son petit enfant kaki, cul nu au-dessus herbes. Je me suis arrêté avant d’être aperçu et de me voir contraint à des politesses je suis venu par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous ; aux allusions plaisantes à la main féminine c’est clair, aéré, tout bien rangé favorablement accueillies ; auraient suivi les observations sur le piano droit autrefois planté là, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je pataugeais des yeux de mon mieux vous pratiquez peut-être un instrument ? Non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé sur un satisfecit, « vous avez bien tout réaménagé ».

Ceci pensé je suis revenu sur mes pas, car la conversation était terminée. Benoît lui-même a giclé cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans sa vie antérieure est aux limites de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des huguenots ; une autre famille a pris le relai, veille au grain. Jean-Benoît s’inquiète des approximations du biographe, que j’ai eu l’impudence de vouloir incarner. Il me confie en mains propres six ou huit feuilles où le lecteur est prié voire sommé de n’apercevoir que la stricte musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’est que « vicissitudes et brouillage communs à toutes les familles ».

C’est précisément ce que demande le lecteur moyen : le seul pouvoir qui lui reste lui permet de comparer les aspects à peu près accessibles, susceptibles d’éclairer les filigranes de sa musique personnelle. Justement ce qui « ne saurait intéresser personne ». Il ne survit plus qu’une vieille cousine aphasique. Ayant ouï dire (par moi-même…) qu’il s’écrivait des choses sur lui, Jean-Benoît voudrait en savoir plus Mais rarissimes en vérité les lecteurs favorisés par le sens littéraire : «Tu m’as caricaturé ! calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela de moi, de nous ! » La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cette disposition se répand sur la vie politique, jusque sur la vérité.

Les imprécisions littéraires contaminent le monde factuel, tandis que le monde littéraire fait appel aux précisions scientifiques : équilibre préservé. En l’occurrence, nous comparaîtrions devant un tribunal, malgré son incompétence. Jean-Benoît craint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moins important de ses proches – or qui sommes - nous, gibiers de cercueils, pour nous redresser de la sorte ? Qui se souciera de la vie d’un si petit César ? Ô personnes de peu, qui refusez de vous voir sur les écrans, qui engueulez, parfaitement ! le publicateur d’une photographie de vous après le dix-huitième clic !

 

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Jean-Benoît n’aligne que d’ingénieuses successions ou kyrielles d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir et prodiguer des cascades de cristal et de joie. Où est la vérité ? Dois-je laisser soupçonner la mienne ? Dans quel repli de caftan se cache-t-elle ? Car l’ironie ferme sur elle à double tour les portes. Jean-Benoît m’attire et me rebute à la fois, « du moins je crois » - le double et son contraire  - ni l’un ni l’autre ?- je t’en pose, des questions ? Nous nous éloignons lui et moi. Chacun satisfait de soi. Pourquoi pas. Il s’ouvre à lui-même d’autres épanouissements, dans sa toute neuve communaut éatholique. Lorsque je le vois au sortir de sa messe, je sens à ses mines urbaines et furtives que le prêtre desservant adorerait que je me présentasse, et je dois éviter d’exposer d’emblée, comme ça, tout de go, mon incroyance

Encore n’en suis-je pas même certain. Jésus n’a pas existé : je partage cette certitude avec ceux qui me le répètent. Puis-je communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? Jean-Benoît n’est-il pas eunuque pharmaceutique ? malaise… À considérer ses propres songes chargés de mecs, il y aurait de quoi s’interroger dans mon âme et mon cul. C’est pourquoi nous ne ferons pas de sitôt connaissance  avec père Yves-André. Je me détourne de l’abbé, J.B. m’oublie en direction d’admiratrices batraciennes, et je m’éclipse en évitant primo de faire l’aumône aux mendiantes, secundo de raccompagner l’organiste chez lui.

 

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Je ne me suis jamais habitué à Jean-Benoît. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau, de les aimer tous entant. Ces fariboles m’entortillent. Pour Daniel, j’ai mis trente ans : cet autre me faisait sursauter chaque dimanche à 9h15, pour me téléphoner. Je pestais comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Il ne faut pas être fier dans la vie. Jacob, un autre autre, m’aura pris quant à lui quarante ans…Où est-il prouvé que l’on ne fait jamais rien malgré soi ? sans l’avoir voulu ? explicitement voulu ? si tu ne crois pas ces sornettes, si tu les refuses avec indignation, ta vengeance n’aura pas de fin, ta lamentation ne connaîtra plus de fin.

Mais si tu acceptes ce verdict de toi contre toi, tu mourras d’impuissance ; nul ne peut abolir ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois fut blessé. Pour les autres raisonneurs, moins abrupts, il existe une grande variété d’orchestrations intermédiaires, car le nuancier des complaisances est infini.

Nous nous livrons aux complaisances. On les appelle aussi « sentiments éprouvés » ; ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que les comportements, sans ouvrir la voie aux réticences ? « Si vous ne l’aimiez pas, vous ne l’auriez pas fait » - est-ce si simple ? notre cœur serait un parasite, une excroissance à exciser ? Regrets de l’abstinence, remords du gâchis, rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions sont factices. Nous sommes enfouis sans recours sous les gravats des raisons actives. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les gravats nos détecteurs de pépites.

Adoncques le Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe, comme on fait à confesse. Temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenus, car les simagrées de la messe m’emmerdent. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos tandis que leurs femmes vaquent à leurs bigoteries entre deux élans de bite dans le cul. La prochaine fois ce sera moi qui le relancerai, Jean-Benoît Jambes Noires (jamais vérifié) - il faudra bien qu je le lui rende, ce catalogue de colonnes égyptiennes, réticulées, palmées, papyriformes, C’était le temps du grand Champollion, mort de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette du volume m’avait plu. Une belle jaquette multicolore, ainsi que la grammaire des hiéroglyphes, si extravagante avec ses descriptifs et sa phonétique… Qu’est-ce qu’il avait bossé… Les Doré, les Garnier, les Du Bellay…

Une activité intense, un cerveau surchauffé, et pof, le front d’un coup sur la table, un premier janvier - transport au cerveau disait-on. La couverture m’avait plu, toute peinte au minium. Mais dans ce gros volume, des dimensions, des courbures de fût, des cotes et des centimétrages. Plus de minium ou de méthylène, juste du gris, du brun, et des silhouettes en sarouel pour les proportions. Histoire d’ assaisonner ma visite, je l’amadoue avec des Blockflöten ou flûtes à bec, tirées de mon bric-à-brac. Il accepte mais me dit: « Ne reste pas trop longtemps » - ce sera , s’il lui plaît, plus du tout – m’aurait-il deviné, le sagace ? la faiblesse des faibles, comme elle s’évanouit… ! on se crève pour leur amitié ; dès qu’ils peuvent ils s’enfuient, les hameçons encore au cul ; le dernier accueil que j’en ai reçu, affable et souriant, atteste de sa clairvoyance, sous ses airs de lamentin.

 

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Arielle  et  Benoît parfois s’isolent   au  jardin, chez Marie-Pascale, pour tirer – quelques bouffées. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Jean-Benoît en crapotant sa Dunhill. Arielle dévide les lieux communs : on se passe très bien de ça chez les dames, et les pénétrations manquent de candidates. À moins que le coït ne soit obligatoire. Comment s’y retrouver. Comment ne pas fuir la femme. Et  tous deux de tirer, de conserve, sur leur cigarette. 

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   ...Jean-Benoît n’a rien de prêt pour moi, je me dérobe encore, coincé que je suis, lui dis-je, entre deux rendez-vous médicaux :  « Je t’avertirai  lorsque mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.

				PSYCHIATRIE
   Tous les mois,  Jean-Benoît se fait administrer ce qu’il appelle une  « injection ».Il  n’y a jamais manqué. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudaine efficace de la psychiatrie. Les « injectés » se supportent  rarement  l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît   s’est-il  vu privé de ses droits civiques. Cependant il  demeura soumis à curatelle, toujours incapable de gérer  ses factures, écartant l’argent sur sa main : « Servez-vous !» - symptôme, paraît-il. 
	 Je revois ce même geste  de Zoucave, paume ouverte, grand seigneur :  « Servez-vous ! disait-il à la serveuse ; servez-vous ! » 
Elle nous regardait avec perplexité puis s’est servie au creux de sa main sans lui soustraire un centime. Mon père lui-même était picoré de la sorte - ainsi procèdent les mis sous tutelle. Les vieillards et les idiots. Un lien mystérieux relie-t-il ce maniement d’argent à tel ou tel spasme épileptiques ? Cela implique-t-il, de surcroît, un manque légal de discernement civique ?  Curatelle. Tutelle. Jean-Benoît est sous la coupelle, dirai-je, d’une tutrice qu’il appelle Grosse Gouine. Elle lui laisse  juste  tant par semaine. Une misère. Un mendiant que j’avais croisé, tout dégarni  de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que   j’en sois forcé de mendier ». 
	Juste après l’injection,  chacun se sent mieux, après  grosse journée de fatigue  Un demi-siècle plus tôt ils auraient hurlé dans  leur camisole,  comme au  dépotoir de fous juste au nord d’Agen. Le lithium : seul miracle neurologique depuis le Largactil, dit « de première génération ». C’est vrai, je l’ai lu sur internet. 
   
