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  • Les effroyables hémorroïdes d'Otto Weininger

     

    C O L L I G N O N

     

    LES EFFROYABLES HÉMORROÏDES

    D’ O T T O W E I N I N G E R

    « Chef-d’œuvre d’inexactitude et de mauvais goût »

     

    « ...dans le grouillant faisandage de la Vienne 1900, où se décompose le compost le plus putréfié de ce que la conscience européenne a généré de plus putride, s’épanouissent aussi bien les efflorescences les plus prestigieuses que les moisissures les plus pestilentielles : Adolf, Musil, Schnitzler, von Teleff. Or ce cadavre gonflé comme une outre devait également, tel le ventripotent Guillaume le Conquérant qui explosa dans son cercueil en un certain mois d’août 1075, inondant de sanie les assistants épouvantés – ensevelir l’Europe sous les débris de son Empire, en un non moins certain mois d’août 1914. Mais la pétarade la plus plate de cette charogne avant qu’elle n’explosât fut le coup de pistolet tiré dans cet immeuble de la Schwarzspanierstrasse le 13 octobre 1903 et dans le cœur du plus illustre (et du plus oublié) représentant de la faisanderie viennoise, OTTO WEININGER.

    « Cette obscénité propulsa le brûlot le plus nauséabond de nos bibliothèque, loin devant Mein Kampf. Cela s’intitulait Au cul les bonnes femmes (Réf. ACLBF). Ce qui se joue à Bourignac avec JÉRÔME LADOUILLE, autant qu’avec OTTO à Vienne, c’est, mutatis mutandis (et non pas « mutate mutande »), cet instant précis, cet horrible instant où le bébé, en équilibre sur la planche à bascule, va dégringoler dans son bain, ou son bac à merde, et s’y engloutir : encore immobile, mais déjà son centre de gravité s’est imperceptiblement, irrévocablement décalé. Or, la masse d’insanités entassées par Jérôme Ladouille en sli peu d’années d’existence n’a d’égale que le prodigieux fatras

    de connaissances ingurgitées, à la même vitesse, par OTTO WEININGER.

    D’où une bouleversante similitude de pensée :

    « Les bonnes femmes, c’est toutes des truies quand a sont vieilles, et des limaces quand a sont jeunes. Les unes qu’a puent de la gueule, les autres qu’a puent du cul. Faudrait que tous ces trous y soyent bouchés », à rapprocher d’OTTO WEININGER :

    « ...les femmes – tantôt des hyènes : les mères, tantôt des soit-disant chatons : les filles. Les unes sont laides, les aures portent des jupes serrées aux fesses. Est-ce que toi aussi cette partie dela femme ne te dégoûte pas ? La nature a incarné là l’impudicité même ».

    (Lettre à Gerber du 17-08-1902) (Traduction Jacques Le Rider, Juriste).

    (Nous ne possédons pour l’instant aucun document précis concernant la santé d’Otto Weininger ; en revanche, un certificat médical nous révèle fort opportunément, sur Jérôme L., ce qui suit :

    « Au repos, 3cm ; en activité [sic] 5 1/2 cm. Testicules : Ø = 1cm ».

    Loin de nous l’idée d’exploiter ce document à des fins démonstratives…

    !

    ! !

     

    ...Voici le moment de prendre en compte, enfin, trop tard sans doute, les indignations de la lectrice (les hommes ne lisent plus : ils « étudient » l’informatique) : « Pourquoi diable » (s’écrierait-elle) vous appesantissez-vous, fille de plombier juif ! sur ces deux personnages rebutants ? » (misogynie, antisémitisme, démangeaisons crurales) – sans oublier leur disparate : un bourgeois raffiné, un inculte parlant cul. Expliquons :

    Par un sombre après-midi de janvier, égaré loin des bibliothécaires en blouse, j’ai découvert dans une crypte un couple de volumes étroitement maintenus par un ruban de tissu gras. Je les empruntai pour quelque temps (deux ans ne sont rien dans la vie d’un livre), et les ayant parcourus, puis lus attentivement, je fus saisie par les rapprochements de ces biographies : c’était en vérité un seul homme en deux formes : ou l’Ancien et le Nouveau Testament. C’étaient des correspondances d’oppositions si indissolublement suturées : aisance du premier, fausse aisance du second ; culture crasseuse de l’un, encyclopédique ignorance de l’autre ; entregent d’Otto, irrémédiable enfouissement de Jérôme. Pourtant, même délires, semblables haines, suicide précoce pour les deux (Weininger avec succès, sombrant dans le ridicule pour le sieur Ladouille). C’était au point qu’on pouvait légitimement se demander si le plus misérable n’avait pas délibérément décalqué dans sa vie obscure les félicités dont le plus avantagé fut comblé, sans toutefois parvenir à ces dernières, faute d’extraction…

    « En relisant, je trouvai toutes les raisons de confirmer et d’affiner cette improbable théorie. Si improbable que cela puisse paraître, il semblait de plus en plus plausible que la biographie d’Otto Weininger fût tombée entre les mains de Jérôme Ladouille, que ce dernier l’eût déchiffré ou se la fût fait lire. Constatant alors leur folie commune, assaisonnée de coïncidences anecdotiques stupéfiantes, il avait résolu de poursuivre de son propre chef ce que le sort avait agencé jusqu’ici, allant même jusqu’à pressentir, du fond de sa boue, l’éventuelle réincarnation de Deux en Un.

    « Ma voie se trouvait tracée : féministe, et femme, ce qui ne gâche rien, je me sentis le devoir de plonger, justement, au sein même de la misogynie, tel un vidangeur dans son scaphandre, afin de racheter ces mâles en inspirant à fond l’épaisseur de leurs miasmes. Pourquoi étions-nous tant haïes ? À quoi bon nous être époumonées à extirper de nous tout le bien-être de la féminité ? l’Ancienne et la Nouvelle Ève se retrouvaient de toute façon traînées dans la même ordure…

    X

    Des parents de Ladouille, père et mère, nulle autre mention que l’alcool, et pour le père, le Bordel, comme nous le verrons. Les gens de cette espèces ne laissent en tradition que des grommellements interchangeables dans l’obscur.

    Nous nous dispenserons (pour les deux familles) des assommants préliminaires généalogo-gynécologiques prétendument éclaircissants dont nous abreuvent les universitaires du commun, ne nous faisant grâce d’aucun protêt devant notaire.

    Les études de Ladouille (Jérôme) se bornèrent à leur plus simple expression. Otto en revanche, excella dans les matières littéraires : les maths et les sciences provoquèrent chez lui d’épouvantables migraines. Hélas, fasciné par la Catastrophe, il devait plus tard s’en servir pour étayer de façon grotesque ses délires de pré-nazillon.

    Fils de bonne bourgeoisie, il posséda le fric et l’entregent de sa classe : sans labeur extérieur, il lui est tout loisible d’accumuler des connaissances, dans la double acception, scientifique et sociale, du terme. Beau cursus en vérité.

    Nous béâmes.

    X

     

    Jérôme, à l’opposé, profitait des rondeurs populaires d’un prolo frotté de gros esprit. Au cours de l’année 1964 (Da-dou ron-ron) il affirme sa position sociale et son éducation en participant au défrichage de 3 (trois) champs de pommes de terre.

    Sans vouloir passer sous le joug universitaire de l’établissement des sources et influences, nous avons établi cependant que Ladouille fut successivement employé chez Graubier, Moulineuf et Compagnargues-Souzibousses.

    En décembre intervint une déchirante révision de perspectives socio-professionnelles : au terme de vingt longues minutes d’angoisse, il abandonne la pommedeterriculture pour le triage des œufs.

    Son patron, Émile Grangeamouches, se félicite de sa ponctualité, de son ardeur pour un travail auquel rien, dans sa formation universitaire, ne l’avait préparé, tant il est vrai que l’intelligence prédestinée sait s’adapter aux circonstances, quand elle ne les provoque pas pour l’enrichissement personnel et protéinique.

    Pour Albert Fudefioul (Mémoires d’un casseur d’œufs p. 28) Jérôme Ladouille est un « brave mec », appréciation louangeuse autant que laconique.

    X

     

    Le choix des œufs forme une une transition tout indiquée vers l’essentiel de ce qui unit et préoccupe nos deux héros : la Misogynie. D’aucuns veulent en trouver l’origine dans telle ou telle attitude désastreuse de la mère. Les génitrices de Jérôme LADOUILLE et d’Otto Weininger peuvent se couvrir très exactement, coïncidence qui ne prouve rien : le propre cousin de JÉRÔME LADOUILLE eût pu contresigner ces lignes révélatrices de Richard, frère d’Otto :

    « Ma mère consacra toute sa vie aux tâches de maîtresse de maison. Elle faisait la cuisine et s’occupait des enfants, malgré sa santé le plus souvent défaillante (…) Mon père la considérait uniquement comme la gardienne du foyer. Mes parents n’avaient pas une vie conjugale intime. Ma mère n’avait ni le temps ni l’envie de mener une activité créatrice ou artistique hors du foyer » - bien sûr, est-il besoin de le rappeler, la merde l’un faisait traîner la serpillière, tandis que la merde l’autre la traînait elle-même… Cela dit, que les Mères ne se mettent pas martel en tête : quoi qu’elles fassent, douces ou rêches, actives ou paillassonnes, elles auront engendré un misogyne ; donc, la misogynie est un instinct, et par là même entièrement justifiée.

    Je laisse à mes lectrices le soin de déterminer le degré auquel je m’exprime. Certains esprits profonds (les mêmes) ne manqueront pas d’objecter que la misogynie provient d’un manque de succès avec les femmes (sous-entendu : « faut vraiment être con »), sans s’apercevoir d’une évidence qui crève les yeux : c’est la misogynie qui empêche le manque de succès.

    ÉTAIT-IL BEAU ?

    « Stéfan Zweig conserve de Weininger une image peu flatteuse :

    « Il avait toujours l’air de quelqu’un qui vient de passer trente heures dans un train, sale, fatigué, les vêtements froissés ; sa démarche était mal assurée, il déambulait le dos voûté, rasant pour ainsi dire un mur invisible, la bouche tordue sous sa fine moustache par une sorte de grimace douloureuse. » - cité et traduit par Jacques LE RIDER, in Le cas Otto Weininger, P.U.F.

     

    ÉTAIT-IL LAID ?

    Lisons le témoignage de Jean Dugond-Grinçault sur Jérôme LADOUILLE :

    « Sa silhouette trapue était pleine de fausse aisance. Son béret bloqué sur les oreilles, ses pantalons à chier dedans, ne le distinguait pas des indigènes. On le voyait aligner les pas de canard, les joues tournées au ciel, ou se vautrer comme un phoque devant les trois vitrines.

    Il avait le front bas et des yeux de cochon.

    Il était on ne peut plus laid. Son rire était d’une connerie mozartienne. »

    (cité et traduit du parisien par B. KOHN-LILIOM in Les effroyables hémorroïdes d’OTTO Weininger, que vous avez d’ailleurs entre les mains.

    ...qui poursuit :

    « ...Il avait toujours l’air de quelqu’un qui vient de se rouler trois quarts d’heure dans le fumier le plus gluant. « Puisqu’on ne m’aime pas » m’avait-il dit, J’ferai chier tout le monde ». Et déjà son père ne pouvait pas le saquer. Un jour ils se sont rencontrés au bordel. Jérôme LADOUILLE en tira un poème, que voici en exclusivité de la Rue du Cule :

    Salut papa

    Commenksava [sic]

    Tu tires ton coup

    Cht’aime pu beaucoup

    Vu qu’cé la même

    Que toi que j’aime

    La prochaine fois

    J’rai aux chiottes »

    Vers émouvants et combien prometteurs, en dépit de l’imperceptible manquement à la rime finale. Déjà cependant son dernier instite, Pierre Caporal, l’accuse de plagiat. On reconnaît en effet

    Ô lac, suspends ton viol

    Et vous, heures pro-pisse…

    Le thème invoqué par LADOUILLE ne manque pas non plus de certaines affinités verlainiennes.

    Nous prions instamment nos lecteurs (et trices) de bien vouloir nous pardonner l’effort élitiste, fasciste et pédophile requis par notre ouvrage, dans lequel, faute de savoir s’il faut rire à vagin déployé ou se monter du col, nombre d’entre vous risquent fort le collapsus hystérocérébral. Mais la vérité vaut bien quelques nausées. Considérons à présent, je vous en conjure, les aspects les plus déplaisants du dénommé OTTO WEININGER ; Nous nous inspirerons largement du volume de LE RIDER Le cas Otto Weininger, P.U.F., 1982, bis.

    ...Otto Weininger vivait seul, et de ce fait eût dû selon le cas nous disons bien selon le cas

    1) se masturber un peu moins

    ou bien

    2) se masturber davantage ( à noter que s’il eût été une femme, seul le premier point eût été envisageable ; certains records sont en effet mécaniquement insurpassables).

    Cependant, chez un homme, si rien ne baise, tout pèse. Le coinçage de la gent féminine d’époque (la nôtre aussi bien) ne permet pas d’autre perspective que le bordel aux premières giclées de purée :

    « Regardez-moi raser anxieusement les murs, le dos voûté, le pas mal assuré, épier jambes et gorges, au mépris de tout commandement moral » - cité et traduit pas Jacques LE RIDER, opere citato.

    ...Hélas, OTTO WEININGER, notre héros à toutes, hélas ! comme nous le pressentions, s’est fourvoyé : Baudrillard assène d’emblée l’axiome de la laideur des organes génitaux. Il est hors de doute que notre auguste Rémois n’ait pris en pleine tronche la fulgurante révélation du Message (inexprimé pourtant !) de l’universel Jérôme LADOUILLE, dont le silence est d’autant plus éloquent : la répugnance du génie pour le coït, « acte animal, répugnant et sale ».

    ²

    ² ²

    Après avoir subi sans broncher leur destin biologique XY, où ils se sont tous deux heurtés à la théorie du doigt pardon du choix féminin, nos héros vont à présent se mesurer à l’Acte Volontaire.

     

    Tout acte volontaire s’accomplit en fonction d’une conséquence, voire d’un retentissement.

    Nous verrons ensemble comment le Poids Sociologique écrabouille l’étincelle, en fonction du milieu d’où elle jaillit. Moi aussi, anch’io, je règle mes compte. Malgré tous ses efforts pour grenouiller au sommet de la pyramide, mon indigne personne retombe à son rang, éternellement, ontologiquement médiocre ; la « coalition », la « conjuration » des hommes n’explique pas tout. Il manque à l’autrice de ces lignes l’aptitude aux rapports sociaux, le salonnisme, mais pis encore ce pognon et ce réseau de relations huppées trouvées toutes cuites dans le berceau des nantis. J’éprouve une profonde pitié pour ce misérable, condamné, sans motif, à pourrir dans sa bourgade périgourdine.

    Il me faut, à moi seule, venger le bas peuple. Mëme si Dieu a besoin de ce dernier pour faire croire au génie. Or ce peuple, je ne l’aime pas. Les hommes, je ne les aime pas. Problème insoluble : sauver l’humanité, par la culture, la littérature, le paradis ? ...la résorption de la Masse en Dieu ? Mais avant d’en arriver là – pouâh ! - tout remuer, tout agiter, surtout s’abstenir de toute solution. Démolir, exalter. Cracher sur les Riches, les Supérieurs, qu’ils disent, de tout mon jet de bave, en Haute Jacquerie. Car il serait tout de même temps de se rendre compte – que tout finit dans le même trou. Or, il se trouve que notre nazillon spermeux se tourmente sur le génie. Le génie ? c’est le Travail.

    Et certes il a travaillé le petit Weininger. L’infirmière aussi travaille. Le manœuvre aussi travaille. Mais le Génie, le seul, le vrai, celui qui réussit, il n’a pas de famille pour le faire chier, ni de gosses pour le faire chier, ni de boulot pour le faire chier. Mais de préférence chez Otto une bonniche pour éplucher les légumes, on la retourne on l’encule, ne pas se tromper - pon ! - un petit coup de surhomme de Nietzsche, un petit coup de Schopenhauer : Chacun trouve en soi cette volonté en laquelle consiste l’ordre du monde (…) - or ce qui m’intéresse, voyez-vous, ce n’est pas le Génie c’est la Recette. Les hommes à qui d’emblée tout fut donné, fric et puissance de travail, les Génies de naissance, si je peux oser ce pléonasme, ne m’en imposent pas. Peut me chaut de connaître la structure anatomique des ailes de l’oiseau, né avec ses ailes, le gros porc ; ce que j’aimerais, ce serait qu’on m’apprenne à voler, à moi qui n’en ai pas, d’ailes. (Subsidiairement, qu’on ne vienne pas, sous prétexte que chacun peut s’élever au génie, me rebattre les oreilles du « génie immanent des masses ». Schopenhauer a dit « chacun », il n’a pas dit « tous ».) Ce qui nous mène tout droit à la question de base, angoissante – die beängstige Frage : Jérôme Ladouille était-il un génie ? Ou bien : aurait-il pu, ou aurait-il dû, le devenir ?

    Ou encore : existe-t-il un génie de la connerie ?

    Qu’est-ce qu’un génie méconnu ?

    C’est un génie sans fric.

    « Mais ne te monte pas comme ça, mon vieux. Otto Weininger n’était pas un génie. Cette notion est d’ailleurs totalement dépassée, dérisoire même. Otto a publié, voilà tout ! ...qu’est-ce qu’un auteur non publié ? C’est un auteur sans fric !

    Je dirai même plus :

    « Qu’est-ce qu’un être nul ?

    - Allô ? Docteur Lévy, psychiatre à Bergerac ? Allô ?…

    * * * * * * * * * * *

     

    Pour Jérôme Ladouille, ce 26 fébriembre, c’est la catastrophe : de retour du marché, où les ventes ont baissé de 0, 54 % (Statistiques commerciales de Bourignac, 1965, t. XIV), Jérôme Ladouille, exaspéré, tire de sa camionnette un panier d’œufs frais, et bombarde, l’inconscient ! une troupe de six femmes largement quinquagénaires devisant sur le trottoir construit à cet effet. Il accompagne son geste insensé d’une apostrophe, restée aussi glorieuse que celle de Bonaparte au pied des Pyramides : « Les bonnes femmes, je les ai au cul ! » (Les Échos du Sarladais semi-septentrional, n° 1204 du 18-4-1965). Malgré sa formulation quelque peu outrancière, déplorée par la rapiéceuse du curé, Madeleine Aubeaufrère, le fond de la pensée reçoit – enfin la glaire ! - l’approbation vigoureuse de Marcel, gérant du « Sarlat-Tapetting-Club », et les félicitations flatteuses – quoique teintées d’une certaine réserve, du second adjoint au Maire, Florian Foutilot, témoin de la scène. « Ça, c’est parlé ! » se serait-il exclamé.

    Certains, et non des moindres, comme Charbon, cantonnier-chef de Pézérac-en-Bauques, affirmèrent avoir entendu ça, c’est tapé. Julien Baisençon, secrétaire de mairie, propose la version à ça, c’est envoyé ! en référence à l’ « envoi » effectif d’œufs (plus ou moins) frais sur les caracos des personnes du sexe. Mais si la deuxième formule porte plutôt l’emprunte d’une vulgarité paysanne assez éloignée de l’univers communicationnel du Sieur adjoint, la troisième, par son amphibologie amphigourique, renchérit de façon outrancière sur les capacités subtiles du locuteur. Nous nous en tiendrons à la formule number one : « Ça, c’est parlé ». Les lectrices dont ces problèmes terminologiques suscitent l’intérêt pourront toujours se reporter à la TCE (Thèse Collective d’État) L’a-t-il dit ? Ne l’a-t-il pas dit ? par A.K. Kreuzenstein, Olybrius Judenmacher et F. U. Kyoushtarbé, quoique certains paragraphes laissent à désirer par leurs aspects un tantinet polémiques.

    Pour JÉRÔME LADOUILLE, c’est la gloire : le maçon Pédemouille l’invite à boire au café des Deux Gonds, 26 rue Burtechouque. Il y consomme un Jus de Fruit.

    *

    Hélas, la Parque Lakhésis déroule avec célérité le fil de notre héros. Déjà se profile à l’horizon la douloureuse perspective du Verdebière de JÉRÔME LADOUILLE ;

    Pour échapper à l’équivoque (et imméritée) réputation que lui vaut désormais l’inconditionnelle approbation de l’immortel animateur du Tapetting Club, JÉRÔME LADOUILLE entreprend un long périple en terre ferme, puisant dans les réserves de son salaire : on le voit à Barbac, on l’aperçoit aux Peaubazines-de-Bradeaux, et jusqu’à Souillac, où il découvre les bords de la Borrèze universellement chantés.

    « Ces connards n’ont rien capté » note-t-il dans son journal (dont nous francisons l’orthographe). « À côté de la teub que je trimballe, j’ai deux glaouis, trois autres que tu connais pas » (rapprocher de la lettre d’O.W. du 5 août 1902 à Gerber (Guerbeur, évidemment) :

    À côté de la vie que tu connais, j’en ai deux autres, trois autres que tu ne connais pas (Trad. Jacques Le Rider).

    D’aucuns prétendent qu’une crevaison du pneu avant (dit « pneu moteur »), jointe à l’épuisement rapide de ses liquidités (il payait cash) l’empêcha de pousser jusqu’à Bouyssougnougues. En fait, il s’y serait rendu à pied, aggripé au plongeur-guidon, mais ne parvint pas à contacter Ludwig Trompagnac, le fameux Savetier Fasciste, parti aux bains de mer. Il revint par Trebzac et Calonquevie-les-Bourcradelles. La dépression fut son inséparable compagne de voyage.

    Ainsi Weininger voyagea-t-il également, mais à travers l’Europe – on a du pèze ou on n’en a pas – de Munich à Christiania via Berlin et Stralsund. Le facho, c’était Knut Hamsun. Hélas, la conjonction n’eut pas lieu. Le voyage fut morne : « Je traverse une très mauvaise période, la pire que j’aie connue » (Le Rider, Le cas Otto Weininger).

    Quant à JÉRÔME LADOUILLE , il revint de son équipée dans les sauvages contrées du Lot Boréal dans un état de complet délabrement. Quel bouleversement à son retour ! plus le moindre salut, plus une allusion à la glorieuse Journée des Œufs. Deux journées de périple cycloïde avaient pulvérisé le souvenir lumineux de ce bombardement de finesse et d’œufs lucidité. JÉRÔME commit l’imprudence, outré de tant de ténèbres, d’œufs d’œufs mander quelques éclaircissements à l’instituteur du village, Jacob Duchemin-Delagouttenfleur. Ce dernier l’étourdit de périodes, au sein desquelles son illustre auditeur parvint à extraire les pépites suivantes : l’exclamation jaculatoire au cul les bonnes femmes, renforcée par la projection de fœtus ovoïdes, aurait été l’expression d’un conflit maternel, conflit compressé, refoulé jusqu’à l’inéluctable. Nous voyons à quel point les théories les plus éthérées de Papa Siegmund avaient pu contaminer jusqu’aux cuistres ruraux de basse extrace.

    LADOUILLE se contenta de répliquer les bonnes femmes ça doit pas la ramener, d’abord elles on pas. Duchemin-Delagouttenfleur ne manqua pas de rapprocher cette évidence du propos de Strindberg, qui voit dans la femme un homme au stade rudimentaire. Dans son étude Femme, sexe zéro l’Auguste pressent l’analyse pertinente de notre éminent penseur. La deuxième déclaration de JÉRÔME, assidûment divulguée dans le sursaut d’en avoir été l’instigateur et unique témoin auriculaire, redora une légende en voie d’écaillement. Ce regain de popularité repoussa d’autant la Cuite à la Bière (ou bite à la cuillère). LADOUILLE s’attela donc à son ouvrage afin de rafraîchir ses fruits, avant que la tige ne s’en étiolât.

    Sans demeurer en reste, Otto Weininger se rend à Paris, en 1900, pour le IVe Congrès International de Psychologie. Le voici qui écrit. Chose extraordinaire pour un homme de sa classe sociale, il ne trouve pas d’éditeur. Un professeur d’université lui conseille « de ne pas trop se hâter, d’attendre quelques années, de vérifier toutes ses thèses en détail ». « Je lui ai répondu, écrit Weininger à Swoboda, « que je n’attendrai pas d’être devenu chauve pour publier Eros et Psyché, que je préférerais écrire dans les dix prochaines années dix livres comme celui-là et que, de plus, ma passion scientifique n’irait pas jusqu’à m’inspirer la patience d’un fonctionnaire du recensement » (cité par Le Rider, op. cit. ch. 1).

    Belle parole somme toute, que nous reprendrions volontiers à notre compte, si la formulation n’impliquait pas la possibilité de « publier » (???!) prématurément : plût au ciel que nous eussions publié, nous aussi, « prématurément » !

    Enfin son livre « parut », comme on dit pudiquement dans les biographies (voyez caisse) dans l’été de ,1903.

    En ce temps-là, il ne paraissait pas mille titres par jour, et tous les pontes applaudirent à grands cris : ce petit avait du bon sens, pensaient tous les imbéciles :

    « Ce travail satisfait amplement aux exigences définies par les règlements universitaores » (Friedrich Jodl, cité par Le Rider, op. cit. ch. 1)

    « L’auteur devrait s’engager à supprimer avant publication certaines invectives polémiques »

    (Pr Laurenz Müllner, cité et traduit comme d’ailleurs toutes les autres citations de cet ordre, par l’inévitable Sieur Le Rider, op. cit. ch.1)

     

     

     

    Après quoi, pressé d’en finir avec la vie, notre auteur rompt avec sa juiverie (second degré ! second degré !) pour se convertir au protestantisme.

     

    *

    Deux grands théoriciens

    OTTO WEININGER s’attaque donc à la dénudation de la femme, jusques aux os. Le chapitre 8 de l’ouvrage de JLR nous rappelle opportunément que Zwerginger a toujours considéré comme secondaire l’explication sociologique des différenciations sexuelles comportementales. Or, dès so, époque, c’est pourtant par là qu’on s’orientait, à s’y éreinter.

    Ainsi donc, tout comme votre servante, Otto Weiningo-Zwergiger refusait la branchitude. Certains d’entre nous sont en pleine conscience de penser, voire d’écrire des conneries. Mais au grand jamais ne leur viendrait l’idée saugrenue d’habiller leurs névroses d’oripeaux scientifiques. Otto W., au contraire, y cherche une consistance, une justification à ses élucubrations : il existe une incompatibilité totale entre la sécheresse déshumanisante de la démarche scientifique, qui pétrifie et salit tout ce qu’elle touche – au nom de ce qu’il faut bien appeler le Vrai – et la pulsation littéraire, dangereuse certes, oscillant sur le vaste cadran du fascisme et de l’hystérie, mais combien voluptueuse et enrichissante.

    Otto, hélas, basculait dans l’enfer des sciences exactes, dont certains désormais dénoncent les ravages sans doute irréversibles… D’où, chez WEININGER, ces truismes hallucinants dignes de « la vertu dormitive du pavot » : la « féminité », la « virilité », sexe-pliquent par des « substances vitales » spécifiques, respectivement le « thélyplasme » et l’ « arrhénoplasme ».

    Otto fait feu de tout boa : dictons populaires, préjugés, tout ce qui traîne : c’est si vraisemblable que ça se passe de toute démonstration. Weininger par exemple présente à ses amis un jeu de photographies de femmes, et leur demande de choisir la plus belle - ça, c’est de l’expérience, coco ! Quelle irrespirable rigueur ! et de s’interroger gravement sur les propriétés glandulaire du cuir chevelu des femmes, afin de trouver ce qui provoque chez elles l’abondance de la chevelure !… grandiose…

    ...L’analogie devient preuve, comparaison devient raison, les règnes végétal et animal viennent à la rescousse : il donne une force scientifique à la divination (Le Rider, op. ci. p. 65). Quant aux travaux de Mandel sur l’héridité… jamais entendu parler.

     

     

    Mais le fin du fin est évidemment cette splendide formule :

    XXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

    X A = k f (t) X

    X a - b X

    XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

    A = force de l’attraction sexuelle

    k = affinités données entre deux individus

    a = proportion de H (virilité) chez l’un des partenaires

    b = proportion de F (féminité) chez l’autre partenaire

    f (t) = temps de réaction…

    (Le Rider, op. cit. pp. 60-61)

    « Victime des illusions de scientificité dont il s’entoure, Weininger se réclame hautement de la doctrine positivisme au moment même où il s’égare dans une métaphysique approximative ».

    (Le Rider, op. cit. p. 62)

    ...Bien sûr notre Érudit met aussi en formule l’homosexualité :

    H = 3/4 H + 1 F, et H’ = 3/4 F + 1/4 H.

    Il en conclut que l’homosexualité étant naturelle n’a pas besoin d’être « soignée » - pour une fois qu’il ne dit pas de conneries, nous pouvons le féliciter, mais pas pour longtemps, car le voici qui retombe dans le mythe increvable de la Pédale Antique… D’aucuns ont prétendu que tout cela n’était pas « sérieux » ; que c’était « de la littérature » ; que Weininger eût mieux fait d’écrire des histoires de cocus à la Paul Bourget : « les critères du vrai et du faux paraissent inadéquats pour le juger » (Le Rider, op. cit., p. 68) …La littérature au moins ne fait de mal à personne.

    ...Quant à nous, fervents glosateurs, béants d’extase, nous nous contenterons de répéter en boucle 

    A = ___k_____ ● f (t) …

    a - b

     

    ...Quel bond fantastique vers les cimes de la science spéculative ! - one more time :

     

    A = ___k_____ ● f (t) …

    a - b

     

    Enfin le génie, à l’aube du siècle, éjacule irréfragablement cette prodigieuse équation tendue entre l’Algèbre et la Poésie ! Voilà qui précipite à la trappe toutes les fumeuses théories sur Dieu sait quelle équivalence des sexes fondée sur les aberrations de la biologie :

    A = ___k_____ ● f (t) !! !

    a - b

     

    Cela vous surpasse d’un coup tout ce que la science génétique n’a su que balbutier jusqu’à nos époques ! Nous étonnerons-nous que Weininger se soit écrié, dans un élan de lucidité épistolaire :

    « Je crois que les forces de mon esprit auraient été capables de vaincre tous les problèmes » ! (Lettre à Arthur Gerber – Kimfä), citée par Le Rider, op.cit. P . 94,) (assertion confirmée par Swoboda, dans un discours de 1958 devant le Pen Club de Vienne :

    « Sa vie n’était qu’un effort continu de réflexion. Il ne se lassait jamais et ne prenait jamais de repos. Il philosophait en toute circonstance, dans la nature ensoleillée, dans ses promenades en ville, au café dans sa culotte. Tout ce qui se présentait lui donnait matière à une théorie définitive » (légèrement modifié d’après Le Rider, op. cit. ch. 1)

     

    X

     

    X X

     

    JÉRÔME LADOUILLE fera-t-il moindre figure ?

    Pas du tout.

    La tradition qu’il nous a léguée ne doit pas elle non plus s’estimer sur des critères dépourvus de pertinence : ainsi n’est-il pas un écrivain. Ses formulations ne se laissent pas enfermer dans les carcans du « Bon Usage » d’un Grévisse.

    En revanche, aussi bien que chez Weininger, c’est la rigueur, voire la roideur, du raisonnement logique qu’il faut admirer ici : nul ne conteste plus aujourd’hui, grâce à des personnalités aussi relevées que JÉRÔME LADOUILLE, que les femmes sont complètement cons.

    Un jour pourtant (digressons un brin) il soupira - témoignage émouvant de la délicatesse d’un homme de goût : « Si que je pouvais baiser ! » Certains sont même allés jusqu’à relier son obsession de la Connerie à une certaine dégradation de l’image d’autrui en lui-même :

    « Après qu’euj’ soye crevé, y’aura pu rin » (Corpus ladoculense 258)

    « Rin n’vaut tant rin que c’qui n’vaut rin de tot » (ibid. 287)

    et même :

    « Euch’ chui un artisse

    «  Euch’ chui un philosophe

    «  Euch’ chui l’vrai martyr eud’ la Connerie »

    (ibid. 312/313 – 325)

    - ce qui pourrait ébaucher un certain second degré de JÉRÔME LADOUILLE – mais rassurons-nous : chez ce Con Parfait, ni véritablement artisse, ni véritablement « philosophe », gibt es keine Weltanschauung – et cependant l’exactitude. Le génie. Une fois sans faille en soi-même, une indifférence abyssale aux abjections de la sentine « spirituelle ». Un Courage venu directemen des Couilles.

    D’où provient donc ce Courage, d’où cette Connerie, d’où ce Génie » ?… La Connerie en effet partage avec la Femme de remonter à la plus haute antiquité. Il ne s’agit pas chez LADOUILLE d’élucubrations, mais d’une tendance fondamentale, car la Connerie est d’essence divine. Il était du dessein de Dieu que nous fussions cons (et que deviendrons-nous si les Martiens nous colonisent ? nous soumettre, ou disparaître). Nous autres les cons, prenons enfin la parole à cul découvert. Face aux beaux penseurs qui nous rebattent les oreilles des « bienfaits de la mort » et de la « grandeur de l’échec humain » du haut de leur réussite, affirmons haut et fort que nous autres, cons de base, n’accepterons jamais la mort et l’obscurité.

    Dieu n’est pas fait pour dissiper notre terreur, au-dessus qu’il serait de ce petit quart d’heure, « la mort », pfff ! Mais contrairement à ceux qui nous enferment sous notre peau de « singe nu », nous prétendons nous opposer sans relâche à la Nature Humaine. Car tel est le fin mot de l’histoire : LADOUILLE et WEININGER étant égaux devant la mort, il n’est pas juste que l’un survive et que l’autre meure, et que je meure.

    X

    X X

    Jurançon,val,bombardier

    Le Tout-Bourignac, ou mieux : Tout Bourignac a entendu, au moins une fois, « Au Cul les Bonnes Femmes » (ACLBF). Hors du village,incognito total. Mais ce n’est pas une raison pour précipiter le bouc émissaire JÉRÔME LADOUILLE dans les latrines de l’Histoire. Mais « n’anticipons pas » et goûtons l’aphorisme : « Quand une bonne femme aime un gonze, a peut pas l’sentir «  (cf. Strindberg : « Lorsqu’une femme aime un homme, elle le hait, parce qu’elle se sent inférieure et soumise à lui ») (référence introuvable, et pour cause).

    « Par rapport à ce que fait le mec, ce que fait la bonne femme est complètement dingue » (ACLBF, 75,6,7) (cf. Moebius : « Comparé à celui de l’homme, le comportement de la femme paraît

    pathologique, comme celui des nègres comparé à celui des Européens » De l’imbécillité physiologique de la femme, plusieurs fois réédité) (cette citation figure dans Otto Weininger de Jacques Le Rider, pp. 41 et 75)

    « Moi chuis un mec, je baise pasqu’y faut bien, autrement c’est dégueulasse » (ACLBF, 90,6,8) – ici, pas de parallélisme ; la connerie ne peut rivaliser plus longtemps avec la fulgurance).

    « À force de chialer pis de gueuler, une bonne femme finit toujours par vous enculer » (op. cit. , 98, 5, 1)

    « Aucun mec ne trouve beau le zob [sic] de la femme, qui blesse la pudeur » (on voit que J.L. avait de la culture).