   LES DEUX PARENTS  DE JEAN-BENOÎT
   
   	Le père de Benoît, maître d’hôtel, m’établit jadis une recette de haute  technicité, soigneusement, dans le vieux bâtiment de mon fond de  jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre en mottes. Il me régala d’autre part d’un assortiment de bonnes manières tirées d’un manuel de Rothschild (Nadine de), qui pourraient me servir « si j’allais un jour dans le grand monde », ce dont j’ai fort douté. Il se montra désappointé sans doute que je ne lui offrisse pas, en témoignage de reconnaissance, le somptueux repas  restaurantiel qu’il escomptait, en mondaine ambiance. Pour épargner ma bourse et surtout mes mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je  pu  dire?),  je lui   fis cadeau d’un traité de « Cuisine libanaise » qu’il n’ouvrit jamais - comme si javais voulu, en somme, lui  apprendre son métier, bien qu’il fût de Saint-Malo. 
	La Maman de  Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé scatologie) s’appelait Ilona, de grande famille hongroise francisé en « Amsel de Beaumont ». À ma confusion, un soir chez Marie-Pascale, je crus sentir un net relent de pisse  cuite provenant provenant de ladite Budapesti, jusqu’à m’apercevoir qu’il provenait d’une poiscaille au court-bouillon mijotant en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier pisse et pisciculture. Le soir  Asszoniom de Beaumont, évoquant les circonstances du décès de son fils aîné, un  petit Ashkénaze, invité lui aussi (Moritz) l’interrompit tout net pour demander  si son délicieux bracelet venait bien « de chez Budma,  ulice  Karlova ». 
	Une telle abjection  manqua me faire  vomir, ou frapper ce mufle.  Le père de Didier,grand cuisinier, alors vivant, roule son ventre sur  un fauteuil,  où il s’affale en toute lucidité 
	Nous l’avons vu, à cet instant tragi-comique où  il  se renversa  le vin sur le cœur. Il s’en montra navré, non point tant pour le  dommage causé, mais eu égard à sa propre déchéance. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [sic]. Plus tard encore je le visite après avc, à l’asile « Foyer des Anciens »... Monsieur Père comprend ce que je dis,  en deux langues, mais mon allemand l’éloigne de moi : mesquine vanité, pour capter l’attention du personnel soignant. Monsieur mettait sur lui naguère encore  une  amorce de  rire étouffé quand je lui  décochais, en français, mes histoires de cul. Il répondait   volontiers  aux questions par  oui ou non, faiblement articulés après rassemblement des forces.  
	Il portait soldatesquement l’index à sa tempe, ce  qui signifiait Je te reconnais  camarade. Ou pour confirmer que la tête n’allait plus, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait jadis son impuissance, si tôt, si irrémédiablement ressentie,  « comme une nouille contre un mur » dit l’auteur indien. Nous nous retrouvions à présent parmi  ces effondrés, larves lavées en 6mn de temps réglementaire. Semi- conscients sur leurs  fauteuils  ergonomiques, tordus  comme autant de  Communards que les planches verticales de leurs cercueils ouverts et titubants de passion. 

  Un jour le petit Sépharade dont nous parlions, Hansi, fit irruption dans ce salon gisant. Terrible secousse pour ce gosse de 30 ans qui découvrait, derrière le rideau brusquement tiré, tant de corps déjetés ou ratatinés dans leur fauteuil  comme autant de cadavres pompéiens. Tétanisé de terreur Hansi se met à hurler, refusant toute compétence aux soignante - ni animation ni tennis et la mort comme seul programme - les moribonds soulèvent le crâne et tentent d’inverser leurs torsions - un mouroir !  une morgue ! à  la pensée de croupir un jour entre une sonde et un pilulier, vrillé comme un cep sanglé à  la taille, lui tord la gorge. 
	Hansi est devenu indésirable ; Jean-Benoît lui fait parvenir un pli bien assaisonné, achevé sur les mots sachez que je vous méprise. Mon premier soin lors de ma  visite suivante est de bien préciser mon nom au guichet pour écarter tout risque de confusion.
	Marie-Pascale prend parfois le déjeuner à l’étage en compagnie du vieux Moritz Ils mangent face à face, chacun son plateau. Le cuisinier la reconnaît, apprécie avec elle les menus de l’établissement. Pour moi, je viens seul. Moritz me reconnaît, en particulier au moment de prendre congé, où ses petits yeux rond me fixent avec détresse et reconnaissance. Il m’a vu l’autre jour à travers la porte vitrée quand je passais au volant dans la rue. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur l’émission animalière de la TV. Je lui ai parlé en allemand pour faire l’intéressant. Or il ne le comprend pas. Le personnel m’assure cependant qu’il se trouve  bien de ma venue, et  que son amélioration se prolonge les jours suivants.  
	Mais il mourut quelque temps après. J’ai sacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité d’Allemand d’opérette. 
   
   LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT
   
   Je ne connais  de ses 5 enfants que Marie-République, en contraste physique  opposé ; les yeux en boutons de bottines ; la voix non pas lente et blanche de déflorée de frais pour autant que j’en sache. Petits seins au taille-crayon,.Elle se fait tringler par un  Noir et je l’envie. La seule fois où je l’aie vraiment vue, elle se  montra timide, admirative et debout. À l’enterrement, méconnaissable : droite à côté de son père. Qui ne s’entretenait que de lui-même, et de sa musique, sa citadelle. Le soir même elle  engendrait  le fils du Haïtien, dans ce logis-boyau où j’avais jadis visité Jean-Benoît dans la gêne. Il aurait souhaité que je la visite - m’aurait-il souhaité comme parrain ? je n’aurais su transmettre le moindre christianisme ! - nous n’avons pas de preuve de l’existence de Dieu, moins encore de celle de Jésus. 
	Ni de la survie, j’entends consciente.  Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts. Il existerait vingt secondes, après l’arrêt cardiaque, où le défunt garderait  conscience - et la réincarnation, c’est de la merde.  
   							 X
   Il fut un temps  où Marie-République et son amant noir envisageaient de  rejoindre Jean-Benoît, pour « former famille » rue Commerciale, où  il succédait à son propre père. Mais  le musicien ne sait composer  que dans sa Plâtrière  personnelle.  Un nourrisson dans sa force vocale possède une puissance pulvérisatrice  :  «  J ai besoin de sérénité .»  Le  couple et son garçon préféra s’aménager l’ancien  Bouge  Alacoque, où si longtemps avait croupi leur père et beau-père. Joël ensemença, bina les plates-bandes à peu près nourricière, et Marie-République assainissait l’intérieur à grandes aspersions et jets de seaux d’eau javellisée. « Nous irions ensemble »  disait  Jean-Benoît, qui  décelait chez elle disait-il une irrésistible attirance pour  ma personne. Elle prononce ton nom avec extase. Je me suis préparé à soutenir le rôle tutélaire de l’ami  lointain, mais  Jean-Benoît n’en parla plus : la jeune mère avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins de dévotion... 
    Ainsi tourna court ma mission de Mentor, prononcer «min » afin d’écarter toute confusion, ou de menteur. Désormais  chez lui  Ville Basse, Benoît ne  daigne  ni   ranger ni nettoyer quoi que ce soit. Ses toilettes répandent des nuisances olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose  des moucherons fuyards jusqu’à mes narines. Il  est à  craindre ici le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine de l’Assistance Publique, qui  l’embarquerai pour « mise en danger de  soi-même et d’autrui ». Marie-Pascale  faisant  un jour observer, avec tous les ménagements de la diplomatie, l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes  d’hygiène, Jean-Benoît répondit fermement que  la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». Elle se le tint pour  dit et ne revint plus.     
							   X  