    « Les prolos sont tous des cons, mais c’est quand même moins pire que si ça soyerait des bonnes femmes » (op. cit., 101,5,7 et 8,2)

    .N’oublions pas que Bourignac compte parmi ses citoyens le futur Jo Bambogne, le Baffeur de Femmes…

    Combien nous comprenons de nos jours l’amère déception de JÉROME LADOUILLE, qui nourrissait l’espoir que son courageux lancer ovoïde l’aurait d’emblée propulsé aux rang de prospecteurs des espaces ! Quelle émotion nous étreint à lire, sous la plume de J. Duchemin-Delagoutte (Ladouille et moi, itinéraires spurituels) (non mentionné par Jacques Le Rider) cet aphorisme ladouillique :

    « Ah que les femmes, toutes des putes »

    qui approfondit vertigineusement le regard extralucide porté par Notre Héros sur 52 % de l’humanité...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le numéro de clown

    C o l l i g n o n H a r d t V a n d e k e e n

     

    LE NUMÉRO DE CLOWNS

     

    Être clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Sur le tas aussi. Mais il y a des écoles de clowns. Si tu es doué, tu auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter dans la lignée des paillasses, tu pourras bien éblouir le public, épater le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront pour finir adopté, de ceux qui désormais constituent ta famille, ne manifestera la moindre admiration, le moindre étonnement : estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime. Souvent tu auras été clown de naissance, car c'est bien le diable qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.

    Tu as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian, pour incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant les bêtes ou en domptant les tigres – mais c'est lelui, le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche l'éléphant, monte les gradins, à la courbature de son dos. S'il dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le public, par ses contorsions, de la trapéziste disloquée sur la piste.

    Musicien, il jouera le Troisième impromptu de Schubert sur une corde à travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et tu prendras les baffes avec grandeur. Zavatta dit : « Si je reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ». Voilà pourquoi le clown est le plus humble, le plus orgueilleux, le plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde compte, qui répond présent partout où les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais, précisément parce qu’ils n’ont jamais défailli, pour se faire à jamais justifier d’être le Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne tout le reste si le reste est raté ; en vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un cirque, à la lettre, qui n’existe pas.

    Nous pourrions tout autant il est vrai célébrer le dompteur, triomphe immémorial de l’homme sur la brute,  ou les antipodistes échafaudés les uns sur les autres et qui défient les lois de la résistance cardiaque ; mais la vanité m’incite à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme, homo faber, homo erectus, homo sapiens, est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian, toute la troupe, après un entretien très grave, comme on dégage lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce que tu n’aurais pu enfanter de toi-même : ce qui procède au plus près du Clown, plus seul encore et plus rongé de doute, un comique. Et même à supposer que les plus grands, que Devos à lui seul, qui d’une mimique, d’une pichenette, d’un ballon, enchaîne à ses pieds le public, au point que la plus fugace expression passe pour un gag et déclenche le rire, c’est encore au clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.

    Ressemblances ou différences (tyrannie du rire à heure fixe, même si son propre fils se tue à moto le jour même) le spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique de cabaret, le spectacle continue. Il ne peut s’interrompre puisqu’il est sacré, dans son bondissement vers le ciel, quitte à s’y heurter, à s’y cogner(...) la tête, quitte à tomber – car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais révéler, de ne jamais sous-entendre au public qu’il va mourir, qu’il doit mourir – ce qui adviendrait immanquablement, immédiatement, si le spectacle, ne fût-ce qu’un instant, s’interrompait. Le clown, le comique, sont pluriels, ils jouent devant leurs pairs, mais chacun reste seul, seul avec tous (Terzieff).

    Il est rongé. De bile. De peur. Suant d’angoisse par caque pore. Il danse sur la corde raide entre « juste espace » et « fusion », communion et cabriole – pour placer son effet, comme un revers, une estocade. Le comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul en scène » comme on dit à présent (exit le hideux one man show). Perdu, flingué, pour peu que son dernier «mot » ait capoté. Nul plus que lui n’est guetté par la chute, l’ulcère – le fiel. J’étais comique. Venu d’un numéro de prof qui ne m’intéressait plus – public obligatoire : où est le danger ? Je faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux moëlles, si le respect m’était refusé.

    Le comique déteste qu’on le prenne pour un comique. Mais à cinq ans de la retraite, j’ai décidé de monter mon propre spectacle, pour y inclure certains cours, justement. Pour commencer, je me servais d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul, devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même » disait ma grand-mère du Jura. L’expérience m’a montré que l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi que ce soit. Le fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas Mnouchkine qui veut. Le fantaisiste, le soliste, n’est d’ailleurs pas un comédien. Il sera toujours, qu’il le veuille ou non, un aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul.

    Dictateur de moi-même, je suis parvenu à extirper le rire de ces cons d’en face. J’ai joué le prof, les parents (odieux), l’administration. Et surtout j’ai banni de mon répertoire le sketch inepte de la remise de copies, où se réduisent la quasi-totalité des « prestations » de mes cons frères, ceux qui n’ont jamais remis les pieds dans une salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi : l’éclairagiste, les techniciens prolos vous êtes bien contents de nous avoir j’ai répondu comme on est bien content d’aller chier tous les jours ça ne leur a pas plu et ils m’ont plaqué – toujours ça de contacts en moins. Le comique hait le monde entier. Ma paperasse, mes démarchages e tutti quanti je me les suis faits moi-même, ce qui m’a permis de végéter, mais dans le bonheur : « Non et mille fois non, tu n’es pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - dis « l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai ; à propos de femmes, j’avais avec moi pour l’heure une certaine Almée, Angolaise, toute noire. Elle me secondait en tout, et je ne supporte plus à présent que les gens qui me secondent. Évidemment pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas. J’ai toujours répugné aux femmes, qui ont toujours préféré se branler dans mon dos, ce qui est bien entre parenthèses ce qu’elles savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me laissait aller aux putes, et se masturbait dans son coin comme je viens de le dire. Voilà comment je conçois les femmes, moi : collaboratrices dévouées, discrètes et frottées jusqu’au trognon, pour une bonne fois me foutre la paix.

    *

     

    Tcherkossian, je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant tout le quartier. Une semaine après, ils avaient réitéré : pour les clowns, Tcherkossian,donc, et moi. Première fausse note : nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et tombent sur une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une erreur... » - l’erreur, c’était la peau.

    - La fée, c’est moi ! » Elle était mignonne, Almée, avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire;la fillette avait sauté du lit : « Chouette une Noire, chouette une Noire ! » - pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous bousculant, maquillés au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté le pas dans les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres enfants se sont mis à fêter les 8 ans de la fille. Nous avons tous les trois fait croire à l’assemblée que Tcherkossian s’appelait Tarche, « le fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet arche cet âge) est sans pitié » (Les deux Pigeons), « j’habite au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche » c’est nul, on va l’appeler Albert – quand la Fée s’est spectaculairement démoli le cou-de-pied en criant « Ouille ! mon méta-Tarche ! » et les petits cons n’ont rien compris - total mépris. Alors Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et j’ai crié Un chien ! On y met le feu ? Enfin le troupeau comprend qu’il faut ire, et tout le monde se retrouve à quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé la patte , en vrai. Voilà ce qui arrive quand trois clowns convoqués improvisent un excellent numéro en costume, et enchaînent au même rythme. Les enfants s’étaient regroupés autour de nous avec les orangeades et nous entendions battre en cuisine la porte caoutchoutée du réfrigérateur.

    Almée a raconté ses expériences d’auto-stoppeuse : «Pour les filles c’est facile ! »

    Sur la route de Guatemala Ciudad, un petit gros m’a fait assoir à côté de lui ; il voulait me tâter les cuisses. Je croisais les jambes, je décroisais les jambes. Il conduisait très vite, d’une seule main. Puis il a ouvert sa braguette et se touchait. J’ai détourné les yeux en vitesse ; jamais je ne m’étais intéressée à ce point à un paysage ».

    Nous nous sommes retrouvés dessoûlés dans une brasserie « Munichoise » avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un coin. Les garçons nous fixaient. Nous nous sommes souvent interrompues, crainte que le concurrent, l’autre, n’empruntât ce tic, cette torsion du nez, cet accent étranger soudain. Épiant la moindre mimique, sans rire, pincés, comme aigres – le comique est un être rongé par la bile. Nous ne parvenons pas à nous égayer. Nous ne l’avons pas souhaité. Nous avons fini par nous ennuyer, l’un l’autre, et chacun de soi-même. Les gestes deviennent ébauches, les allusions, indécelables, et le silence est venu. Rien de plus déprimant que ces confrontations d’augustes : il n’en faut qu’un, par cirque. Par music-hall, par salle des profs, par entreprise.

    Autrement c’est le clash. Garanti. Les deux se font concurrence. Ça n’intéresse plus personne. Dans le courant de la conversation, nous nous sommes aperçu que nous parlions tout trois l’allemand : l’ Angolaise, avant moi, tordait de rire des parterres de Geschäftsleute, hommes et femmes d’affaires, de Rostock à Leipzig ; rien ne déridait davantage ces chimpanzés en costumes que d’entendre une Noire écorcher l’allemand avec des intonations bantoue. Kolossale Finesse ! L’entrain a rebondi, juste un peu ; nous avons croisé nos impressions sur les publics teutons, dont les meilleurs jeux de mots reposent sur des à-peu-près (« meine Samen und Spermien » statt « und Herren). Alors les maçons, depuis longtemps exaspérés, se sont mis à tourner, torchant les guéridons à grands coups de loques, nous aspergeant d’eau sale, bousculant les sièges vides.

    Ce sont d’abord des réflexions à haute voix sur « les gens qui parlent deux langues ». Tcherkossian observe encore plus fort que c’est bien la première fois qu’il entend des commerçants dauber leurs clients. Il se fait rabrouer par ces cons de prolos, nous le soutenons, les loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on n’en est pas à pleurer après le client, tout le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la boite s’est fait saccager. Lorsqu’on s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le numéro, les passants nous ont regardés d’un air bizarre, mais peut-être que je me fais des idées sur les clowns. J’ai entraîné Almée l’Angolaise, pour lui épargner l’atroce parallèle entre comique et tragique : dissertation superflue.J’ignore pourquoi ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la portion fac- centre ville, je les ai retrouvés.

    Existaient encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls possédaient ce genre de pisse-roulettes les gars ou filles fichés « gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant : Almée l’Angolaise au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la banquette arrière, ivrissime. Il me fait une petite place. La passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de toile de toit font un cocktail gerbatif. La conduite à droite est approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne. Les filles éclatent de rire. Il flingue tout ce qui passe : file de gauche, file de droite.

    Comment peut-on se ridiculiser de la sorte. Je suis sûre à présent que Tcherkossian ne possédait pas une once de talent. Des doutes commençaient à me venir sur ma propre vocation – qui trouvait à vrai dire peu d’occasions de se manifester : depuis notre expulsion, Ovaness Tcherkossian ne trouvait plus la moindre soirée d’animation à se mettre sous la dent. Le très petit réseau de comiques à domicile s’était vite communiqué nos adresses… Les filles sont redescendues. D’un pas mal assuré elles sont venues ouvrir les portes arrière en grande cérémonie. Je voyais bien que la passagère n’avait d’yeux que pour Tcherkossian. Jamais je n’ai attiré le regard des filles. Bras-dessus bras-dessous nous sommes allés vers un chapiteau de cirque où se produisaient des politiciens.

    Almée l’Angolaise s’est engouffrée là-dedans, elle en est ressortie cinq minutes plus tard en costume extravagant, pour distribuer des tracts : le meeting sous chapiteau se tenait au nom de la gauche pro-cubaine. Les orateurs, dans une grammaire approximative, flagornaient les charmes de l’île à Fidel : « Il a dispensé au peuple les bienfaits d’une alphabétisation massive ! » À mon tour à l’intérieur, j’ai applaudi. À côté de moi sur le gradin hoquetait en rotant la passagère blonde. Au lieu de fixer l’orateur elle me fixe d’un œil de poisson. Je lui ai crié dans le vacarme qu’elle pouvait toujours attendre que je la pelote, et qu’il n’était pas question que je subisse les premiers refus de rigueur.

    Je lui ai même gueulé, dans une acoustique déplorable, que jamais je ne m’abaisserais à ébaucher quelques premiers gestes que ce fût ; que j’en avais ma claque des brimades ; elle s’est alors éloignée, définitivement, et voilà comment j’ai rencontré Ma Femme. Pour l’instant, le récit, ou le bavardage, se concentre sur Tcherkossioan : j’ai fini par monter, avec lui, un duo. Il ramenai les filles, une pour lui, une pour moi. La mienne se détournait de moi, et il finissait par s’envoyer la paire. Il s’en excusait gauchement le lendemain matin. Je lui répondais immanquablement que je n’en avais cure, ayant passé la fin de la nuit (douze minutes) avec une pute. Quant à sa grosse gueule, avec la barbouze qu’il se faisait pousser jusque sous les oreilles, elle le faisait passer pour un authentique barbudo. Les femmes riaient de ses plaisanteries, et de mes ridicules. C’est la vie. Nous avons vécu ainsi lui et moi toute une année, sans coucher ensemble mais dans la complexité – rivalité, admiration, et toute la gamme. C’était un fils de cheminot. Ses revenus, comme les miens, n’ont jamais excédé la modestie. Il n’a jamais effleuré la moindre notoriété. Neither did I (« moi non plus »).

    Nous sommes restés pauvres. Il a professé des théories révolutionnaires, mais lui tout seul. Il a connu des fins de mois difficiles, expression impropre car le mois n’existe pas dans nos métiers – était-il en revanche bien obligatoire de se meubler au « Marché des faillitaires » ? ...de tonner contre le capitalisme et de piller les intérieurs ? Combien de larmes ont-elles coulé sur ce bureau, combien de force y avait-il dans ces bras de femme retenant le divan que l’on traînait sur ce palier ? est-ce qu’il a trouvé chaque soir le sommeil, Ovaness Tcherkossian ? Quand je l’ai quitté, son nez s’était busqué au milieu de tous ces poils. Il souriait comme une lame, portant un de ces petits couteaux des Andes Ojo de Agua retenus à la ceinture par un anneau, comme un véritable guerillero. Il refusait de manger sa viande autrement qu’en la tranchant au ras des lèvres, tout en célébrant bruyamment « ceux qui ne peuvent pas s’en payer tous les jours ».

    Avec son cuchillo à saigner le bourgeois. Puis je n’ai plus revu personne. Seize années de suite. La Blonde et moi (souvenez-vous) nous étions éclipsés, comme lui, dans le vaste espace du temps – elle s’appelait «Marianne », puis nous nous sommes mariés (ensemble) – nous avons déménagé – c’est loin Bordeaux, loin Stamboul – seize ans, toute une vie d’ados perdus de vue, puis j’ai voulu renouer – j’avais redéterré, à huit ans, la mésange en boîte à sardines, « pour voir » : une grosse mouche était sortie, 5 morts en 5 semaine dans le bled, bien sûr, que c’était ma faute ! Seize années donc se sont passées. J’avais écrit là-dessus de très belles pages, très nostalgiques – perdues – qui disaient : « ...deux blenno m’ayant rapproché de mon épouse, qui croissait en intelligence et beauté, je ne sais comment un jour l’idée m’est venue de revoir Ovaness Tcherkossian, que j’avais si peu connu, l’Incontournable Révolution de LXVIII en majuscules dans le texte nous avait séparés.

    Que signifie « révolution » pour un comique ?

    Dernier signe des temps – dernier adieu sur le quai – avant l’immense départ, je reçus du fond de mon exil (Bordeaux était le bout du monde ; il l’est resté) une grande enveloppe solide et brune à l’intérieur tout capitonné de poèmes, dessins, messages à double sens, croquis, pamphlets et caricatures comme on en faisait alors. Je la conserve sous l’attestation de première Communion Simone (ma mère) – les moins de cinquante ans ne peuvent déjà plus imaginer de quoi je parle. Nous avons répondu sur le même ton, des idées qui n’étaient pas de moi, des vies que je ne pouvais vivre ni eux non plus, je ne savais plus qu’une chose : jamais plus nous ne reverrions Tours.

    C’est de vingt à vingt-cinq ans que datent les ruptures les plus inexorables, les plus irréparables. J

    Je n’ai plus rompu depuis avec qui que ce soit, quoi que ce soit – ce qui fut ma pire erreur. Il faut rompre quand on est jeune. Faire un enfant par exemple ; trois ans de solitude sèche. Disons quatre. Ou cinq. Tout le monde en fuite. Nulle amitié, nulle fidélité qui tienne sous une telle avalanche de d éjections et de niaiseries qui vous cimente, qui vous bétonne une existence humaine – puis d’autres amitiés s’esquissent, s’ébauchent comme un renvoi venu de loin, on se refait des souvenirs, on se rencourage, on se reconsolide, puis des ruptures à tout va, d’autres solitudes, élagage, défrichage, tronçonnage ; ça tangue, on largue, on se fait larguer, par les plus cons, les plus courageux, on perd son temps, on brade son temps, avec des hommes, avec des femmes, qui le méritent, qui ne le méritent pas, cul par-dessus tête, dans la cruauté la plus imprévoyante, laplus inconséquente.

    Puis on s’exile (ailleurs...meilleur…), histoire d’aller de l’avant, sans plan ni projet, on se rapatrie, sans rien de construit, sans un rond, paumé, fané, l’idée vous revient – vous suivez ? - tandis que les autres, ceux qui sont restés, bille en tête, ne vous reconnaîtraient pour rien au monde – j’ai rouvert le cercueil de l’oiseau l’idée de vérifier si les autres, ceux qui foncent, si vite et si négligemment, si lâchement et si réciproquement plaqués, avaient eux aussi fini de réviser, de rafistoler, d’enrouler leurs existences comme autant de banderoles – pour bien se casser la gueule, parce que tout de même, il y a une justice pas du tout disent-ils pas du tout, j’ai changé de femme (« de mari »), j’ai changé de vie, de ville, de brosse à dents, de voiture » - « toi tu n’as pas changé » - toujours aussi con tant qu’à faire – d’ailleurs ils te le disent « Alors, Massu, toujours aussi con ? - À votre service mon général »- ils ont replié leur vie comme une banderole.

    Ils s’imaginent faire quelque chose, être « en route », tambours et trompettes, je rote je pète rien ne m’arrête « réussir » ils appellent ça, déjà sur le chemin des morts, je ne vais pas leur dire – moi que je suis tellement plus loin, sans avoir eu besoin de changer, ça doit être vrai puisqu’ils le disent (« ce sont les autres qui vous définissent mieux que vous ») - ah ! « je n’ai pas changé », bande de cons…

    Car aussi loin que nous pouvions remonter, nous n’avons jamais été, moi et Ma Fâme, la même femme, de ces gens qui « évoluent », mais bien de ceux qui, nostalgiquement, se penchent sur leurs échecs et se mortifient doucement, avec de brusques violences pour faire joli. S’il fallait désormais me justifier comme je faisais en ces temps-là – j’invoquerais ce droit de tous à conserver sa gloire, qui est chez Corneille « la [haute] opinion que l’on a de soi-même ».

    À 38 ans passés – je jouissais d’innocence – j’ai posté de ma main une lettre à Tcherkossian – ma réponse à l’ultime enveloppe n’ayant pas à son tour engendré de réponse : là-haut déjà, sur les bords de la Loire, les couples se déformaient, les opinions se délavaient ou se pétrifiaient – les vies s’étaient concrétisées, les convictions reniées, radicalisées, les vies démonétisées, concrétisées, tandis que de foudroyantes grossesses souillaient, broyaient, pulvérisaient inexorablement les derniers vestiges d’espoirs et d’ascensions. J’étais rest, c’était donc vrai, le même – aujourd’hui encore en vérité j’ai peine à croire que j’aie vécu.

    Début 83 (2030 nouveau style), retour d’Autriche, j’ai donc si bien soupesé, balancé chaque terme de mon message à Tcherkossian (disais-je) que mon vieux clown m’a répondu par retour du courrier par quelques phrases sobres pétries d’émotion : « Viendrai vous chercher en gare ». Son écriture exhibait d’étranges gondolements. J’avais assurément appris, sans précisions, qu’il lui était « arrivé des choses ». Il m’attendait sur le quai de gare, en province. Glabre, méconnaissable – tondu. Une laideur atroce, comme il arrive immanquablement, inexorablement, à tous ces mâles qui se mettent la boule à zéro. Qui veulent, donc, « repartir à zéro », tifs compris.

    La mode des « cheveux longs » était bel et bien passée – ce n’était pas, d’ailleurs, une mode – mais un temps, révolu. J’ai conservé pour ma part et conserverai toujours ma crinière de Lotharingien, de Franc Salien, jusqu’à ma mort. Je refuserai toujours, jusqu’à ma mort, de me « viriliser », d’endosser cette défroque de la connerie. Cette espèce de couillolâtrie où les mecs se croient tenus de se précipiter comme on plonge dans la lunette de la guillotine. Au point qu’il existe aujourd’hui des filles qui envoient leurs types se faire tondre. Hagards, désastreux, les gros porcs se croient tenus de s’exhiber dans ce qu’ils ont de plus hideux.

    Je veux toujours avoir l’air d’une femme. Juste un peu. Au moins. D’un inverti, d’un pédé. Ovaness jadis si beau. Tandis que cette tronche de coloquinte verruqueuse – avec des creux, des excroissances, défiguré, cratérisé comme une pleine lune, déformé, défoncé. Pommettes saillantes. Protubérances jurassiques. Mâchoire de mutant. Blême, pathétique. Cabossé, le Tcherkossian. Inqualifiable, quelconque – ignoble. Et au milieu de toutes ces chairs, de tous ces os, des yeux – implorants, égarés, noyés, ivres de pénitence, des yeux qui se soûlaient tous les matins, au réveil, dans la glace, et plusieurs fois par jour, cette espèce de cul, rasé, bosselé, infiniment obscène, sur une face ravagée, ravinée par les larmes, même et surtout si pas un pleur n’avait suinté.

    Quelque chose de blafard, de lacéré, falaise de craie juste effondrée, mais mou, jusqu’à la veulerie.Le voyant ainsi, sur le quai, tout fragile et grelottant, je me promets de l’accepter tel. Il nous a convoyés dans sa deuche populo de rigueur ; au pied d’une bâtisse cubique à volets verts, au fond d’un jardin pelé, déclive, où claquaient sur des perches à fèves des fanions tibétains. c’était la maison la plus ancienne de la ville, « où se tenait la Kommandantur ». Un tapis de corde, un bac à chat par terre à droite, pour Michel, « du nom de celui qui nous l’a offert ». À gauche un bureau, son synthé, sa bibliothèque. Tout droit la cuisine, une autre chambre au-delà sur la gauche. À la table une femme inconnue, Tilyé, Alsacienne dorée enfournant un vieux Baekeoffe à bouffer plus tard.

    Ancienne sagiaire, vingt ans, me dit Tcherkossian, qui en a trente-sept. Tilyé nous dit très vite qu’elle n’a pas souhaité ces retrouvailles ; son travail personnel avait été d’exorciser le passé, d’éviter toute rechute, tout retour en pleine gueule de jadis – Ovaness est encore trop sensible. L’urgent n’est pas de retrouver l’ami, le réapprivoiser – mais d’amadouer l’Obstacle, la nouvelle épouse. Qui aurait voulu nous laisser d’emblée tous les deux, lui et moi – j’ai déjoué le piège. C’est à elle seule que j’ai fait la conversation, bille en tête, parlant projets de voyages, plaisir de revoir l’ami, changements tous interprétés de façon positive. Tilyé répondait peu, posait les viandes, sans lever les yeux. Arielle était près de moi, qui faisait nombre, diversion. Nous avons mangé. Au mur une photo de classe, année 1891-1892.

    À côté de chaque tête, au stylo, une date de naissance, une date de mort – tous des garçons. Un seul mort jeune, en 1920. Juste au-dessous, une perspective cavalière d’Ouessant, avec mention de tous les naufrages et silhouettes de tous les navires, date et nombre de victimes. La bouffe est fade et copieuse. Je bois beaucoup, ce qui meuble, ce qui permet, une fois vidé le sac aux anecdotes, de faire étalage de questionnements homosexuels les plus rebattus. Pourquoi confier cela d’ailleurs à une femme, qui n’y comprend rien (autant de pédés, autant de mecs qui ne nous emmerdent pas) – l’homosexualité ? j’en avais tâté sans plus, sans manquer une occasion de le monter en épingle, à la grande exaspération des véritables pratiquants.

    Promenade digestive. Lourds, les estomacs. Et tandis que nos compagnes se lient sans histoire sur fond de prairies, nous nous sommes tenus à quelque distance, nous dévorant des yeux, à en pleurer , à en tomber dans les bras l’un de l’autre, si Tilyé ne nous en eût dissuadés d’un grand éclat de rire de jument. Nous avons tous parlé très vite, très fort, précipitant les confidences, comme si nous nous étions quittés de la veille. Nouvelle Épouse écoutait, resservait sa mixture à grandes louchées,à pleines écumoires dégoulinantes, et vin,vin, vin. Elle a fini par donner ses appréciations évasives, puis s’est confiée d’assez bonne grâce. Elle avait connu Tcherkossian en classe de seconde – bon nombre de bouffons, incapables d’embrasser une vie d’artiste, se recyclent dans ce cul-de-basse-fosse des bonnes intentions :  l’Éducation Nationale. « Je n’aimais pas Tcherkossian » dit-elle. « Les autres filles non plus » (trop dragueur). Lui : « En début d’année, j’arbore les couvre-chefs les plus extravagants. Les élèves ne disent rien, puis n’osent plus rien dire ».

    Ils se sont revus quatre ans plus tard. Elle l’a repris en main, sauvé, repêché, à ma place, sur la berge, délivré du mal – je lis en me penchant, à l’envers d’une porte d’armoire, au crayon gras : Moi, Ovaness Ycherkossian, j’ai réparé moi-même cette planche, le… tant… - vaut-il mieux couler, émerger ? ...Le suicidé vous est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? … Enivrés, pesants, nous gagnons Arielle et moi – je ne puis me déplacer sans elle – nos lits à l’étage, titubant du mur à la rampe tu te confies à une fille qui ne nous est de rien je réponds je ne me suis pas confié. À droite la chambre vide du fils absent confié à la mère – nous couches sont àgauche, au pied de quatre rayonnages de bouquins jamais on ne guérit d’être étudiants nous commençons de nuit tout à la fois jusqu’à une heure avancée.

    Le lendemain tout est très lent déjà plus rien à dire, dix-sept ans qui sont passés, Tilje avait trois ans, nos femmes tiennent dans le vie une importance démesurée. Ce matin règne l’enjouement je bois de l’excellent café, je mets la matinée à me purger, dispos sans savoir à quoi – promenades touristiques – le soir Ovaness dans un sentier se force à franchir d’un bond trois barbelés pour mettre en fuite un chapelet de laitières qui détalent en lourdes masses crépusculaires. À mon tour je’ m’enfuis terrorisé devant une machine agricole pleins phares dans les cahots Là ! … Là !… - au ras du sol tout trébuchant, montrant dans mon dos le monstre motorisé de mes deux bras épouvantés, haletant, démantibulé, le conducteur se gondolait.

    Nous avons désormais visité Tcherkossian-Tilje ma femme et moi dans les deux trois fois par an . Rien n’a plus bougé. Le sens est venu, l’un suivant l’autre, mais toujours un calembour, unen bourde sont venus nous figer dans une perspective estudiantine qu’elles n’avaient peut-être jamais dépassée. Et nous glissions, nous dérivions ainsi de trimestres en tambouilles, sans autres itinéraires

    que la Croix des Rigolos. Nous nous étions vraiment connus huit mois, d’octobre 13 à juin 14. Et nous avions vingt ans. Tilje, 4. Tombés de clowns à piètres pitres. 

    appas,yogoslave,roulante

     

    Nous avons si parfaitement idéalisés ces temps-là que nous avons voulu renouer le fil. Or s’est la vie qui se rompt. Aventures, marécages où tu n’es plus, où tu ne peux plus être, creusent des fosses béantes. Et ceux qui sont survenus recueillent le fruit de la vraie amitié – je fis là, telle chose m’advint tandis que les premières ombres se sont embaumées, délitées. Ce que j‘ai su ou reconstitué par bribes, au rythme des mois. Tcherkossian avait bien filé l’amour avec Almée la Noire, l’Angolaise. Elle avait lu Césaire dont on ne guérit pas, Fanon, Ouologuem. Or en ce temps-là, chose inconcevable, tout passait par la politique. Pour passer au feu de l’épreuve sa foi sa conviction, on se foutait la vie en l’air avec son ouvrier, son Africaine de service, pour la gloire du Ché ou Dieu sait quel clown sanguinolent.

    La baise était politique ; l’amour, les enfants, politique. Voici donc Ovaness, descendant d’Arméniens, embringuée avec son Almée Belvezinho,  « Beauvoisin »,Noire authentique et catholique. La Belvezinho milite, communie, enchaîne les comités, reproche à Tcherkossian son opportunisme, son dilettantisme, son insensibilité au racisme blanc. « Quand ton grand-père a fui les Turcs, il ne savait pas un mot de français ; ça devrait te péter sous la peau. - Elle est blanche répond-il. Almée ne le trouve pas drôle. Elle échoue à l’émouvoir, fût-ce en

    exhibant les clichés de 1915, ou d’autres sur l’esclavage de couleur. Il répétait que les rois nègres avait dépeuplé leur royaume bien avant l’arrivée des Blancs : je l’ai lu dans Yambo Ouologuem. Almée répliquant vous n’avez rien arrangé ; les Européens n’avaient fait qu’industrialiser l’artisanat.

    Il répond « cela fait si longtemps » - la formule valait aussi bien pour les marches forcées, les décapitations de Bitlis et d’Intilli « vous ne pouvez pardonner tant d’horreurs – en réalité, le büyükbaba s’était tiré du Martakert avant les persécutions systématiques, perdant tout contact avec son milieu : différends familiaux, voire indifférence foncière, qui se retrouvait chez son descendant direct. Quand la scène de ménage était finie, notre bon Tcherkossian récitait son catéchisme : la lute des classes, les structures oppressives déconstruites, la résolution de tous les conflits, le racisme desséché dans sa moëlle, et tous les hommes seraient frères, poil au prolétaire. Il exceptait bien entendu les juifs, contre lesquels il trouvait toujours d’obscurs griefs. « Tu es incohérent » répliquait Almée, qui se contrefoutait d’Israël. Sa vision allait plus loin : fusil aidant, et Dieu, le concept de Race obtiendrait le respect ; suivra l’argent, nerf de tout le reste. Questions de priorités, questions de mots, mais ce sont les mots, les principes, qui justement détruisent. Rien ne change, mais les anathèmes, les invectives, les stigmatisations s’envolent (« quand l’establishment sera vaincu par la nomenklatura, rien ne sera transformé » - dans ces puits sans fond s’engloutit la vie, malgré l’enfant qui survient, surnage et sombre en alternance.

    En dépit des procédés les plus stricts de contraception, rien ne freine encore l’éclosion intempestive de ces créatures profondes montant crever en bulles à la surface des existences. Une infection. D’étreintes en étreintes, Ovaness et Almée s’étaient confectionné Idriss, ni arménien vraiment ni angolais, ni métropolitain au sein du melting pot des genres et des nations. Il s’imbibait et s’accroissait de criailleries en revendications, sans que les sources puissent déterminer l’origine exact des tromperies ou bien trahisons. Les souvenirs se troublent aussi peut-être. L’enfance est de nature instable. Souvent les cris s’emparent d’un enjeu, nommé Idriss. De la façon la plus plate, la plus traditionnelle. Car les couples les plus instruits, les plus en pointe, succombent aux pièges les plus bas. Les plus démunis, sans culture aucune, accouchent souvent d’épousailles, divorces sans relief.

    Personne ne se réconcilie autour d’un enfant ; cette théorie est criminelle. Les deux aïeules, la noire et la blanche, se sont disputée l’enfant. Il fallut établir pour elles un week-end turn over. En anglais une alternance : le père, la mère ; première aïeule, seconde. Les deux vieilles (entre cinquante et soixante ans) se sont pourri la vie par Idriss interposé. L’une (qu’importe laquelle) ayant suggéré à l’autre que les parents se trompaient mutuellement. « Qui est le véritable père de ce garçon ? avec un prénom musulman ?

    Les grands-mères soupçonnèrent toutes les connaissances arabes du couple, ce qui faisait beaucoup : ce qui, jadis, faisait le charme d’Almée (son exotisme, voire cutané, son engagement épidermique (elle aimait ses propres plaisanteries) et vite viscéral contre l’injustice – dont les communautés tropicales ne manquent pas tant s’en faut – avaient transformé le domicile en camp volant : militants, peu enclins cependant au communautarisme sexuel : tous très graves, exaltés, traditionnellement respectueux des couples constitués.

    Malgré les cadeaux prodigués àIdriss, il fut de plus en plus difficile de préserver une intimité. Le temps atténue les flammes, certains tiennent bon ; les visites se sont raréfiées, des évolutions quasi organiques se firent jour, l’âge tasserait tout cela, et Tcherkossian se fût résigné, mais Almée se décida (la chose est plus facile aux femmes, qui n’ont qu’à laisser faire) à donner corps aux scènes de jalousie, ayant cédé d’un coup au musulman le moins scrupuleux du groupe. La séparation fut hargneuse. La mère militante inculqua au fils haine et mépris du père. Elle se fixa à proximité, avec Idriss, à deux pas de chez ses parents. Tcherkossian ne trouva pas en lui assez de lâcheté pour surmonter l’abandon.

    Sa réaction me dit-on fut démesurée. L’enfant venait parfois, déposé par un tiers souvent renouvelé. Au retour, la mère expliquait à son fils à quel point son père n’avait su ni le nourrir, ni le distraire. La maison d’Ouzauré, où je rejoignis mon ami après seize années d’absence, comportait je l’ai dit une chambre à l’abandon, où traînaient des fragments de Lego. Ovaness Tcherkossian céda-t-il à quelque délire ? L’enfant lui fut ôté, endoctriné, investi de trop lourdes missions. Gâté, ballotté. Rien de plus couru. À l’ordre maternel fut opposé le « désordre » du père, aigreurs de  l’une et maison de repos, de l’autre. Démissions et chutes libres, jusqu’aux douceurs excessives de part ou d’autre, façonnèrent à l’enfant une reconstruction de première bourre.

    L’homme s’effondrait. Nos sources ignorent tout des souffrances de la mère. Tout ce que j’ai au, c’est qu’elle s’est acheté une riche automobile. Comment rendre un déchirement qu’on ne connaît pas. Notre informateur assure qu’Ovaness Tcherkossian, délaissé par une femme, s’est cru abandonné de toutes. Qu’avoir investi dans une Almée mère, sœur, amante et militante, et tout misé ainsi sur un seul être, relève de la plus pure sottise, mais ceci est une autre histoire.

    Ovaness, Tristan bercé aux mamelles politiques, délaissé par l’Angolaise au nom de la revanche, se senti puni comme Blanc, fils, mâle, et le monde se déroba. Les premiers temps, Idriss sinon le siècle avait deux ans, il s’affala comme une voile. Le volontarisme l’aida peu : convictions et certitudes le laissaient gisant sur un lit face au mur. Le globe et l’Angola trahissaient tous les deux : les envols – brisés, toute femme et tout amour – abolis, volont disqualifiée.

    Dans le rationnel marxisto-robotique, irruption de l’inéluctable. Tcherkossian jusqu’ici avait toujours manifesté le plus profond mépris pour l’Armée, sauf – et encore – du peuple ou « troupes rouges » incarnations du pouvoir prolétaire. Il leur opposait les armées aristos .

  • NOX PERPETUA - Développements 2

    COLLIGNON NOX PERPETUA

    DÉVELOPPEMENTS B

     

     

     

    51 11 04

    Je suis dans une taverne typique et coloriée (jaune-rouge-vert) de la Terre de Feu. Une carte murale en montre une partie, ainsi qu'une petite île, dans l'Atlantique, que l'on me désigne. Un Argentin truculent, à collier de barbe, nous parle dans un mélange d'espagnol et de français. Il possède un grand prestige, au point de faire mettre à la porte par le patron une grande partie des assistants, qui ont trop bu et mènent grand tapage. Il ne veut plus parler qu'à moi, à qui il évoque ses femmes successives, plus viragos et caricaturales les unes que les autres. Nous arrêtons de parler de cela au milieu des éclats de rire.

    Il recherche mon amitié.

     

    51 11 08

     

    Les vidéos sont nulles, prises à travers la vitre, de magnifiques oiseaux se retrouvent pris dans un cadre de portière. Arielle n'aurait pas aimé cela. Parvenir en Patagonie pour

     

     

    51 11 15

    Mais le voyage n'est pas terminé. Ce qu'il y a d'étrange et d'avantageux, c'est que chaque point de chute en évoque un autre : il avait parcouru, sur sa vieille Stiga Monark, les côtes atlantiques de la Terre de Feu. Les

    tavernes là-bas sont souvent bariolées de jaune, rouge, vert. Sur les murs sont épinglées des cartes, côté Rio Grande ; y figurent des îles pas plus étendues qu'un rocher... Pourtant, que je sache, il n'existe pas de telles îles dans

    ce secteur. Un grand Argentin truculent à collier de barbe s'adresse à la cantonade, dans ce mélange atroce de français et d'espagnol que les grammairiens là-bas appellent le

    franyol ;

    quelque chose d'analogue au franglais...

    L'assistance lui témoigne une grande considération, mais notre personnage devient soupçonneux : tous ces sourires ne cachent-ils pas un vaste foutage de gueule ? "Virez-moi tout ça !" Et sous mes yeux ébahis, le patron et ses

    aides flanquent à la porte les trois quarts des clients, d'ailleurs parfaitement souls et bruyants : "On ne s'entend plus ici ! du balai !" Ma foi je reste seul à peu près. Tout cela nous a bien épuisés. Juste une petite tasse de maté.

    L'homme au collier entreprend son catalogue de femmes : "toutes celles que j'ai eues voire épousées" - me prend-il pour son Sganarelle ? Pourtant cette cohorte féminine se compose non pas de victimes palpitantes mais bien d'accortes viragos, caricaturales à l'extrême : "Ce ne seraient pas plutôt elles qui t'ont viré, gros lard ?" s'exclame le patron en lui tapant sur le ventre.

    - Possible, répond l'homme ; seulement, je les ai chevauchées, d'abord." Naguère on l'appelait encore "el rey de la jineteada", "le roi de la monte", ce qui est proprement le rodéo argentin, "a la fiesta de la Doma". Nous devenons

    amis de bistrot, il suffit pour cela d'un peu de flatterie, et de quelques verres d'alcool de céréales...

    Et si Chubuque, "Tchoubouqué", rejoignait une bonne fois sa femme ? Les voici encore séparés, une fois de plus recollés, c'est proprement insupportable. Il monte en titubant l'escalier, accentuant son ivresse. Deux étages, tout

    de même : il faut tenir, accrocher la rampe, dodeliner de la tête et des épaules. Il frappe du pied sur chaque marche, trébuche et jure. Cela s'entend de la rue. Au premier, le bijoutier tient son atelier : c'est plus sûr. Il passe la tête

    par la fenêtre, le lorgnon sur le

    nez : "Pas bientôt fini ce bordel ?" Monsieur le bijoutier, vous manquez de logique : c'est vers la cage d'escalier qu'il faut gueuler, non pas au-dessus du trottoir. La femme de Chubuque (prononcer à l'espagnole) passe aussi la

    tête au-dessus de l'artiste, se met à l'engueuler d'un étage à l'autre. De sa voix ibérique et précipitée elle défend son ivrogne avec acidité, puis les deux têtes se retirent à la façon des automates d'horloge : le repenti a regagné son

    second étage, et le joaillier l'atelier. Un dernier vacarme de descente cette fois témoigne que l'intempérant a gagné sa paix au prix d'une bonne liste de courses à faire. Chubuque ressort en traînant un Caddie, toujours planqué

    dans un réduit du rez-de-chaussée, à côté des poubelles. Un Caddie déjà plein de cartons d'emballage.

    Chubuque pousse son chariot sur le trottoir en terre. C'est difficile, ça regimbe de partout. C'est alors qu'une voiture s'arrête à son niveau : Pedro Gonza, son complice en beuverie : "Tu ne veux pas me charrier ce Caddie de

    merde ? Tu l'emportes, tu le vides derrière chez toi, dans le terrain vague, et tu me le rapportes ici." Pour le convaincre, il précise que sous les cartons se trouvent des packs de bière encore intacts : "Je ne peux tout de même pas

    entrer comme ça au Supercoto, et rajouter de la marchandise par là-dessus, ils vont me le refaire payer, ils vont me demander de tout rendre, la bière, le chariot..." Pedro Gonza donne son accord.

    Il descend, et les voilà tous deux s'escrimant à faire coïncider le Caddie récalcitrant avec le volume du coffre. Pedro repart chez lui, Chubuque se laisse tomber sur le rebord du trottoir. Et le Pedro, à quelques rues de là, se dit

    qu'il peut toujours s'en jeter un ou deux au Calafate. L'établissement se trouve en plein recueillement : un gaucho projette à même le mur des vidéos. Ce sont de magnifiques nocturnes surpris en plein envol, de nuit par

    projecteurs, de jour par vacarmes de casseroles, jeu absurde ; le conducteur d'une voiture stationne au pied d'un arbre, fait ronfler le moteur, klaxonne, frappe sur une marmite en aluminium, l'oiseau s'envole, le chaufffeur exulte

    comme un con.

    profiter d'un tel spectacle est un comble d'ironie. Le projectionniste range son matériel, et c'est un grand jeune homme, dégingandé comme le Septimus de Virginia Woolf, qui veut attirer son attention : "Regardez ! le sol se

    soulève !" - en effet : le plancher se craquelle, et par-dessous, c'est une espèce de pavé qui pousse, un champignon de pierre, tout noir, basaltique : "Regarde, cinéaste de merde ! tu vas mourir sur la route ! ceci en est le signe !

    tu vas mourir sur la route !" Ce sera son châtiment, pour ses sacrilèges : on n'éveille pas impunément la Déesse de la nuit.

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    Page

    De quoi en vérité l'entraîner sans trop de protestations à l'intérieur du bâtiment, grande, rose et bien en chair, pour l'embrasser sur la bouche; même, je conduis ses doigts. Je dois vous faire part d'une étrange aventure. Parfois en pleins champs, les ploucs et les Parisiens organisent une grande "frairie" ou fête de village. En plein Poitou, l'on dispose un parking, sur l'herbe, où des locaux vous

    guident ingénieusement, vers telle ou telle place libre. Ce jour-là, sans savoir ce que l'on fête, je suis l'un d'eux. Par petits gestes des mains je fais reculer tel ou tel, sur l'herbe coupée, sur l'andain disait-on. Mais celui-ci, souillé

    des pneus, ne pourra se récolter. La troisième voiture est conduite par un jeune chasseur, très aimable. Mais, travail oblige, nous ne ferons pas plus ample connaissance. D'autres fonctions m'appellent à Toulouse, à plusieurs

    heures de route. C'est un pari que je me suis fait, une sorte de voeu, absurde et dangereux : faire le tour de la ville, à pied, par la rocade. C'est de quoi se faire tuer, surtout dans cette brume particulièrement tenace. Nous

    commencerons par le flanc ouest : la Cépière, la Faourette. Le côté est (Croix-Daurade, Aucamville...) - sera pour une autre fois; et même, soyons fous, je pousserai jusqu'à Montastruc-la-Conseillère : rien de plus beau que l'église de Montastruc-la-Conseillère. Et pourquoi pas plonger plein sud, vers St-Girons. Après tout, les nationales ne sont pas si dangereuses.

    A cette heure-ci, je peux même emprunter les pistes cyclables. La brume se lève. Des formes humaines marchent à ma rencontre : un jeune père, une jeune mère et l'enfant, qui vont d'oùm je viens, expulsés, sur la route, ou la

    piste cyclable, c'est tout un. Ce sont eux, les monuments remarquables. Ils ne figurent sur aucun dépliant touristique. Et peut-être pourrais-je fouiller le fond de mes poches, y retrouver un vieux chéquier blotti là, et nous payer à tous les quatre une chambre de location, à St-Girons, Cintegabelle. Et puis je descendrais seul, en secret, de nuit, au rez-de-chaussée. Elle

    ne dirait pas non, nous resterions discret, car l'enfant a le sommeil léger.

    Puis je rejoindrais la chambre, minuscule, sous le toit, prenant le jour par une tabatière coulissante, un vélum de plastique. Et dans cette femme fugitive, s'inscriraient les traits d'Arielle, laissée si loin vers le nord

    (Mamers,Sarthe) ou de Véra, coincée dans une location perdue de Lozère : tout un rassemblement d'errances humaines, de petites habitudes, d'abonnements aux douches municipales. L'enfant serait une fille, Lucinda, qui

    tenterait avec application de lire toutes mes notes, dans un petit carnet rouge de voyage qui ne me quitterait pas, où je note mes trajets, les citations de mes lectures, et je me réjouirais de ses efforts : "Bientôt, tu sauras lire

    couramment !" Nous serions heureux dans ce lieu indécis, parce que tous nous changerions de visages, progressivement, sans cesse, comme autant de nuages...

    C'était un musicien, presque aveugle, au regard tordu. Il s'habillait avec soin, sous sa barbe volontaire. Il avait emménagé dans ce logement de la rue de Pessac, avec un ami, en tout bien tout honneur. "Comment vous

    rejoindre ?" Un troisième homme les recherchait... Mon musicien vivait avec la belle et conne Charlotte : c'est surtout elle que j'avais envie de rejoindre. Mais il faut soigneusement cacher cela ! Donc me voici, sur indications

    de ce troisième homme, fourré dans une voiture en stationnement, au sommet d'une colline en pleine ville, en bordure d'un immense carrefour : directions "Jaurès", "Péguy", que sais-je... et démerdez-vous !

    Le démarreur émet des bruits d'agonie, l'échappement de grosses fumées, une pétarade, et le véhicule s'ébranle. Vétuste, mais miraculeusement pourvu d'un système GPS qui me mène sur des rails jusqu'à destination. C'est une

    ville vaste et sauvage, tout m'y est inconnu. Tant on a construit, tant on a détruit : dans notre jeunesse il n'était pas question de

    cette profonde trouée, progressivement élargie entre les immeubles. Tout est méconnaissable. Pourtant c'est bien Bordeaux, où je me suis malgré moi incrusté comme une huître. Et l'adresse, dont "le troisième homme" et moi

    nous souvenions, n'est plus la bonne de puis longtemps : l'employé d'une agence immobilière où je me renseigne en désespoir de cause me reçoit les bras croisés avec aplomb :

    "Comment ?" me déclare cet individu, exact sosie d'Alain Delon : "Vous ne saviez donc pas que c'est moi, et non pas un autre, qui lui ai vendu le domicile où il réside actuellement ?" - ma foi nom, comment l'aurais-je

    appris ? mais c'est qu'il se foutrait de moi, ce suffisant ! ...gonflé comme un crapaud qui fume ! Et bien installé : son bureau, garni de baies vitrées sur quatre côtés, domine tout le quartier de cette ville devenue décidément bien

    montueuse, et tout en me parlant, il fait négligemment tourner du bout des doigts un vaste globe à l'ancienne digne du

    Dictateur

    de Chaplin. Il est ma foi impossible que Bordeaux, bien plate, soit devenue à ce point accidentée,

    au point que les rues ne font que monter et redescendre.

    La seule explication serait que par la trouée d'immeubles de tout à l'heure je sois parvenu, par "une faille dans l'espace-temps" selon la formule consacrée, dans une ville telle que Liège, ou Bruxelles, "peu propice au flâneur"

    disait déjà Charles Baudelaire...

    Après tout je me fous bien de ce musicien, de sa femme et de son colocataire : toute cette engeance doit bien avoir vieilli autant que moi. Qu'importe aussi la ville où je me retrouve. A présent je m'y sens à mon aise. J'y ai

    retrouvé sans peine le studio d'où tous les vendredis je suis autorisé à émettre une émission radiophonique. Alors, comme c'est aujourd'hui vendredi, que tout est soigneusement préparé, là, dans ma petite mallette, je fais mon

    émission, tout seul, comme d'habitude. Redescendu de mon studio, je tombe sur une admiratrice inconnue - quel beau métier ! - qui me félicite, non seulement pour cette émission, mais pour celles qui l'ont précédée !

    Il se mouvait en rêve dans une grande villa, très claire et sans mouches, en Afrique du Nord : la combinaison des sons instrumentaux reproduisait, en syllabes allongées, le mot

    glacés par l'ouverture de ma chemise pour les réchauffer sur mes côtes elles-mêmes couvertes de gras. Second baiser, exaltation montante,

    cela faisait longtemps que je n'avais pas vu un homme -

    apparemment, les deux

    assistantes qui ouvrent soudain la porte sur nous deux non plus, car elles nous fusillent du regard... et ma grosse conquête les suis illico dans le couloir, me laissant là comme un navet sur une table. J'ai tout de même l'immense

    compensation auditive de l'entendre commenter à voix forte ma capacité de séduction, comme pour justifier sa chaleur subite à l'endroit de ma personne.

    C'est bien s'exciter pour une simple pelle ; je referme ma braguette prématurément ouverte... Rabattons-nous sur une femme connue de longue date, une amie de ma femme, avec laquelle je n'aie jamais songé à la tromper,

    car tout arrive. Sortie de ville et campagne profonde, village d'enfance : j'avais six ans, Dieu sait jusqu'où m'entraîneront tant de prestigieuses non-aventures.

    Buzancy.

    Je peux bien en dire le nom. Même là, notre époque a

    frappé : étrange, tout de même, de voir s'inviter chez soi, lorsqu'on a six ans d'âge, l'amie personnelle de sa future épouse. En ce temps-là, l'oeil noyé d'entropine, j'introduisais dans de petites maisons en carton, soigneusement

    confectionnées par moi, des mouches, qui agonisaient sous mes yeux, empoisonnées par les parois.

    Que venait faire ici cette visiteuse du futur ? Ce jour-là, j'avais renoncé aux mouches, mais devant moi la table présentait un "tapis de souris" ; et dans l'épaisseur de cette espèce de mousse lisse, des fentes parallèles

    permettaient le déplacement de curseurs métalliques, comme sur une table de mixage. Cela produisait une musique envoûtante. Quel bonheur pour un enfant de se croire, d'emblée, compositeur de talent. Le petit Christophe

    savait qu'un jour, il serait Beethoven ; il serait bien puni plus tard de cette innocente vanité, quand il soufflerait (maximum de son talent) dans un pipeau de plastique

    troupieaux, troupieaux...

    Pour l'instant, l'enfant enchanté

    s'écoutait produire des ondes Martenot, phrase courte et mécanique mélodieusement répétée.

    magique d'AL-GE-RIE. Autour du jeune Christophe la famille, et les amis, s'étaient réunis, respectueux, dans la musique et la lumière. Mais assez vite, le tapis de souris s'assécha. La force magnétique du liquide perdit son

    efficacité. Les curseurs et leurs longues fentes s'effacèrent, et l'enfant se retrouva seul, devant un tapis de mousse sèche, inutile.

    Mon père avait quitté la pièce. Je savais qu'il s'occupait d'enfants comme Jean-Christophe et moi. Il suffisait de cinq élèves de quinze ans, insolents tous les cinq, pour transformer le cours en véritable enfer. Mon père

    l'instituteur s'y connaissait : il savait prendre les choses avec diplomatie, laissait la fille Brebsi défiler ses sottises, et prenait avec humour ses réflexions humiliante. Il s'en montrait, même, amusé. S'il eût été précepteur, au XVIe siècle, d'une noble et conne pucelle, il se fût retrouvé tout en pourpoint et fraise précipité dans les douves boueuses d'un château.

    Il aurait eu pied, mais tout son habit de précepteur se fût irrémédiablement gâté. Alors il appelait à l'aide, mon père, au comble de l'humiliation, et bien mal récompensé de sa patience. Les petits nobles, se risquant sur la berge raide... lui tendirent des mains, des bras, des branches et des chapeaux. Ils le tirèrent de là non sans mal, obtinrent le remplacement des habits souillés, se montrèrent ensuite avec lui d'une parfaite déférence, sans que mon père

    eût jamais su s'ils s'étaient repentis d'eux-mêmes ou si leurs parents les avaient préalablement bien morigénés...

    Les temps avaient apparemment bien changés. La Révolution française était passée par là. Il suffisait à présent de tenir une classe de rejetons nuls, agitée, fatigante. Le cours pouvait avoir fait son effet, mais quel est "l'effet"

    d'un cours ? Peut-il se mesurer ? Quelle note aurait eue Socrate ? Avant ou après enculage ? Si c'est votre propre père qui vous inspecte, quelle note vous accorde-t-il ? Si votre père est plus jeune, plus entreprenant, plus dynamique, alors que vous ramez dans vos habits trop larges d'éternel débutant, comment réagirez-vous ? "C'est bien", lui dites-vous. C'est vous-même, l'inspecté, qui attribuez une note, une appréciation, à l'examen de votre

    père.

    Mais cela signifie, en réalité, "assez ; n'insiste plus ; suffit" - les inspections précédentes se sont prolongées au-delà du supportable : "nul ne peut contenter tout le monde et son père". Et puis, se fait-on encore inspecter à

    quelques mois de la retraite !

    ravalement... Ravalant justement son indignation, l'enseignant, avec son très vieux père se dirigèrent par un couloir vers une cantine, l'éternelle cantine qui ne connaît que quatre goûts : salé, sucré, amer, et fade ; chaud, froid,

    tiède, ce qui fait douze nuances. Et les serveuses, celles qui balancent leurs louches dans les assiettes de plastique, manquent de la plus élémentaire amabilité - elles se font tellement chier...

    L'inspecté rentre chez lui, le cauchemar est terminé. C'est une villa d'Algérie, du moins à la mode algérienne, claire sous le haut plafond. Ambiance bruyante, vu la circulation extérieure, et le peu de meubles encore installés :

    une résonance de pièce vide. Personne. L'épouse et la fille sont encore en courses. Elles ne sauraient tarder, quoiqu'elles ne connaissent pas très bien encore cette ville nouvelle. En attendant, il fait défiler des photos sur un écran : voici Te-Anaa, magnifique Maorie, amante et amie de toujours, souriante, épanouie. Pourvu que sa femme ne s'en aperçoive pas ! Il ne peut se résoudre à l'effacer, non plus qu'à jeter la cassette entière…

    13

     

    Un ange le transporta au sommet d'une montagne, et il n'eut pas de crainte, car un encadrement de vitre le séparait du vide. Quant à lui, il se trouvait à l'intérieur d'une excavation maçonnée, bien à l'abri, bien que la fenêtre fût ouverte sur l'abîme. Aucun vent, il se penche : c'est une forte pente, juste au-dessous du rebord, un ravin de prairies pelées striées de roches descendantes. Parmi ces formes vert et brun se déplacent des brumes capricieuses, esprits effilochés, dans l'attente d'une traîtrise, orage ou brouillard. Et dans son dos l'homme transporté entend une voix qui le convainc de planer au-dessus des abîmes, sans danger, muni de tous les pouvoirs qu'il faut ; l'homme recule, renâcle, refuse. Il secoue les épaules.

     

    52 01 12

    Vite vers la plaine, et les villes civilisées. Par exemple et contraste absolu, Paris. Métropole des manifestations, petit baril corseté près d'exploser. Toujours. Cette fois-ci tout le monde crie, les flics tapent ou voudraient taper, les ordres sont peu nets. Le grand tatou de la police est que tous les manifestants, selon leurs étiquettes, se sont séparés par de lourdes barrières métalliques. Les services d'ordre les transportent, syndicats, municipalités, simples associations, de plus en plus floues. Sur le trottoir, même confusion faussement surorganisée. Qui pourrait avoir l'idée de distinguer manifestants et spectateurs, sympathisants et militants ? A gauche de Jojdh le Fier-Cloporte, une délégation porte à bout de bras le fac-simile au vingtième d'un portail orné d'un écusson : celui de l'Ecole Normale. On dit à présent « un logo » : deux silhouettes drapées adossées aux montants d'une fenêtre ouverte. Eux aussi manifestent. Ou bien ce sont des promeneurs. C'est ce qu'ils prétendent. Seraient-ils lâches ? Provocateurs ? c'était la seule instance en laquelle on eût pour croire, et si quelqu'un leur demande leurs revendications, ce sera de pouvoir se promener impunément ? Ô déception, ô mauvaise foi. Boulogne n'est -il pas désert aujourd'hui ? De part et d'autre de cette grille en carton-pâte, la foule est aussi dense…

    Soudain les Normaliens accélèrent sur leur trottoir, doublent les manifestants et descendent sur la chaussée, prenant la tête du cortège face à l'Ordre : bien joué ! Jojdh marche au premier rang ! À côté de lui un petit étudiant compte ses pas à haute voix, s'arrête, reprend à zéro puis repart. Un tic. Une manie, un vœu ; à ce rythme il se fait distancer : peut-être ce qu'il souhaitait. Jojdh est envahi par l'idée inverse : devancer la manifestation. Pour cela, profiter sans honte d'une autre manifestation, destinée à rejoindre la première, à tel carrefour, comme une rivière dans un fleuve (like a river into another one). Ce sont les employés du zoo de Vincennes, qui mènent en laisse en tête d'un autre cortège une tigresse passablement droguée, dont Jojdh s'empare.

    Le voilà seul, menant sa panthera tigris, aussi douce qu'un agneau, non sans fierté. Des flâneurs le rejoignent, à distance prudente. Les immeubles, jusqu'ici de six à huit étages à l'ancienne, sombres, sinistres, s'abaissent progressivement. Il semble que l'on passe au quartier pavillonnaire : étrange, en plein Paris. La chose existe, assurément, mais protégée, munie de barrières et de laisser-passer. Rien de tel, mais un ciel dégagé, une petite brise qui éveille la bête, encore d'humeur confiante ; elle tire sur sa laisse, docile et sympathique, mais le canular montre ses limites. Jojdh et les badauds se retournent : personne pour les suivre, même de loin, et les policiers n'ont pas le temps de surveiller les casseurs, plus un tigre.

    Derrière les Courtisans du Tigre le sol peu à peu se dégrade : le terre-plein central se délite, sa plate-bande d'herbe semble se diluer dans l'eau, comme si la Seine remontait des profondeurs pour dissoudre les travaux des hommes. Le groupe alors se répartit sur les bas-côtés, mais c'est le tigre qui s'échappe, fuyant comme un chat le sol humidifié, dont le revêtement se fond peu à peu. Les voici tous coupés du monde, du tigre et de la manifestation dont les premier rangs, apparus dans le lointain, se font tabasser par la police. Nous avons marché des heures. Le sol s'est asséché, consolidé de grosses pierres anciennes, et c'est un quai qui nous supportent, une Seine trop vaste ou plutôt la Gironde, à quoi tout revient désormais. Tout revient au même. La scène est vaste ouverte ; le régisseur Edouard Fraisse est là, tenant avec d'autres une banderole au vent, longue, bariolée, où figurent les spectacles à venir, mais rien sur mon théâtre,ajoute Fraisse (« Au Pavé », 36 rue Pavée).

    Les quais sont déserts. C'est un beau matin d'été. Nous aidons à bien tendre et maintenir la banderole, afin que chacun puisse voir et lire. Mais un long bandeau de tissu s'avère moins docile qu'un tigre endormi. Tout s'entortille et s'effondre, malgré mes indications par gestes et par cris, nul ne peut la retendre sur ces tréteaux par exemple, abandonnés là par le « Marché des Quais » de la veille. Laissons tomber ces incapables et ces supports instables. Advienne que pourra : marcher encore, trouver de quoi manger. Voilà. C'est ici que le festin doit se dérouler. Tous ces gens mangeront et chieront : il faut des toilettes impeccables, mission accomplie, et même à vêpres. A un détail près : pas de papier.

    Heureusement, nous avons tous le réflexe de vérifier s'il y en a ; malheur et honte à qui s'en serait avisé trop tard. Les cabines voisines bruissent de présences : on s'y agite, on y parle à voix basse, sur un rythme plus ou moins précipité. Pour moi, c'est trop tard : j'ai laissé s'activer mes sphincters, et ne trouve pour tout secours dans mes poches qu'un petit morceau de papier soie. Le couper en deux, en quatre, en huit. C'est confettique. Une journée pourtant si bien commencée. Dieu m'accorde cependant la grâce de ne conserver aucune trace ni odeur aux extrémités de mes doigts. Seigneur vous m'avez bien humilié, sans que personne d'autre ne s'en aperçoive. Merci mon Dieu.

    52 01 15

    Les rêves d'un impuissant ou passif présentent à la fois consolation et amertume : comme seuls instants de la vie où la possibilité d'agir et d'assister à des évènements se libèrent. JOJDH CHERCHE CARLA ( OU CHARLENE) – tel est l'écriteau que je devrais brandir, porter devant moi, tandis que les gens me déchiffreraient le panneau. Les haricots crient et puent. « Pas vu Charlène, ou Charline ? Elle était vendeuse, ici même. Rayon conserves, parfaitement. Ou bien bijouterie. Voyez en face. Où avais-je la tête, un rayon bijouterie dans ce magasin, tss tss. En face, passé le sas, on ne la connaît pas non plus. Jamais eu de présentatrice de ce nom. Jojdh est regardé de haut. Le personnel est grand et brun, les femmes vous dépassent d'une tête et portent des talons. L'une d'elle cependant, après s'être bien assurée que tout le monde s'est détourné, lui montre dans un coin la moitié d'ancienne photo. A sa grande surprise, il y reconnait trois vendeurs , dont il cite aussitôt les noms.Au tour de l'hôtesse d'être surprise , elle dit à mi-voix que Charlène ou Charline figurait sur l'autre moitié, la déchirée. Cela montre que le personnel ment. Jojdh ressort de là tout heureux qu'on ne l'ait pas menotté pour raison de pauvreté : « Quentin ! Que fais-tu là ? - J'admire la vitrine, et toi derrière. Que fais-tu là aussi ? - Je cherche Charlène ? » Quentin répond de laisser tomber. « Peut-être une piste. Suis-moi. » Quentin a fait Verdun, les Magasins, avec Jojdh.

    Tous deux connaissent les heures non payées, les journées prolongées indûment, horaires élastiques en temps de chauffe, moqueries sur son teint rouquin. Il n'a rien à faire. Ça tombe bien, j'ai rien à foutre. Pourquoi ne pas t'aider dans tes recherches ? » Mais il faut marcher. Même grimper, Une maison se dresse au sommet d'une pente, une horrible pente où se succèdent les terrains vagues. Surprenant d'ailleurs dans une ville renommée pour sa platitude. Lorsqu'ils y parviennent, trempés de soleil et de sueur, l'accueil est chaleureux, comme si la maitresse de maison leur avait observé la progression en bout de jumelles. La femme a cinquante ans : « Mon mari ne peut vous recevoir. C'est bien lui, sur la photo des bijoutiers, mais il est bourré de neuroleptiques. Oui, c'est bien lui sur la photo. Mais il y a bien longtemps. Il a perdu de son éloquence, On n'entendait que lui. Voyez sur la photo quelle élégance excentrique. Et encore, pour la circonstance, il s'est soigné. » Jojdh préférerait partir.

    Quentin, non. Il se sent quelque avantage devant la belle quinquagénaire, et voudrait le pousser. Pas questions de convenances. Jojdh est déjà venu en ces lieux : il en parierait. Pour compléter la conversation, il invoque la rénovation de ce conduit de cheminée, en saillie sur le mur

    extérieur, s'élargissant du haut en bas jusqu'au sol. Mais nous ne perdons pas l'espoir de retrouver Carla, dite Charlène.

    52 01 15

    Poursuivons notre quête, comme une queue autour du chien qui vire ; exécutons un voyage touristique avec notre Arielle, aux jupes flottantes. Nous arriverions dans un village étrangement placé entre hier et to-day. Les touristes y seraient logés au Bois Clair, gîte d'étape où les couchettes, rapprochées comme celles d'Auschwitz et tout aussi étroites, seraient peuplées de visages souriants et frais, dès l'aube. Tout serait propre, eau de Javel, planches et piliers blonds bien rabotés bien lisses. A se frotter les yeux. Les clients s'extirpent dans l'ordre, reposés, se réunissent autour d'une table et mangent de copieux petits-déjeuners. Nous y passerons la nuit qui vient, après avoir exploré les environs : rien. Vivement ce soir : il ne reste plus que deux emplacements libres, et la mixité est de mise. Charlène désormais s'éloigne, Jojdhie Fier-Cloporte le lendemain matin se réveille avec sa trique sur les fesses d'une grosse, en manque, chaleureuse mais habillée comme elle a passé la nuit, et sur les siennes la queue de Caprio, acteur connu-mais qui est-ce ? s'interroge le Jojdh ; qui est-ce ?

    - Monsieur, Monsieur, supplie Léonardo di Tchi, aller me chercher à boire et à manger, car ces porcs de la nuit n'ont rien laissé pour moi – pour nous – sur la longue table. Nous prendrions ensemble le café, puisque la grosse dame est partie.  - Je préfère les femmes, dit Jojdh à voix basse. Ich ziehe Frauen vor. » Que ce gringalet geignard et enjôleur aille exercer ailleurs son autorité de faible ; la « grosse dame » était là, juste derrière lui. Elle est écœurée, mortifiée, etc. Et Jojdh n'ira pas « chercher le pain », ni le lait. « Voici ma femme ». Di Caprio tourne le dos sans derrière-pensée, Arielle sort d'une autre pièce, semblablement peuplée de figures de cartes, coincées joyeusement entre deux châlits.

    Ici, tout est en bois clair. Tout ce monde est à présent loin derrière.

    52 02 13

    Jojdh et Arielle se retrouvent sur un petit quai de gare, Charlène a rejoint l'Arlésienne dans ses gazes. Jojdh, Fier-Cloporte, se trouve dans un cercle de brillants universitaires qui cette fois choisissent de parler ensemble. Je ne suis pas au centre de ce cercle, ni en limite de circonférence, mais j'aime bien d'un grognement ou hochement de tête montrer que je suis, qui je suis, un parmi les autres. Et lorsque le train arrive, vapeur en tête ! rien ne me surprend. Même sa forme ronde de vache grosse ne me cause pas le moindre émoi. La grosse dame y prend place Où partez-vous ? - Ligne frontalière » répond-elle, et avant que moi, Jojdh, j'aie pu reprendre la discussion de mes voisins sur Homère ou les moules, voici tout le groupe bien vêtu qui m'entraîne à l'intérieur du wagon sans cesser de papoter, trop tard pour réclamer ma valise archaïque au beau milieu du quai, toute seule et bien risible.

    Me voici sans plus rien à lire, tout était là. La compagnie se rend à Borte-Folle, bourgade au bord d'un lac boueux, qui déborde. La poitrine déborde aussi de la grosse universitaire, qui prend cela comme un accès de gaieté dans le discours de Chubre, maître de conférence : « Ici se trouverait l'un des nombreux emplacements sacrés où Jean-Jacques Rousseau rencontra Mme de Warens. » Mais c'est faux. Archi-faux. La balustrade plaquée or qui empêche de fouler l'herbe indique un lieu inexact. Ce fut le long du bâtiment, sous un petit appentis. Un appentis sorcier. Chubre explique mal, d'une voix blanchie par le Lexomil. Chacun patauge consciencieusement dans les prairies honorées par les pas des deux tourtereaux qui jouaient à l'inceste, et qui jouissaient à l'époque d'un terrain sec, car pour nous, la boue monte à mi-mollet. C'est décidé, je quitte ces lieux crottés, me concentre à fond, dans la claire conscience de rêver – miracle ! Ma valise revient entre mes mains, le terrain se dessèche sainement, et me voici dans « une situation la plus agréable du monde », sicut fabulis dicitur, car une jeune femme bonde, mince et distinguée, se presse sur mon cul en se frottant à la petite cuillère, me retourne, me met sa langue en bouche au comble de la reconnaissance et me rappelle qu'une femme peut parfaitement se ruer sur un homme pour en tirer du plaisir.

    Je reprends mon souffle et présente mes excuses, comme si j'avais été vulgaire, mais elle me sourit, heureuse. Mon plus grand regret de la vie, à l'instant de mourir, sera de ne presque pas avoir connu les femmes, de ne leur jamais avoir fait suffisamment confiance, non plus qu'à moi, d'avoir si rarement lu le plaisir dans leurs yeux ou sur leurs paupières. Même en moi, tu as peur des femmes. Et pas seulement de toi, mais de toutes. Et le 52 05 10, le voyage se poursuivit comme ceci : j'étais avec ma chère fille et ma chère femme dans un hôtel, cette dernière faisant chambre à part. Avec ma fille, lit séparé, mais ce n'est pas très confortable. Toujours est-il que mon épouse, à travers la porte ouverte, me gratifiait de ses plaintes sur son eau trop chaude (pas de douches en ce temps-là !), des chuintements grésillants de transistor à piles (mélodies à deux balles).

    Nous étions en retard. Vous savez que dans les hôtels, il faut avoir déguerpi à 11h ! dans les petits, ceux d'autrefois, ceux qui n'avaient jamais entendu parler de normes européennes, aux temps bénis où l'on pouvait voyager, à 136F (25€ ) la nuit. Où les vieux robinets à pas de vis pouvaient goutter sans provoquer l'inspection générale des installations sanitaires… En Bavière, c'étaient déjà des prix effarants, à tant non pas la chambre mais à tant le touriste, alors qu'il est sans exemple qu'un couple coûte plus de dépense qu'une personne seule au requin d'hôtelier. Mais les Bavarois sont des gens riches. Et nous étions, en famille, à Munich cette fois. Ma fille et ma femme étaient la même personne, oscillant de l'une à l'autre, ce qui n'étonnera que les ignares, vous savez, ces analphabètes qui vont beuglant que les rêves, c'est que des conneries. Le train s'arrête à Munich et ne repart plus. Nous n'avons plus un centime, l'auberge où nous sommes descendus nous fait crédit, tout le personnel parle un français impeccable. C'est l'heure du cinéma, l'employé me demande si je la préfère à l'ancienne, sur écran devant moi, ou bien, juste dans mon dos, sur écran vidéo : je n'aurais qu'à tourner mon siège. Devant ou derrière moi, de toute façon, trois rangées de grosses têtes me bouchent un bon tiers de la vue. Que faire ? Ce que l'on fait en cas d'incertitude : on se rend en grande pompe aux Toilettes.