    Jean-Benoît aux claviers enchaîne, ligote et débite arpèges brisés sur savantes gammes et  gammes sur renversements.  Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes  premières compositions. L’auditeur en vient à regretter les premiers tâtonnements,  maladroits  et vivaces.  Dix  ans plus tard, nous en sommes encore à découvrir la  fissure  où suinterait l’oxygène : en vain   De  subtils   écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps : l’auteur   au contraire s’entête à les corriger,  persuadé qu’il est de son devoir de composer dans la  conformité « aux lois de l’harmonie  naturelle  et du contrepoint ». Il nous suffit donc de somnoler d’une oreille molle. 
    Dernièrement il raccorda son épinette, alourdissant les graves : il en  résulta un  déroulement plus  profond. Le disque suivant sera « le  meilleur, tout    nouveau » - je tends l’oreille, à l’affût de  la moindre variante - l’obstination aurait-elle ses fruits ? Voici d’infimes  variations. «  C’est la mère de Dieu »  dit Jean-Benoît, « qui verse dans l’Ecclésiaste  et se console de peu.  Quant à Nemrod, compagnon de lit  de Marie-Fraternité, il  admire la musique de   son  beau-père de la main gauche».   Mystère de ces familles  dominicales dans les alignements de prie-Dieu. Nemrod,  gendre calcuttien,  refuse de  sacrifier ses dreadlocks à   l’obtention  d’un emploi rémunéré.  
    Comprenons l’employeur, comprenons  le chômeur.  L’arrivée  d’un  enfant bouleverse tout cela : Nemrod,  le crâne  occidentalisé,  jardine au fond de l’impasse Alacoque tel notre père Adam aux portes du Paradis. Nemrod  profondément  chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si  je visitais à présent, mais seul, ce couple et son enfant, je dirais  à peu près ceci  :  « Puis-je présenter  mes respects à votre compagne ? » ( incliné vers la mère et le  fils Yacov). Partout l’ancien appartement  de Jean-Benoît sentirait  l’ordre et  la   propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait  Nemrod.  Je poursuivrais : « Je suis  souvent  venu ici pour écouter votre père ». Nous parlerions du  vieux  piano  descendu en ville basse, et du parfum d’encens encore décelable. 
	Puis  je repartirais  sans  avoir  excédé   dix  minutes.  
	Alcan ou Albéric Magnard prouvent suffisamment qu’il ne suffit pas de vivre en grand compositeur pour  le devenir. Cette révélation est accablante. Il n’y a pas de progression visible chez Benoît. On observe de lourds conservatismes. C’est la Méthode rose, inlassablement surexploitée.  Le clavecin bien tempéré,  moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il le savait, malgré quelques presciences. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, aidé à franchir les dix dernières années. Dieu ni Jésus, raffermis sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul et de son vivant. Demeuré prépubère entre les bras de sa mère, qui  lui  tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié  	Il n’en est pas mort. 
    Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. Elle n’était que charité..
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	...Bien s’émerveiller  que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle son condamné au bras séculier. L’équipe médicale au complet cernait le pied du lit blanc. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suies. L’avocat du Luron postillonna Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice. Les médecins lui donnent raison :  de  simples   infections, d’inoffensives métastases.  
	Altzheimer,  folie douce,  autant de stations de croix pourquoi le tourmenter ? Dépistage   et tuyaux ?  « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là Doctoresse ? ...que je vivrai ? vous plaisantez ?  - « ce  n’est pas la ponction, dit-il, qui donne le cancer, il était déjà là », mais  je me méfie des cellules  dormantes:si peu qu’on  y touche, ne fût-ce que d’un demi-millimètre cube, la mauvaise chair gonflera. S’ensuivront biopsies, analyses et chimios  qui  ne  laissent  que  la force de se  couvrir de  chiasse Regarde-moi : vivant tant bien que mal, attaché jusqu’au petit jour  au piquet des angoisses. 
    Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la  toubibaille («....ce  sont les mucosités qui encombrent la respiration » -  vous  donnez là, mademoiselle, la définition clinique du râle » -  je l’ai prise un instant par la taille. 
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Marie-Pascale a poussé le jeu  jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur et l’amour – anorexie boulimique, sida, névrose, nous mourons tous en  plein  chantier. 
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   Dzeu 
Je le connais très peu. Qualifié dans les premiers temps de  « hautement  facultatif ».  Se livre et se rétracte, dérobé aux moindres allusions du destin, à toute analogie, toute comparaison. Mais Dzeu   le lumineux s’oppose à Jean-Benoît l’obscur : une chute d’outil depuis l’échafaudage, matière grise sur l’oreille, pour l’autre un suicide sectaire, ont précipité Dzeu vers la lumière à ciel ouvert, le second dans le corridor étroit où le soleil ne darde qu’une heure par jour ; de là découlent les plus lumineuses perles pianistiques, tandis que Dzeu, rasé, baie ouverte sur le ciel, rampe dans les souterrains psychiatriques. Il se moquait de Jean-Benoît et de sa voix d’automate. Il apprécierait peu de se voir rapprocher du Nounours Musicien. 
Dzeu prend chaque mois du Xiplion  ( 50mg) en libation intramusculaire et mensuelle. Nian  de Macao ne choisit  jamais que chez les injectés ses amants : plus gourds, plus gros  en  érection, interminables à débander. Les femmes ont de  la chance :  quand  on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours  un homme  s’intéressera à vous, même en mauvaise part  ;  le masculin dans ses chiottes, quant  à lui, peut toujours s’astiquer : pas une femme ne voudra le déranger (elles appellent cela « déranger »), nulle n’aura envie de sa bite.  
   Artistiquement, Benoît ne vaut rien  ; ses progrès sont infimes, mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se voir ; j’y veillerai. Benoît fut touché par la folie, à l’épaule. Dzeu, à l’occiput même. Benoît,  plus pachyderme, pressent parfaitement les réserves  qu’on n’oserait lui exprimer. Mais aux suggestions d’orchestration, d’épaississement, il réplique : « Jusqu’ici, je n’ai pas éprouvé le besoin de varier, d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort  ! Flat spiritus ubi vult. L’esprit souffle où il veut.  « Je ne trouve  personne, hormis toi,  pour comprendre ma musique ». 
Sa musique s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies tient d’une part aux charbonnages concentriques dont les médiums extraient de surprenantes et pures formes faciales humaines, de l’autre au comptage des pas, de long en large de sa cellule, avant pendaison. 
	De même vient à l’esprit du malade l’idée de réciter les nombres, l’un après l’autre, série sans fin garantissant contre la mort ; mais le fou se retient en se rappelant le nombre maximum de ses propres secondes, 60² (24 x 365 x 100). Maximum. Recherche aussi, intarissable de la lumière, de la cascade, en cristal. Capture de l’auditeur inoffensif. Bains obsédants de  soleil fluide, ruissellements suffocants de la mousson, d’une douche. Peu à peu Jean-Benoît se dégage de ses sonnailles, ciselant ses propres commentaires. D’une autre par encore, le voici qui découvre et communique d’infimes nuances ; et pour peu que j’y acquiesce, j’en découvre d’autres, juste du fait de me connecter à lui.
	À quoi tient après cela ces notions de difficultés vaincues, de souffle et de génie ? à quoi pourrions-nous croire ?  faune particulier se dessiner sortant des épines ,
	Assurément nous avons cessé de reconnaître l’art. Nous en avons  perdu la trace . Mais la démarche compositrice de Jean-Benoît, à  travers ses volumes théoriciens, se fraye parfois la voie vers des failles.  Puis à la suite de cette redécouverte appliquée, Jean-Benoît connaîtra plus de libération : il observait, par le rétroviseur d’orgue, la procession des communiants, car désormais  la plupart des assistants communient. Il lui revient, dans son isolement diluvien, d’accompagner les rêveries vers Jésus Hostie. Puis il  rentre chez lui. Il ne voulut plus rien démontrer, ni même exprimer, mais se laisser aller  à l’écoulement des  jours.  Alors qu’auparavant sa forme était concise, il tenait maintenant jusqu’à trois minutes, sans contraintes corsetantes. Il était fier et enjolivé, sous sa blouse de Kazan verte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il savait peut-être, s’était accompli : la muselière avait cédé, il accédait à sa composition personnelle. Rien de bien épais encore, mais  riche carrière. Il lui restait de fortes marges et de longues années, apogées des chefs et des musiciens.   
  Seule la Science  ou  Dieu  connaissent le déclic, avant lequel, après lequel il n’y a rien ou bien commence la musique. Processus qu’il est aussi absurde d’accélérer que d’interrompre. 
   
   
   Bélinda CHANTEUSE IVRE
    Il la mène à la baguette. Il la  gourmande,  la rabroue :  Tu ne vois pas que tu déranges?   (lui et moi en plein  office, lui  comme interprète, ma personne somnolant  sur le  petit fauteuil d’osier,  peaufinant sous mes  yeux mi-clos  ma  brève  appréciation à venir. La couperose de Belinda  confirmait  un léger relent  de futaille  Elle  chante  La vie en rose  et autres  insanités : « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas /  Et n’oubliez pas / Dans la vie y a qu'une morale
Qu'on soit riche ou sans un sou
Sans amour on n'est rien du tout
(On n'est rien du tout) Je trouvais ces paroles ineptes. Ici et maintenant j’en frissonne au bord de l’abîme. « Quand reverrons- nous Bélinda ? » Il m’interrompt : « Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » La douceur dans mes bras me plaisait à entendre - quel plaisir peut-on prendre aux femmes ? Ou même leur donner ? Leur seule nudité gauchit les réflexes et je ne sais trouver ni l’attaque ni l’ouverture, si je n’ai pas baissé la tête aux premiers assauts (« l’attaque du bélier »), ne reste qu’à les  laisser s’agiter sur ou sous vous, palpiter autour du cylindre et crier, condamnés à n’y rien comprendre. «  En position cavalière quel plaisir d’avoir loisir Quelle revanche À son tour de compter les poutres au plafond ». Sans toute cette propagande aurions-nous jamais vu ces foules s’en remettre au sexe opposé. Je n’ai jamais je vue Bélinda ivre. Parfois titubante, déraillante sur les si bémols, et s’ils se mettaient tous à boire, la catastrophe vivrait à leurs trousses Il en mourrait, le pauvre, ou reprendrait le chemin du bâtiment B. Nous aurions vu dans nos miroirs les hauts oiseaux sauvages dérivant dans l’éthanol. Bélinda conserve la voix grave et tremblante. Il n’y a pas de sexe, juste une bosse sans fissure. Il ne me tarde nullement de la revoir. « Peut-on vivre sans vie sexuelle » demande Benoît humblement au fond du petit jardin encaissé entre les murs de tôles. « Peut-être » répondait l’épouse, entre deux rejets de tabac. « Mercredi, je reçois Belinda. - Je préfère vous laisser travailler. » Il ne l’invite plus. Il ne m’invite plus. Il compose moins, beaucoup moins.Il trouve la paix des paroisses. Il rencontre des chrétiens. Il y a des communistes idéalistes le doigt sur la gâchettes. LES INTERPRÉTATIONS

J’ignore ce qui resterait d’elles sous les mâchoires sans vie des critiques. Ils écrasent ceux qui la main dans la main deux par deux, mais cet artifice m’enchante. Ces morceaux cheminent souvent plus lents, plus irréguliers, mais la lutte est belle entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, alternativement, le praticien robuste en blouse blanche à la seringue. Il n’y a pas ici de folie. Je tenais ma fille par la main sur les rochers,au-dessus de l’abîme, sur le sentier ardu des mystagogues

    
   RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES

   Interminables dé-goulinades et  bagoulages, clausules  pétrifiées, abus  de  la pédale brouilleuse d’harmoniques. Abus du  rubato,  masquant mal de réelles hésitations. Prestidigitateurs  et voleurs  à la tire sentent leurs doigts  peu à  peu s’engourdir et grossir avec l’âge en perdant toute efficacité ; comment se fait il au contraire que  des pianistes s’affirment avec l’âge  et se renforcent, au point de ne  plus savoir s’arrêter ? Delvaux a-t-il peint Le Squelette au Piano ?  Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les mesures fautives, voire du tout début.   Depuis que nous nous  connaissons,  il ne le fait  plus. Parfois ces reprises passaient inaperçues, semblables à la même chose. 
   