    Les chats indécis se passent la patte sur l'oreille ; certains humains vont aux chiottes pour s'éclaircir les idées. Adoncque, voici les toilettes du grand hôtel de Munich : inutile de la cacher, elles sont honteusement insatisfaisantes. Leur étroitesse n'a d'égal que leur frusterie : juste un trou à la turque, avec les fameuses semelles en ciment contre le dérapage. Très sec en tout cas, très propre. Ni dégoulinade ni suintement. Et quand j'en ressors, je me dirige vers l'une ou l'autre des aires de projection, j'entends d'images. Mais j'emporte avec moi un chef-d'œuvre de technique (« technologie » pour les pédants) : un clavier, un écran personnel. Cela me permettra de rédiger « sur la bête » ma propre critique cinématographique.

    D'autres spectateurs, je devrais dire semi-spectateurs, procèdent comme moi : ils ont les yeux fixés tantôt sur leur nombril (je ne sais ce qu'ils dactylographient) tantôt sur la séance publique, offerte par le Gasthaus. Pourquoi ne pas adopter le sans-gêne si largement répandu. Mais en voici pourtant une forte limite : une forte femme, retardataire, s'assoit à trois places de moi, écrasant de ses cartilages une mince jeune fille qui se met à protester : elle peut le faire, tout le monde s'étant enfoncé dans les deux oreilles ses écouteurs. Je bourre donc les miens bien à fond dans le conduit auditif. Ils correspondent, ceux-là, au film qui défile sous mes yeux. La séquence en cours propose un père de famille qui déclare comme ça, tout de go, son intention d'emmener son fils au cinéma porno : « Je repasserai le prendre à la fin de la séance », à condition peut-être pensai-je à part moi de ne pas le tenir par la main.

    Je ne dois pas avoir débrouillé toutes les connections de mon bras de fauteuil, car mon voisin se met à l'interpeller, de sa place à l'écran, ce qui ne surprendra pas les fanas de La rose du Caire : « Tu es sûr » (accent italien prononcé, tou es sour) « de ne pas le faire toi-même, le film, col tuo propio figlio  - avec ton propre fils ? » - l'indignation l'emporte, la langue italienne refait surface. Alors, sans me gêner non plus, je le traite de tous les noms, dans les trois langues. Finalement nous aurons tous assez d'argent pour revenir de Munich. De même les Bloy : Danemark- Cologne-Paris. Gauguin mari de Mette. Céline. Étranges cousinages. Éternelles bougeottes. Il faut rouler.

    Sans cesse sauter d'un véhicule à l'autre. Ce que nous cherchons, ce que nous fuyons. Trois voitures vers le Bassin, celui d'Arcachon. Java est dans la première, mais ne conduit pas. Je conduis la deuxième, et derrière moi, vite distancée, Arielle. Pour ma part je suis, tant bien que mal, recru de la fatigue du voyage. Parfois le véhicule s'écarte, je l'encourage à haute voix, peine perdue : je suis perdu ; il ne fallait pas prendre cette allée de sable battu sous les pins, encore, encore, enfonçons-nous ; perdu pour perdu. Je me souviens très bien de cette grande maison, transportée sur des vérins, ou reconstruite en un éclair comme celle du marquis de Charnacé. Le chemin s'arrête là, en éventail semé d'aiguilles de pin, parmi les fougères humides.

    L'océan est à deux pas, je l'entends respirer. Juliette, c'est Juliette, amie abandonnée par nos deux vies, avec deux ou trois de ses fils ou filles, elle en avait sept, qui viennent, qui reviennent, repartent, laissant des livres, du linge ou des jeux de société. Mais je suis accueilli comme de la veille, malgré ma nudité des membres inférieurs, jusqu'à la taille – quelle importance après tant d'années, nous nous retrouvons avec effusion, les enfants ont grandi, je me couvrirai, ma chemisette bâille au vent. Quelqu'un finit par me fourrer sur la bite une sorte de pagne nouée, façon christique. Nous nous serrons l'un contre l'autre dans la joie de nos retrouvailles. J'étais son fils aîné, qui venait de temps en temps, à l'improviste, toujours bien accueilli, pour se plaindre lucidement de toutes les avanies de sa vie.

    Le nombre de gens qui ont recueilli ces confidences, même sincères, est considérable. Quel charme possédais-je, quel moyen de pouvoir, que j'aurais négligé ? Car je parlais des autres en parlant de moi, et n'étais peut-être pas si insupportable, du moins la première heure. Juliette me prépare un repas, il n'est pourtant que onze heures trente. Les femmes préparent souvent des repas, tous succulents. J'avise alors, sur un banc de bois uni à sa table, un jeune homme que j'avais feint de ne pas remarquer. Il est en train de lire, sans même s'être interrompu à l'arrivée de mon importante personne : tous les hommes sont souverains, moi compris. Si je m'installe auprès de lui, sur le banc d'en face, il ne bouge pas.

    Les fils aînés sont souvent jaloux de l'amant de leur mère, mais elle et moi n'avons jamais couché, que je sache. Elle m'a refusé, je l'ai refusée plus tard, façon ping-pong. Je déplie sous mon nez une carte touristique : où est ce fameux moignon de phare que je ne pouvais manquer d'apercevoir sur cette côté à dunes ? « Le Cap-Ferret », c'est bien cela ? Comment fait-il pour éclairer, ce ras-du-sol ? Une fille est tombée de sa rambarde et en est morte, à douze ans, voici douze ans. Le petit en-cas inhumainement avalé, nous revenons en bus sur nos pas. Où est la voiture, abandonnée sur un bas-côté ? S'est-elle déplacée seule ? Tout va si vite, il y a tant de véhicules de promeneurs sur les tapis d'aiguilles de pins !

    Qu'ai-je fait ! Juliette me parlait de ses petits-enfants, Irina, Océane, Hermengarde… des filles, sans compter le petit Orénoque. Elle s'embrouillait un peu. Elle aussi flirtait avec la soixantaine, elle avait réuni 6 (soixante!) amis ! Comment faisait-elle pour connaître autant de Monde ? Chacun y va de son prénom baroque, au vu de la raréfaction des noms de famille… Tiens, Mon Véhicule ! C'est le moment de ranger l'étui d'appareil photo, en plastique, royalement offert par Juliette. Tant de fois j'ai reçu l'hospitalité chez elle ! Je rejoins les autres, d'autres gens, d'autres amitiés de rencontre, qui ne la valent pas. M ais la vie sépare / Ceux qui s'aiment / Tout doucement / Sans faire de bruit…

    Les feuilles mortes – Prévert – Kosma

    52 02 15

    Je chie. Tout pourrait s’arrêter là, tout devrait. Les bienséances s’y opposent. Le respect de la condition humaine. L’immortalité détruirait jusqu’à l’idée de faire. Que trouverions-nous d’autre pour « faire ». Et voici que le ritirato, le retrait, le « petit-coin », s’agrandit aux dimensions d’un grenier. Tout en longueur, avec un grand rang d’étagères, couvertes de bouquins, c’est-à-dire de vieux livres. Nous avions vu cela dans l’Aude, à Villelongue, expérience extraordinaire. Et comme il arrive dans les longues pièces, un intrus s’introduit par le petit côté, qui me regarde en face. Bon, je me torche : par devant, ce qu’il ne faut jamais faire, et jaune, ce qui se produit rarement. D’odeur, point.

    Sans me soulever du siège, par pudeur. Sans pudeur le chieur exhibe son jaune de bonne santé. Le jus de soleil s’étale sur les avant-bras et le carpe entier. Les doigts aussi, c’est-à-dire le métacarpe. Et l’intrus de s’indigner : quoi ! sans s’interrompre ! sans suspendre mon geste ! tant d’impudence ! « Mais ce serait plutôt à vous, Monsieur, d’éprouver de la honte, à forcer ainsi mon intimité la plus sale ! Regardez cette bouteille de plastique, celle que je tiens dans l’autre main ; oui, avec un embout-pression, de ces ouvertures qui ferment, de ces fermetures qui ouvrent, selon l’ingéniosité des concepteurs, ah ! les concepteurs… De là où vous êtes, et sans vous avancer davantage, pouvez-vous lire gravés dans le plastique une devise signée « Muster, Jeune Garçon », où ce dernier proclame il faut jeter sans rémission tout ce qui manque absolument d’intérêt artistique ? C’est écrit trop petit, trop serré, la merde vous incommode ?

    Il importe au premier degré de se décider vite : jeter l’excrément du moins l’essuyer, s’en débarrasser de quelque façon que ce soit, ou de la main et du doigt l’introduire dans ce vase infect afin de transmuter sa valeur agricole et fumière en valeur esthétique - ou jeter le flacon ?

    J’hésite.

     

     

    52 03 25

    Les trains se croisent en tous sens, interversion des points cardinaux, des icebergs descendent sur le Nil, de l’un à l’autre saute un affreux géant, foulant aux pieds les hiéroglyphes glacés. Arielle le suit, de la même façon, tenant à son oreille un de ces téléphones à sa taille que l’on obtient pour rien, en monnaie de géants. Le géant qui court en tête se sait trompé par cet échange de voix, celle de la géante, celle d’un fameux peintre nomméJean T. : vingt-cinq minutes, déjà commencées avant la cavalcade – elle est joyeuse et saute au jugé, tandis que le géant examine soigneusement la compacité des icebergs avant d’y poser le pied.

    Masses jaunâtres friables sous le soleil du 15e parallèle.

     

    52 03 28

    Les images se rétrécissent, réduction des perspectives. Rue Amarat l’école française propose une salle à son personnel à l’abri des murs blancs. Nous exportons nos Salles des Profs. Nos administrations. D’un bout du monde à l’autre. Souviens-toi des bourgades gasconnes. Corinne m’a remis ma valise. Retour de voyage. Nous avions avec nous tous nos je ne sais quoi. Nous avions laissé sur nos traces nos déboires de civilisés, nos velléités de grandeurs à transmettre au monde entier : nos corps d’un côté, nos écrits de l’autre. « Il manque un élément » dit Corinne, restée dans la frileuse Europe : « ...en D. L. ? » - nous ne saisissons pas ce qu’elle nous demande, la langue informatique est plus indéchiffrable qu’un dialecte du Nil. Pourquoi Corinne se met-elle à pleurer ? Pourquoi prend-elle à témoins ses collègues ? Ces scènes occidentales sont pourtant prévisibles : depuis le temps, je devrais savoir ce que sont des « éléments D.L. », ma parole je le fais exprès, « je suis fatiguée » dit-elle, ani aïéva, telle collègue désignée par elle doit monter et redescendre huit chaises à et de sa salle de classe, « Et remetez-les bien à leur place ! » , à chaque demi-journée de cours.

    Nous manquons de chaises.

     

     

     

     

    52 03 28

    Fin du deuxième cauchemar de la nuit. Salle des profs d'Andernos. Corinne dit qu'elle m'a rendu une valise contenant je ne sais quoi. Je lui ai fourni des éléments pour éditer quelque chose sur l'ordinateur, mais il manque un élément. “Est-ce que c'est en D.L. ou pas ?” Je lui réponds que cela ne veut rien dire pour moi. Elle pleure en prenant les autres à témoins : je devrais savoir depuis le temps certains éléments évidents d'informatique. Elle est très fatiguée, une de ses collègues doit sans cesse monter et redescendre 8 chaises de sa salle de classe après chaque demi-journée de cours.

     

     

    52 05 31

     

    Signora Iolanda Cristina GIGLIOTTI, dites-moi – cinquante ans – visage marqué magique – la fin toute proche – accent macaroni moqué - « Arrêtez. Mes projets sont abondants. Je ne baisse pas la tête. Posez d'autres questions. - Quels sont vos rapports avec les plantes ? les fleurs, les arbres ? » (tout laisser ainsi en plan, à la disposition fébrile des survivants) – J'ai beaucoup de projets. Ma forme est excellente. Voyez mon fils, il le confirmera. Il s'appelle le Cordouan, comme le phare. » Voyons ce fils ! Il habite une sorte de ruine, genre « loft aménagé », peut-être un ancien phare mais de terre ferme, et je lui brûle la politesse, montant le premier. Il me suit. C'est un jeu. L'escalier en colimaçon monte de meurtrière en meurtrière, de plus en plus large, où passer la tête. J'ai devancé le Cordouan, peut-être m'a-t-il dit « Après vous », mais il me poursuit, tente de m'atteindre à coups de grands mollards qui ne m'atteignent pas mais retombent en grands parachutes à claires-voies : « Tu ne peux même pas atteindre les pigeons qui nous séparent ! » C'est entre lui et moi, le longs des murailles blanches, un mouvement continu de gros oiseaux à donner le tournis. Les crachats chutent comme des méduses qui se déchirent. Je suis arrivé avant le fils chéri, dans un petite pièce au sommet, très bien aménagée, donnant de partout sur les terres et la mer qu'on aperçoit dans le lointain. Il arrive à son tour, essoufflé, bien que ce soit sa propre demeure. À gauche part un couloir obscur en impasse. « À quoi cela sert-il ? - À rien me répond-il. Nous ne faisons pas l'amour. Mais dans ce cercle étroit loin de la terre et de l'Océan nous accomplissons une succession de frôlements précis et de caresses, inventant à mesure un rite éphémère. Nul n'en saura jamais rien. Nous promettons de nous écrire, pressentant que jamais plus nous ne serons ensemble. Ne serait-ce qu'à son air désabusé.

    C'est un grand jeune homme blond pâle, adresse : « Sous le château d'eau ». Le courrier se dépose en bas, dans une archère aménagée. Nous sommes redescendus de là, moi second regardant son dos, pour ne plus jamais rien contempler d’autre : aussitôt, je prenais un autocar à destination de Vaux-sur-Seine, puis Conflans. Ces petites villes dans l’éloignement ne sont plus rien, contaminées par une impitoyable injection de présent. Le véhicule collectif où j’ai pris place brinquebale et se perdra peut-être, dans son imprévisible itinéraire des années 50, sur le plateau, d’où je pourrais rejoindre un moyen de transport plus direct. Le paysage aligne ses pavillons. Face à moi deux métis tahitiens s’entretiennent d’un match de je ne sais quel sport ; de quelle ethnie tirent-ils des mentons si pointus ?

    Mes ignorances me perdent dans un flou sommeillant. Et de façon inévitable et prévisible, ce jeune homme que j‘avais quitté reparaît quelques rangs de fauteuils plus loin. Lui aussi a emprunté le même moyen de transport. Nous nous reconnaissons de loin, nous descendons à la même station, il s’appelle Lacoubre, « comme le cap », nous escaladons un nouvel escarpement, creusé de marches couvertes de lierre, qui s’enfoncent sous le roc en spirale, ressortent plus haut, repercent la paroi, et se terminent en cul-de-sac escarpé. Seconde descente, seconde vue de dos sur le torse et les fesses de mon compagnon, second abandon voulu par le destin Tintin. Je ne sais ce qu’il est devenu : la foule donne, la foule reprend.

    Retour à la maison. ¡ Vuelta a casa ! Il est plus de vingt heures ! Quelle est l’épouse qui ne ferait pas la gueule ? Est-ce qu’il ne faudra pas que je couche à l’hôtel ? De quoi sommes-nous punis ?

    Je transcris.

     

    53 04 29

    Mes pas sont infatigables. Dans mes sommeils mêmes je dois parcourir sans trêves routes, tunnels et souterrains. Je chemine souterrainement, longtemps : ver de terre, hérisson, piéton de la glaise. Toujours ou souvent me précèdent des hommes, une femme ou deux femmes, ici, cette nuit, Arielle et son amie si anonyme. Nous descendons d’innombrables générations néolithiques. Et remontant de ces vieux puits horizontaux à contre-route, une femme âgée que précède sa petite-fille. Ce sont les héritières et propriétaires de ce dédale souterrain. «Admirez » - la vieille dame se rengorge, tandis que la fillette a détaché du mur une poupée suspendue « la splendeur de cette créature humaine, touchez sa chevelure abondante et authentique, estimez sa valeur, et payez pour emporter le tout ». Mais les autres m’ont distancé ! Si les deux tentatrices connaissent leur labyrinthe, il n’en est pas de même pour moi, laissé seul, égaré, cherchant en vain le chemin du retour. Les caves se succèdent, montrant dans leurs coins sombres des grilles tendues en hauteurs des étagères de grands crus classés. Je monte des volées d’escalier, sous les parcimonieux éclairages de voûtes, écartant des deux mains d’étranges ferrailles aux aspérités rouillées – devant cette porte plein-cintre en particulier, que je force d’un coup d’épaule.

    La pièce reçoit d’en haut les lueurs incertaines de soupiraux d’église : une crypte, c’est une crypte que je hante, rectangulaire, sous un maître-autel au flanc duquel je suis remonté sans attirer la moindre attention. Il règne là en effet une foule affairée en habits du dimanche, qui se disperse posément après l’office ou la cérémonie. Je la suis, personne ne voit ma tenue terreuse ; quel est donc leur mérite ? D’avoir écouté une longue messe, sans autres épreuves qu’une toilette et des habits à revêtir ? Ne suis- je pas plus méritants qu’eux-mêmes, puisque j’ai surmonté les détours et les tentations de l’abîme ? Ils me remarquent enfin. La terre de mon élection, qui me souille les mains, les vêtements et les chaussures, n’attirent que leurs sarcasmes et leur goguenardise : « Je sors du souterrain » leur dis-je, « par le grand portail laissé derrière moi » - je sais bien que je mens - « et il ne tient qu’à moi d’y retourner, mais, mon Dieu, comme c’est dangereux.

    Parmi ceux qui m’entourent, je sens bien que certains m’abandonnent, à des mouvements de groupe en périphérie. Mais je ne vois nul Golgotha à proximité. Pas même un jardin Gouggenheim. Peut-être même ceux que je soupçonne de traîtrise doivent-ils aménager le couloir d’où je sors : soit pour le rendre plus praticable, soit pour l’obstruer, en éliminant toute velléité, pour moi d’y retourner, pour d’autres de l’explorer. Le lieu où je me rouve, où j’ai débouché, se nomme « le Fieu » (« le Fils » en charentais, ou chez les Normands) mais les paysage s’apparente au vallon de la Lémance, aux environs de Cuzorn:magnifiques paysages, clocher pointu. Sortant alors de mes poches une carte Michelin, j’essaie de me frayer un chemin vers le nord-est (« ça peut aller quand on est à pied »), mais rien ne semble pouvoir éclaircir un réseau de petites routes qui ne mènent nulle part. L’ironie bonhomme de ceux qui restent affiche la satisfaction aigre de ceux qui vous retiennent prisonnier - « on vous l‘avait bien dit ». Un autre sanctuaire, peut-être ? ...un peu plus loin, dans une autre direction ? Sous les regards sceptiques (« vous ne trouverez pas ailleurs d’église aussi remarquable que la nôtre ») je redescends leur côte, carte en main, d’un tournant à l’autre, prenant garde aux plus gros cailloux.

    L’autre partie du village, en contrebas, c’est déjà autre part, d’autres gens ; plus ouverts, plus dynamiques. Une jeune femme m’accoste sans façons, m’invite à visiter son auberge où se tient une exposition informelle et permanente d’artisanat local. Quand je suis entré, un groupe de jeunes gens m’a salué en souriant.

     

     

    (53 04 30

    Manque un rêve, sur papier libre.)

     

    53 05 03

    Partout Arielle m’accompagne. C’en est effrayant. Imaginons que pris d’une subite envie de chier je fasse mon entrée dans un certain petit réduit, un soudain brouhaha me fait rebrousser chemin, et que vois-je ? Arielle vient de tomber de tout son long devant la porte de la rue, en robe de chambre. Elle sanglote et prétend chier avant moi. Je l’avais envoyée promener la voici revenue, adieu distance. Et moi de fuir en descendant la pente aux prairies closes de barbelés, où mangent les vaches paisibles. J’entends toujours le peintre Jean disant à tel ou tel ami qu’un troisième homme, mercenaire de son état, s’était vu délester de tous papiers de fausse identité en pleine Afrique noire, puis en avait retrouvé d’autres : « Je m’appelais Binnda », disait-il, et j’étais revenu, sous ce nom, par Blida et Bougie».

    Me relevant parmi les vaches et très soucieux, tout compte fait, de la santé d’Arielle, je reviens sur mes pas et me relève en vrai, gorgé de merde à plein rectum. Et pris d’extase je prenais le train pour Marseille, où je suis revenu souvent, où j’ai quelque temps habité, aubas dela gare Saint-Charles. Il y avait en ce temps-là un petit appartement, un bouge ensoleillé, autout duquel vivaient une quantité de vieux Marseillais. Ils parlaient dans l‘accent des films de Pagnol, ils m’apportaient dans mon deux-pièces du pastis de bienvenue, où je trempais mes lèvres pour ne pas les désobliger, car alors déjà je ne buvais plus, ou je m’y efforçais. Ils tournaient partout, commentaient la moindre éraflure de plâtre, me conseillaient avec la plus vive et la plus indiscrète amitié. Tandis qu’ils m’étourdissaient de leurs empressements, je m’inquiétais : comment ma fille et son enfant pourraient-ils venir ici s’installer, tout était si petit, si vétuste !

    Le soleil par les fenêtres n’effaçait pas la vétusté, l’éloignement de ma mère et de Bordeaux suffiraient dans un premier temps, j’étais quinquagénaire et profitais enfin de ma liberté (mes éphémères compagnons m’avaient soutiré ces confidences), il me faudrait m’habituer à ces intonations d’un peuple envahissant, dépenaillé, que je commençais même à imiter pour lui plaire. Je les observais bien, surtout au niveau de leurs mains, aucun accroc ou déchirure n’échappait à mes regards méfiants, car je me suis toujours tenu à l’écart de ces citoyens frôleurs, crasseux et misérables. C’est ainsi que m’avaient élevé mes parents, et ceux de mon épouse, malgré leur désaccord, partageaient ces préjugés sans gloire.

    53 05 11

    Ce grand bureau très clair m’aurait fait envie : tout en verrières, au dernier étage d’un immeuble de Montmartre, tout Paris sous les yeux. Lazarus, Yssev et moi prenons congé d’une magnifique stagiaire brune, très consciente de sa beauté. Elle en joue, elle en use avec une grande distinction, car à ce faîte des honneurs ou des étages où nous sommes parvenus, nous ne risquons pas d’esquisser le moindre geste, le moindre propos déplacés. Les stagiaires par nature ne sont pas destinés à ce qu’on les recroies dans sa vie ; il se peut aussi qu’ils ou elles se soient légalement propulsés plus haut que votre grade, et qu’ils ou elles vous toisent quelque peu. C’est pourquoi ma demande d’adresse postale, formulée en ce dernier jour, m’a été refusée avec décision, quoique sans hauteur : nous sommes toujours dans le cadre admissible du jeu social.

    Hélas le Démon Ridicule attaque sans sommation ; aussi bien dans les plus habits du dimanche ne m’a-t-il jamais été possible de passer pour autre chose qu’un chimpanzé bien soigné de sa personne. Ne voilà-t-il pas que je perds d’un seul coup ce vernis de singe civilisé, que le dépit fend ma croûte pseudomondaine ; je lui déclare tout à trac : « Non seulement nous ne nous reverrons plus, comme vous le dites, mais de plus, nous crèverons tous tôt ou tard, vous comprise. Je ne vois donc plus la nécessité de vous adresser la parole à présent,ni de faire attention à votre joli cul. » Autant n’avoir rien dit. Ni elle ni mes deux confrères ne semblent avoir entendu la moindre incartade, ils se papillonnent tous les trois dans le meilleur bon ton de la galanterie, une autre femme se penche vers moi pour soumettre un document de départ à ma contre-signature.

    Je ne l’avais jamais observée, jamais appelé par son prénom, non plus que l’autre : celle-ci parce qu’elle m’intimidait, celle-là parce qu’elle m’indifférait. Voyez la sottise. Celle-ci présente sur la joue une légère tache de lie-de-vin. Mais jamais elle ne s’est départie de son amabilité. « Pardonnez-moi » lui dis-je à voix basse « de vous avoir négligée ». Elle reprend ma signature et le papier, retourne à son travail. Dois-je comprendre qu’une femme, pour mon Chimpanzé, ne doit être respectée qu’à proportion de sa disponibilité baisative ?

    De qui s’agit-il, dans nos rêves ? Et pourquoi ne pouvons-nous abandonner cette première personne si méprisable aux yeux des bonnes âmes qui se préoccupent d’Amnisty International ? Pourquoi certains réveils sont-ils plus lumineux que d’autres, quand nous ouvrons en grand nos volets sur le soleil levant (« du sommeil au soleil », quelle facilité!) Puis nous refermons la fenêtre (ou pas), et tournés à nouveau vers les profondeurs à peine entamées de notre antre, nous nous apercevons avec effroi que toutes nos lettres, d’affaires conclues ou d’amours passées, que nous avions éparpillées sur notre couvre-lit, sont restées là comme une roue de paon, tandis que nous étions passés des rêveries à l’endormissement. Mon Dieu ! Arielle revient ce matin, dissimulons ces messages, parmi lesquels gît encore quelque part cette enveloppe à poster : relire le courrier des anciennes maîtresses porte à renouer les liens, bien étourdiment ma foi.

    Les autres pièces sont restées dans l’ombre, celle en particulier où mourut ma mère l’hiver dernier, chambre à laquelle je n’ai plus touché, tant j’y sentais planer de menace : les morts deviennent plus qu’eux-mêmes, se faisant porte-parole d’un au-delà refusé. Il faut ouvrir cette porte, aérer, démiasmer, apercevoir le temps de l’entrebâillement deux femmes longues et maigres côte à côte,qui ne sont pas ma mère mais lui ressemblent ; surprises de dos à vider les tiroirs de sa garde-robe, elles tournent vers moi leurs yeux insolents et se retirent sans se presser, dérobant au sens propre de magnifiques tenues de soirée. Les regards hostiles et secs qu’elles me lancent me dissuadent de les poursuivre ou de les intercepter.

    Tandis qu’elles se dérobent à leur tour un sec coup de klaxon m’arrache vers la trivialité la plus immédiate : non, ce n’est pas Arielle. Cette longue voiture noire qui m’attend sur le sable de la terrasse ne peut être, n’est autre que celle du Président, celui que les opposants ne nomment jamais autrement que le Nabot ou Naboléon. Le temps d’enfiler une tenue décente, et je le rejoins dans sa Limousine personnelle.

     

     

    53 05 20

    J'ouvre en grand les volets de notre appartement au premier, le soleil éclatant y pénètre. Des lettres sont en vrac, j'attends le retour d'Annie, j'espère qu'elle ne verra pas une lettre à T. que j'ai oublié de poster, et que je ne retrouve plus. Les pièces encore noires sont emplies d'une angoisse folle, ma mère morte y est encore présente de façon menaçante. Ouvrant une pièce, je vois deux grandes femmes sèches hostiles qui lui ressemblent, en brunes, partir en dérobant deux magnifiques robes de soirée, avec une hauteur insolente. Je n'ose les intercepter.

    • Avec Sarkozy dans une voiture à l'arrêt coincée entre deux autres, le côté passager bloqué contre le mur. Il me prend pour confident, les habitants de la ville ont critiqué ses nouvelles enseignes électriques (je les vois ; l'une est : « LU... LU... LU » ; elle est en effet monotone, rouge terni). Une grosse femme en costume arabe passe. J'étouffe dans cette bagnole, je m'ankylose, j'aimerais bien aller me promener. Sarkozy est un maniaque de la bagnole et reste assis là sans s'en rendre compte. Nous attendons ma femme, partie plus loin avec d'autres.

     

     

     

    53 06 11

    Rien ne m’empêche de monter dans un autobus par Lazarus, qui par son crâne pelé apparent sous lamousse gonflée de ses rares cheveux, ressemble de plus en plus à Nosferatu, mais où est son permis de conduire ? Il s’émerveille de tout, lorgne le paysage urbain,tripote une manette après l’autre avec effets divers de cahots et de rugissements, oui, la ville est magnifique, les rues étroites, il prend cela aux alentours de 50 à l’heure ce qui est énorme : un crétin planqué là derrière l’angle seraitenvoyé au suicide PAF DANS LA GUEULE « interdit aux piétons » je sais pas lire conno, et voilà. Ce que nous attendions tous. Se retrouver bloqué parce qu’un insouciant prend les rues interdites – dans cette cité KOSmopolite un Yougoslave (il en était encore) blond comme un Slovène monte à bord, vire Lazarus de son siège en cul de tracteur et nous dégage en marche arrière.

    Et tous ces passagers qui sont descendus, pétrifiés de trouille et gestes attentifs, entre tôle et pierre vermiculée ! Ne reste plus au fond du véhicule, où la faune bêlante étrangère nous a repoussés dans sa fuite, qu’Arielle, Muriel et Jacques. Lazarus s’est calmé. Le Balkanique s’est dévoué pour l’affranchir, il appuie désormais où il faut, les portes cessent d’ouvrir ou fermer leurs soufflets en soufflant comme un asthmatique. Nous arrêtons près de la ferme Lenge, près du pont, ni sur la Garonne ni sur le Rhône. Allez, va pour la « confiture maison ». Il faut bien que les paysans s’amusent, qu’ils se prennent pour des créateurs culturels, locaux. La confiture est bonne, le vendeur qui me l’a tendue précise que c’est un condensateur : « condensateur » de quoi ?

    Je réponds « c’est un con dans son frère », l’autre rigole, ce produit local atteint les fonctions du langage et du rire, peut-être sommes nous tous intoxiqués. Ceux qui ne le sont pas encore viennent me demander de mon melon d’Espagne en gelée, je leur en offre à tous du bout de ma cuillère, et même le chien, le petit chien de l’autocar, blotti en gémissant sous un siège pendant toute la manœuvre de dégagement du Slovène, ressort de sa cache et me mendie un peu de ce parfum confituré. Nous le laissons dans la cour de la ferme, où il part truffe au vent vers la cuve de confection : il aime la gelée de melon d’Espagne ! Il avait bien dormi sur ma poitrine, tandis que tous les humains s’offusquaient d’une conduite aussi branque de grand amateur !

    Le voici délaissé dans cette cour, par l’odeur alléché, flanqué de grands lion fauves sorti des bâtiment. Les passagers nous ont suivis de loin, essoufflés sous le soleil. Ils finissent au doigt mon pot de confiture suspecte, reprennent sans vergogne leurs places, récupèrent sans honte leurs affaires abandonnées, qui logiquement devraient revenir aux derniers occupants. Les voici à présent qui veulent manger dans cet établisssements. Figurez-vous que mon courage m’a auréolé de quelque autorité : pas question. « Tant qu’il y a des livres, je ne mange pas ». Ils se rengouffrent vers la sortie (ces gens-là ne manquent pas de culot), se commandent un gueuleton de midi, avec du chien, du lion, du saucisson, et de la confiture en gelée. Ah ben moi non, moi non, je reste à lire, les rayons occupent tout l’intérieur, et nous tous qui regardions le paysage, les murs qui défilaient à toute vitesse à ras des vitres !

    Pour des livres, je manquerais tout ce qui se voit, tout ce qui se mange… Lire, jouer de l’orgue. 53 06 14 Dégringoler du buffet, à travers toute une tour d’église – où avaient-ils placé le buffet, des imbéciles ? Pour arroser toute la ville, comme du haut d’un minaret ? Et l’organiste criait « Au secours ! au secours ! Même pas Dieu… Nous allions au secours, Sylvie et moi, des petits garçons qui couraient des dangers dans le monde, et même, Bouddha me savonne ! autour de Katmandou. Bien sûr qu’il y a un lycée français, là-bas ! L’EFIK ! BP 452  ! La classe avait fait un tout, tout petit voyage éducatif, dans la vallée. Puis, plus rien ! Disparition du petit garçon ! Nous n’étions pas les seuls : les délégations de l’Inde, de la Chine, du Vatican et même de l’URSS ! enfin, la Russie… Qu’avait-il donc de si particulier ? Une puce électronique insérée sous la peau ?  bionique ? Allions-nous, grâce à lui, gratter aux portes de l’éternité ? ...mais pas d’Américains, ni de Japonais. L’URSS en ce temps-là colportait de faux bruits. Puis le petit garçon fut retrouvé. Nous avons appris cela, Sylviane, juste au moment où nous repartions. La joie qu’aurait dû apporter cette bonne nouvelle ne pouvait supplanter cette pénétrante tristesse, qui survivait à nos inquiétudes. Nous marchons lentement dans un décor neutre, et je l’interrogeais. Nous parlions d’autre chose : que comporte nécessairement un texte, quel qu’il soit, même latin, même en vers (je lui en récitais quelques vers), afin d’en indiquer le sujet ?

    La réponse était « le titre », mais Sylviane, bouleversée, prise à contre-pied, ne parvenait pas à répondre. Elle se répandait en flatteries moroses; mes commentaires étaient très beaux, répétait-elle, très émouvants. Ses larmes coulaient. Nous avions marché très longtemps... 53 06 15. Nous parvenions à un hôtel, de grande classe, prévu pour abriter un congrès de conférenciers, cette chambre vous convient-elle ? ...cette autre, ou celle-ci ? voyez ce toboggan qui perce le plafond, par où dévale un flot de pétales lumineux ? notre accueil n’est-il pas princier ? pétales, particules étincelantes, phosphènes tactiles aux tourbillons soyeux – prenez garde de ne pas les frôler, certains sont toxiques – cette autre pièce peut-être ?

    « Voyez de quelle vaste salle d’eau elle est accompagnée, toilettes immenses, immaculées, luisantes ? elles vous serviront à tous : cette chambre au tarif élevé comporte plusieurs lits, enveloppés deux par deux par une courtine à couronne, comme si les dormeurs en étaient des dragées, le tissu leurs précieux emballage ? Oh ! voici les conférenciers ! Chacun se choisit sa couche et son compagnon de lit jumeau selon ses affinités. » Nous serons donc bien tous à l’étroit. Une seule femme est parmi eux. Elle jouira de ma protection, et nul conférencier allemand – ils sont allemands – ne lorgnera sur elle d’un air concupiscent. Une femme risque moins avec tant d’hommes höchst korrekt qu’avec un seul Français galant. Je fais une grimace à cette femme, visiblement très contrariée de la situation. Elle me répond par une autre, marquant le plus extrême renfrognement. Le 26 du mois de juin je fus assailli de trois révélations, dont la deuxième fut la pire : il me semblait perdre un être cher, et je repoussai cette vision de toutes mes forces. Mais la première fut telle : un de ces robots forcenés, invention diabolique, s’avançait dans un de ces couloirs sans fin de l’hôtel Garcin.

    Vous souvenez du Garcin de Huis-Clos, qui fait les beaux jours des théâtres en difficulté : il y aura toujours du monde pour Huis-Clos. Et je me trouvais là, David et moi, face à ce monstre mécanique à puissantes mâchoires, qui mâchait tous les bijoux qu’il trouvait : sur les commodes allongées, sur les consoles Louis XV, dans un crissement horriblement horripilant. Et nous voyions tous deux les cristaux, les diamants se transformer, dans cette bouche cubique et transparente, en gravier crissant, comme à travers les vitres d’un aquarium stomacal. Et le robot bavait son eau endiamantée, les parois d’aquarium et les plinthes du corridor suintaient et cédaient, le couloir s’emplissait, j’appelais mon petit-fils pour me défendre, ne faisant ainsi qu’ajouter une victime à ce monstre cliquetant.

    L’épreuve suivante abandonna derrière moi tout monstre et toute affection familiale. Une porte étanche et capitonnée se refermait sur mon dos. Le café où je me trouvais grouillait de tables rapprochées abondamment cernées de clientèle, et attiré par un mauvais aimant irrésistible je découvrais sans résistance Ariel attablée là , une chaise vide devant elle et visiblement pour moi seul retenue : « Va, dit-elle, je ne trouve plus rien à te dire, et c’est à tout jamais. Il en est de même pour toi » - chacun autour de nous retenait son souffle, tandis qu’à peine assis je me relevais profondément bouleversé pour me frayer un chemin : d’autres personnes attendaient, au fond de la grande salle de consommation, que s’ouvrît à deux battants un vieux portail de bois pourtant condamné.

    À mon arrivée les battants s’entrouvrirent, et tout le groupe s’engouffra dans un vaste magasin d’antiquaire, contigu au restaurant, chacun s’égaillant dans la direction de ses intérêts de chineur. Et moi j’étais devant des livres, surannés, reliés à l’ancienne, puis une table basse transparente harmonieusement garnie de bijoux. J’ai alors soupesé une très lourde poire d’onyx, qu’une bijoutière, sentant monter en moi un prurit de larcin, me reprit vivement pour la reposer sur le verre. Ce magasin n’avait pas de fin.

    Mais il me faut sans cesse errer, vagabonder, me soumettre aux épreuves, comme le Juif Errant, sans queue ni trêve, et j’aurai jamais autant marché, agi, subi, que dans ce pays-ci où j’abats les travaux de ma destinée. D’en haut sur mon lit je contemple sous moi sans cesse ni lassitude ces cercles qui se creusent et me renvoient de l’un à l’autre, comme une boule entourée de comparses. Qui m’envoie sur ce marché pourri pluvieux décharger cagettes et cageots sous les ordres d’un râleur portugais ? Il en décharge aussi mais nos deux véhicules se touchent et la place manque. Notre resserrement nous fait bientôt déposer caissettes et bourriches de part et d’autre, et mon Portugais de Porto m’interrompt : Para, maldito ! Arrête, Ducon ! Tu ne vois pas qu’après ça ils vont prendre le goût de l’asphalte ? ...c’est déjà presque trop tard, è quase tarde de mais ! Trop tard pour quoi, prolo ? qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? O que isso pode me fazer bem? Pendant qu’il rame à ras du sol avec ses cages à poules, je m’esquive avec sa femme. Il se trouve dans le quartier de vastes pans de murs à l’abri desquels règnent d’immenses bâtiments rouges d’une grande valeur historique. Pourquoi ne pas les visiter, mêlés à des flots de touristes discrets et respectueux. Partout, des inscriptions en lettres d’or sur du marbre. Certaines en polonais, d’autres en cyrilliques russes. Nous sommes apparemment dans une vaste nécropole princière à ciel ouvert. Ma compagne portugaise s’égare aux détours des tombeaux, nous nous retrouvons sans encombre, car elle prie, Arielle de sang mêlé, Pologne et Portugal, à deux genoux, les mains sur la balustrade, orante de pierre.

    ...Ces trésors de Pierre-et-Paul ou de São Vincente ne trouvent leur mesure que sous le ciel de Bordeaux ? vanité des infinis. Va-et-vient des marées, tombeaux et bureaux d’agences, Bonjour, nous proposons à vos services une pièce vide, propre, lumineuse et bien aménagée, jetez donc un œil, Madame la Secrétaire, soulevez votre petit cul du fauteuil et lorgnez, de l’autre côté du palier, la mignonne et confortable chambrette qu’une étudiante illuminerait de sa présence tout en irriguant notre douillet budget. Vastes tombeaux, coquets studios, vanité des équivalences. Ainsi par ces chaudes journées de juillet nous trouvions-nous ballottés elle et moi, baudruches à l’hélium dont les têtes aveugles gonflaient tendrement au soleil, tandis que leurs ficelles se mêlaient à ras de sol entre les doigts serrés du marchand des rues.

    C’était à Mérignac, d’aucuns diraient « L’Alcazar de Rodez ». Plus précisément, nous voulions rejoindre ce berceau des civilisations,de la Préhistoire à l’Aéroport, et nous en étions fort loin : ce lieu s’appelait alors les remblais du Pont de Pierre, inextricable cône de déversement sans aménagement précis, d’où se dispersaient les véhicules, qui vers les quais, d’amont ou d’aval, qui vers le cours Victor-Hugo au-delà de la Porte Bourgogne. Cherchant à rejoindre Mérignac, j'ai erré à pied sur le remblai sud du Pont de Pierre, parmi la boue séchée où sinuaient des fragments de rails mangés au goudron, où des tracés plus ou moins concentriques, cabossés de nids de poules, secouaient quelques suspensions automobiles éparses.

    Passe alors l’autobus « M », qui passe d’abord le pont avant de revenir à Mérignac. J’y suis monté, torse nu, portant un énorme carton vide sur la hanche. J’ai pu m’y frayer une place car de nombreuses femmes descendaient à cette station,mais d’autres, plus âgées, occupaient tous les fauteuils. Dieu merci mes aisselles n’exhalaient aucune odeur suspecte. Et j’écoutais discrètement les propos de ces dames assises, poursuivant apparemment ceux des passagères descendues : il fallait prendre garde à ce chauffeur de réputation sulfureuse, qui n’hésitaient pas disaient-elles à stopper le bus en plein trajet dans les herbages qui suivaient la route, entraînant quelque roulure ou délurée pour folâtrer dans la verdure.

    Alors je m’aperçus, comme si soudain ces végétations florissantes avaient poussé à l’instant même dans ce véhicule, qu’il existait parmi les sièges et vers le fond certains compartiments de haies fleuries afin que ces dames, quel que fût leur âge, pussent s’ébattre avec ledit chauffeur si décrié, entretenant elles-mêmes ces petites haies propices aux batifolages printaniers. Ces inconduites faisaient l’objet de molles menaces pour l’honneur, tandis que je tournais le dos à mon but : à moins de profiter moi aussi d’une improbable aubaine, en tant que passager, mon sort véhiculaire était de repartir en sens inverse, quand la navette me ramènerait à Mérignac où je reverrais ma fille affectionnée.

    Ce qui me réconforta dans cette épreuve.

     

    53 07 14

    Nous concevrons une communauté de prières, au but vague et inépuisable de racheter tous les péchés du monde, comme si Jésus n’était pas déjà mort pour cela, comme si chaque jour ne voyait pas sa recrucifixion. Nous tiendrons le rôle du Dernier des Justes qui chez les juifs s’investit dans cette croisade missionnaire intérieure. Mais il ne s’agit vraiment ni de catholicisme, ni de judaïsme. Concrètement : nous devons tenter de racheter, abolir s’il se peut, les atrocités de jadis. Elles sont innombrables.Une boue rouge figure sous nos paupières les corps broyés de tous jeunes enfants victimes d’une répression. Nous ne saurions déterminer laquelle. Nos poussins, nés de poules et de coqs, sont quotidiennement broyés, plumes et tripes comprises, pour fournir à nos voracités ces nourritures gélatineuses et laquées dont raffolent nos gosiers.

    Mais pour atteindre l’efficacité, nos prières expiatoires doivent impérativement se rapporter à tels ou tels massacres nommément identifiés et datés. Le vague ne convient pas, se fond dans les interprétations édulcorées généralisatrices. Nous devons le plus possible nous rapprocher de la vibration humaine immanquablement subsistante. Jusqu’aux paroles, jusqu’aux derniers souffles. Nous voyageons ainsi au plus proche des sensations du bourreau. C’est à eux qu’il appartient le plus de respirer cet air chargé, tissé de sang, les relents de cette boue souillée : c’est à nous, à nos efforts, qu’il revient de réincarner les victimes, de rembobiner le fil ramenant de la mort à la vie. Certains se renferment dans leur chambre et renâclent, refusent.

    Nul ne blâme leur perception aiguë de l’absurde.

    Nous nous trouvons à bord du Grenoble-Lyon-Part-Dieu, train de luxe ; personnel de luxe chargé de guider par les fenêtres un câble. Cela forme, de fenêtre où l’on entre en fenêtre d’où l’on sort, une espèce de tissage apparentant la rame à une espèce de funiculaire horizontal. Impossible par ce procédé d’accélérer sensiblement, ni même d’exercer une traction efficace. Nous parvenons tout de même, à vitesse réduite et grâce à la motrice, tout de même, qui de son côté tire au ralenti, jusqu’aux enchevêtrements de banlieue, avec virages, montées en rampes douces. Le contact se coupe, j’abandonne ce maillage, ou ce harnachement latéral, et le convoi parvient encore à parcourir huit cents mètres après ce point de lâchage : le câble serpente à même le remblai.

    Cet exercice absurde et minutieux m’emplit d’une grande confiance en moi. Mon épouse m’estime. Toutes les femmes m’estimeront. Je cherche en vain. Descendons. Découvrons l’improbable cathédrale de cette banlieue si proche du centre épiscopal. Partout la foule. « Foul », « la fève », est un personnage essentiel, multiple et fourbu. Personnes entassées comme en sac haricotier, plus ou moins en sueur, en extase, jusque dans la nef, devant l’autel même : nous admirons au sein de tous l’autel baroque immense tel qu’il en existe à Tudela : une immense plaque d’orfèvrerie sans mesure, jusqu’à la voûte en arceau, jusqu’au cul-de-four en coquille inversée. Au pied de l’autel, comme pour une adoration, s’alignent les autorités civiles et séculières, figurines obligées d’inauguration.

    Discours, solennités, en langues française et espagnole, le curé navarrais bredouillant sans se lasser « je suis heureux parce que mon voisin est heureux, mon voisin est heureux parce que je suis heureux », entre deux hoquets de porto. Tandis que les mannequins tournoient sur le parvis (le Romain, le Juif, le Maure) nous parvenons à nous glisser, Arielle et moi, derrière l’autel, jusqu’à des combles secrètes par un colimaçon non moins secret, sous les charpentes. C’est là que mon épouse expose, bien certaine que nul ne viendra contempler sous ces poutres les produits de sa picturalité. Nous accrochons quelques tableaux supplémentaires bien coincés sous nos aisselles dans les spirales, tandis que mugit sous pieds l’écho assourdi des solennités.

    Nous redescendons des murs, de la même façon, les chats vernissés très ressemblants sur des « 6 figures » en lin qui pourraient se vendre, et l’on se range un peu sur nos passages, avant de nous laisser descendre dans les cryptes. Les chats sur toile sont rangés debout sur le pavé, de part et d’autre d’une anfractuosité terreuse, reste de fouilles laissées là. Je m’y enfonce en pleine terre, et j’y pisse : je ne peux plus y tenir. Je m’appuie du front sur une plaque mal gravée. Je ne commets aucun sacrilège, pourtant quelle inquiétude, « car la cavité se prolonge »,  plus que je n’aurais cru : les médiévaux étaient de grands creuseurs, et la rumeur que là-haut j’entendais sous mes pieds se propage à présent sur ma tête – quelle épaisseur m’en sépare, à quels éboulements, à quels magnétismes ne suis-je pas exposé sous ces étagements caverneuses grossièrement taillées… Que deviendraient nos chats et celle qui les veille...

     

    53 08 04

    Un soir chez lui, Lazarus nous retient l’un et l’autre. Il aime retenir même si nous n’avons plus rien à nous dire ; cela permet des silences gênés où croissent petit à petit des propos épars, qui s’acidifient, ouvrant le bal des sincérités blessantes : « Vous partirez, dès que vous n’aurez plus besoin de nous » - en piste, ça commence. Outre nous autres Dieu merci Eulalie est là, belle-fille de notre hôte, qui se réjouit à haute voix, par diversion, de la facilité de ses épreuves écrites. Nous acquiesçons avec reconnaissance. Nous pourrions aussi digresser sur la génitrice d’Eulalie, quinquagénaire avantageuse aux bijoux de bazar sur tunique seventies. Nous chipotons négligemment nos fins d’assiette, mais que diable peut imaginer Arielle laissée seule chez moi ?

    Les circonstances généreuses amènent en bout de table à l’heure du dessert deux grands cousins gaillards qui s’expriment, pour voir, en anglais, à quoi je réponds en français que mes spécialités ne dépassent pas le chinois et le tchèque. Devant leur embarras je précise en plaisantant que ma foi si, je sais l’anglais. Unfornately, I can speak it,but I don’t undestand any word of this fucking language. Tout le monde rit, thank you.

    ...Ce que faisait Arielle laissée seule ? Très simple :sur un écran de météo télévisée, elle suivait des yeux la progression de larges ondes bleues figurant une vague de froid venue de Germanie jusqu’en notre beau pays d’Auge, où nous avions enfin déménagé depuis Paris. Danke schön.

     

    53 08 07

    Sur un marché, je décharge des cages, avec un patron. Les cages vides contiendront des hamsters, des oiseaux, des cardinaux. Le patron met la main à la pâte, c’est un bon patron. Mais l’espace manque : ma voiture est garée trop près de sa camionnette, nous devons empiler tout cela plus ou moins en vrac, au risque de rayer la peinture, ce dont je n’ai rien à foutre et vous encore moins. Nous commençons chacun à décharger sur le côté extérieur de nos véhicules, rendant ainsi la situation palpitante. C’est ma faute. Je m’embrouille, j’essaie de mettre de l’ordre, les portes à petits barreaux s’emmêlent - « Arrête donc de tout ramasser, on fera ça plus tard. » Il ajoute que les petites cages à zoziaux « vont prendre le goût de l’asphalte » - mais t’en connais dis donc, des mots, l’ouvrier !

    Ça fait d’ailleurs longtemps qu’on n’asphalte plus les places de marché ; les ingénieurs parlent désormais d’ « enrobé bitumineux ». Mais ce qui préoccupe mon bon patron peu expert en flair animal, c’est le « goût d’asphalte », qui pourrait détourner la faune de séjourner en ces riantes clôtures. « C’est déjà presque trop tard ». Et de râler, de ronchonner, comme font tous bons patrons qui se respectent. Pour « ces gens-là », rien n’est jamais fait correctement. Ne changez jamais de classe sociale. Dirigeons-nous plutôt vers cette charmante Portugaise et cagneuse, passons du bitume au marbre, car non loin du marché aux oiseaux se dressent de vastes structures palatales, rouges, marmo rosso di Verona, grouillant déjà d’une foule compacte, en plein pacte de connerie avec la culture de masse : salles, tombeaux, portiques, ornées d’inscriptions solennelles en latin. La Portugaise et moi ne sommes pas trop de deux pour déchiffrer ces solennités en lettres d’or incrustées. Je reviens sur mes pas pour demander son aide, et la voici agenouillée près de moi, sosie d’Arielle, priant mains jointes, les coudes sur la balustrade funéraire. Et tout cela se passe à Bordeaux.

    53 08 09

    Et puisque rien ne nous arrête (la flemme est si douce), partons à Moscou. Il y a tant de choses à voir à Moscou. Par exemple, un supermarché, mettons, le Vskus Vil : après nous être approvisionné, c’est le moment de chercher des toilettes. Pour y accéder, nous devons gravir une vaste volée de marches, de quoi chier plusieurs fois. Et même, pour nous allécher, une enseigne de bar clignote là-haut, en plein jour. Quelque chose nous dit, une rumeur sans doute, que ce bar et les chiottes attenantes vont fermer dès le lendemain. Mystères de l’administration, l’administratsiya. Nous parvenons au bar, essoufflés, mais le personnel sait bien pourquoi nous sommes montés les voir.

    Malgré les commandes, sitôt Arielle disparue dans sa cabine ad hoc, voici que le personnel se permet des observations désobligeantes voire graveleuses, que j’ai la chance de ne pas bien comprendre. Un seul serveur parle à peu près français, avec un accent épouvantable. Je ne lui demande évidemment pas de traduire, malgré son air goguenard. Nous redévalons l’escalier. Il se prolonge hors du magasin, au sommet d’une pente offrant une splendide vue cavalière. Il est vrai qu’il s’agit d’une banlieue, en tons ocre clair sous le soleil. Sur le trottoir et soulagée, Arielle montre sa belle humeur et ne serait pas contre une nouvelle excursion marchande. « Acheter, acheter, acheter ».

    ...Ne pourrais-tu mon cœur imaginer d’autres solutions plus efficaces aux éventuelles tensions que d’ « acheter, acheter, acheter »… ? Redescendons le temps aussi vite que l’escalier : nous avons à présent un petit-fils, Viggo.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    53 08 20

    J’arrache David à ses terrassements, pour explorer un cul-de-sac de pavillons de banlieue, plus propre, moins exaltant sans doute. Avec David je me promène dans un cul-de-sac de pavillons de banlieue. Une jeune fille très belle (style Mme B.ourouffala), qui dans le rêve est celle d’Accornero, nous invite à dîner chez elle avec son mari. Elle nous apprend qu’il existe aussi une maison plus luxueuse, que j’imagine aussitôt, mais nous laisse entendre que ce sera pour une autre fois, quand nous nous connaîtrons mieux (c’est moi qui ai d’abord proposé la maison luxueuse, puis qui me suis poliment rétracté). David retourne à ses travaux.

    Poussé par la même curiosité, je contemple un immense amphithéâtre de bois blanc, dominant une vaste nef claire. Une grande chorale y tiendrait sans peine. Et jamais je n’ai vu cela : en lieu et place de l’autel, après la croisée, trône un orgue, petit, mais possédant toutes les perfections, comme s’il était, lui-même, objet de culte. Il me plairait de descendre y jouer. Il est plus décent d’y renoncer. Mais un groupe de visiteurs bavards envahit les gradins par le côté: je m’éclipse sans être vu, en bas à gauche.

     

    X

     

    * * *

    Peu de temps après mourait chez nous Belle-Maman, « Doudou ». Elle laissait de tendres souvenirs, mêlés de bien d’aigreur. À présent nous devions l’enterrer. Mais nous ne pouvions procéder à la cérémonie en l’absence de son époux, notre père et beau-père. Nous le voyons venir par la fenêtre sur cour. Il semble furieux, déchaîné même, contre le rat qui courait là, sur le ciment noir. Mais c’est ce rat qu’il nous faut enterrer avec Belle Maman, dans le même cercueil. Nous le connaissions bien. C’était le nôtre, presque apprivoisé, nous nous étions bien attachés – de quelle expiation s’agit-il ?

    Pourquoi cet homme en contrebas s’acharne-t-il, tandis que nous souffrons derrière les vitres à l’étage ? Notre fille se désole. Qund le beau-père entre, nous supposons qu’il a tué le rat, le laissant sur place en bas, pour le récupérer sans doute ensuite, le suspendre par la queue au-dessus de la bière et l’allonger tout doucement près du corps.

     

    * * * * *

     

    Imaginons l’empereur de Chine. Imaginons que ce soi moi. J’aurais la petite quarantaine, je porterais des habits civils occidentaux. Je serais envoyé dans les contrées lointaines, pour affronter les dragons guerriers ou rapporter au grand galop certain petit coffret précieux rempli de bijoux. Ce serait dans une bande dessinée très coloriée, très contournée, avec des fées, des nains et des sorciers.

    Une fois même l’empereur-héros devrait retrouver uns statuette de jade magique ; s’il échouait, son épouse l’Impératrice, otage d’un démon, serait égorgée sous ses yeux. Mais j’ai tant erré par toutes les provinces que le démon commanditaire aurait usurpé mon trône. Et quand je revenais enfin, joyeux d’avoir accompli ma tâche et plein de hâte, contournant à cheval un marécage interminable, qui s’accroissait à mesure en prenant l’aspect d’un sexe féminin démesuré, je mettais pied à terre devant l’usurpateur, et peu s’en fallait que je ne gambadasse.

    Mon successeur m’attendait impassible, maussade. Il avait tant à faire ce jour-là. Posez ça là me dit-il en désignant un tabouret. Il avait à peu près oublié ma mission, et se levait déjà de son trône. Il me fit conduire par un subalterne à une dépendance sans éclat où m’attendait ma femme, épargnée, délaissée, qui me reçut dans l’effusion réciproque.

     

    53 08 09

    Tous les paralysés, même de naissance, rêvent qu’ils marchent. Il n’est pas illégitime pendant l’Exode de Quarante, d’avoir volé, sous l’uniforme, un camion militaire, et d’y recueillir un petit garçon désormais sans père ni mère. Nous avons parcouru le bourg de Guîtres sous les bombardements, ce qui est inexact au regard de l’Histoire. Nous avons zigzagué vite évitant ou foulant sous nos roues les corps épars dont certains se relevaient les yeux hagards et reconnaissants. Le garçon trépignait d’enthousiasme et voulut là tout de suite s’emparer du volant. Croyait-il lui aussi ressusciter les morts au contact brutal de nos pneus ? « Je n’ai pas de chance » répétait-il en sortant de Guîtres, et jusqu’à Bordeaux où nous avons filé : je le sauvais !

    Je remplaçais son père ! Et je l’empêchais de prendre le volant. Mais entre deux interdictions, nous bavardions à bâtons rompus, pour autant qu’un adulte puisse converser avec un garçon de neuf ans. Il découvrait dans la Ville d’Aquitaine la Grosse Cloche, et juste à côté, transportée là par un vaste et puissant glissement, la flèche St-Michel. Et lorsqu’il descendit je vais chez ma grand-tante rue Naujac, mon propre chat, que j’avais sauvé des ruines, négligemment jeté à l’arrière du truck, sortit en trombe tout ébouriffé par les ballottements de la voiture : qu’allait-il devenir ? Parmi tous ces passants ! Mais je le voyais entrer bien gras dans une pâtisserie, où d’autres animaux, bien gras eux aussi, lui faisaient fête.

    Mon petit passager de neuf ans sortait de sa poche une petit sujet en forme de chat. Lui aussi en avait un, « un vrai », à la maison, dont cette figurine en relief était le fidèle reflet. Rien de plus étranges que ces combats contre soi-même, entre moi, moi-même et moi : le garçon m’avait traité de sale juif, et c’était moi. Le chat de plastique exigeait un combat immédiat pour l’honneur d’Israël, et c’était encore moi. Les trop longs voyages en automobiles altèrent la perception individuel, et devant cette instance revêtu de la kippa, nous roulions à terre l’un sur l’autre sans même avoir assez d’haleine pour crier d’autres insanités. La pâtisserie s’était multipliée de part et d’autre, alignant de longues façades sans relief ni vitrines, et j’entendais rire dans toutes les maisons. Ce n’était plus qu’une interminable et longue place en toile de 15 paysage qui se gondolait par endroit, j’entendais dans le ciel au-dessus de nous tous la voix de Chirico le peintre, bouffée d’accent italien. Le pinceau se détachait au-dessus de nous dans un petit bruit sec, et dans le fond du ciel, laiteux, pénible, éclataient les rires et les acclamations. À la configuration des voix, nous nous rendions bien compte, englués dans  les pigments qui nous représentaient, qu’une majorité de femmes exprimaient ainsi leur adhésion, leur enthousiasme.

    Le lendemain, qui était un 30 août, je m’étais éveillé la bouche pâteuse comme après boire, ce qui ne m’arrive plus, si bien qu’il ne m’arrive plus rien. Me tenaient lieu de chaperons ma fille et Pax, chauve et mon meilleur ami. Le temps se maintenait au beau pour autant qu’on eût pu s’en apercevoir en faisant le tour d’une pièce ronde ; nous étions prisonniers en hauteur, le bâtiment turriforme renforçait l’angle d’une forteresse médiévale, rarement visitée. Ma fille de 18 ans depuis toujours s’absorbait dans des travaux d’aiguille dans la plus belle tradition des princesses captive. L’ami Pax lisait son journal le plus chauvement possible, et je me rabattais, le troisième tour achevé en vain, sur un petit jeu électronique.

    J’appuyai par mégarde sur la touche « Fichier », puis sur « Nouveau » : au lieu de me plonger dans le sommeil, cette manœuvre amenait un ascenseur invisible de l’autre côté du mur blanc. Alors le mur s’ouvrait dans une cabine spacieuse. Nous y sommes entrés séparément, tandis qu’une voix que j’étais seul à entendre m’intimait de révéler à mes hôtes ma connaissance de cette tour très haute. « Je ne sais rien ! » disais-je en moi-même, et sans purifier mes lèvres et mes dents ; je me sentis étonnamment à l’aise dans mon rôle, car tout est rôle. Un exemple parmi tant d’autres : Fier-Cloporte, notre héros, se trouve un jour avec son ami Pax et Julia dans une tour circulaire, car il en existe de carrées.

    Julia Bat-Fier-Cloporte tricote, ou lit, ou se délecte à ses jeux vidéo, en alternance. Mais la terrasse supérieure nous appelle par téléphone : Pax et F.C. occupent l’ascenseur, Julia s’y montrant allergique. Et Fier-Cloporte, toujours aussi con, tient à montrer que lui, bien redressé, connaît parfaitement l’intérieur de cette tour obscure, tout particulièrement le 4e étage, étape intermédiaire (le sommet se trouve au 9e). Il quitte la cabine à pas précautionneux. Pax, miraculeusement, s’évade. Mais un dos de gardien s’obstine à passer, à repasser, en pleine ronde nocturne. Pourquoi tourne-t-il systématiquement le dos devant la sortie d’ascenseur ? Facile : on donne le change. Mais Pax est parvenu à se faufiler. Comme Fier-Cloporte à son tour se glisse au-dehors, plaqué au mur,le colossal gardien se retourne d’un bloc et immobilise notre couillon contre la paroi incurvée. « Vous n’avez pas été discret », dit-il. « Nous vous avons entendus à travers quatre étages. Nous avons bien perçu vos intentions malveillantes. Votre but – ne niez pas ! » - il secoue Fier-Cloporte qui n’a pas ouvert la bouche – était de vous déplacer par cet ascenseur – déjà bien bruyant par lui-même en pleine nuit – afin de lancer tout à coup un effrrrroyable vacarme dans le couloir circulaire, où donnent les portes des locataires. Mais voyez -vous, mon chien et moi » - Fier-Cloporte parvient à baisser le menton - « nous sommes aperçu sur-le-champ de vos intentions puériles ; Geoffroy » - nom du chien - « m’a précédé dans l’escalier, nous voici tous les deux. Redescendez seul, en vitesse, et réveillez-vous ».

    Fier-Cloporte s’est donc aussitôt réveillé. Puis tout le monde est reparti, dans la petite increvable voiture, par cette journée claire du 3 septembre. La famille trônait en couronne, joyeuse, babillante, sauf la mère qui fait-la-gueule. Malgré tout l’assemblée roulante parvient aux Mureaux. C’est une ville qui existe, caractérisée par ces horribles panneaux : « Vous entrez à Les Mureaux », « Vous sortez de Les Mureaux ». Les Mureaux sont peuplés, essentiellement, de lémuriens. La famille de Fier-Cloporte y habita quelque temps, naguère. Et, ce qui déride la mère-qui-tire-la-tronche, voici l’immeuble où vivait autrefois la tribu ! « Non, pas à droite, mon fils, mais à gauche ! Just have a look ! Ici règne désormais » (dit la mère) « la famille Trizomick, dont tu dois épouser la fille ! » Au volant, Fier-Cloporte se rengorge, sans relâcher son attention : à la fois sur l’extérieur, car, tout de même, il rôle, et dans l’habitacle : son épouse Cancra et sa fille Adélide, en proie potentielle de la Reine-Mère.

    Il convient pour cela de bien se rengorger, extérieurement, et pour les passagères arrière de rester le plus neutre, le plus aimable possible. Fier-Cloporte se sent tout en feutre, doux et perméable. Tous rejoignent leur but, au cinquième gauche, s’assoient chez les Trisomick, boivent l’apéritif, et tout en réprimant ses tremblements (de quoi s’énerver tout de même), Fier-Cloporte fêle un verre, qui se casse dans sa main précautionneuse, mais sans effusion de sang:le future beau-père est bon enfant. Les verres ne coûtent rien, en voici un second. L’homme parle sans cesse, d’une voix haut perchée sous la fine moustache. Son physique de blaireau modéré, genre facho-centriste, hésitait entre le poivrot lisse et le sous-directeur de collège en Gironde.

    Sa femme, future belle-mère, roulait partout sa graisse de petite boulotte, virant de la cuisine au salon : les femmes et la fille en cuisine, passionnées par la cuisson du lièvre aux myrtilles, et les deux hommes à l’apéro, plus le contre-apéro. Ce qui fait que selon la pièce où elle déambule, madame Trisomick parle cuisine ou accent du sud-ouest, émet devant les hommes une phrase de patois, louange l’occitan, ou révèle à Fier-Cloporte ses origines hispaniques, à elle. Et même, vénézuélienne : Maracaïbo - chanson de Luisa "Lu" Colombo - souvenirs... comment pourrais-je ramener mon espagnol de tourisme - y anda vale !

    Elle tient le devant de la scène à présent, évoque son assimilation, une partie de sa famille s'est fixée dans le delta de l'Orénoque, à l'opposé : "Ici aussi, vous avez un delta, orienté vers le nord" - confusion avec le Rhin ? ...avec la Vistule ?... ses connaissances en géographies seraient -elles aussi approximatives que mon espagnol d'Assimil ?

    Quant à ma fiancée, je n'en ai vu ni la couleur ni l'ombre, et je n'ose, moi, Fier-Cloporte, aborder le sujet ; que me dirait cette belle-mère à demi-folle, sinon "elle est morte", ou, au choix, "elle est chez son mec, il faut bien qu'elle s'amuse !" "ella debe divertirse, de todos modos!"- elle me dit les deux, une fois sur les hors-d'oeuvre, et l'autre au dessert... Fuyons... Voyageons... Il n'y a pas que Nicolas Bouvier qui voyage, ou Elula Maillard. Fier-Cloporte aussi a roulé sa bosse, en rêve, en fumées... Nous voici, lui-même et moi, en visite aux Indes, à l'opposé tout droit de Caracas ou Maracaibo. Et ce qui plaît à Fier-Cloporte, ce qui le fonde et le constitue, c'est l'obstination qu'il a de crier dans la rue, de chanter, dans une langue à lui seul connue et inventée pour mieux exprimer.

    Personne ici ne comprend le djungo, qui n'a rien à voir avec le mandarin, mais avec le simple français par des liens plus qu'obscurs. Aux Indes, nul ne se souci de ceux qui chantent ou meurent dans la rue, nul besoin d'audition prélable pour beugler dans de métro. Et Fier-Cloporte braille sur tous les tons "Motchisvo, motchisvo", ce qui signifie "Liberté, liberté". Et les flics ne l'embarquent pas, et personne ne se fout de lui, mais de jeunes garçon de treize ans, ceux qu'il n'a jamais quittés, lui font escorte en chantant aussi, bariolés de jaune et de rouge, shorts et T-shirts ("culottes et chemisettes" : comme c'est bizarre...).

    Et comme cette ville est très petite, les maisons puis les taudis s'espacent, et des bribes de champs verts viennent s'intercaler entre les murs, entre les buissons au fond des yeux. Que feront-ils. Que feront-ils là, mes "jennes compagnons". Rien à glaner, rien à mendier. Alors, mauvais flûtiste, je les ai ramené au centre, chantant parfois, parfois cessant. Et tout cela n'avait aucun sens apparent. Et revoici la ville et ses longs quaisur le fleuve. Et revoici les bacs pour gagner l 'autre rive, les ponts ici ne survivant qu'entre deux moussons. Des Schleus, d'inévitables Schleus, s'embarquent bruyamment sur un rafiot mené à la gaffe, et moi sur un autre, pour d'autres pontons.

    Ils me lancent de bruyants wiedersehn, agitent leurs bermudas blancs, leurs soutien-gorges bleus. Et nous voguons sur les flots couleur merde. Fier-Cloporte se fait aborder par un de ces Indiens bouclés aux yeux pétillants tous usages, mignon comme un coeur disent-ils, qui lui refile un téléphone d'hôtel, 07 06 05, et qui se dégage pour gagner un autre groupe de passagers, les arrivées sont incessantes, le jeune guide distribue plus de tracts qu'il n'en pourrait entrer dans sa foutue gargote, et nous restons là tous debout comme autant de vaches bloquées sur un pont de barque. L'Indianot disparaît souriant dans les bras, troncs et jambes. "Ce ne sera pas long" disait-il, et sur l'autre berge, Cloporte distingue une entrée bariolée barrée du triple chiffre 7-6-5.

    Foule au dehors, foule au dedans. Alors Cloporte chante, en plein tumulte vite apaisé, les regards bruns dans les yeux blancs tournés vers lui, et le public reprend "Victor Hugo, Victor Hugo", puisque les syllabes émises semblent reproduire ces syllabes. Comment ces clients-là peuvent-ils avoir eu vent du poète, lorsqu'ils en ont eux-mêmes plusieurs cenatines ? car ils comprennent ce qu'ils chantent, et lui sourient comme au Français de service égaré en ces lieux. "Got a room ?" Yes, they got it. Mais il faut la partager ; des Anglais y sont déjà, peu disposés à profiter des avantages et des attraits de l'hospitalité locale. Mes affaires tiennent dans un sac de plastique ! Les Angliches sont affalés, vautrés, liquéfiés. Ils occupent le lit de leurs quatre membres étendus. Je renouvelle mes requêtes d’un ton modéré. Le fils aîné se lève en geignant, et me trouve une autre chambre, où l’on accède par une porte au fond. La chose est confuse et tout le monde s’en fout.

    Il me laisse seul en présence d’une jeune fille nue dans le lit. « Elle est malade, m’a-t-il dit, elle se repose ». Dans quel conte pour adultes me suis-je fourré. Bien sûr que je la caresse, bien sûr qu’elle se laisse faire, bien sûr aussi que j’évite la conclusion logique de tout ceci : les Anglais sont perfides, ils peuvent m’avoir guidé vers un piège à variole, à sida, que sais-je ? « Elle est malade, she’s sick », un reste de point d’honneur peut-être ? Et si les virus me sautent à la figure, sitôt enclenché le cunnilingus ? Je me suis mutilé de tout cela désormais. Le décor est bariolé comme un cliché de microscope, des coquetie00rs raffinés trônent sur un bahut. Et si je veux parler, Miss Laughlin (c’est son nom) s’y trouve toute disposée.