   MUSIQUE RÉPÉTITIVE
      Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »),  titres infantiles ( « Les couplets de Papa »),  intarissables relents  de  Méthode Rose.  Jamais de silences,  ne fût-ce que d’un quart de soupir.  Recopie, numérote avec  minutie  chacun de ses albums, chacune de ses partitions. Il me fait suivre sur partition ; très vite je fais semblant.  Plus facile   sur la main gauche, qui prend rarement le thème.  Les arpèges  enjambent les portées. il  corrige mes retards en me touchant l’épaule ou le coude.    M’initie à la tierce picarde, à  la basse dAlberti, mais d’autres notions me résistent   Il s’écoute composer. Je m’écoute parler, me lis tout écrivant. Emportés, empotés dans la même compote et pâte. Je fais croire à nos communions. Femmes, tirez-moi de ce puits en forme de cul. Car on ne jouit bien que par le cul (Solange). 
     Le dernier album témoigne d’une évolution stupéfiante : enfin Jean-Benoît s’affranchit  des règles, brise la carapace, improvise à l’épinette sur  des eucharisties : lorsque les assistants se forment en colonne vers la Sainte Table afin de recevoir « le pain du Christ » (alors qu’autrefois ce n’était qu’avec réflexion), lorsque ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement. L’épinettiste aussi, et  convaincu  darde ses cordes pincées.
   
   REPRISE   DES BÉNÉDICTINES
   Depuis peu  s’est  fait bombarder aux orgues.  Il alterne les offices, avec un petit gras.  Pourquoi ma-t-il affirmé,  descendu de ses orgues, que  je pue ? Pourquoi « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ?  Pas amoureux, au moins ? ... de moi ? j’aime allumer, hommes et femmes, sans plus. Je fais tout ce que je reproche aux femmes. « Écris-le ! »   Il ne réagit pas Il m’aime et me déteste ? Froissé de  mes froideurs ? jai trop vécu de drames  pour y repiquer. « Il me prend pour un pédé » dit-il. « Cest insupportable ». Mais il est pédé. Je  suis pédé.  Nous sommes pédés. Comme  toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles - amen.
    Il a pressenti, senti ma duplicité. Marie-Pascale qui cette fois au lieu de hurler murmure à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît  qui est bien malheureux » (la sœur de mon père à lui-même occupe-toi de la Simone qui est bien malheureuse  49 ans de galère conjugale fois deux 98. Je vois Jean-Benoît chez lui, respire son vernis d’embaumement, le courtise des deux mains, m’endors sur ses mélodies et  lorsqu’il émerge enfin de mes sollicitudes après quinze ou vingt ans, le voici qui retrouve hors les murs un milieu de piété sans soupçon d’intégrisme.  Bientôt il ne téléphone plus. Il a déchiffré , décortiqué mes intonations et mes enthousiasmes. Posé même qu’il me méprise : j’aurai  accompli ma mission sans faillir, car il faut qu’il croisse afin que je diminue et que je disparaisse afin qu’il vive.  	Voici que Jean-Benoît évolue, de « plante détachée du mur » à « fleur de cactus en serre », fragile encore mais confiante, et que je me replie dans l’abri du bernard-l’ermite. Je me replie  à reculons dans l’antre. Il ne me revoit plus que pour « notre affaire », et se dispense désormais de  son commentaire écrit (un auditeur obligeant a dû lui rapporter que ces annotations, lues au micro comme je les lis, apportent moins de renseignements que de dérision). Que mille ans nous soient accordés,  Seigneur, pour nos écrits ; ne fût-ce qu’un an de plus à nos insanités. En attendant signons tant et plus et    soigneusement.  Car  nous ne sommes, à tout prendre, qu’un porte-voix. 

   SES COMMENTAIRES
   Je les conserve  serrés dans un carton à  chaussures. Le carton prend l’l’eau.Il se délite dans mes doigts comme un  pourri de cercueil. Nous avons replacé l’emballage et  tout remis au sec, en hauteur. Ces notations méticuleuses ne sont jamais relues. On ne les jettera qu’après la mort. Si Jean-Benoît revient ici-bas, et qu’il s’enquiert de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés avec  ce qui se nomme « papier » chez les déménageurs et jusque dans ma famille. Actuellement, ces documents ingrats gisent dans la chambre des anciens enfants, où s’entassaient   jusque sous le plafond   les emballages alimentaires.
 
  Le seul jour où Jean-Benoît pénétra, faute de mieux, dans mes appartements, voici bien des années,  repas  interrompu par l’annonce téléphonique de l’hospitalisation de mon épouse ; rien de plus  qu’un malaise de chaleur -  mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’étaient d’autres temps.
						   X
   
Jean-Benoît se prend assurément pour un grand : « Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ; eh bien , c’est de mo » . Extraordinaire mot d’enfant. Un  petit sexe à  l’Origène d’Alexandrie,  qui  fut un bien saint homme, et cependant père non pas de l’Église mais bien charnellement de cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne parle d’eux. Il m’offre ses disques. Les autres paient cinq euros, puis dix. Les temps sont durs  La tutrice le serre de près, lui égoutte pingrement le juste nécessaire pour pouvoir manger. Il la traite de  grosse gouinasse,  ce qui  est le pire qui se puisse  trouver, si puis dire, dans sa bouche… 
   
   MES  DIFFUSIONS
   Les compositions de  Jean-Benoît, passées  à l’antenne, rebutent tout auditeur,  et plus encore ses commentaires,  gourmés, emphatiques. Ce sont trois à cinq minutes de prélude, j’ose dire de pédiluve avant  le grand bain. Une purification de l’oreille qui coupe net toutes les connections : il me semble entendre les boutons qui claquent. J’abrège, mais trop tard : la moitié de mes trois auditeurs sont partis. Quant aux hors-d’œuvres pianistiques, ils sont précédés d’une broussaille de considérations solfégistiques inaccessibles au commun des oreilles. S’ajoute à ces indigestes barbelés des indications sur la date de composition, y compris le jour de semaine, l’heure, le temps qu’il faisait et l’humeur du Maître, sans négliger l’occasion liturgique, avec des gourmandises d’exégète. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité. Jean-Benoit aura vu  la folie en face. J’aurai contemplé la mienne aussi tout au long d’une interminable enfance, et n’ai  jamais  plus  voulu la  revoir. O’Letermsen jadis me présentait comme un génie,  pour en avoir  connu n´en fût-ce qu’un seul, se prévaloir de réverbérations mutuelles : « Je te donne »  dit-il « cinq ans pour  décrocher le Goncourt !  (« ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » s’exclame in quinquagénaire de B.D., trapu, au rez-de-chaussée de sa tour de banlieue. 
   Au second plan derrière lui   les étagères de manuscrits, le bureau bien lustré de l’intello perdu ; et sa fumée de pipe  parmi les tags. 
  
   J’écoute  Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier  vert, coincé entre le mur et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase et s’amatit dans ce corridor au  plafond bas. Parfois ma tête vacille, car je reviens de corriger la prose de basse banlieue. Je scrute entre deux sommes les partitions  qu’il me tend, à    l’affût des  moindres   inflexions répertoriées dans  ses commentaires : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ».Après audition, j’étends ma pommade complimentative ; les moindres restrictions  le déstabiliseraient, provoquant  des ravages  internes. Ou bien mieux encore, il ne les comprendrait pas. Bien garder en mémoire tel concours de poésie, au  Bar Congolais, d’où le jury, dûment chapitré en coulisse, revêtait immanquablement telle pensionnaire demi-dingue autrice de sottises  en rimes.
   Elle accueillait sa  récompense avec la gravité pieuse de l’artiste. « Toi, me disait Jean-Benoît, tu sais «écouter ». Je m’extasiais dans l’onction et la discrétion. Et cest peut-être pour cela que je pue. À  moins que ce ne soit par mes présentations radiophoniques plus que désinvoltes,  «dans le ton de l’émission » - parodiques ? ricanantes ? Les minces suggestions que je  lui distille à domicile, confidentiellement, ne bénéficient d’aucune attention de sa part. Son père Marcel cependant lui en avait touché quelques soupçons : « Il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit Benoît. Je m’empressai de renchérir, de lui repasser le  bandeau sur les yeux. 
  Nous aurions pourtant bien apprécié ne fût-ce que le moindre ralentissement, la moindre pause, même 
un quart de soupir - des deux mains à la fois s’entend, dessus et basses – en lieu et place de ces interminables échelles d’inexorables gammes montantes ou descendantes, chevauchant les mesures, escaladant les portées sans relâche...
Jean-Benoît cependant m’initia aux délices de la tierce picarde (en résolution majeure) et du décalage au  clavecin  (le  fameux rubato, que je ne manque jamais de lui mentionner : la basse tient le tempo, les hautes jouent vivace). Mon attitude souligne les  moindres occasions de contentement, pour qu’il les multiplie.  Ses premières compositions montrent plus de liberté. La dernière visite  fut brève, car javais manqué trois messes de suite : deux offices du samedi, et le dimanche de Noël. J’avais prévenu pourtant : « Le dimanche matin, qui pourrait survivre à la gueule de bois du réveillon ? » Il m’interpréta
chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche 25 décembre, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de la toute rococo Ste-Geneviève, bien mieux que son nouveau logis, où les parois toujours aussi perpendiculaires qu’ailleurs annihilaient toute réverbération. « Voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte. 