    Accueil, sourire, communicabilité : cette chambre est l’opposée de l’autre. Cette chambre est un théâtre. Elle tournera sur elle-même, ou le mur du fond se lèvera, les bonnets de nuits flapi de la pièce voisine et précédente se dérideront, et nos mènerons tous, nus ou habillés, reposés ou épuisés, une conversation bilingue et souriante, avec thé, biscuits secs et empressements de bonne maison. Chaleur superficielle il se peut, mais ne sommes-nous pas créatures éphémères, quel réconfort ne devons-nous pas trouver malgré l’impression d’être au bout du monde ? Dès la seconde tasse de thé, nous baignons tous dans une totale euphorie.

     

    53 09 25

    En butte aux assiduités d’un admirateur, qui veut absolument me sucer la bite, je me retrouve par lassitude belle excuse dans un lit, près de lui. Je froisse encore entre mes mains les gros billets qu’il m’a fait parvenir. Ce ne sont pas des billets doux. Je les coince un peu, par derrière, sous le matelas. « Tu ne viendras pas dire que je ne t’ai pas payé », c’est ce que j’entends sans qu’il ait oubooking@smk.dk vert la bouche. M’entend-il émettre des doutes sur des coupures de 70 euros (ou dollars) (€ ou S) ? Avant de passer à Dieu sait quel acte, il m’offre, tiré de derrière son dos, un magazine sur papier glacé, dont le titre parle d’Église catholique ou tout autre institution bien-pensante, et nous le feuilletons ensemble, pour la plus grande gloire de Dieu.

    Certains pervers ne veulent consommer qu’avec la parfaite adhésion de leurs victimes alors consentantes. Un instant me voilà distrait par de pures images montrant des garçons purs et pieux, qui n’ont jamais encore éjaculé conscients, sans doute destinés à la prêtrise. Soudain, mon compagnon de lit bien malgré moi referme l’épaisse revue pour me montrer sans dénégation possible sa première page, visible de tous dans les kiosques ! et qui me représente : j’ai mon âge actuel, dix ans, monté en graine, les joues rouges d’après courir, le cheveu blond pâle. Un texte accompagne cette brillante photo… c’est notre histoire, celle du moniteur de colonie de vacances et moi-même ! Petite poésie rimée du meilleur effet, sur laquelle j’entreprends de dévier l’entretien déviant. L’effet est immédiat : le rebord du lit devient une haute berge, et je l’ai échappé belle, pour la plus grande joie des astucieux contrepétistes.

    Mon moniteur, cette fois rhabillé, découvre au sol une de ces petites clefs fendues où l’on glisse le rebord des boîtes à sardines, pour les ouvrir en tournant. Le séducteur se met pleurer en évoquant la perte de sa mère : serait-il fils d’une sardine ? ma foi ce serait bien étrange. La question doit passer dans mes yeux amusés, car le voici qui se referme. Il est temps pour moi de rejoindre l’aéroport de Satolas-et-Bonce, en banlieue de Lyon, où m’attend sans doute un aviateur qui voudra bien me dessiner un mouton. Béraud transforma le nom en « Sabolas », dans son Bois du Templier pendu. Mon père fit supprimer ce livre de la bibliothèque de 5e, car un passage avait excité ma lubricité : il s’agissait de la danse d’une Gitane, le soir, devant le feu de camp. Mon père voulait m’éviter la folie, immanquablement liée aux pratiques onanistes.

    Pauvre père, pauvre professeur de cinquième…

     

    53 09 26

    Un peu plus tard, vers mes 24 ans, je voyageais avec mes deux parents au fond des Pyrénées. Ils m’avaient pris avec eux pour me consoler d’Arielle, partie à Cannes me tromper avec la danse, chez Hightower. Et dans les hôtels, nous logions à trois, mon père et moi dans un lit, ma mère seule dans l’autre, disposition aberrante s’il en est. En ces offusquantes compagnies, je jouissais des deux ronflements conjugaux, alternatifs ou simultanés, qui traversaient mes boules Quiès : en effet, ces deux bouche-trous filtrent les fréquences aiguës, sans presque toucher aux graves. Alors en plein sommeil je me suis relevé,  fou de manque de sommeil, faisant tournoyer sur ma tête le baluchon de mon voyage (il contenait mon linge, ainsi qu’un petit tabouret arnaqué de l’hôtel précédent – larcin, soit ; saleté, non).

    Ce baluchon grossissait à chaque tour, et je hurlais, je hurlais ! sans réveiller personne. Mes pieds me portent sur le palier, d’où j’aperçois la longue enfilade verte des veilleuses, puis me ramène en arrière au milieu des ronfleurs, sans endommagements de porte ni de paroi. Mes cris ne perdent rien de leur vigueur. Je voudrais les éveiller, ces deux-là, qui m’écrasent de leur inceste. Et toujours criant, je rebrousse chemin. Je perce à présent les murs. Mon devoir est de terroriser, de semer à pleins pots l’infarctus et la honte, sans autre résultat que d’en frôler la mort, je m’épouvante moi-même, je rentre et ressors au comble de la confusion des sens, et mon tumulte ne cesse de croître. Mes muscles et mon cœur me lancent vers l’horreur et la mort, et nul ne sort du sommeil, pas un Veilleur n’ouvre l’œil, tandis que surgissent enfin des portes battantes le gros du personnel, qui tout empesés de leurs habits en pleine nuit tentent de maîtriser ma crise, avec la très ferme indulgence des neutralisateurs de fous : « Monsieur vous faites trop de bruit, ne craignez rien, calmez-vous, les valets de santé vont se préoccuper de vous ».

     

    53 10 19

    Oui. Ils m’ont relâché cette fois. Une fois de plus leurs griffes se sont desserrées. Arielle au volant se charge de moi. Une grâce revient sur nous deux : c’est en notre présence éclairée (dixit prospectus)que se tiendra l’Assemblée des Poètes ; et où cela ? À Presles-et-Thierny. Assemblée des Poètes à Presles-et-Thierny. Voilà qui ne manque pas de faste. Il se tient de nuit, au centre d’un énorme village ou gros bourg. Voici un poète dont j’ai beaucoup apprécié quelques textes. Je le lui dis. La patronne des lieux, sympa, la quarantaine, sert à boire. Voici un autre poète.Une partie de mon enfance s’est passée à Nouvion-le-Vineux, j’énumère les villages de Bruyères à Nouvion : Vorges, Presles-et-Thierny où nous nous trouvons, il s’en réjouit poliment, les poètes tourbillonnent lentement autour de nous, sans que se montre une seule femme, parmi ces fracs et ces vestons de ville.

    L’un d’eux affirme à ses interlocuteurs tout aussi polis qu’il ne veut surtout pas que « cela se voie », que « cela soit ridicule » : petit, chauve bombé, voix perchée, doit-il vraiment craindre d’avoir contracté, « ah, non ! » l’air d’un poète  ? Je suis décidément tombé au beau milieu d’un très grand rassemblement ! pour autant que l’intérieur puisse en contenir. Je me souviens de Thérèse P., repartant offusquée dans sa voiture noire avec chauffeur, d’avoir été conviée parmi d’obscurs rimailleurs départementaux passablement déguenillés, elle qui s’attendait à des gloires de grands calibres… Mon Dieu prends pitié du poète et de ceux qui l’écoutent. Mon premier revient la charge : depuis combien de temps je l’ai découvert, depuis peu, il s’en doutait.

    Que de trésors me reste-t-il encore à lire ! et de combien mon enthousiasme tout récent ne doit-il pas encore s’enrichir ! Le second, comme moi de Nouvion à trois hameaux près, et dont je n’ai lu qu’une strophe au hasard d’une feuille, me presse aimablement de compléter mes émois par l’achat d’un plat fascicule. Je perds très vite mes humains dans la foule et me reporte sur son cadre, un intérieur de bois tout de guingois aux grands sièges d’osier, puisque les camelots sont tous levés pour s’emmieller entre confrères. Ils sont aussi empêtrés d’eux-mêmes que moi, qui suis tombé là par hasard et tout vierge de recueil broché : deux ou trois fois de trop j’ai confié à qui s’en fout, dont une fois à la maîtresse de maison, que je venais souvent jusqu’ici à vélo vers mes douze ans : « Nouvion est mon pays constitutif », mon mot fait sourire et tant que j’ignore la proportion d’estime et de narquoiserie qu’il a suscitée (sans compter l’indifférence et la politesse), je dois maintenir sur mes traits la ligne de crête effilée entre l’admiration et la flagornerie. « Avez-vous votre œuvre sur vous ?

    - Non, je ne me promène pas avec « mon œuvre sur moi », contrairement à mes couilles en pleine liquéfaction. Chacun propose ici sa définition de la poésie à grands renfort d’affrontements abstrus aussi chiants qu’un entretien de Bonnefoy. Tout est grave. Apollon merci, la cahute comporte, au rez-de-chaussée, un bon ombre de petits coins et radicoins vétustes aux parois de bois de guingois où pullulent publications et libelles de toute sorte, voire de livres. Mais je cherche en vain les chiottes, ou quelque chose qui y ressemble. Jusque sous les escaliers : rien. Justement, ces escaliers : en double volute, salon de première du Titanic. En plus petit tout de même.

    Des voix descendent les deux ailes de marches. Ma parole, discuterait-on là-haut comme ici, avec ces distinctions de chœurs d’église ?

    Faudrait-il donc que je chiasse à l’extérieur ?

    Enfin – le Seigneur soit béni ! - j’avise une pièce à peu près confortable, fermant mal (verrou faussé), le trône est là, en plein centre, ce sera dur d’être discret, prions que personne ne force l’entrée, un coup d’œil me confirme – toujours vérifier ! - qu’il reste juste assez de papier pour moi, et prrroutch, et chasse d’eau, après moi le Déluge.

     

     

    53 10 22

    Ainsi soulagé, que me reste-t-il à faire ? Un cours, ce qui est proprement chier d’une autre manière. Je me demande comment j’ai pu chier si longtemps, si assidûment, d’une seule et même matière si diversifiée, si enrichissante, si engraissante. En des lieux si divers eux aussi, ce hall préfabriqué par exemple, sans espèce de cloison comme au Togo, où s’entassent en bon ordre et sans un murmure quatre à six classes de sixièmes silencieux et attentifs, tous garçons. Mais nous ne sommes pas au Togo. Nous sommes chez les Blancs, où règne la liberté d’être con qui manque si fort aux Noirs, celle de la pagaïe, celle du se lever se rassoir, pas assez de place pour tout le monde, pas de séparations perpendiculaires entre les classes, attention, attention, le clown va parler, je ne parle pas je gueule.

    Je reconnais parfaitement le petit merdeux blond, à ma gauche, c’est Chirico de Libos, fils d’entrepreneur, qui bâille et qui bade, et ne prend pas de notes. Le nez bouché l’air con la bouche ouverte. Il m’aimait bien, il me tournait autour jadis, il a 59 ans maintenant, il répétait « vous êtes trop bon m’sieur, vous êtes trop bon », et je l’engueule, dans ce brouhaha baruch ha bo, mais tout se perd dans la fumée du bruit. « Un 25 », je gueule, « un 25 je me mettrai en grève », ils s’en foutent, c’est formulé si bizarrement, le 25 mai jour de ma maîtresse, décembre de Jésus, en grève, parfaitement, tout seul, Jésus et moi. Et je pensais : si j‘étais dans cette autre cour, en ciment, de Meulan, recroquevillé en mauvais lotus 25ans plus tard, et que les élèves, les récréationnistes, se dispersassent à l’appel grêlé de la sonnerie, je serais ainsi découvert, abandonné à moi-même et des autres, perdu dans une méditation sans objet, friable, fragile, seul, selon la loi du decrescendo proustien. Ensuite, de toutes les fenêtres, mes collègues m’appelleraient, j’ouvrirais enfin les yeux, et j’entendrais dans la montée la pompe à deux tons de l’ambulance qui m’emmènerait : là-haut, à l‘asile des Mureaux. Pour l’instant, ayant passé la nuit dans un hôtel luxueux que j’ai découvert à grand-peine avec plaisir, Arielle vient m’y chercher le lendemain matin.

    Ma chambre, où le réceptionniste l’a envoyée, comprend deux lits très étroits, en luxueux bois noir, du modèle grec antique où l’homme s’allonge et se fait chevaucher par la femme, un pied au sol de chaque côté. Il est une heure vingt : nous hésitons, l’amour en début d’après-midi ne nous ayant pas apporté jusqu’ici la joie nécessaire, mais je réponds à mon épouse que nous ne sommes pas, en tout cas, le 25 du mois : toutes ces précisions sont importantes. Et comme Arielle se montre exceptionnellement douce et compréhensive, et me convainc de passer à l’acte d’amour, au point de déborder sur l’horaire du cours à donner ; il suffira d’un coup de téléphone.

    J’enlève mon pantalon.

     

    53 10 25

    Nous voici, d’emblée, le 25. Il ne fallait pas attendre le 25. Une ruse administrative a déclenché cette accélération du temps, décidée par moi-même ; l’administration, c’est moi. Quel immense pouvoir… Il m’a fallu descendre à l’intérieur d’une montagne, le Mont de Vénus, aussi profonde qu’une cave de Castille en saison sèche, avec un bar souterrain. Mais là-haut, en surface, je ne suis pas tombé d’un pubis éreinté : il suffi que j’aie pris l’autocar, un de ces putains d’autocar où l’on entend parler de chiens hideux et de cercueils à six places. Et vroum-vroum. Et le Fond de la Femme. Et l’espace marginal. Ce puits, cette cave, prohibido fumar, mais non je ne vais pas fumer, je suis venu lire un séjour en Normandie bien fraîche, narré par Flaubert.

    Purifions notre bouche de tout tabac. Oublions où nous sommes. La question ne se pose pas. Au fond dans l’ombre je vois une jeune femme accompagnée de ses deux enfants ; se peut-il que ce soit cette ancienne merdeuse de 3e que je couvrais de devoirs supplémentaires ? Nous nous reconnaissons, mais vaguement, à la façon des amnésiques. Et que faisons-nous donc là tous les deux. Mon œil interroge, le sien se dérobe. Je lui fais plus peur à présent qu’á l’époque. D’autres silhouettes se présentent en baissant la tête, afin de ne pas bugner le plafond. Ils me serrent la main, me complimentent sur le bien-fondé de mes émissions radiophoniques, d’autres émettent des réserves, mais au moins : je ne suis pas ignoré, ici dans cette cave de Bailén, où jamais encore je n’ai mis les pieds, où mes anciens tortionnaires apparemment se sont donné le mot de me rejoindre.

    Et sans en demander l’autorisation, je leur fais pencher l’oreille vers un lecteur de cassettes, où l’on reconnaît bien, sous le chuintement de la pile usée, mes élucubrations critiques sur fond de Brigitte Fontaine, jusqu’à ce qu’un auditeur attentif et visqueux m’apostrophe : « Mais enfin », dit-il en français, « faut-il écouter Brigitte ou vous-même ? pourquoi les deux à la fois ? Il fallait vous taire, ou bien la bâillonner ! » L’inconnu francophone avait raison. Complimentons, complimentons, cela évite toute justification, L’appareil s’éteint clac et d’autres ombres se présentent, une jeune femme encore chante du latin, en articulant bien, tout est compréhensible, Mes marques : quelques mots, des facéties, des bribes d’anecdotes, et le soleil qui tue en surface.

    Le personnel amène un livre d’or, mon importance est évidente, patente, touchable. Mes cours étaient la merveille de tous. Je bois l’encens, peut-on le condenser sur une plaque froide ? Peut-on alambiquer de la vapeur de mots ? « S’enivrer » de louanges dit-on. Soudain, car un soudain devient indispensable, un grand vacarme a dévalé le grand escalier d’une seule volée : d’innombrables cartables pleins se sont débagoulés dans cet étroit perron. Ils sont tout neufs et tout craquants. D’autres escaliers descendent jusqu’ici, venus d’autres quartiers. L’émeute et la révolte débouchent de tous les quartiers de Bailén. (Un dernier homme signe le Livre d’or en mon honneur).

    Mes fidèles flatteurs et moi pressentons un immense drame humain en surface. Les corps suivront sans aucun doute les cartables. Le personnel presse sur les portes de sécurité (

    Utilizar solo en caso de accidente

    Nous nous ruons vers la surface, la nuit est tombée, il pleut, le village est désert, nous respirons : « Téléphonez !

    ¡Llama a la policía!

    Nous pressentons une effroyable catastrophe humaine, ouvrons les portes de fer qui donnent sur l'extérieur (la nuit est tombée, il pleut) en criant : « Téléphonez ! Téléphonez ! » Puis ça se calme, pas trace d'humains, que s'est-il passé ? Tous enfermés alors, tous enfermés à la moindre averse ?

    Fuyons. En pleines Pyrénées. Un de ces remblaiements de lacet plus ou moins consolidé d’où l’on voit... à perte de vue. Juste après, brusque rétrécissement, chemin de terre, toujours toujours des obstacles, il paraît que c’est une image de la vie, que fait cette bicyclette dégonflée, où est le propriétaire, aucune trace de pas David ! dis-je à David on n’attend plus que toi pour redescendre la pente ! Il a de l’humour ! Il tâte les pneus ! grimace de façon très dubitative ! Et ce n’est pas tout ! Arielle s’aperçoit en fouillant dans le coffre (qui lui a demandé de fouiller dans le coffre?) que j’ai oublié à la maison, que j’ai perdu, la bande magnétique de chants basques ! Catastrophe ! Hondamendia ! Voici justement une cabane qui passe, une seule fenêtre, très haute, étroite, sans vitre, ancien kiosque à journaux « Sud Ouest » bizarrement foutue, « Ma bande ! Msaute a bande ! » - elle disparaît par la meurtrière (quasiment) ses souliers glaiseux me glissent dans les doigts, elle saute mais devinons bien : la cabane ambulante n’a pas de plancher, son cul reste ouvert, Arielle tombe sans fin dans le vide montagnard, plus bas l’attendent 30m de rocs verticaux des tôles des tôles peut-être en bas pour amortir le choc mais ça n’amortit rien vous pensez, nous ne sommes pas dans un film, elle gémit en passant devant moi et jusq’au bout des trente mètres, ensuite je ne l’entends plus dis-moi je t’aime et je serai gentille dis-moi je t’aime Qul li « anaa ahbuk » - Arthur, mon Dieu ! le roi Arthur disait juste « allons voir » disait-il « ce que le fleuve nous apporte » à quoi bon en effet toujours le courant nous amène un évènement tous les évènements, une aibnatou rassoul fille du prophète en mal d’amour de véritable amour en échange d’un simple, d’un abondant, superlatif gâteau de chantilly comment subvenir comment survivre à tant de manques journaux fenêtre tôles femmes bandes amour sans fin.

    Un jour tu t’aperçois que vivre apporte moins de choses que de voir défiler sans trêve en toi devant toi toutes ces expressions de l’infinité des possibles, tu es le seul point fixe et le monde autour de toi tourne comme les paysages vus d’un train. Centre du monde et rien de vrai je veux dire tangible auras-tu moins vécu je réponds non Non et NON n’en déplaise à Céline et tant de raisonneurs ineptes et inaptes. Louis-Ferdinand tu m’as déçu sur ce coup-là pas toi non pas toi la morale à papa facho de facho.

     

    53 10 30

    Je n’ai jamais quitté le collège, le lycée. Il n’y avait que des garçons. Plus tard, les filles ne m’ont apporté qu’un sentiment d’abandon. Sniff. Puis je suis devenu enseignant, comme on disait. Lorsque Fier-C. Dit « au lycée », que faut-il entendre ? Celui de sa tardive enfance, ou celui de son croissance  inaboutie ? « Au lycée », soit. « Je cache dans les chiottes un réfugié de l’E.T.A. » Euskadi Ta Askatasuna fut fondé en 1959 ancien style. Mais avant ma « carrière », peu m’en chalait (et non pas « m’en chaudait », ô Defalvard). Ce réfugié, ce fugitif, portait autor du crâne un bandeau sanglant. « Cache-moi quelques jours ». Pouvais-je savoir, moi, que ce salaud avait tué un flic ?

    Nous devons le faire repasser en Espagne. Le temps que ça se calme. Pour en dégommer d’autres. « Nous » ? Un groupe de sympathisants, sans doute, près des frontières, en base arrière. Peut-on peupler le Pays Basque uniquement de Basques ? Et de flics morts ? Éclipsons-nous, sans lui, en reconnaissance sur les sentiers de contrebande. Nous faisons contrebande de bandits. Voici qu’un tronc d’arbre enjambe un précipice. Est-ce bien raisonnable ? Ne s’agirait-il pas plus modestement d’un ravin ? Nous franchissons sans vertige ce pont miraculeux ! À plusieurs hommes, déterminés, nous passons en Espagne, revenons a Francia, plusieurs fois, nous faisant voir, chantant, dansant, hurlant dans les trois langues, est-ce bien un comportement d’adultes, de responsables, de militants ?

    Ce tronc écorcé et luisant, visible à des hectomètres, fait frontière entre deux mondes. Nous y tenons tous debout, alleluiah, notre blessé s’y prélassera, nous avons peur de perdre l’équilibre mais ne tombas pas, la crainte excite nos chants, où revient sans cesse la voyelle « éééé », à trois ou quatre voix ; viens, bandit, hurle avec nous. Ilme faut revenir, ralentir, regagner ma cache enseignante, ma planque administrative, où les risques soent moindres. Mais je ne puis décevoir sinon mes admirateurs, du moins ceux ui me prennent pour un « double-vie », celui qui mène une existence trouble. Prendre un air mystérieux. Faire penser qu’on trafique de drogue. À l’ancienne, à la romantique, sans mules chargées de gélules ni go fast à 210 sur les routes de France.

    Juste un de ces paquets de pharmacie très plat, style Sargénor antiasthénique, envoyé d’un coup de patte au ras du sol sous la table de classe d’un lycéen. Fais le malin. Attire l’attention des adolescents. Qui va cafter ? Qui va dénoncer ton réfugié au foulard rouge ? ton « terroriste présumé » ? Je ne m’en occupe plus. Il bouge encore. Il s’enfuit aussi de chez moi. Il se glisse ailleurs. Tes adolescents frontaliers pourraient être attirés. C’est un public fragile. Je reçois un mot. Parandélev s’inquiète. « C’est une blague, jamais je n’aurais balancé, fait glisser ainsi sous la table du fils aîné ce paquet plat de Sargenor, c’est pour les vieux, si cétait de l’héroïne en poudre ou de n’importe quoi d’autre oou d »e nouveau, comment aurais-je pu…

    Mais un autre danger guette le Fils du Père : la Médecine. Laquelle, du haut de son arrogance, prend les gants du juge et condamne son fils (quatorze ans!) à la thérapie pour homosexualité, à quatorze ans ! Son fils, anonyme comme un réfugié, s’est détourné des jeux de garçons plier des cartons et ce serait à moi, moi qui n’ai pas vécu, de lui redonner le goût à la vie ? On arrête le carton, la vie s’en va ? Je me souviens rès bien de cet élève-là, rouquin, jovial, cheveux lojngs, désireux de rester ici, sachant son âge et se cachant, foulard sur les tempes et légère blessure,

     

    Un jour, Papan je serai de l’ETA, et avec mon prof, un fou, je livrerai de la drogue aux Basques pour qu’ils tuent les flics.

     

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    J’aurais aimé partir. Partir, c’est mourir un peu, rester, c’est mourir beaucoup. En compagnie féminine, non interchangeable, avec des rêves modérés : une cité balnéaire et normande, hors saison. Arielle marchait encore, ne toussait pas encore. Dans cette ville, tu montes ou tu descends, peu propice à la rêverie dit Baudelaire, comme Bruxelles. Et l’on rêve, et l’on crapahute, et les rotules se scrofulent, en biais le long d’une côte pentue, au sommet de laquelle se hausse une belle gentilhommière en belvédère, mais y pénétrer, non. Deux fenêtres closes aux vitrages gothiques nous surmontent, aucun autre accès en vue. Nous gueulons et je pisse, lorsqu’une servante en surplomb sans m’avoir vu.

    Il existe des souvenirs dans les rêves, de démarches compulsives, et voici la troisième fois où je réagis de la sorte : me trouver enchaîné par un sort pissatif, ou nez à vit avec la pancarte INTERDIT. Un bruit au ras du sol m’intrigue sur la gauche : frottement d’un porte-fenêtre masquée, « entrez », la main sur le dernier bouton je parviens à toute une famille attablée de loin (la table au centre et les participants plaqués tout au long des tentures d’époque, murales, hommes et femmes lisent ou bien brodent : quinqua- sexagénaires ce qui me semblait très vieux, très noble ce qui me semblait raide, dix-huitième siècle.

    Nous avons donc ici devant le marquis de Tourville, perclus, cassant – vous pouvez traverser le salon mais la prochaine fois ce sera le pied dans le cul nous obtempérons, les fesses basses. Surtout ne pas engager la moindre conversation, ne proférer aucune bribe de politesse : la famille plaquée au mur nous exploserait à la gueule à travers tout le salon, et rien de plus sale que d’essuyer les débris d’un ou plusieurs humains sur la largeur de sa poitrine. Et ils se foutent de nous par dessus le marché, parce que nous avons peur. Nous regagnons la ville, sur le plateau, repérant à l’entrée une espèce de kiosque où se vendent des barrettes à catogan : l’artisan les a recouvertes de tissus veloutés, avec motifs.

    Sur l’un d’eux, le duc de Choiseul frappe le Dauphin de sa canne ; sur l’autre, La Pérouse en fait de même. Pauvre Dauphin, pauvre Dauphion. La Pérouse méritait bien d’être bouffé par les sauvages. Choiseul d’être disgracié au cours de la chasse royale. La servante nous accompagnait, Arielle et moi : elle n’en pouvait plus de la morgue Duduk ni de la morve de son cadet. Elle trouve que c’est bien fait : que le Dauphin se fasse donc rosser plutôt deux fois qu’une. Mais nous sommes en république à présent. Nous possédons des téléphones. Personne n’a plus de servante. Celle-ci voudrait se servir de notre portable poiur téléphoner à sa mère ! Quelle insolence !

    Il ferait beau voir qu’une bonniche se permît de souiller nos outils de poche ! c’est non. Et puisque cette sotte pleurniche, donnons-lui trois ou quatre euros (« Arielle, je te prie, donne-lui... ») - Merci Madame. Merci Monsieur. Je vais de ce pas aux cabines groupées près du kiosque. Je saluerai bien bas mon humble mère, dont je ne suis pas digne d’essuyer la cheville ». Nous la congédions sèchement : ce ne sont pas encore des servantes qui battent le Grand Dauphin.Cela, d’ailleurs, ne se peut, consultez vos dates. Arielle et moi poursuivons nos explorations. Nous sommes attendus le onze pour apprivoiser un décor : O’Letermsen, infatigable metteur en scène, veut nous faire tourner – enfin : moi – dans une reconstitution historique plutôt confuse, dont le scénario semble encore en pleine gestation.

    C’est une demeure inhabitée, très bien meublée encore, où les générations n’ont lâché prise que voici dix-onze ans : que faire de meubles de Boulle dans un trois-pièces de cité ? À charge pour moi (le retenu du rôle doit aimer l’initiative) d’esquisser, dans chaque pièce du château désert, quelques scènes, ou quelques gestes, par lesquelles se montrerait ma façon particulière d’ « occuper l’espace », totale ou restreinte, ample ou mesquine. Je mime tant bien que mal un menuet, un duel au fleuret, la dégustation d’une glace. Mais je suis épié. Filmé déjà peut-être. En fin d’après-midi, la même servante m’affirme, par une porte ouverte, que les mimiques du candidat lui ont paru optimales, ce qui me réconforte - comment ! cette cataud… passons. Passons ce rouge sur nos lèvres, les hommes en portaient bien. Ma foi, les compliments de cet ex-rustaude m’auront fortifié, David survient, prévenu sans doute par téléphone (de ma servante fugitive) : « Excuse-moi » dit-il dès que nous sommes seuls : j’aurais dû t’offrir ce cor de chasse, plus exactement cettetrompe de chasse que tu m’avais signalés en devanture au magasin Davard, Instrument de Musique, en station balnéaire ».

    O’Letermsen parle à la jeune fille, d’elle-même, jouant de sa voix grave et profonde. Il m’a donné à jouer une scène où j’étale mon ridicule (c’est dans le rôle) : je gesticule sur une chaise à roulettes de bureau, d’une pièce à l’autre toutes portes ouvertes, comme un singe à l’attache – salon, chambre, communs, cuisine 1900 très lumineuse, tandis que mon commanditaire, empressé, presse la soubrette inculte en invoquant Dieu et tous les saints : théologie d’une main, le doigt dans le con de l’autre.

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    La vie ainsi ne serait plus qu’une incessante errance, où tiré par les fesses tel out tel véhicule me conduirait sur des routes peu lointaines. Nous représenterions des cols de dentelles et des bijoux modestes, vantant les charmes de vierges campagnardes, entre les champs de pomme de terre et de houblon. De notre Lorraine nous serions venus après les guerres nous engluer dans les contrées villeneuvoises et agenaises, et nous regonflerions nos pneumatiques vélocipédiques, nos pneus de vélo, avant les fortes pentes. J’offre aux démons d’asphalte ce grand dégingandé qui saluait des bras la redescente sur Narbonne ou Ribérac ou Montréal d’Agen, qui furent mes grandes seules découvertes.

    Il y avait des feuilles mortes, mordorées disait-on en fin de repas, et tout au sommet d’une grosse ondulation, au bout du chemin à droite, le sol s’aplanissait en éventail au pied des arbres clairsemés : j’étais arrivé dans un terrain humide parsemé de débris végétaux à demi survivants, prêts à repartir ou à se fondre au sol, Là s’élevait encore, dans cet espace informe, une masure d’où venaient à ma rencontre deux vieilles qui semblaient de toute éternité m’avoir attendu sur ces herbes mouillées afin de regonfler mes tuyaux de jante aplatis. Elles avaient nom Mourant et Claudine de St-Gaudens, affairées autour de mes roues propulseuses.

    Lorsqu’elles avaient fini elles me conduisaient au-delà de leur bouge, où reprenait, plus large et moins encombrée, une allée cavalière aussitôt butant sur un double portail de fer noir fermé. Je me sentis alors si ouvert que je suis remonté en selle, que mes inlassables balades avaient délitée en intérieur de bourse cloisonnée : petites pièces, grandes pièces, billets – ainsi nous mènent nos errances en Quichotte de paille… Mes roues et mes pas me dirigent vers un petit bourg où se déroule une fête de l’huître : allons humer ces fruits défendus. Ratée, ratée la fête : c’était hier ; les voix s’égarent dans nos campagnes. Avec Arielle qui va et vient, nous en commandons en terrasse, si loin de la mer : tout est resté en désordre, à 10h 40, et les employés nous prient de parler sans bruit, car la fête s’est prolongée. « Si nous allions à Villeneuve ? » Frau Mourand me tire une tronche de brème ; peut-être devrais-je la courtiser, tout le jour, afin d’obtenir ses faveurs le soir - femme, ou paysage ?

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    Nul ne parle aussi longtemps voyages qu’un paralysé sur son fauteuil. Aux hémiplégiques, rien ne revient si aisément que les lieux qu’il a obstrués de sa présence, valide. Il est allé dans le métro, comme s’il s’agissait d’une longue caverne mythique, crasseuse, encombrée, malodorante. Les habitués sont des monstres mornes – et que voient-ils ? une vieille dame mal mise et charmante, qui n’a trouvé rien d’autre pour me plaire que de lâcher je ne sais quoi sur mes pieds ? Pas même. « Ramassez-le ? » suivent des propos diffus ; les dentiers sont la malédiction de l’âge. M’étant baissé, je découvre au toucher à travers un tissu un lourd collier d’épaisses pièces rondes « c’est en argent » ditelle en me remerciant.

    Il est curieux en vérité dans le métro d’observer, au gré des correspondances, tan de potentiels énergumènes des deux sexes. Voici une grosse rougeaude qui s’épanche à haute voix sur les racines grecques dont elle vient d’apprendre la fécondité. « Excusez-moi », répète-t-elle, « je veux transmettre la lumière de l’Hellade » et s’échappent de sa bouche les étranges sonorités de notre propre langue venue de si loin ici se condenser dans cette rame ballotante et nul ne l’interrompt tant elle a de plaisir sur les lèvres. Une autre plus âgée lui répond plus modérée d’intensité mais aussi passionnée : « Nous sommes » ajoute-t-elle « du même signe politique : je vote à gauche ! » c’est la gauche qui tue le grec au nom de l’élitisme à combattre à tout prix.

    La rame s’accélère et les murs se rapprochent, formant tuyau, nous voyons près des vitres, nous autres passagers, défiler en lettres de feu les horaires des lignes, et chacun se recroqueville et baisse la voix dans le tube devenu fou : qui peut bien lire en dehors des arrêts de tels messages à de telles vitesses ? La vie n’est qu’un long danger programmé.

     

    53 12 15

    La scène se passe dans un hall d’aéroport. Les zuzagés, méthodiquement ou sur impulsion, lancent des pierres sur des arbres de hall d’aéroport, empotés vivants dans leurs cercles de gros galets, sec et ternes comme du plastique. L’association se fait immédiatement avec la rituelle lapidation de Satan qui se tient à La Mecque. Les pierres volent dangereusement. Elles proviennent de ces ornements minéraux formant d’étroites et longues plates-bandes, censées exprimer Dieu sait quelle jonction entre la matière et son annexion par la science humaine, ici aéronautique. Soyons pédants : c’est l’avenir. Mais les vaillants lanceurs ne sont pas animés de religiosité : ils visent, dans les arbres secs, des oiseaux, hors d’atteinte, qui sautillent avec sang-froid pour se mettre à l’abri parmi les branches. Parfois une volée se dégage et s’égaille,un instant effrayée, vers les faux plafonds ; les uns s’y perchent dans les poutrelles, la plupart redescendent au creux des arbres. Arielle et moi nous prenons au jeu, elle choque un tronc blafard dont l’impact s’étouffe dans l’air vicié.

    Mais voici du nouveau : du faux plafond métallique, d’où pourraient tomber des crottes de dépit, commencent à tomber d’étranges récompensent, en forme de médailles honorifiques, soit rondes, soit ovales. Les rondes seraient des phalères antiques. Nous en ramassons à terre, parmi les enfants des quatre parties du monde qui les récoltent en chahutant. Ils se les échangent, et nous nous mêlons à ces circulations. Ces pièces honorifiques servent à leur tour de projectiles, et je distingue mieux les oiseaux : des sortes de pigeons, accoutumés plutôt aux lancers de miettes boulangères.

    Arielle et moi ne prendrons pas d’avion aujourd’hui. Nous rentrons à la chambre d’hôtel, où nous nous lançons non pas de ces ornements militaires, mais des allumettes vierges, avec des gestes saccadés pour surprendre ou non l’adversaire. Il suffit d’une d’entre elle pour crever l’œil de mon chat Iris, et tuer l’autre chat Krakouf, qui porte le nom polonais de l’ancienne capitale : deux morts, dont le dernier venu, brûlé, que nous emmenions avec nous par faute de gardiennage. Il faudra que donne l’adresse de cet hôtel,qui accepte – les chats, et leur propriétaire éperdu qui pousse en pleine nuit des cris de deuil aigus, du fond de ses chiottes répercutantes. « Mais ils ne sont pas tout à fait morts ! » me dit-elle à travers la porte. « L’allumette a frotté, a brûlé le noble polonais, mais ils remuent encore tous les deux, cesse de hurler, réveille-toi ! »

    Je me réveille et me calme. De toute façon, Isa la plus jeune resterait intacte. Nous avons trois chats : Iris, Isa, Kraków (mâle de Cracovie).