Départs
	Il  est d’ailleurs agréable, socialement parlant, d’avoir affaire à un lourdaud qui marque franchement la fin  de la visite - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il à distance, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent,  dans l’ancien antre abandonné, en sueur, crasseux, j’allais marquer mon territoire :  pisser avant de partir, toucher sa main juste après
 Ma mission radiophonique était de diffuser, en ouverture, ses gloussements pianistiques, assortis de mes commentaires à mon tour aussi superflus que superficiels. Les cafouillages techniques réinterprétés en folles rigolades confirmaient d’autre part amplement la sagesse populaire : éviter les efforts conduit à plus d’efforts encore…
Benoît et moi unissions pour l’offrir le plus précieux de nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions : signe que l’animal blessé pourrait un jour se réadapter à son milieu naturel. Pour obtenir plus de reconnaissance, il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont je me suis toujours bien gardé (la peur est le lit de la flemme). Dans un premier temps, Il appréciait « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé qu’il se soit avisé de faire entendre à d’autres, amis ou connaissances dont je savais très peu, les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne ait décelé le sarcasme sous la faconde ; il est aisé d’imaginer qu’un tel auditeur lui ait charitablement (ou non) révélé que les faux engouements n’étaient en fait que purs et simples foutages de gueule. Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais aidé que le temps nécessaire. Il nage à  présent dans le bonheur d’une réinsertion de type paroissial, enamouré de quelque bigote ou pieuse poivrote ou pieuvre poisote sans sexualité bien définie, ce que d’aucuns tiennent pour la fleur de la délicatesse. **** Nul ne saurait anticiper l’accueil, favorable ou froid, réservé à ses cadeaux, surtout en radiodiffusion ou informatique. Je m’astreins à diffuser du Jean-Benoît, pour apporter ma pierre à  sa guérison, « Car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». Les renvois d’ascenseur attendront. « Tu ne feindras pas l’amitié » - mais que ne feignons-nous pas. Quelle vie n’est pas d’un, bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Ne parlons pas des baroudeurs, dont la devise universelle tient en deux vers : Je rote je pète Rien ne m’arrête ...Mentir pour ne pas être seul. Mais rester seul pourtant. J’ai maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici hors d’affaire - mission accomplie. Considéré que tout est éphémère, comment s’attacher à qui que ce soit ? * Depuis peu Jean-Benoît manque d’argent. Il ressort sur mes pas, pour que j’achète du pain, du tabac. Sa pension ne lui parvient au compte-goutte que par l’intermédiaire d’une charognarde ou « tutrice », qu’il traite de « vieille gouinasse » (Dieu sait qu’il doit être exaspéré pour piétiner ainsi le précieux). « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet de banlieue te réduirait en brochette en moins de temps qu’il en faut pour le dire ? le moindre avocat, le moindre assesseur ? Répète « vieille gouinasse » Benoît, tu le dis d’un tel appétit – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction vraiment bestiale. * Je trouve chez lui, dans son capharnaüm, un gros volume d’architecture égyptienne : hélas, ce ne sont que des croquis besogneusement professionnels, en gris et blanc. Juste passionnants pour des techniciens endurcis. Je le lui rendrai. Qu’il garde l’argent. RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE Premier au Concours du Conservatoire. Il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il subit l’inexorable et mathéjmatique nécessité de recomposer phrase à phrase à son propre usage, mesure après mesure, un corpus aussi intégral que possible de musique romantique, sans négliger la moindre fibre du cordon ombilical  : des sonatines de Beethoven à La cathédrale engloutie. Jean-Benoît exploite sa liberté comme on tricote un dogme ou un pyjama ; il corsète ses élans, cultive et consolide son perpétuel exercice à la façon des nuls en maths, dont les lenteurs et les obstacles s’ancrent dans l’invincible nécessité de toujours devoir remonter, sans en omettre un seul, de théorème en théorème, de maille en maille, jusqu’aux axiomes fondateurs. Que nulle part la chaîne ne se soit rompue. Que nulle fissure ne fragilise la suite, l’enchantement des règles : taillées d’un seul bloc. La Méthode Rose, première, deuxième et troisième années, l’enfant sage au piano près de sa mère. « C’étaient les meilleurs moment de ma vie. Je n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère Johanna contraignit à  s’inscrire en Droit, et qui finit ses jours à la Privatklinik Endenich, quoique plusieurs années séparent les circonstance ». Un merle parfois vient frapper du bec à sa vitre ; Schumann lui parle comme un enfant à un autre enfant. Étrange réticence des fragiles mentaux, de s’en défendre : comme s’il s’agissait d’une chose honteuse. Les fous en viennent à tuer ceux qui les traitent de tous. HOMOSEXUALITÉ «  C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ? mais il l’était ! Malgré ses cinq enfants de divers lits. Je me flatte de m’y connaître, infailliblement. Flatte à tort. Flatator Ier. N’est-ce pas lui qui montre le plus profond trouble quand je lui parle (par désœuvrement) de mes toutes dernières amours ? de quelles précautionneuses vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé sa voix pour me demander, mine de rien ! si «c’ était un homme ? » Il fut amoureux de moi. Rien de plus gênant pour un interlocuteur en possession de tous ses préjugés. J’ai toujours assurément trouvé réconfortant d’être aimé par des hommes : à la condition expresse de pouvoir refuser. De même une femme ne refuse-t-elle pas celui qui l’aime ; son refus s’inscrit toujours plus bas . Niveau cul. Pour se faire aimer dune femme, il faut lui parler d’elle-même. Dans l’ivresse de se sentir enfin appréciée, elle se donne à  vous, homme ou femme ! dans son propre reflet. Mais je crains de m’êre laissé emporter… Ma dernière visite à Benoît comportait une part d’enthousiasme pervers : comparaisons avec Chopin, Samson François et Maria João Pires. Il a fini par se lasser. Ou bien les rats l’auront bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je, nous resterions là toute la journée. « Je ne voudrais pas » dit-il en souriant, que ta femme en prenne ombrage » Nous écouterions de la musique, de la grande, en « barytonnant du cul ». Les mains de Maria-João voletaient au point que Samson F. ou Sviatoslav en prenaient du plomb dans l’aile. N’est-ce pas bien répugnant. Jean-Benoît m’écrit un certain jour qu’il aimerait me dire certaines choses, mais qu’il n’ose pas - violence et sespoir d’une claration ? ...c’est ainsi que l’on aime à présent. J’ai assez souvent suscité la haine ou pis l’indifférence pour m’accorder le droit dallumer les cœurs, à mon tour, sans donner suite. Tout comme une femme. Une Madrilène m’avait lancé « raciste, xénophobe », en me passant dans le dos. Je m’étais détaché d’elle avant même de l’avoir touchée. Un de perdu, trois de retrouvés ? il paraît bien que ce n’est pas vrai. Les femmes lsouffriraient autant que les hommes. Paraît-il. À les les en croire. Selon elles.Les hommes entre eux, de même. L’essentiel est non pas d’éliminer, mais de ménager ses préjugés : les tenir en laisse, ou les relâcher, selon ce qu’il convient. Une Madrilène, d’ascendance portugaise, n’intéressait pas ce porc. Il la trouvait sotte, vulgaire, avec des enthousiasmes et des accès de joie de vivre dépourvus de toute distinction ténébreuse. Ensuite on la révère, elle vous mène, et l’on n’accède à sa chair qu’au gré de ses rares caprices. Ici, chez cet homme, mystérieux mais dépourvu de charmes, jamais je n’aurais eu la tentation des moindres privautés. C’était une amitié forgée par autrui pouse donc la Simone, qu’est si malheureuse) ; à présent le Benoît proposait de s’embrasser sur la joue. Puis de visionner ensemble des films pornos. Non merci. D’aucuns s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme autant d’immatures, bloqués au stade des branlettes. Jean-Benoît, non. Ta joue est très rêche, dépourvue du moindre satiné. Mais peau de requin, grain serré. Se rappeler que Lady Diana divorce d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritent l’intérieur des cuisses. Rue de l’Allégresse, un camelot de rue me coinça entre une camionnette garée à mi-trottoir et une haie de cupressus. Selon un scénario bien connu, il se prétendit fils de Dieu sait quel jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’embobina, m’offrit proposa un bisou et me suivit chez moi. Il me croyait proie facile en raison de mes cheveux longs ; il se contentait de peu. Arrivé chez moi, mon vaillant camelot me propose un blouson pour 100€, voire 52 après marchandage. Mais nous n’avions pas prévu Arielle, embusquée dans sa pénombre sur son lit d’éternelle convalescence porte entrouverte. Elle captait tout, et s’opposa d’une voix rogue à son emprise. Notre dragueur avisé se fit alors virer sans ménagement : « La porte, c’est là ». Il n’avait pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à se proposer à mes baisers. Et se fit baiser. Ce que Benoît me proposait, c’était de visionner, ensemble, des cassettes pornographiques, pour que nous nous tripotassions ensemble ; d’abord côte à côte, puis réciproquement, et pourquoi pas en se roulant des pelles. Cette perspective révulsante fut un gros bide, au deux sens du terme.
Il en avait été de même à 10 ans, lorsque je raccompagnais chez lui sans trêve le fils P., trop gras ; je m’en étais  dépris. Et ceux qui me fréquentent abandonnent les fous. Bien fait. Chacun dans sa case. Dieu est amour et bonnes habitudes. Nous tolérons les différences, et chacun vaut  son pesant d’or, mais aussi de crachats. Je crains jusqu’à l’acte sexuel : comment nous imaginer un instant hissés, par exemple, à la hauteur des attentes féminines ? ...de ce qu’elles estiment en droit d’exiger ? « Ça n’te viens pas à l’idée que j’puisse aussi avoir des b’soins ? » glapit l’actrice dans Dieu sait quel film noir et blanc.Infiniment préférable pourtant aux répugnances de Madame G. sur papier parfumé s’adressant à ma mère : « Vous vous rendez compte,qu’à soixante-dix ans, Il a encore besoin de ça ? - une  envie de chier , par exemple. 
	Le fait est que les femmes semblent bien souvent osciller du répugnant à l’obligatoire – à écouter les hommes… Observez d’autre part les séquences amoureuses filmées : trop souvent, presque toujours, les baisers tendres s’accélèrent en convulsions mutuelles, torsion des visages, souffles précipités de machine à vapeur, tandis que les acteurs et trices tentent de s’escalader en s’arrachant les vêtements au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on doit  faire ? ou bien rester bras ballants sns savoir par quel bout commencer ? pendant ce temps la femme à poil frissonne immobile et s’interroge sur  mes scrupules de collégien – sans esquisser le moindre geste :c’est à l’homme de commencer, n’est-ce pas. C’est lui, le porc. 
   
   							*
   
    Comment désirer un homme – Jean-Benoît moins encore et ce vaste estomac bouffant et débordant sur la ceinture. goulinant comme un dégoûtant goitre – grossière chemise à carreaux. Sa main qui m’effleure l’épaule tandis que je déchiffre,  assis près de lui,  ses partitions. Djanema s’en indigne et fustige mes « innombrables conquêtes des deux sexes » (  elle  photographie en douce un Africain vu de trois-quart  et pantalon  négligemment ouvert d’où sort à plat  sur le coton très doux le profil soyeux d’un sexe éclos du tissu même. Considérer le nombre incalculable de femmes en amour s’achevant à grands coups de phalanges devant le velours en cavale...
 	Et j’en augmenterais le nombre en dépit de la honte pour peu que fût admise l’abjection du racisme le plus insondable : un noir n’est pas – tout à fait – humain. Mais ce fantasme reptilien s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’homme africain est Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface. 
   

 LE RÉCITAL PERDU
   En sacristie de Saint-Nicolas se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives!) sur Le Cantal et son Massif, laquelle sera suivie de prières ; vidéos, questions et débats ; amour universel, cendres.et autres exercices spirituels. Sans bien savoir l’heure, je pars de chez moi à la nuit tombée. Cantat Benoît, du haut de la tribune, il garnirait de ses traits d’orgue ce sandwich pieux de Bach, Hoboken XX-10 et autres. Dispersion joviale sur   fond d’impro.

	Or s’il est vrai que saint Nicolas ressortit trois enfants du saloir, les rencontres de ce soir-là ne me furent d’aucun secours. N’ayant quitté mon home qu’à neuf heures, scrutant sur quatre roues mes raccourcis nocturnes  :  angles  rentrants  qui vous éloignent,  rues fourchues ; garé au petit bonheur et parti à pied dans le froid, plan indéchiffrable sous les ternes réverbères, je me perds. Dans une grande rue noire et sans repère, mon premier Messie fut un Espagnol, pur Ibérique farouchement monolingue, infoutu de dire droite ou gauche autrement que par  gestes. Le second fut un Boche, haleine  de bibine. « Zwei kilomètres » dit-il. Je reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre la peine de me presser.

Un ange enfin sans doute le secourut sous la bruine, serrant dans sa poche un plan détrempé : sur les marches enloupiotées du perron d’église,

     Je suis donc arrivé juste pour la sortie des premiers  cafards de sacristie  sur le large perron extérieur, marche à marche tête basse et méditative afin de ne pas trébucher.  Lorsque je suis entré dans St- Joseph, les retombées de voûtes dégoulinaient encore du dernier  point d’orgue.Je fus saisi par les fresques picturales courant de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par des tiges rouillées.

Trois Vietnamiens debout, Sur les marches enfin du perron, titubants, assourdis d’acouphènes, se tordaient la nuques sous les frais chromos d’une bondieuserie voûtale. Sur leurs talons Jean-Benoît, par les grâces des neuroleptiques et de l’Esprit-Saint, s’avance en retombée d’extase. . Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances ; que n’adviendrait-il pas… Ces commémorations du Saint Sacrifice que j’honore ne doivent pas excéder une certaine fréquence. Je pense aux « baises judicieusement espacées » concédées  par Flaubert à Louise Collet. Un de ces derniers dimanches où j’étais resté chez moi, une lame violente de colère m’emporta, de répulsion face aux vies gâchées par la sotte obéissance et inertie. Un jour il frappera l’air de ses poings, et s’il se trouve un homme à cet endroit, il l’assommera. Quand je réponds enfin aux invitations téléphonées, quand il a bien senti ma réticence, il bute sur ses mots, exprime toutefois le ravissement d’avoir bien joué. Il s‘adresse à lui-même en balbutiant ses compliments, dans l’écouteur. J’ai parcouru des yeux la compagnie des trop feutrés bigots et gotes, me suis avancé vers l’artiste en serrant sa main molle : « C’est fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures précises ? » J’étais gelé.

.	Il s’est tourné vers ses apôtres pour sceller son rapatriement ici-bas. Enfin il n’était plus coupé des hommes  Il faisait le centre et le  charme dune compagnie,  lui  confiant peut-être  que je diffusais ses œuvres à l’antenne,  ou toute autre chose   Il ne m’aurait pas vu ce soir-là, fondu dans ses répétitions ;  il  priait  Dieu. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et  je suis resté seul  avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien.  Mais c’était bien de le demander. 
Puis  il me rejoignit, dehors, à cent mètres, place Dourmingue et sous le réverbère, où je m’étais  perdu malgré le plan  en main. « Tu ne peux plus m’aider » lui  ai-je dit. Jean-Benoît s’éloigna de son pas de pachyderme ; il descendait la longue pente jusqu’au 20 rue Commerciale. Et dès le  vendredi, je diffusais les airs d’épinette de Jean-Benoît. 

							*

Mission accomplie.  Je ne le vois plus. J’ai observé nos gloires illusoires et sincères, cette opinion que l‘on a de soi. Maîtrise du monde intérieur, bien sûr, intérieur. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus me croire obligé de colmater les failles. Traîner son épave comme un cadavre garotté dans la chaîne de mouillage. Que le rafiot reconstitue ses mâts. Se sera-t-il un seul instant soucié de moi ? ...nous n‘avions fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : dix ans. Aucun humain ne m’a jamais fait battre autant le cœur qu’un livre ou un spectacle. 
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TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
 
	Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux  : synapses en circuit court (sonder les encéphalogrammes d’altzheimer). Le cercueil terrestre gisait en soute de l’Estafette Perfex, sous un ruché violet. Sa peau comme ultime couche. Le coffre est passé tout plat sans trace d’abdomen.  Quelques mois plus tôt M. avait renversé sur lui un verre plein de Pointe Rouge. Il s’était répandu en déplorations. « Ce n’est rien ! répétait Marie-Pascale. Adam quittant sa vie. Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un fauteuil arrière en direction de la Pizza Pippo. Je tenais Martial par le bras en prise douce. Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort. 
FUNÉRAILLES
	Tandis qu’on enterre son père et tout au long de la cérémonie, Jean-Benoît respiret plus large, resplendissant. Dans cette église enfin Benoît tient sa revanche : mère  morte, père amoindri puis mort – à son tour, à  lui, de vivre. À son tour de recevoir en maître de maison, en maître de cérémonie. Disert, affable, mondain, barbe soignée. 
	Sur les rangs de femmes sa fille officie de même . 
    Ce que c’est  malgré tout que  d’être aimé jusque dans sa  tombe. Les vivants ne s’en rendent pas compte : on  ne  cesse de se ballotter le pantin au jour le jour, loin de sa fortune, héritée alors, fortune de probité, de totalité, d’épaisseur. Que les  babouins  vivants n’approchent pas de moi (« du fond de  nos cerveaux,  repolissons sans cesse les statues des morts »).  Un jour   prendre                                                                          sieste, et, comme  Victoret,  n’éprouver point la nécessité de se réveiller   (N.B. Rédiger mes recommandations  bibliques  ( ? ) - j ai reconnu,  pendant l’enterrement,  la fille  République, ses yeux  en boutons :  « Vous êtes sa fille ? lui ais-je  dit ? - Oui, je vous ai reconnu tout de suite.  
   - Quel bel enfant vous avez là», . On ne l’a pas  entendu de  l’office.  Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois, aussi loin de sa naissance que de sa conception. 
   
   LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE
    Il fut une fois une foule brouillonne d’écrivains, chanteurs, compositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe  a  conduits dans  la peine.   Des dizaines de milliers d’écrivains se 
présentent chaque année au Prix Nobel.  Des dizaines de milliers.  D’autres jouent  du violon  à l’arrêt sur leur  siège avant, sans autre abri. Je pense  à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième, K.G., ponctuel : tapis rouge, délégation soviétique. Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Le  premier prix, fragile, mourut jeune.  Il ne laisse pas d’initiales. Maudite  soit l’espèce humaine. Chez Jean-Benoît, nous retrouvons la résurrection à l’identique du siècle passé, quand on vaporisait la poudre sur les parois de liège: Poudre  Legras.  Proust et le koala , mauvais titre. 
 			Jean-Benoît est un gros koala.
	Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecta toujours  la plus stricte hygiène et que jamais je  n’ai senti chez lui le moindre effluve corporel. Mais un léger parfum de cigare. Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout  le monde rayonnait ,  à l’exception  d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait régulièrement au niveau de ses yeux. Puis Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un de ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main protocolaire à l’autre,  car l’ homme est créatures de projets. Je me souviens des mémoires d’un certain Indochinois, qui donnait  à Maurice du «¨mon seul ami ». 
	Ou bien c’était Maurice lui-même, le père, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure.  
   