     

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    Nous sommes revenus souvent. Très souvent, trop souvent. La petite fenêtre de la cuisine donne sur un jardin cimenté, minable et sans idéal, où nos doux chats se sont transformés tous les trois en chiens bâtards, enragés sur leur boustifaille sitôt que j’ai claqué les volets extérieurs. Ils font des grâces et des sauts en gueulant comme des abrutis, et je remplis les gamelles extérieures,jsute au moment où dans la rue s’arrête le camion de livraison fioulique. Il y a des jours, comme celui-ci, où l’extérieur quotidien se jette sur vous avec allégresse et vous subordonne. Le livreur est désolé : sa cuve est vide, il tenait à nous prévenir, et la mère Marc, sortie di jardin contigu, râle tant et plus de sa vieille gueule édentée.

    Les choses se gâtent lorsque le livreur se mêle de vouloir notre argent par avance : il reviendrait remplir nos cuves sitôt le plein du réservoir achevé. Cela ne faut l’affaire d’aucun consommateur ! Je lui montre, dans le local de la cuve, des battants qui pendent du plafond : à quoi pouvaient-ils servir, ce que je ne pourrais dire à présent : espérait-on par là réduire la toxicité des vapeurs sans issue ? Notre jardin grouille à présent de voisins plus ou moins pauvres, plus ou moins dépenaillés. De leurs propos confus je crois comprendre, aux jerrycanes vides qu’ils agitent, qu’il faut remplir ne serait-ce qu’un bidon d’hydrocarbure, afin de pouvoir se prétendre lésé par les propositions malhonnêtes du camionneur-livreur.

    ...Le calcul est tortueux, les pétitions circulent, j’inscris nos noms sur le papier flottant, les ménages comptent double. Les inscriptions gonflent.

    Marseille,huile,vin

    « La veille » dit un homme, « à la manif de protestation » (faillite de l’entreprise), « nous étions bien plus nombrés, bien plus remontés – mais alors » - il ajoute, en montrant sa tête : « blêmes ». Au-dessus de nous s’est avancée comme en équilibre une vaste voûte semi-cylindrique et très instable. « Vite ! Vite ! » j’entraîne vers le fond une poignée de personnes, par là l’espace est dégagé, le terrain vague 135 se poursuit au-delà de notre vue, « C’est un tremblement de terre ! ...J’en ai déjà vu un, au Maroc ! » - les autres s’en foutent et foncent, me dépassent.

    Ils ont vu déjà tant de séismes que peu leur importe le mien, au Maroc ou dans les Rocheuses, ils courent s’entasser entre les parois et le mur du fond qui bloque toute issue : trop haut pour sauter, ou même s’agripper, de l’autre côté commencent à gicler d’immenses flammes, « Regardez, le feu, le feu ! »

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    Nous nous sortirons toujours des embûches. Nos véhicules nous attendent, réservoirs et bar pleins, les distances et le temps ne sont rien pour nous, la paternité va et vient sur son axe comme un curseur, ici sur le siège arrière s’effectue un bond rétro de 32 ans : fillette et chien. Deux ans chacun. Le chien, seul, énorme, pue de la gueule - et moi donc. Puisque nous sommes stationnés au pied d’un hôtel, pourquoi n’irais-je pas demander, en réception, à me brosser les dents, sans qu’on me fasse payer la totalité de la chambre ? Alors s’effectue un bond en avant de 32 ans. Sonia redevient adulte. Alors que je négociais au comptoir, avec un employé plus que récalcitrant, elle s’était absentée avec le chien, pour se promener : « Pas question ! Vous devez rester là, toi et le chien, pour surveiller mon retour ! » Il est rapide : c’est un refus, mon haleine deviendra fétide.

    E la vettura va. Nous traversons des films et le département (me semble-t-il) de l’Aveyron : bocage sec sur hauts plateaux.Le film mettait en scène des voitures très vulgaires, qi s’exprimaient avec des voix de comics, et l’on voyait le pare-choc avant s’ouvrir et se fermer comme un clape pour imiter mécaniquement la bouche qui parle. Une halte promenative (il y en a tant !) nous fait descendre en pente raide sur les parois d’(un entonnoir géologique : le Trou de Bozouls ? Comment se fait-il que nous apercevions déjà, remontant la descente et traversant une bourgade à mi-pente, la cathédrale de Rodez ? Faut-il poursuivre notre remontée, ou redescendre tout au fond de l’entonnoir, afin de rejoindre Notre-Dame de l’Assomption ? Arrêt à l’ombre. Dépliage de carte, inventé par un dingue serviable, mais dingue. En levant les yeux, rien de mieux : « Pons », dans les deux directions – prononcer « ponts » - en Charente-Maritime, « 20km » - ah ?

     

    54 01 26

    Le véhicule est un cheval, un prolongement, un doux ronflement, qui m’aurait tant plu pour vivre, entre deux logis de fortune, mais j’ai eu peur, ensuivant mes désirs, de m’exalter jusqu’à la folie ; ma folie est venue par un autre chemin, celui de la crainte immobile. Ainsi j’ai vécu. Ainsi n’ai-je effleuré que le midi des Pays-Bas, d’Axel à Maastricht. Mes paysages sont des rangs de jeunes gens et filles, plus au moins sagement attentifs, guettant le trait d’esprit et la grasse vanne insatiablement mêlés à notre enseignement. Un cours sur le climat , het klimaat van Nederland ? Une carte murale fera l’affaire, là, au sommet de l’armoire (attention – poussière) – où j’ai planqué mon porte-monnaie l’autre jour.

    Bien ce que je pensais : un potache m’a repéré, je ne retrouve dans ma main qu’une poignée de pièces pousiéreuses, que je fourre, vu de dos, dans ma poche. D’autres cartes se gondolent entre ane armoire et le mur de droite : agriculture, densité de peuplement, “point culminant le Vaalserberg 322m à la frontière belge”, Plus loin, une caisse-cagnotte vide. Des étudiants me sautent dessus, pensant que je viens de la vider. Je tiens encore toute la monnaie dans mon poing. Le ton monte. Annie me défend. Un étudiant veut m'arracher mon fric. Je lui boufferais bien le crâne mais cela me répugne d'imaginer ses os, sa cervelle et son sang sous mes dents. Je parviens non sans mal à me retirer. Cette séquence se déroulait au fond d'une grande salle de permanence bourrée d'étudiants, des garçons.

     

     

  • NOUBROZI

    n o u b r o z i

     

    Récit poignant – chef-d'œuvre à son pépère

    publié dans le numéro 1 du « Bord de l'Eau »

     

    Semper clausus

     

    Mesdames, Messieurs les Jurés, Noubrozi fut mon père et mon instituteur.

     

    Trop père en classe, trop instituteur à la maison, est-ce pour m'avoir dans sa « classe unique » qu'il refusa toujours d’habiter la ville ?

    - Ta mère n'avait que son Certificat d'Études mais c'était une bonne ménagère, me répétera Noubrozi.

     

    Pourtant j'imagine mon père en victime.

    Dès l’enfance, je dis : « Pauvre papa ! »

    Il joue bien son rôle. Ma mère le persécute. Nous formons un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

     

    Mon père s’agite au rez-de-chaussée. J’écris sur lui, sans documentation. Cette dernière est une entrave. Mais je ne veux ni mentir, ni inventer ; ni broder mes constipations sur l’œdipe du Père (prononcez Édipe, comme ma mère, bande d'ignares)… Depuis le temps, je n’ai que moi… Mon père, fruste, repousse l’analyse au cas où apparaîtraient des Sentiments.

     

    Tu vis seul à présent. Tu n'en sembles pas souffrir, à moins de dissimulation.

     

    Quatre frères et sœurs à chaque étage. De Maubeuge à Namur en passant par la Suisse.

    Le berceau s'appelle la Meuse (Clermont – Stenay – Verdun).

    Mon Père et moi n'avons pas besoin de langage.

     

    Mon père s'appelle Roland, mon grand-père Eugène, le père d'Eugène Louis, Louis fils de Nicolas…

    Or, la responsabilité se mue en hérédité, la scolastique freudienne se substitue à la Providence : j'ai repris à mon compte les névroses de mon père, pour les absoudre, les justifier, les vivre. J'endosse. Le fils garant du Père. Nous nous comprenons, nous nous emboîtons, enceints l'un de l'autre. Comme je n'ai pu être Moi, je serai Lui, mais pour le punir de m’avoir entravé, et Lui, comment pourrait-il en être autrement, sera Moi.

     

    J'évoquerai les deux enfances conjointes (tant de zigzags, tant de reprises en taches d'huile, de retouches, de ponçages et de repentirs, pour parler de soi).

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    Mon père fut rejeté par sa famille. Sa mère prodiguait du martinet. Roland venait après une sœur morte et regrettée. Il y eut une autre sœur après lui, Raymonde II. Mon père eût dûn naître fille. Il fut un faux aîné, faux responsable, chargé de tout et accusé si les cadets tournaient mal. Au Cours Complémentaire de Vouziers il fut placé interne. Ses parents habitant la ville même, pendant la promenade des pensionnaires il tournait la tête vers la maison maternelle. Le surveillant le rappelait à l’ordre. Ses camarades s’étonnaient. Son frère Jean, externe, lui, venait porter le chocolat de quatre heures à l’enfermé. Il y eut des pleurs sur ce pain-là. Si j’étais biographe je pousserais plus loin la multiplication des faits.

     

    Mon père accumula les bourdes pour se faire aimer-punir, avec cependant une épreuve terrible : soixante-douze (72) jours sans boire ni manger : péritonite, inversion du transit intestinal, exemple : vomir sa merde. À treize ans. Plus de deux mois sous perfusion. Il but une nuit l’eau du radiateur. « Il s’en sortira » dit le médecin.

     

    Ne pas être en reste, moi. De ces parents me posant en victimes je fis mes bourreaux.

    Je n’aimerais pas noircir le tableau. Mon père s’est toujours plaint de son enfance : misère matérielle, à elle seule rien de grave, mais sans le vouloir il a reconstitué autour de moi l’atmosphère d’anxiété, de carences affectives qu’il a subies : chacune de ses tentatives vers le monde extérieur s’est soldé par une torgnole. Telle fut l’enfance que je dois racheter avec talent, mon talent.

    Quand je geignais (j’étais, je suis grand geignard) mon père m’assenait : « Tu n’as jamais manqué de rien. »

    Noubrozi si.

    En ce temps-là, Noubrozi menait paître la chèvre sur les remblais ; il usait en tiers les culottes de ses frères et les plats qu’il n’avait pas aimés lui étaient représentés tout pourris qu’ils fussent jusqu’à consommation complète. 

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    « J’ai assisté à des scènes dont tu n’as pas idée » me dit Noubrozi. Mon père se vantera de n’avoir jamais bu, ni supporté de boire, ni fumé. J’ai de la chance : à soixante-seize (76) ans mon père semble fait pour durer.

    J’ai de la chance : à soixante dix-neuf (79) il est mort. Bois. Bois donc. Et moi j’ai bu, je fume encore, le sang du grand-père, verrier à Buneos-Ayres en 1892 ; le sang du père, Grand Nerveux, se sont faisandés chez moi, en sang d’intello. Mon père a voulu m’épargner son enfance, coups et connerie, or, dès l’âge de six ans mes lunettes m’ont soustrait aux violences. Je n’ai vécu que de l’alcool des livres, et j’écris.

     

    Je n’ai pas été frappé. On ne peut pas tout avoir. Mon père a longtemps dévoré ses remords (de guerre) : moi je n’ai RIEN fait. « Il vaut mieux des remords que des regrets » (refrain connu). Mon père a bu de l’eau de lessive (de la vraie), mon père est tombé dans la manchette d’alimentation en eau de la loco ; mon père a fait sauter « les plombs » de la gare avec une épingle à cheveux ; mon père a arrêté le Calais-Bâle en se suspendant au contrepoids du signal ; mon père…

     

    Mes oncles, les frères de Noubrozi, ne se sont-ils donc jamais livrés à des sottises comparables ? Invariablement les récits de mon père s’achèvent par « J’ai reçu une bonne tournée ». Le martinet passé dans la ceinture de ma grand-mère Alphonsine n’a-t-il fonctionné que pour lui ?

    Freud prétend quant à lui qu’un évènement n’a pas besoin d’avoir eu lieu dans la réalité pour impressionner à vie un enfant… Mon père n’a pas connu d’excès de tendresse. Il n’a pas plus regretté sa mère que moi la mienne.

    Je n’ai pas regretté mon père non plus.

     

    « Vous me gâchez ma jeunesse ! » Voilà ce que je répétais à mes parents.

    Il y a comme ça des banalités transcendantes . Et j’ajoutais : « Je me vengerai. »

    De fait je les abandonnai dans leur vieillesse. « Tu étais dur tu sais ! » J’étais devenu dur.

     

    Pourquoi ma mère, gueularde éternelle, s’est-elle toujours traînée de maladie en maladie, dans un état de parfaite robustesse ? Non ; les malades ne sont pas coupables. Toute maladie procède de la névrose, et c’est aussi une punition. Toute mort n’est peut-être qu’un suicide.

     

    Mon père vomit ses excréments. Mon père fut hospitalisé. On le nourrit de perfusions et de clystères. On lui ouvrit, on lui rouvrit l’abdomen. J’ignore à quoi il a pensé. Il en mourut soixante ans plus tard. De quoi mourrai-je ?

    Les forces de résistance sont infinies. J’ai connu mon père desséché : « sombre et rêveur » (c’était son mot). Soudain il partait d’un rire puéril et vulgaire. Mon père criait beaucoup, par à-coups, sans raisons apparentes. La seule constante de ses gueulantes fut la haine des hiérarchies, de tout ce qui l’avait écrasé.

     

    Que dire d’une réflexion qui se dispenserait de la chronologie ?

    Les ouvrages d’Histoire Antique de Dauzat et de Piganiol ne font qu’allusion aux évènements. On les comprend mal. Tout mythe veut du mystère ; le père doit demeurer vénéré. Ce n’est pas qu’il faille jeter le manteau de Noé : nul ne serait plus ravi que moi d’apprendre des horreurs sur mon père. Non, c’est de moi que je crains de trop savoir.

     

    L’Internat est mon sujet à présent : mot proche de « l’internement », connu par mon père en citadelle de Laon. Avant cela, jeune homme, il connut l’E.P.S. de Mézières (École Première Supérieure) et, dans une moindre mesure, l’École Normale de Laon.

     

    « Quand j’étais à l’E.P.S. de Mézières » est devenu le sésame, la clé de la Saga du Père, bien avant la mort. Mon père hochait la tête : « Moquez-vous tant que vous voudrez, c’était quelque chose de terrible. »

    Noubrozi n’avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières.

    Ma mère le faisait taire, non tant par haine du radotage que par haine viscérale du passé. Elle en venait à détester tous les films « d’époque « .

    - Regarde-moi ça, disait-elle. Quelle misère ! Quelle misère !

    Il ne fallait pas lui parler du Passé. Uniquement de ses vertèbres (autre mythe) et de ses maux divers, d’un sphincter l ‘autre. On les rejetait, elle et mon père. Ils ont fini tout seuls par n’avoir d’autres sujets de conversation que Mézières et les vertèbres.

     

    Il est étrange de se souvenir de son bonheur. Stendhal place son apogée de ses dix-huit à vingt-quatre ans. Mon père, lui, a sommité entre quarante-huit et cinquante-deux ans, à Tanger. Il n’en parlait jamais, comme honteux d’avoir joui quelques fois de sa vie. Il revient sans cesse sur Mézières, où il expia la faute essentielle et commune d’être né : « Vois Dieu des laïcs, je me suis racheté. N’oublie pas cela au jour de ma mort. J’ai subi les épreuves, j’ai couronné ma malédiction d’enfance. Ce châtiment me justifie. »

    De tout cela naturellement mon père n’a pas conscience, mais l’auditeur, son fils, conserve consciemment un amalgame d’admiration et d’horreur : « Ce fut extraordinaire ; j’étais enfin tenu, puni, par tout un ensemble de professeurs, de Règlements ; ce fut atroce, j’ai beaucoup souffert. »

    Je le poussais dans ses retranchements : des mots d’internat ordinaire, le froid, la nourriture, la puanteur et la promiscuité. Je souffris moins que lui, je fus renvoyé dès le mois suivant. Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant à l’École Normale de Laon, à charge pour lui de préparer le Brevet Supérieur (nourri, logé, enseigné).

    Cinquante ans plus tard mon père me présentait ses Maîtres comme autant de héros de l’Iliade. En ces casernes-forteresses, lui qui lisait peu, il s’imprégna avec avidité d’une petite manne de culture. Les Maîtres, Pères multipliés, savaient tout. Sévères et justes. JUSTES.

    Plus de femmes. L’Ordre était Respecté. Il ressassait, il ressassait ses anecdotes, mises en scène, emphatiques. J’aime pousser mon père au noir, ça lui fera les pieds.

    J’ai besoin d’un pèe malheureux, sinon, pour quoi l’aurai-je été ?

     

    Mais il eut plus d’amis que moi. Premier en allemand Noubrozi, il découvrit l‘amitié, que plus tard je ne connus pas. L’amitié ne m’inspire pas : je ne comprends pas en quoi elle consiste.

     

    Mon père et Doriot ne se quittaient pas.

    Ce fut un autre ami (Thomas) qui lui apprit à jouer aux échecs.

    Pendant les promenades d’internat Thomas et mon père, sur un petit échiquier tenu à deux mains, jouaient en marchant. Noubrozi m’apprit à jouer aux échecs. Jamais je n’ai battu mon père : je refusais tous les conseils, me vexant. Après qu’il eut soixante-dix ans ses facultés s’émoussèrent, je parvins à gagner quelques parties, mais ça ne « comptait » plus, il était trop vieux.

    Noubrozi remporta le tournoi du Journal de l’Union en 51. Il aurait pu participer au tournoi des Ardennes, il aurait pu affronter les champions nationaux.

    Moi j’évite l’amitié. D’un mâle, rien à tirer. Les amis me semblent des pédés, refoulés cela va de soi. Je hais tant les hommes que je crains de les désirer.

    Les femmes ne font pas tant de manières.

    Mes parents, surveillant étroitement mes fréqunetations, me poussèrent tant qu’ils purent vers l’homosexualité.

    Frais émoulu de mes notions psychanalytiques, j’ai un temps placé les amitiés du père sous le signe de l’homosexualité refusée. Je n’étais pas sans avoir raison. Mon père se lamenta en levant les bras au ciel. Ma mère (de quelle complicité de faiblesse, de quel accord profond ne fus-je pas ce soir-là témoin et acteur ?) ma mère me pria de cesser.

    Mon père est vieux à présent. Ma mère, valétudinaire, est morte : je viens visiter Noubrozi dans sa maison de Bergerac. Ce sont les mêmes conversations qui reviennent puis qu’il oublie. Tous les ans ce sont les mêmes thèmes, que je reprends avec indulgence, avec délectation ; avec amour. L’un d’eux concerne cette vaste période : « Quand j’étais à l’É. P. S. de Mézières... » ou « À l’École Normal de Laon, après le régiment. »

    Il me reparle de ses camarades, de ses professeurs surtout. Les Ardennes continunet de l’attirer. Elles sont là, au bout de la route.

    À présent qu’il est veuf (ma mère n’ayant fait que du lit au tombeau) il pourrait piquer aux Ardennes. Puis il est mort. Il n’y va pas. Il n’y trouverait personne.

    Pourquoi, de toute sa vie, n’a-t-il pas eu l’idée de retourner là-bas ?

     

    «  C’était terrible ».

     

    Mon père est un velléitaire.

     

    Mon père a décidé de m’aguerrir : il m’envoie en colonie de vacances pour voir si je m’adapterai bien à un éventuel internat : connerie, grossièreté, obsession sexuelle ; manie que les autres ont toujours de me prendre pour un khon.

    Ma mère, dûment édifiée par les récits de son mari, s’était exclamée : « Je suis sûre qu’il sera malheureux ».

     

    Jamais lingère d’internat n’avait vu si volumineuse valise.

    « En colonie de vacances on vous tue de sports, on n’ouvre pas un livre. » Mal vu ! Je me suis enfui en pleine forêt, enfui pour lire, vite et n’importe quoi. La fille du directeur m’a prêté L’opale noire. J’ai lu. J’ai demandé ce que signifiait le mot « parcimonie ». Elle m’a renseigné en tordant les lèvres, comme si j’avais demandé la dernière des cochonneries :

    « Comment, à ton âge, tu ne sais pas ça ? »

     

    Toute la section m’a cherché dans le bois en braillant. Bien fait pour leurs gueules. J’en avais marre de construire des cabanes en bois pour jouer la Guerre des Boutons. Bande de connards.

    « Ton père, il fait la classe aux oies et aux lapins » dit un colon.

    Aussitôt je me suis forcé à pleurer, pour défendre papa. Désespéré bien sûr de ne rien éprouver.

    Heureusement que la monitrice des filles ne m’a pas montré son cul. Elle m’a fait venir dans sa chambre : « Pourquoi dis-tu toujours trou du cul de poule, trou du cul de poule ?

    Je ne connaissais que l’oiseau.

    Elle me garda longtemps dans sa chambre, se recoiffant, se remaquillant. Je me suis ennuyé. J’ai fini par lui demander la raison de ses questions. Elle parut se raviser, et me renvoya. Elle fit bien : je caftais tout à mes parents. Belle affaire de pédophilie en prespective, et pour UNE fois, impliquant une femme. Les commentaires et réactions de mes parents m’auraient profondément traumatisé. Il se peut que de nos jours même, les réactions de l’entourage provoqunet au moins autant de dégâts que les attouchements d’une femme.

    Quand Noubrozi est venu, le 18 juillet 54, il ne m’a pas repris avec lui. Il est resté parfaitement indifférent à la défense héroïque de sa personne et de sa fonction. Il ne m’a pas repris avec lui.

    « C’est signé jusqu’au 30, tu reste jusqu’au 30 ».

     

    Ma mère est morte le 30 juillet. Le 30 juillet 1984.

    Je suis retourné en internat pour mes dix-huit ans. Mon père a pensé : « Il s’adaptera cette fois. » Mais non. Mêmes promiscuités, peur, crasse, ennui, rhume. J’ai laissé tomber les amitiés de ce temps-là. Cinq (5) de moyenne toutes les matières, à moi, le génie ! Viré pour indiscipline. Le chant du coq à cinq heures du matin, les hurlements devant la porte des appartements du directeur, les poteaux flagellés à coups de ceinture « Sale juif j’aurai ta peau », les autres taquinés, taraudés, laminés jusqu’à ce qu’ils explosent. Noubrozi renonça. Je ne pus ni poursuivre, ni expier ; je passai pour fou. Le proviseur le dit à ma mère. J’allais traîner dans le quartier aux Putes les jours de sortie. Des noms ? Le lycée Monaigne de Bordeaux.

    Quant au service militaire il  me fut épargné. C’est toujours ça de gagné.

     

    Ce que j’essaie de démontrer ? Que l’on est malheureux en internat ? Que mon père fut malheureux ? Qu’il m’a délégué une partie de sa vie ?

    Je proclame, expie et rachète les péchés du père.

    « A l’E.P.S. de Mézières » (en vérité je vous le dis) mon père obtint une compensation de taille : se hisser au premier rang de la langue allemande, et s’y maintenir.

    Aimer l’Allemagne et les Allemands lui valut à la fin de la deuxième guerre une condamnation à mort, l’amnistie, et une kyrielle de séquelles où je fus partie prenante…



    Dans l’Est, rien de plus ordinaire que d’apprendre l’allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d’étude. Mon père, le nouveau, dut rattraper son retard. Ses parents payèrent des cours particuliers. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu’il pouvait. On l’interrogea, et les autres : « Pas lui m’sieu, pas lui !… Il est nul ! » Le prof s’obstinaà interroger mon père. Il sut répondre parfaitement, passa en tête et s’y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis Noubrozi assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.

     

    Les Allemands, les vais, sont venus plus tard. Mon père les a reçus : des gens comme les autres, qui voulaient assurer l’unité européenne, qu’il avait vu entrer à Bruxelles au pas de l’oie, la botte à hauteur d’omoplate - des gens disait-il plus francs, bien nets, avec lesquels on pouvait exercer cette belle langue à cravache : mon père hachait l’allemand. « Pourquoi la France et l’Allemagne se font-elles la guerre depuis des siècles ? Hitler est un fou, à moins qu’on puisse un jour s’entendre avec lui. La paix reviendra…

     

    « On n’était pas au courant de ces choses-là, tu sais…

    La délation, les déportations…

     

    « On mangeait des tomates du jardin ta mère et moi quand la radio a annoncé la déclaration de guerre… » Adieu ma mère la propreté des torchons.

    Moi j’aurais crevé de trouille. Je me serais fait passer pour dingue-dangereux.

     

    Mon père a menti.

    Il décida d’obéir. Il fut secrétaire de mairie à Essises. Il l’était quand les Allemands sont arrivés. Il le resta.

    « Monsieur C., vous établirez la liste des fermiers, de leurs biens et de tous ceux qui possèdent une chambre à réquisitionner.

    - Jawohl !

    Et Noubrozi de remplir les papiers : 3 vaches, 18 lapins ; trois chambes chez Pichelin (j’ai vu ce nom sur le Monument aux morts).

    - Pourquoi n’avez-vous pas démissionné ?

    - J’aurais dû.

     

    Mon père avait trente-trois ans, treize ans de moins que moi écrivant cela.

    Chez les couillus c’est l ‘âge adulte. Chez nous autres…

     

    Mon père me raconta quil avait mangé le lapin en compagnie de l’occupant ; qu’il allumait Radio-Londres. L’officier posa la main sur le poste, le trouva chaud, et, regardant l’aiguille : « Ach… London ! » Il aurait pu faire fusiller mon père, que les Allemands étaient gentils. Qu’il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des vaillants patriotes sur les tombes allemandes de 14 – 18 !

    «  Cest malin ce que vous faites! un jour à cause de vous on se fera tous fusiller ! »

    Auprès des… euh… « tribunaux » F.F.L. mon père plaida qu’il dérobait des vélos « pour pédaler dare-dare chez les fermiers : Cachez tout ; ils arrivent. »

    - Je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu’ils disaient, et je fonçais sur mon vélo…

    ...Tu faisais semblant de ne pas comprendre l’allemand, Noubrozi ? Tu as fait croire cela aux tribunaux ; tu ne le feras pas croire à ton fils.

    Mon père aussi volait des vélos par kleptomanie. Plus tard il essaiera de me convaincre qu’un kilo de beurre volé fut la seule et unique cause de son emprisonnement. Papa, tu as peu fauché, peu collaboré. Mais cela suffit amplement aux mépris de ma mère, de ton beau-père, de tous tes frères. Ach… les purs, ceux qui n’avaient RIEN fait. Et moi aussi, anch’io, en 44 je frappais si fort l’intérieur de ma mère tant j’avais hâte de cogner du Boche ! Pourquoi n’ai-je pas de médaille ?

    Mon père fut condamné à mort. Il semble avoir supporté cette attente, en prison, avec cette indifférence des sages et des sots. Ma mère lui faisait parvenir des messages d’encouragement à l’intérieur des saucisson : « NOUS nous occupons de toi. » Noubrozi fut tiré de là par les Américains qui le lavèrent de l’accusation de traîtrise, mais retinrent les délits de droit commun. Les frères de mon père, glorieux résistants méconnus, condescendirent à témoigner en sa faveur. Puis, grâce à l’amnistie gaullienne, mon père réintégra l’éducation nationale, à l’échelon le plus bas.

    Son goût de l’Allemagne et la Hiérarchie lui avait coûté son avenir.

    J’étudiai l’allemand à mon tour. Je devins amoureux comme un enfant de mon professeur, un pète-sec. Je fus premier de la classe. Avec mon béret imposé, mes principes de peur, je devins proie rêvée du décor hitlérien. Le Pouvoir sur les foules me tint lieu de bien suprême.

    L’idéologie nazie me convint, à l’exception du racisme, « une erreur ». Je lus tout ce que je pus trouver sur la période en cause, sans rien découvrir sur mon père bien entendu.

    (Puis j’émigrai en Autriche sans me mêler à la Population, et je créai entre ma fille et moi un langage secret : l’allemand).

     

    Surtout je ne manquai pas une occasion de minimiser, de dénigrer la Résistance.

     

    J’héritai d’un complexe non répertorié de piédestalisation du Père et d’un tenace sentiment de persécution. Banal.

     

    Mais il est absurde d’écrire sur la vie de Noubrozi sans parler de ma mère (Nnozi), et de leur union. Dont acte.

     

    Mes parents se sont connus dès l’enfance. École et catéchisme communs, dans le village de G. Je ne sais ce qu’ils se dirent, ni s’ils furent amis. Plutôt deux camarades parmi d’autres, unis par une vague indifférence à mon avis.

     

    Les familles ne se fréqunetaient point. D’un côté Gaston, contremaître, exploiteur-sucrier ; de l’autre Eugène, chef de gare de gauche, tous deux buveurs. Leurs enfants respectifs avaient passé vingt ans, lorsque la sœur de Noubrozi prit la chose en main : « Roland, dit-elle à mon père-Noubrozi, on ne te voit jamais avec une fille ! Est-ce que tu veux devenir curé ?

    - Non, non.

    - Pourquoi ne fréquneterais-tu pas la fille M. Elle est toute seule et bien malheureuse.

     

    Je suppose que les choses furent ainsi. Comment ma mère et mon père se rapprochèrent-ils ? Comment se sont-ils convaincus ? « Nous marchions le long de l’Aisne sans savoir quoi se dire. »

     

    « Tais-toi, tais-toi, dit ma mère, mourante, plus de passé, plus de passé !

     

    Le jour des noces, à 24 ans, tous deux étaient vierges.

    À présent tentons de résumer : pendant la Grande Guerre, mon Grand-père Gaston M. fut cocu. De Delphine l’infidèle naquit un enfant, un bâtard que ma mère soigna. Gaston divorça de Delphine, épousa Fernande mais se retira toujours afin de ne pas avoir d’enfant d’elle.

    Nnozi ne put jamais revoir sa mère, sa vraie mère, Delphine vivante.

    Delphine mourut à 38 ans d’urémie. « Elle est punie par où elle a péché » dit Gaston.

    Pour ma mère un peu de son père demeure en moi. Il tomba de vélo et passa sous un camion de sa sucrerie, quatorze mois après ma naissance.

     

    Quand nous revenions à G. pour les vacances ma mère s’enfermait à l’étage , dans la chambre de son père. Noubrozi et moi dormions dans la chambre du bas.

     

    Mon père ne s’est ni découvert, ni levé pour la Marseillaise. Gaston parla de lui apprendre le respect à coups de pied au cul.

    Gaston lisait les lettres d’amour de mon père à ma mère et les déclamait dans la cuisine : « Ange pur, ange radieux... »

    Quand j’étais jeune, jamais je n’ai réfléchi à ce que pouvait être cette maison de G. : le lieu de vie de ma mère jeune fille.

    Elle me rapportait tous les propos de son père. Ça, c’était un homme. Pas comme son mari. Quand l’opinion d’autrui ne lui plaisait pas : « Tout ça, c’est des opinions de pédé ! » Le seul rival de mon père fut un mort. Je l’ai échappé belle.

    Où ma mère a-t-elle pris qu’on la méprisait ? Cela revenait dans les disputes : « On me l’a assez reproché de ne rien savoir ! »

    Éloge de mon père après la mort de ma mère : « Elle n’avait que son Certificat d’Études ; mais c’était une bonne ménagère.

    Elle avait été interne à l’école ménagère de Guny, dans l’Aisne. On y apprenait à tenir son ménage, à enfoncer son doigt dans le cul des poules pour les faire pondre. Le fin du fin pour les filles. Comme j’étais constipé, ma mère me mit le doigt au cul. Au pensionnat, il s’en passait, des choses. J’affectai la plus profonde répugnance : « C’est encore plus écœurant qu’avec des garçons ». D’autres fois ma mère me coupait :

    « Jamais mon père ne m’a manqué de respect ».

     

    Mon père justifia enfin la défiance du gros Gaston qui le tenait pour un freluquet:il chaparda, collabora, petitement, mais le paya. Toutes les portes se fermèrent. Ma mère le soutint, peut-être lui sauva-t-elle la vie. Si elle avait couché avec l’avocat, cela justifierait l’horreur qu’elle a toujours brandi pour l’acte sexuel :

    « Vous en faites des histoires avec ça ! dans les livres, au cinéma ! C’est pourtant pas plus important que d’avaler un verre de vin ! »

    Et toutes les amies de ma mère de faire chorus. Je n’ai jamais connu que des femmes comme ça pendant mon enfance. Avec de grosses paires de seins. Et dont la seule conversation était de dire du mal de leurs maris. « On n’a pas besoin de ça, nous autres ». « De toute façon ils ne peuvent pas grand-chose, allez... » Le petit garçon n’y entendait pas malice. « Oh les hommes, ça ne vit pas vieux vous savez ».

    À 18 ans passés j’entendais encore des jeunes femmes bien en chair, dynamiques, revendicatrices : « On leur fait faire tout ce qu’on veut ! ...Il n’y en a donc plus un pour nous mater ? » Je cite. « Vous verrez, un jour il nous poussera une petite quéquette, à nous autres ! » Je cite encore.

     

    *

     

    ...Ma mère sauva donc la vie de mon père. Mais ce fut pour mieux la lui faire perdre, ensuite, à coups d’épingle venimeuse. Elle ne perdit jamais aucune occasion de lui rappeler qu’il avait enfreint la loi. Mon père se jeta dans des remords excessifs et théâtraux. Et on se moqua de ses comédies. Ma mère ne cessa de le juger : ma mère imitait son propre père, qui condamna, punit, et bannit sa femme adultère.

    Mon père trinqua ;

     

    Jamais je n’excuserai l’ignorance de soi. Jamais je ne pardonnerai qu’on passe sa vie à se tromper de cible.

     

    Je ne considère pas mes parents avec une nostalgie bienveillante ; la plupart des mémorialistes évoquent leurs « chers disparus ». Pour moi, mes parents sont des insectes dont je me demande comment j’ai pu descendre.

     

    Notre famille est un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

    Toujours je penchais vers mon père.

     

    Il paraît que ma mère, avant ma naissance, était joyeuse, blagueuse, « boute en train », pour autant qu’on puisse appliquer ce terne à une femelle…

    Ma naissance ? Une catastrophe !

     

    Je suis né bien tard. Bien après les frasques de mon père. « Toutes tes histoires ! »

    D’où vient que ma mère se soit oubliée à me dire (une seule fois) qu’elle avait éprouvé du plaisir ? Ce n’est pas toujours désagréable ! Toujours mieux que ma grand-mère : « Et pour finir, fallait encore aller donner à manger auxcochons ! Et des fois, à onze heures, la journée elle n’était pas encore finie ! »

    Vive les femmes.