   X
   
   Avant le temps des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au matériel électronique : il grava toutes ses  œuvres sur disques compacts  (on disait  encore, à l’époque, en anglais, des  compact discs) , répertoriés   par lui- même  avec la  minutieuse gravité d’un musicologue : tel le Deutsch de Schubert, le Köchel de Mozart. Sur  chacun de ses boîtiers  plats   figurait à la main le numéro du  Disk (majuscule germanique de rigueur).  Jean-Benoît se fendai pour moi, sur feuille séparée,  d’un commentaire hérissé de considérations solfégistiques, dont j’amputais, à  l’antenne tout ou partie. Ce- pendant  les dits  compact discs  vierges disparurent précipitamment du commerce, à l’exception de quelques officines. 
	Le commun des mortels s’approvisionna  donc  par téléchargement, voire captation sur stream et autres simplifications inaccessibles aux plus de 30 ans. Jean-Benoît, dans son nouvel antre, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes  : « Vous croiriez que c’est du Beethoven ? pas du tout : c’est de moi », écrivait-il dans la plus franche modestie. « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-ils, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se  montrait moins satisfait, mais le disait aussi : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point   parler » . Je me rabrouais volontiers moi aussi  dans l’autodépréciation  : c’était pure vanité.
   
 À HUYSMANS

Il faut pour cela prendre une voix flûtée, HUYSMANSIENNE. « Êtes-vous chrétien ? - Oui.

 Le vieil homme se met  péniblement à  genoux sur la moquette pour un Notre Père, et je  l’ai  rejoint près du lit d’hôtel pour un Notre Père, et je  l’y  rejoignis avec l’intonation, en m’efforçant d’y croire.  L’ultime  recours est le  corps. 	Puis nous nous sommes relevés et salués sur le paillasson d’hôtel. Le travail sur soi et de l’examen de conscience ont fait rouler des générations de  catholiques sur les  pentes raides de l’insomnie.
  J’assiste à des extraits de messes, déplorant  chez les prêtres l’atroce manie conciliaire d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour  je suis surpris dans une nef déserte à   brailler,  à l’harmonium, un  Ave Maria de  mon cru, bouche ouverte et l’air d’un con, feignant d’ignorer l’auditrice  droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va.
	Il existe dans la vie de grands moments de solitude.

							*

   Je rencontre un jour dans  un sentier touffu en pente vers la Seine une novice  appuyée sur un portillon de bois clos ; elle tient une bicyclette à panier arrière et sourit. Qu’aurions-nous pu  sinon tirer un coup sacrilège et pressé ?  Enfant déja nous détestions l’amour, sans subir encore ces assauts gluantes qu’on dissimule en roulant des yeux, qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’avais honte de l’homme qui criait sous moi dans tout l’étage. En vérité je le souillais. 

						*
	Ce qui se passerait : je me tiendrais reclus dans la lingerie. Chacune viendrait me nourrir et couvrir, et se croirait la seule. Soigneusement dissimuler l’empreinte de la prédente. Pisser : où cela ? Droit civil, canon, canin ? quelles  jurisprudences ? Il semble que le captif d’un établissement religieux pour femmes appartienne aux fantasmes ; plus de quoi soulever sa viande ?  
   
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Jean-Benoît d’en haut

	 Aux derniers temps de  l’Impasse Alacoque, Jean-B. abandonne le parquet jonché de papiers publicitaires, qu’il se proposait de classer –  (« à quoi bon ? » disais-je) ne méritant que pure poubelle. Ne manquaient que les chiens pour pisser dessus,  comme chez Jeanne en banlieue. Aujourd’hui descendu de sa côte, Jean-Benoît  peut enfin renifler ses propres bouffées. Des  confiotes entamées traînent dans la cuisine, parfois sommées d’une cuillère en aigrette : il en prend,  repose, rejoint ses portées. 
	Ni ménagère ni larbin.
   Il végète. Son abdomen distendu surplombe les canettes, sur la table ou le sol. Des insectillons vibrionnants  se  sont mis en tête d’explorer ses vestiges de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui se blottissent sous le rebord,  à la merci de désinfectant si j’en trouve.
   
   VISITE  AU  PÈRE  EN SON  ASILE    
	Nous devons ressusciter Maurice, père veuf de Jen-Benoît. Il  mesurait encore, voici dix ans à peine et par grand froid, notre remise en fond de cour. Il m’avait exprimé sa surprise que l’impuissance surgît si vite, irrémédiable Au fond désormais d’un établissement pour vieux, obscènement baptisés Seniors. Je ne l’aurais  pas reconnu sous ses traits redevenus scandaleusement lisses. Le scandale d’Entrague Moritz a rendu ce dernier indésirable :  quel choc pour lui, de découvrir d’un coup, sous le linceul de la vieillesse,  ces corps un par un  tordus sur  leur fauteuil, comme les Communards dans leurs cercueils ? 
	Tétanisé, Moritz hurlait au  guichet d’accueil,  dévasté, déniant toute compétence à la totalité du personnel. Sous ses cris les survivants dodelinaient et grouillaient en bavant.  Aujourd’hui je  revois René, le père de Benoît, qui me resitue  dans ses méninges vacillantes (ma première visite au trou de sa bouche l’avait trouvé comme un cadavre  à qui l’on a ôté sa mentonnière. Et ronflant. )
Il va mieux. C’est moi qui ne l’ai pas reconnu. Lui, si.  Ses traits sont redevenus scandaleusement lisses et  jeunes. Les  plaisanteries les plus éculées le laissent de marbre. La troisième  visite  l’a déridé: c’était en racontant l’histoire de la vieille quêteusete : «Pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque ».J’ai répondu  “Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas les animaux, je n’aime pas le cirque - Eh bien tant pis, réplique-t-elle dépitée.                          
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Louise la Malgache ne l’a jamais visité que je sache   Me renseigner auprès de Marie-Pascale, notre Saint-Simon, la plus impartiale et exhaustive potinière que je sache, experte en étiquette et autres convenances.
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	Jean-Benoît veut m’imposer chez sa propre fille, qui, dit-il, m’admire. « Lorsqu’elle a dit ton nom – Monsieur C. -  elle a tout dit ». À supposer que je l’aie revue, que nous serions-nous dit ? se serait-elle pour autant délivrée de cet Haïtien, qui l’engrossa « le soir-même de ta visite » affirme Benoît – je serais donc devenu Père Blanc  par fantasme interposé ? cet enfant m’a-t-il ressemblé ? Savoir ce qui passe entre la tête et le ventre d’une femme. Nous sommes si terriblement primitifs. La femme souffre de se sentir désirée, et le recherche. L’homme, de ne l’être jamais. Il serait temps que cela change (enroulons donc ces verges que nulle ne veut, et n’importunons plus, dit Jean-Benoît, «  les organismes morts des femmes offusquées » Rires
	Craignons plutôt que la  mort, en temps voulu plût au Ciel ! de Benoît ne livre sa fille ainsi que toute mort du père.  Il  n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un beau jour les poumons cessent de grésiller,  le corps est enfourné par-dessus l’abdomen qui naguère bloquait portes et ceintures. 

						*
. Marie-République rayonnait.  Elle avait amené son propre enfant, petit-fils de  Benoît. L’enfant, peau grise et tendue, tenait ferme sur ses jambes de neuf mois. Il jetait autour de lui ses petits yeux ardents, agrippé  des deux mains au dossier du banc d’œuvre, les traits d’un petit  quadragénaire. 
    Louise l’Éthiopienne, venue de son travail tout proche, se place debout près de moi, bouquet funéraire en main : « Qu’est-ce que j’en fais ? » murmure-t-elle.  Donne-le à  Benoît, en le touchant de dos. » Ce quelle fit, et c’est bouquet en main que Jean-Benoît ouvrit la marche derrière le cercueil.  Calme et digne durant tout le rite, à présent satisfait, accompli,  en pleine représentation.  

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 Un jour se trouveront justifiés tous les préjugés sur les sexes et couleurs de peau. Craignons ce jour. Nous rougirons en vérité d’avoir été ce que nous sommes.  L’époux haïtien de Marie-République ne s’est pas présenté ;  elle-même,  en deuil  de la tête aux pieds,  les yeux  brillants, reçoit les condoléances aux côtés de son  père. Trente assistants ici en comptant large. Sans oublier neuf ou dix flétrissures vaguement féminines du « Chœur mixte de Ribenstein», psalmodiant les répons sans trop de fausses notes. L’officiant  précise la liturgie, faisant lever ou s’assoir, sans agenouillements arthritiques. Je me souviens des  petites  épaules secouées d’Igor, fils de F., seul  digne parmi les  tièdes.
						* 
  	Olga meurt en décembre douze. De combien survit-on à son épouse ?  en pleine lucidité s’entend. (in aller Klarheit ; mourir en langue allemande vous aurait  une autre allure. Mon ultime visite à feu Moritz, après son veuvage, avait eu lieu en allemand. L’infirmier de garde s’était montré surpris. J’ai prétendu que Moritz le Veuf comprenait. Il n’en était rien. Tant que je parlai en allemand à ce vieux père il m’ignora en tournant la tête vers l’écran : « Les rhinocéros du zoo de Munich ». Ma sollicitude s’était ravalée à l’exhibitionnisme. Je ne l’ai plus revu, mort ou  vif. La  maigre assistance pouvait être imputée au fils : il lui suffisait simplement de ne pas informer le journal local.  Des bruits pouvaient courir, à mesure que ses Maîtres d’Hôtel Trois Points se communiquaient la nouvelle - pourtant, le Torchon Local ne prend-il pas ses sources funéraires quotidiennes auprès des mouroirs, par un  constant affût des vautours gazetiers ? 						*


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   Louise l’Éthiopienne, amante de Marie-Pascale, s’est retirée très vite des obsèques, rejoignant son lieu de travail. Je suis sorti errer sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient sans témoins ni états d’âme la caisse funèbre  à  ras de tôle sous ses mesquins rideaux de tabernacle. Sa fille  Marie-République s’est retirée très vite aussi vers sa propre vie. le bébé gris  bronze fut remis à une jeune femme qui n’était pas sa mère. Le Petit-Grise fut remis  une femme qui n’était pas sa mère ; quant au père, dreadlocks  et  Marley, il n’a pas  fait le voyage. Il en fera bien d’autres. Le vendredi suivant, je diffuse l’antenne les galipettes pianistiques de Jean-Benoît, dont le défunt père ne s’est pas un instant départi de sa dignité cercueillique. 
	J’ai perdu mon portable et l’ai cherché longtemps.




Marie-Pascale  Jules,poireau,grec

Marie-République, fille de Benoît : n’a jamais visité que je sache Marie-Pascale, elle-même inépuisable potinière au sens saint-simonien du terme, la plus au fait des politesses et convenances. Elle ne blâme pas, mais constate et rapporte. Je ne suis pas rancunière, dit-elle, mais j’ai la liste. 
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PATZARAS 
Vous voilà guéri, monsieur Patzaras ; et soignez bien votre diabète. Un mort de moins pour les statistiques du cancer. Signé Toute l’équipe médicale. Patzaras dépérit lamentablement, rongé d’une atroce et tenace fatigue. Nous avons ventilé sa solide carcasse, après la cérémonie d’Église, dont j’accepte mal la tolérance liturgique.   


LES SACRILÈGES
 
    Déploration  chez les officiants de cette manie de proposer toujours aux gosiers les répons mélodiquement les plus abjects. Un jour je suis surpris  braillant à l’harmonium un  Ave Maria de  mon cru, bouche béante et l’air très con, feignant d’ignorer la présence humaine, juste à côté de moi sur les dalles, à me toucher. Il existe dans la vie de grands moments de solitude. Ils cessent dès que le témoin s’en va. 

J’ai rencontré deux fois, dans  ce sentier ombreux à pic vers la Seine, une  novice des Sœurs de Saint Paul, appuyée sur un portillon de bois plein-cintre; fraîchement descendue de son vélo  noir elle  souriait. Qu’aurais-je fait ? tiré un coup pour éviter l’amour et tout ce qui s’ensuit.   Hommes et femmes sentent ces mêmes pincements de cœur et se tirent sous le pont, l’un à  l’autre, des bordées de boulets. 
Enfant déjà  je détestais l’amour. Chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Qu’il ne fallait pas transmettre. 
 Religion ou pas. Dont il ne fallait pas tenter la contamination. J’avais honte qu’un homme eût crié sous moi. Mon nom hurlé à  travers tout l’étage. Je le souillais. Aux novices, on ne touche pas davantage. Vérole et sacrilège. Conséquences en matière de droit civil, canon, canin ? Se renseigner sur les temps anciens.
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  Je réponds enfin au téléphone, enfin, et qu’il m’a senti contraint de le faire, Benoît bute sur ses mots, exprime le ravissement d’avoir bien joué comme on pousse une crotte Il se bredouille à lui-même ses compliments dans l’écouteur. Je ne comprends qu’un tiers de ses mots, suffisamment pour m’en faire une idée. Répondre « oui» à intervalles réguliers. Jean-Benoît parle de la sonorité des voûtes ou du plafond d’église, m’invite dès le lendemain chez lui, et comme je lui ai fait trois fois faux bond je ne puis décliner trop de fois. Le mardi ? C’est qu’il va chez sa fille qui n’a toujours aucun projet de me recevoir (qu’en ferais-je?). Ce même jour il reçoit son injection, lobotomisant la bite et le cerveau. «Peut-on vivre sans sexualité? » Arielle répondait doucement, je ne me souviens plus de ce qu’elle m’a confié.
	
À présent elle et moi poursuivons notre « chasteté définitive» selon le mot de Proust. Nous vivons, oui, en nous demandant comment nous faisions jadis, au temps de la belle queue vive, pour vivre. Je vois Benoît cet après-midi. Il me jouera des choses, il me donnera mon disque dit compact. Il faudra que je meure de bonne humeur. C’est notre condition à  tous. 
Gbggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggg

 

Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances, flirt spirituel qui semble bien avancé ; son divorce pourtant fait tache.

Depuis ce jour, j’ai perdu mon téléphone portable.

Je le cherche partout, comme un chien. Mais les téléphones n’ont pas d’odeur.

 

Jean-Benoît d’En bas

 

Sa vie importe autant que celle des pieuses japonaises.

 
Des pots de confiture à moitié vides ou pleins traînent en tous lieux, certains pourvus jusqu’à leur fond d’une cuillère, en aigrette. Il en prend, revient recomposer, repart en prendre..

Nul interstice ici pour les moindres ménagères. Jean-Benoît paraît proprement végéter ici-même. Son abdomen évolue sans dégâts parmi les canettes vierges ou entaménes, en bouteilles ou métalliques

 

De petits insectes explorent la cuvette hygiénique .«Fais bien attention »  J’ai compissé les parasites, qui courent se blottir sous le rebord, à portée de désinfectant. 

 

A LA RECHERCHE DU RÉCITAL



 


Respirer bien à  fond, en cas de détresse ou de perplexité. Unique recours : le  corps.  Pour rien au monde je n’aurais oublié cette prière.

 

J’aimerais mourir en allemand. Ce me serait une consolation. J’aimerais mieux ne pas mourir du tout.

 Car c’est à l’officiant qu’appartient de plus en plus non pas «la puissance et la gloire», mais le soin de préciser à l’assistance les ponctuations liturgiques, en la faisant se lever ou s’assoir, sans toutefois se ravaler jusqu’à l’agenouillement,si peu égalitaire
.

Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor, qui porte de mon sang par son grand-oncle.

  
Seul ému parmi ces Parisiens de . Nous étions les seuls. 

 Il n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un jour ses poumons cessent de grésiller, on le fourre dans un cercueil bien plat, lui dont l’abdomen bloquait la respiration.

 Nous étions pour ses adieux trente personnes en comptant large. 
Plus une demi-douzaine de flétrissures des deux sexes intitulée «Chœur mixte de Marillac» (sainte Louise, -, patronne des travailleurs sociaux) qui psalmodiaient les répons au plus juste.

Benoît trônait et paradait,  paré des dignités du maître de maison. 

De combien pouvons-nous survivre ? ma mère morte ravalait en deux ans son époux au rang d’adorateur, à son tour bientôt disparu.

  ...O n aurait dit l’accomplissement de sa vie. 

Elle-même, en deuil du haut en bas, les yeux luisants, fait les honneurs du cercueil de l’aïeul, du père de son père à lui, attendant plus cruel encore. Partout sur ma peau paraissent les verrues. Le mari de Marie-République est bel et bien noir, mais ne s’est pas présenté aux obsèques. Dreadlocks et musulman, n’a pas fait le voyage. Il en fera bien d’autres…

Je crois plutôt que la mort du père délivrera Marie-République. M’aurait-elle revu, que je l’aurais, qui sait ? enfin soulagée de ce maquereau si noir, si haïtien, qui l’engrossa le soir-même ? «Le soir de ma visite» affirme Jean-Benoît. « Elle a pris en toi son inspiration »

 

 

 


 Hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh

	Je planque dans sa rue, sous ma vitre. Je dois l’accompagner en gare. La gare est loin. Mon avance est considérable, je lis le Grand Albert : L’exil et le royaume, « Le Renégat ». Texte terrible, flamboyant. Soudain la porte de Marie-Pascale s’ouvre. Du 20 sort une garçonne blonde, mince, vive, en brosse. Marie-Pascale lui fait ses adieux d’une voix forte, pour faire naturel. Je n’ai que le temps de plonger sous le tableau de bord. La garçonne renfourche sa selle en me souriant. Une demi-seconde de pure acuité. Pascale n’est pas myope, elle a nécessairement reconnu mon char, juste devant la porte close de Didier. La jeune femme s’en va de dos sur sa selle. 
	Lorsque Pascale me rejoint, pas une question sur le temps d’attente. Elle sait que j’étais là, en grande avance. Nous avons parlé de tout sur le trajet, comme d’habitude. Sans doute la jeune femme demandera-t-elle qui était cet homme qui plongeait si délibérément sous son tableau de bord. Marie-Pascale comprendra, alors, ma perfide discrétion. Elle trouverait maints prétextes. Elle sait que je sais, et que je sais qu’elle sait. Elle niera moins farouchement. Elle niera jusqu’à la mort. Cette fausse découverte m’aura beaucoup marqué : en effet, à tort, le lesbianisme me fruste et me rejette. La tendresse redoublée que j’éprouve pour Pascale tient de la complicité d’homosexuels des deux bords. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes des hommes pour s’épancher, pour se porter caution les uns des autres. Je ne fais rien là que de constater après tous. J’ai d’ailleurs répandu le bruit avant d’en avoir la preuve. Je dis toujours du mal de ceux que j’aime, et de moi… « Je n ‘ai jamais été sollicitée par une femme ». 
      Une jeune sportive mince vient coucher avec une grosse vieille. La fille en brosse à 7h du matin…  La charité prend des chemins bien dissimulés. Je la désavoue en mode reptilien. Mais de tout mon cortex, je m’abstiens d’en rien laisser paraître. Prenons garde tous.  
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    Arielle gît dans son harnais d’arthrose, confiante qu’une opération suffirait à ce qu’elle se lève et marche. Le résultat sera de canne anglaise et de boiture. 
 Les hommes devront voir en face qu’il n’ y a ni chasteté ni talent qui tiennent. Que  rencontrer quelqu’un veut dire avoir intrigué, bataillé, de toutes ses forces et de toute son hypocrisie, pour obtenir enfin l’accès à la bonne personne au bon moment. Il y faut un énorme travail. Un énorme don. Et la main de Dieu. DE QUI  NE SUIS-JE PAS LE JEAN-BENOÎT ? Frère, serre bien ma main tandis que nous tombons tous les deux dans l'abîme. 

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