    Toute une histoire antérieure me restera confuse, né que je suis dix ans moins quinze jours après le mariage. Gaston L. mourut sous un camion le 10 décembre 1945, trois semaines avant sa retraite. Mamère fut internée à l’hôpital Sainte-Anne, après que mon père eut signé son admission (autre grief…) en quelle année déjà ?

    Ma mère ne s’est souvenue de rien.

     

    Eugène mourut d’alcool au début de l’année suivante ; les frères de Noubrozi n’auraient manqué pour rien au monde l’occasion de l’informer que c’était lui, Noubrozi, « avec toute ses conneries », qui avait précipité sa fin.

     

    Sans cesse ma mère allait rechercher le mot juste, le mot approprié, dans le coin le plus reculé. Pour qu’il ne fût pas dit qu’il avait été dit. Un acquit de conscience. Et mon père tonnait en s’humiliant.

     

    Mes parents s’entendaient. Dans leurs névroses, uniquement. Le point d’accord : les Autres : tous des cons.

    Des persécuteurs. Constatant ses échecs, Noubrozi s’écriait : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » En levant les bras.

     

    Il ne fallait pas « la ramener » avec mes parents.

    Seuls les gens « simples » trouvaient grâce : « Ils ne sont pas fiers. » Le moindre bout de rôle, le moindre soupçon de « prétention », voire inventé, les trouvaient toutes griffes, tous sarcasmes dehors.

     

    J’ai conservé une sainte haine des visites, à rendre et/ou à subir : « On ne va pas chez Louis XIV » (lorsqu’on m’habillait). Il faut bien se tenir, se montrer poli, terne jusqu’à l’extrême.

    Les gens ne vous aiment que morts.

     

    Nous ne recevions pas ; les logements de fonctionnaires sont exigus. Mes parents « tapaient le carton » ailleurs, et quelles fraternelles furies entre père et mère lorsque ceux du dehors s’efforçaient de passer à l’attaque : pétitions ou quelque autre hostilité. J’ai vécu d’exaltantes soirées, où l’air vibrait de l’ambiance incompréhensible des batailles ; on répétait les anathèmes, fourbissait les invectives : ceux du dehors ne savaient pas à qui ils avaient affaire !

    J’étais heureux. Ils avaient trouvé un paratonnerre bien plus efficace que ma personne.

     

    Pourquoi mon père, à la fin de sa vie, a-t-

    il soigné et subi sans mot dire (sans maudire!) une valétudinaire geignarde et grognasseuse en inexorable effondrement ? S’agissait-il uniquement d’une habitude, d’une passivité ? Est-ce qu’il ne l’a pas consolée dans ses bras ?

    Aurais-je mieux vécu dans leur amour ?

     

    Je n’ai connu mon père « Noubrozi » que pendant la seconde moitié de sa vie. Tout fut consommé avant moi, il ne lui restait plus qu’à payer ce qui s’était joué alentour de la trentaine.

    Ma naissance intempestive ne fut pas l’une des moins pénibles de ces circonstances (j’allais écrire « séquelles »).

    Un linge sale, épais, entoure ma naissance, le 13 octobre 1944. Les évènements qui la précédèrent ou la suivirent furent tant de fois brouillés par les récits contradictoires ou évasifs, que je suis incapable d’en établir une chronologie.

    Que l’accouchement fut long et douloureux, ma mère intransportable (dérobée en fait à la haine de tout le village) (« on recevait des pierres dans les volets) se tordant, traitant le médecin de boucher ; que le sang giclait sur les murs tandis que mon père maintenait la patiente de toutes ses forces (il me vit le premier, front en tête et criant fort avant d’être tout à fait né), tout cela me fut surabondamment répété, pour bien me convaincre de la catastrophe , de l’horreur que j’avais incarnées.

    Mon père m’affirma cependant que de ce jour il ne vécut plus que pour moi. Mais je ne peux déterminer si ce 13 octobre 1944mon père sortait de prison ou s’il avait obtenu trois jours de permission des Américains qui le détenaient pour délit de droit commun, avant de l’absoudre.

    J’appris que toute la famille s’était refusée à recevoir mes parents pour ma naissance, et que ma mère, pour fuir l’hostilité des habitants d’Essises, dut me mettre au monde dans une commune voisine. Les résistants m’auraient-ils étranglé ?

    Je naquis, peut-être, chez une Mme Boudin.

    Mon père prétextera toujours un trou de mémoire ou une fatigue subite – s’il était mort le premier, à ma mère, toute rancunière qu’elle fût restée envers celui qui gâcha son existence, j’aurais ajouté foi, d’office, à toutes ses révélations. Mais j’aurais tout pardonné.

    Libéré, mon père fut interdit d’enseignement. Son frère Serge, qui avait faussement témoigné en sa faveur (affirmant que les vélos volés servaient à des actions de Résistance, qu’un soir mon père, pourchassé par la Gestapo, se serait réfugié chez lui) mon oncle donc, embaucha mon père comme pousse-chariots dans son usine à gaz de Lapalisse, dans l’Allier. À partir de quelle date ? La difficulté consiste à placer, dans tout cela, l’internement de ma mère à Sainte-Anne à Paris : fut-ce après la mort de mon grand-père maternelle, en décembre 1945 ?

    À Lapalisse mon père pousse ses chariots, un compagnon de travail s’étonne et s’indigne en apprenant que Noubrozi est le frère du patron. Mais, qu’aurait-on voulu de plus ?

    Quand je pêchais du balcon dans la rue, mon père, qui rentrait de l’usine, tirait la ligne, et je riais.

    Le 13 juillet 1948, juché sur les épaules de mon père, je portais le plus beau lustre à lampions, formé d’un manche à balai et de tout un système de vergues. J’étais le symbole même du patriotisme.

    Ma mère me tient sur ses genoux, pendant que je vois la neige s’étaler et les oiseaux s’y frotter.

    Je suis opéré des couilles et de l’appendicite.

    Je prends ma tête entre les barreaux du lit.

    Je joue avec ma cousine dans le sable du Jardin Public.

    Je tombe dans un nid de guêpes, je suis en larmes, on me frictionne.

     

    On ne me parla plus de cette époque.

     

    Nous habitons à présent à Marchais, dans l’Aisne. Mon père a été réintégré dans l’Enseignement.

    Je me souviens d’un très long voyage en camion sur ses genoux, et de la lune dans la vitre latérale. Nous sommes entrés – ma mère tenait la clé dans sa main devant elle – dans une haute maison de briques.

     

    Papa sera maître d’école.

    Mon père m’apprendra à lire et à écrire.

    Mon père, à la suite d’une terrible erreur, m’apprendre à ne plus chier ni pisser au lit : il existe un procédé infaillible pour déclencher une névrose, une dévalorisation définitive du Faire qui consiste à faire croire à l’enfant que son père éprouve un profond chagrin à l’idée que son fils reste sale. Ce qui fut fait.

    Je me souviens qu’à cinq ans et j’ai hurlé. Mes parents décrétèrent que je restait « à quatre ans ». Ils n’en voulurent pas démordre malgré mes cris de désespoir. Un an plus tard : « Tu as six ans ».

    - Non, cinq.

    Ils se regardèrent. Ils me rendirent doucement mon âge, Encore aujourd’hui je conserve une multitude de souvenirs datant de mes « quatre ans ». Rien pour l’année suivante.

    Dans un placard, je parlais à mon « poupon » - c’était un visage de porcelaine rose – enveloppé de fourrure blanche qui recouvrait, ensuite, tout le corps : « Ils me disputent tout le temps ».

    Ce n’est rien, ce n’est rien. Bien nourri, pas battu ni violé, de quoi est-ce que tu te plains ?

    De ceci: Noubrozi - Retiens bien ça du fond de tes 76 ans – (puis tu es mort) ON NE GUEULE PAS COMME ÇA SUR UN ENFANT.

    Les cris sont des coups.

     

    Sur ta vie à présent, un présent de narration, je ne peux plus m’apitoyer. Tu peux te déchirer tant que tu veux avec Madame la Collègue de l’École des Filles dont le mari – lui – fut VRAIMENT fusillé comme authentique Résistant, et qui assassine l’Inspecteur d’Académie pour qu’on la débarrasse de cet individu : TOI.

     

    Un soir, ma mère m’offre un je ne sais quoi avant de m’endormir. Je dis « merci ». Elle rectifie, très aigre : « Merci mon chien » ? Je répète, docile :

    - Merci mon chien.

    Elle me hurle dessus, je suis un fils dénaturé, un monstre, je sanglote d’indignation, et la voisine institutrice cogne la cloison en hurlant à son tour.

    - Tu vois ! gueule mma mère. Tu vois ce qu’elle pense de toi !

    Les femmes, ça tend des pièges. N’en déplaise à mon éditeur.

     

    Quand je suis énervé, ma mère me fait mettre nu sur les marches de bois, et me lance un grand seau d’eau froide sur tout le corps. C’est voluptueux. Un petit secret. N’en déplaise, etc.

     

    Cependant, appuyé à la vite de l’immense premier étage, l’enfant regarde la cour de récréation pluvieuse et vide : « Je veux aller à l’école avec papa ».

    On ne m’a pas battu : mon père m’a attaché à mon siège avec des tendeurs, une règle rouge entre les dent, comme un mors. Je bavais rouge ; je croyais que je saignais.

     Mon père n’était pas très fixé : laxisme extrême ou sévérité injustifiée. Enseignant à mon tour, je n’ai voulu, à aucun prix, ma fille dans ma classe. Elle me l’a reproché.

    À cinq ans je sus lire couramment. Mon père m’envoyait « faire lire les petits » de sept et huit ans : je leur montrais les lettres au tableau du bout de ma baguette.

    Mon père m’a donné les Livres : la prison et la clé…

    Noubrozi était plus jeune que moi à présent – puis il est mort. Il jouait de la flûte traversière. La première note était toujours un do, puis l’oreille le guidait. Je l’écoutais, enchanté. Puis il cessa vite, à cause de je ne sais quels « maux de tête » de ma mère.

    Tête idiote et recueillie de mon père quand il soufflait dans cette flûte. Engueulades.. . Engueulades…

    Nostalgie.

    On n’a pas découpé sous mes yeux mon petit hamster vivant, mais on a tué secrètement mon chien Bobby, mon chien que j’emmerdais pourtant comme la plupart des mômes qui font chier ce qu’ils aiment le plus. Bobby que j’allais promener dans les champs, qui m’adorait. On l’a tué et on m’a fait croire qu’il s’était enfui. On l’a tué parce qu’il maraudait les poules et que mon père avait peur des gendarmes après son « histoire de la guerre ».

    Il avait reçu des menaces de plaintes.

    Il a confié le chien à quelque fermier vindicatif, ou pire, indifférent avec mission de l’abattre pendant qu’il rongerait son os : « On ne peut jamais tuer un chien qui vous regarde dans les yeux » dit l’article vétérinaire.

    Mes yeux à moi – je revois le soleil couchant – à travers un vitrail de larmes, et je hurlais FACE AU SOLEIL, et je ne voyais plus rien, que du verre brisé, du soleil éclaté dans mon œil à facettes.

    Ensuite on m’offrit des lunettes, et je faisais entrer les mouches dans une petite maison imprégnée de Fly-Tox où elles mouraient.

    C’était à Buzancy.

    J’ai conservé un petit carré de mon jeu de lettres, la lettre « B », avec la marque des dents de mon chien Bobby gravée dedans.

     

    Sujet : « Vous avez perdu votre petit chien ou un animal qui vous était cher. Racontez. »

    Trois ans plus tard, mon père croyait-il que j’allais pouvor « narrer » cela de sang-froid ?

    À genoux dans l’allée de la classe, priant et sanglotant je fus si misérable que Noubrozi s’est enfui jusque chez nous. « Je ne pouvais plus tenir, dit-il, un tel exhibitionnisme ! »

    À cette époque, je ne savais pas qu’on l’avait tué, le chien.

    « On va t’en redonner un.

    Il n’est resté qu’une soirée. Il était fragile ce chien. Mon père gueulait : « Un chien c’est fait pour rester dehors. » Noubrozi tapais comme un sourd sur un cercueil pour bâcler une niche. Dehors !

    Le chien est retourné chez son maître dans la nuit.

    Il s’enfuyaient tous.

    - Tu vois bien.

     

    Après cela, une fois encore, que me font les péripéties de mon père, obligé de quitter Buzancy pour insuffisance de salaire ? Paie unique d’instituteur égale misère, si l’on n’y ajoute pas une gratification de secrétaire de mairie.

    Nous avons déménagé à Condé (Aisne).

     

    Je manquerais à ma fidélité si je me contentais de suivre chronologiquement les années et les postes où mon père a vécu. Je dois emprunter ses jours à lui pour m’estimer en droit de vivre. À présent c’est lui qui vient vivre à travers moi, à travers les innombrables avis que je lui donne sur la marche du monde. Il m’admire. Je suis son personnage principal.

    Une immaturité définitive m’interdit de voir l’homme sous papa.

    C’est lui désormais qui ne vit que par moi – puis il est mort.

    Je suis sérieux, moi. Très terne. Je risque ma vie. Je risque le ridicule. j’exaspère. Les névrosés qui se prennent au sérieux, ça m’exaspère.

    Autre anecdote sans intérêt :

    Un jour une fillette me lança :  « On ne joue pas avec toi ; tu es fou. »

    Je suis resté pétrifié.

    (Nicole Duchêne. Ça ne la compromettra pas beaucoup).

     

    Plus tard, dans les Vosges. Je veux me joindre à un groupe :

    - On ne joue pas avec les cons.

    À Guignicourt, le village de mes grands-mères, tous les enfants avaient pour recommandation expresse de ne jamais jouer avec moi : « Il est trop grossier ». 

    Vous tenez vraiment à savoir pourquoi JE NE VOUS AIME PAS ?

    ...Condé-sur-Aisne : octobre 1951 – juin 1954. De sept à dix ans. Années d’élève à papa. L’apogée pour Noubrozi.

    Moi, le jour de l’emménagement, je me suis pendu.

    Je suis monté sur une petite table pliante, j’ai attaché une ficelle à un clou, et j’ai joué au pendu ; malheureusement la table se replia d’un coup. J’ai poussé un cri – étranglé. Noubrozi est venu me soulever de là. C’est dur, une petite ficelle toute mince sur un cou de sept ans! j’ai conservé plusieurs semaines une croûte circulaire.

    « Je m’ennuyais ».

    Pour mon père cependant persiste le combat sur trois front : la Femme, le Fils, les Parents d’Élèves.

     

    À ma mère j’ai déjà réglé ses comptes et son compte. Puis elle est morte : elle est morte la première.

    Elle jette une chaise à la tête de mon père : 2 décembre 1952.

    Elle surgit dans ma chambre en criant «Au secours il veut me tuer » : 1er mars 1953.

    Ce n’est rien. Ça vous forme un caractère.

    Le 2 Décembre – celui-là – comme l’autre – devint légendaire, comme Austerlitz.

    Pourquoi ma mère me fit-elle mettre à genoux sur le paillasson pour demander pardon à mon père ?

    Mon père (sans me toucher) me repoussa d’un revers de bras.

    Je ne savais pas ce qui se passait, ce qui était en jeu : tout était MA faute. J’avais attiré l’attention, tout était retombé sur moi. Je le voulais. Je n’en savais foutre rien.

    Un soir, entendant le vacarme d’une dispute, je suis descendu en pyjama de ma chambre pour leur placer doucement la main dans la main, et je suis remonté avec le sentiment sanctifiant du devoir accompli. Ils ont baissé d’un ton.

    Ils devaient parler encore de la guerre – huit ans de distance, que c’était peu !

    Ma mère (à mon père) : « Tu m’a gâché la vie. »

    Mon père (à moi) : « Tu lui feras verser des larmes de sang. »

    Ma mère : « Tu viendras danser sur ma tombe. »

    Que non il n’y dansera pas, que non !

     

    Ma mère encore : Ssale bête, ssale bête », sifflant et cherchant le martiner (pas battu moi ?).

    Noubrozi laissait faire. Bien heureux les nerveux, car tout leur sera permis.

    Mon père était surtout mon père dans sa classe. Paradoxe. Quel embarras pour lui, par exemple : l’attachage au banc, la rédaction sur le chien.

    J’étais expulsé sous le moindre prétexte. Dans le couloir j’étudiais les cartes que dessinaient les écailles du mur. Subrepticement je me refaufilais par le fond de la classe : mon père me refoulait aussitôt.

    J’ai appris la vénération, mais ni le bien, ni le mal, ni le rapport de cause à effet.

    J’ai appris la haine entre hommes et femmes : j’avais entrepris une « guerre des sexes » dont le projet achoppa bientôt : devais-je pousser au-delà de 15 ans le trucidage mutuel ? Je ne savais rien – ne voulais – rien savoir des Adultes. Mes parents, au fait de la chose, vouèrent mes brouillons aux gémonies : je commençais d’écrire.

    J’aménageai la buanderie en bureau d’académicien. Je jouais l’inspiré. Mon enseigne représenta une plume, dessinée à la main, cernée de la devise : « Moi d’abord, les autres après ». Mes parents se regardèrent avec effarement.

    De cette époque date aussi mon goût désespéré du perfectionnisme : tel Gatesby le Magnifique je rédigeais des feuillets intitulés « Comment devenir un bon élève », « Comment devenir un bon fils. » Suivaient de minutieux préceptes que je soumettais au jugement attentif de mon père. Il ne s’en inquiéta nullement.

    Ce fut lui également qui contrôla mon cahiet d’ «observations personnelles », que je tenais sur les menus évènements de Ma vie. Quand mon père m’infligea la note « 12 », je cessai d’écrire.

    Mais Noubrozi avait également fort à faire avec les parents d’élèves.

    Dès 1952, j’avais été contraint de ne plus fréquenter un certain monsieur Cardot, instituteur en retraite qui s’indignait de la rudesse incohérente avec laquelle j’avais été élevé, manié.

     

    Cardot s’institua mon « parrain pédagogique ». Il m’admirait ; n’avais-je pas soutenu contre lui que Douala se situa non pas au Congo, mais au Cameroun. Il s’emporta, vérifia dans l’Atlas, et revint au comble de l’adulation : c’était vrai.

    Seulement Cardot fomenta la Première Pétition contre mon Père, pour incompétence, ou collaboration, ou les deux. Oubliait-il que Condé-sur-Aisne avait gagné en 1944 le surnom de Condé-les-Loups, tous les villageois s’étant mutuellement dénoncés ?

    « C’est ta faute aussi, avec tout ce que tu vas raconter partout ! »

    Si l’on ne m’eût rien caché, peut-être me fussé-je dispensé de chercher des confidents douteux. « Que vos parents ne viennent pas la ramener ou je les reçois à coups de pied au cul ! »

    Mon père, seul contre tout le village !

    Et moi désormais, interdit d’amis,  suivant la coutume d’associer l’enfant aux parents.

    Les instigateurs de la Pétition sont venus s’excuser. Avec un litre de gnôle. Mon père se raidit.

    Il fallut transporter nos pénates à Pasly.

     

    En ce temps-là, sans voiture ni train, se déplacer de trente kilomètres équivalait à uen rupture totale.

    Pasly ne fut qu’une dégringolade supplémentaire. Noubrozi y trouva un ramassis de fils d’ivrognes en banlieue soissonnaise.

    TAPUSCRIT P. 36, REVUE P . 79

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • LECTURES 2045 A / SWIFT LACRETELLE DU BELLAY

     

     

    BERNARD

     

     

     

    C O L L I G N O N

     

     

     

     

     

    L E C T U R E S

     

     

     

     

    2045 A

     

     

     

     

     

     

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    "Gulliver", c'est "lug", racine du mensonge en allemand, et "ver", racine de la vérité en latin. En effet Swift, Jonathan, s'est abondamment servi de sa faculté de former des langages. On observe que "Lilliput" est formé de "little" et du "putto" signifiant galopin en langue napolitaine, et il en est de même des autres noms célèbres de cet ouvrage universellement connu. Gulliver voyagea chez les nains, chez les géants de Brobdingnag chez les savants fous de Laputa au nom parlant, chez les chevaux ou Houynhnhnhms, à l'orthographe incertaine. Et partout, l'auteur invente une langue à partir de celles qu'il connaît, multipliant les inversions de syllabes et les inclusions surchargeant les mots de consonnes.

    J'ai lu Monsieur Swift, pasteur irlandais, enfant, et je me suis surtout amusé des contrastres résultant de ses contacts avec des lilliputiens, puis avec les géants et surtout les géantes – quel érotisme ! enfin, si peu... - mais je me suis beaucoup moins amusé aux élucubrations sociologiques infligées par Swift aux ignares du XXe siècle, ignorant le plus souvent sauf notes en fin de volume les subtilités des luttes politiques en ce temps-là. Sachez simplement que l'Irlande était soumise à la domination britannique avec toute la rigueur d'un peuple colonisé, que les mendiants irlandais étaient légion, que Swift les détestait mais trouvait pitoyable le sort de son île, que ce monsieur possède une destinée extrêmement agitée que j'ignorais, très agitée en ce qui concerne les femmes en particulier, qu'il est mort en ne pensant qu'à la merde ce qui me le rend sympathique.

    Vous aurez compris que les Voyages de Gulliver et leur auteur appartiennent à ces connaissances qu'on croyait avoir et que l'on n'a pas. Il faut le relire très attentivement, car ses niveaux de lecture sont très variés, soit qu'il s'inspire de Rabelais universellement connu, à une époque où la France faisait la fine bouche devant son génie national, soit qu'il se livre à la satire politique, ou sociale, mettant en scène des savants pénétrés d'illogisme. Parfois même cela tourne à la satire à clés, c'est-à-dire que tels ou tels personnages de la cour d'Angleterre sont désignés par d'autres noms. Il plaira aussi bien à l'enfant qu'à l'érudit : il pisse sur le palais de la reine de Lilliput, le sauvant ainsi de l'incendie, et cela, c'est un écho de Gargantua ; il essaie d'arbitrer la querelle entre "grand-boutiens" et "petits-boutiens", que je traduirais plutôt, comme d'autres éditeurs, par "grand-boutistes" et "petit-boutistes", sur le modèle de "jusqu'au boutistes".

    Il s'agit de savoir si l'on doit entamer un œuf par le petit bout ou le gros bout, la querelle symbolisant l'opposition entre deux partis religieux s'entranathématisant, peut-être les catholiques et

     

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    les luthériens. Non, je ne suis pas un grand érudit. Je me contenterai de vous commenter un passage peut-être moins connu que le défilé des lilliputiens entre les jambes écartées de Gulliver, ce qui permet d'entrevoir de grosses couilles par les trous du vêtement du naufragé. Ou cet autre, où Gulliver assiste à une tentative absurde de reconstituer une science au hasard : il y a, devant un groupe d'étudiants, une machine constituée de cylindres manœuvrés par des manivelles ; quand on tourne les manivelles au hasard, des morceaux de phrases différents apparaissent sur les cylindres, et on les recopie. Ainsi parviendrait-on à inventer une philosophie, en mettant bout à bout les passaages qui semblent signifier quelque chose.

    C'est un exercice oulipien avant la lettre qui en vaut un autre, et bien des compositeurs se servent ainsi des combinaisons aléatoires de leurs ordinateurs. Vous connaissez aussi cette anticipation de la puce électronique greffable sur les os du cerveau, qu'on nous imposera peut-être un jour chirurgicalement : pour faire des études, il suffit en effet dans ce pays-là de tartiner l'encre d'un livre sur des morceaux de pain, et de les ingurgiter ainsi avec force grimaces. Comme vous le voyez, je ne puis guère que rappeler des épisodes, sans en tirer les chapitres profonds qu'un universitaire ne manquerait pas de produire. Au fur et à mesure de mon exposé je me souviens d'ailleurs de bien des choses étranges, comme de cette touchante amitié avec une petite fille bien énorme, ou de cette constatation qu'en revenant du pays des géants, Gulliver, qui n'a pourtant pas changé de taille, fait écarter de lui les gens ordinaires, qu'il prend pour des nains...

    Je me souviens bien aussi de ses imitations de Daniel de Foe, car ce dernier expliquait en long et en large les tribulations maritimes de son héros Robinson Crusoe... En effet Swift ne s'y connaît absolument pas en navigation. Ce qu'il faut dire aussi (ces trous de mémoire !) c'est que le gouvernement parfait des Houynhnhnhms ou hommes chevaux ressemble parfaitement à une utopie, c'est-à-dire que les habitants de ces contrées toutes situées dans le Pacifique (et l'on découvrait, en ce XVIIIe siècle, celui de La Pérouse et de Cook, une infinité de terres australes) font régner un climat de vertu et de bon gouvernement absolument insupportable. Cette dernière partie est d'ailleurs la plus riche en exégèses de toutes sortes, car Gulliver, qui s'exprime toujours à la première personne, appartient à une race inférieure, mi-

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    humaine mi-simiesque, sale, paresseuse, féroce. Or il est tout de même très différent de ces Yahoos au nom si chevalin, au comportement si atrocement humain. Un Yahoo raffiné en sorte. Son maître, un grand cheval noble, est obligé de se défaire de lui, et de le mener sur une côté, pour qu'il rejoigne son lointain pays en proie à la corruption. En effet, les autres Houynhnhnhms, appartenant à une nation, que dis-je à une race parfaite, reprochent à ce grand noble cheval d'entretenir et de traiter sur un pied 'égalité et même d'amitié un Yahoo, répugnant, malgré toutes les différences qui le séparent de sa tribu de sauvages hirsutes.

    Alors : les Yahoos sont-ils les Irlandais ? interprétation élémentaire... Plus subtilement : le pasteur Swift se considérerait-il à mi-chemin entre ses contemporains dépravés et cupides, et les anges chevaleresques et hippiformes constituant l'idéal de la nature vertueuse ? Ces êtres si vertueux engendrent d'ailleurs une société aussi irrespirable que celle de la Cité idéale de Platon. Elle n'est composée d'êtres si parfaits que c'est exactement pour cela qu'elle ne saurait tolérer plus longtemps la présence de cet être d'imperfection nommé Gulliver : la société des Houynhnhnhmms fait très exactement, au sens littéral du terme, un phénomène de rejet.

    Notre explorateur est contraint de fuir. Tandis que les exégètes anglophones se déchirent, plongeons-nous dans ce passage méconnu où les efforts de Swift pour être vraisemblable ne font que souligner l'invraisemblance justement de la situation : enlevé par un aigle géant (car au pays de Brobdingnag les animaux sont proportionnés à leurs gigantesques habitants), puis relâché au-dessus de l'eau dans une boîte géante aménagée pour son confort, Gulliver est recueilli par le capitaine d'un vaisseau qui justement passait par là. Il retrouve la civilisation. Laissons au narrateur la parole ; "il", c'est le capitaine :

    "Il avait donc fait ramer ses hommes de ce côté, puis, ayant passé le câble dans un des anneaux, il avait donné l'ordre de remorquer le coffre, comme il disait, jusqu'au navire ; et, une fois accosté, il avait tenté une autre manœuvre : passer un deuxième câble par l'anneau fixé au couvercle, et hisser le coffre à l'aide de poulies. Mais tout l'équipage réuni n'était pas arrivé à le soulever de plus de deux ou trois pieds. C'est alors, conclut le capitaine, qu'on avait vu ma canne et mon mouchoir qui s'élevaient au-dessus du trou, et qu'on avait pensé qu'un malheureux devait être enfermé à l'intérieur. Je demandai si lui-même, ou l'un de ses hommes, avait aperçu dans les airs des oiseaux d'une taille prodigieuse, vers le moment où l'on m'avait découvert. Il répondit qu'il en avait justement parlé à ses matelots pendant que je faisais la sieste, et que l'un d'eux lui dit avoir observé

     

     

     

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    trois aigles volant vers le nord, mais qu'il n'avait pas noté qu'ils fussent d'une taille exceptionnelle. Je me dis que cela s'expliquait par la grande altitude à laquelle ils volaient, mais le capitaine ne put deviner pourquoi je lui avais posé cette question. Je lui demandai alors à quelle distance il pensait que nous étions de la terre. Il me dit qu'autant qu'il pouvait le savoir, nous en étions au moins à cent lieues : "Vous vous trompez au moins de moitié, répliquai-je, car au moment où je suis tombé à la mer, je n'avais pas quitté le pays d'où je viens depuis beaucoup plus de deux heures." L'idée lui revint immédiatement que j'avais le cerveau fêlé, et il me le laissa clairement entendre. Il me conseilla même d'aller m'étendre dans la cabine qu'on m'avait fait préparer. Mais je lui affirmai que je me sentais très bien, grâce à ses attentions et à son aimable compagnie, et que j'étais dans mon bon sens autant que jamais dans ma vie. Il prit alors un air grave et me demanda en toute franchise si ce n'était pas le remords de quelque horrible crime qui m'agitait l'esprit. Car je pouvais avoir été puni sur l'ordre d'un prince, qui m'aurait fait enfermer dans ce coffre, de même que les grands criminels, dans d'autres pays, sont obligés de s'embarquer sans vivres dans un bateau qui prend l'eau."

    Et voilà comme il est mauvais, quand on en a beaucoup vu au cours de ses voyages, de tout révéler : Marco Polo ne fut-il pas enfermé dans un asile parce qu'on ne croyait pas sa relation de l'Empire de Chine ? N'est-il pas étrange de trouver cette immense épave, tout à fait semblable à l'arche de Noé, garnie d'un passager dérivant au large de toute côte ? Les marins réagissent avec le pragmatisme de leur profession, se trouvent en possession de la preuve d'un autre monde habité – l'ancien se remettant tout juste de la découverte de l'Amérique. Ce

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    passage a été précédé de la relation du même sauvetage, cette fois de l'intérieur de l'habitacle, qui servait au nain Gulliver lors de ses déplacements. Ce n'est donc pas un coffre, mais une cabine que la petite fille géante tenait sur ses genoux pendant les voyages de notre héros, car tout le monde dans le royaume souhaitait voir cette minuscule créature où se dissimulait un entendement si semblable à celui des humains normaux... Les efforts de l'équipage pour soulever cette arche improvisée correspondent tout à fait à l'effort de vraisemblable commandé par les circonstances. Notez comment le "malheureux enfermé à l'intérieur" devient rapidement "un criminel" potentiel, sitôt qu'il veut dire la vérité. Peut-être donc aurez-vous la curiosité de relire tout ou partie de cet ouvrage qui fit le délice des enfants jusqu'à l'avènement de la génération de la Grande Connerie : Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Folio n° 597, traduit et annoté par Jacques Pons d'après l'édition d'Emile Pons, préface de Maurice Pons...

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    Silbermann de Lacretelle est un ouvrage que l'on donnait volontiers à étudier dans les écoles vers 1960, pour lutter contre l'antisémitisme. Et puis les programmateurs se sont ravisés : cet ouvrage était finalement plus ambigu que réellement efficace. En effet Silbermann est un jeune homme de troisième, si mes souvenirs sont exacts, un être sombre, torturé, extrêmement douén charmeur, bref, tout ce qu'il faut pour qu'on éprouve à son égard une passion d'amitié exaltée commem il s'en trouvait dans les collèges unisexes de ces temps-là. Celui qui tombe sous son charme, c'est un jeune homme de bonne famille parisienne, vaguement noble, bourgeoise, un “de Lacretelle” par exemple : élément autobiographique assez probable.

    Jusqu'ici, ce jeune Parisien chrétien fréquentait un autre jeune homme de son millieu, très versé en chasse à courre et en automobiles décapotables. Or Silbermann attire l'inimitié de tous ceux de sa classe. Non seulement parce qu'il est nouveau, mais aussi parce qu'il se révèle de loin le meilleur élève, ce que nos jeunes potaches distingués ne peuvent tolérer. Enfin, tous se mettent contre lui, d'autant plus qu'il est juif, comme on n'a pas tardé à le découvrir. Et l'histoire se passe au moment de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Figurez-

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    vous en effet que cette réhabilitation a entraîné dans une certaine opinion publique un regain irrationnel d'antisémitisme, mais qu'avions-nous besoin d'ajouter “irrationnel”. Silbermann se fait insulter, rouer de coups, et notre narrateur de le prendre sous sa protection, s'attirant les sarcasmes de ses condisciples, et la désaffection de son ancien camarade, qui se voit supplanter par un grand escogriffe basané, voire franchement verdâtre. Rassurez-vous braves antisémites, le directeur ne tardera pas à mettre à la porte celui par qui le scandale arrive, c'est la victime qui sème la pagaïe le refrain est bien connu. Jacques de Lacretelle a donc voulu bien faire.

    Mais il semble qu'il ait manié le pavé de l'ours. Je ne sais jusqu'à quel point il aurait repris à son compte les discours de Silbermann, mais il est assez fâcheux que ce jeune juif ne trouve pour motif de ses persécutions que la jalousie : les élèves de cet excellent établissement, comme leurs bourgeois de pères, ne peuvent supporter la concurrence, dans les résultats scolaires comme dans les opérations commerciales. En fait les juifs seraient plus intelligents, plus vifs, plus dynamiques, ils mériteraient les postes-clés qu'ils occuperaient, et les belles demeures du seizième qu'ils ont fait construire. Ils sont le ferment de la nation française en l'occurrence, ils sont le sel de la terre, et possèderont un jour un pays qui leur appartiendra, et où personne ne les persécutera.

    L'ennui, dès qu'on veut défendre une communauté, ne parlons pas de race (Silbermann en parle, mais il faut dire, et j'aurais peut-dû préciser dès le début que “Silbermann” est antérieur à la Seconde Guerre mondiale donc à Auschwitz), c'est que l'on débouche sur la maladresse meurtrière. Les Juifs, les Arabes, les Belges, les blonds et ceux dont le nom commence par D ou F ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, ni surtout meilleurs. Insister sur les prétendues qualités spécifiques du peuple juif ou de tout autre peuple, c'est donner des armes aux racistes et xénophobes de tout poil, aux égalitaristes qui ne peuvent supporter le moindre relent de supériorité.

    Il est “pour le moins fâcheux” de voir un jeune homme, Silbermann, reprendre les

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    arguments des antisémites, et en faire des leviers de réhabilitation. Il fallait attaquer le problème à la base, c'est-à-dire nier toute différenciation. Un double danger guette les peuples : l'assimilation excessive qui fait perdre l'identité, et la ghettoïsation, pour employer un mot horrible, engendrant le rejet. C'est devenu un lieu commmun, mais ce ne l'était pas à l'époque. Toujours est-il que Silbermann, le livre et le personnage, nous présentent un cas particulier : celui d'une époque, celui d'un milieu social grand bourgeois, celui d'un jeune homme névrosé, trop intelligent pour ses camarades, tourmenté, déjà adulte, insolent, gaffeur car conscient de sa supériorité et ne se gênant pas pour la faire subir – même non juif, même goy, il avait tout ce qu'il faut pour être persécuté.

    Le cas se présente aussi dans l'ouvrage de Schwarz-Bart, où le héros se montre veule, souffreteux et masochiste – voilà : le juif, le type juif, le juif de démonstration, n'existe pas. Ce n'est pas parce qu'un auteur nous présente tel juif, individualisé selon les besoins du roman, qu'il vaudra pour tous les juifs. On ne peut pas généraliser, même en littérature, et toujours il se trouvera que le cas particulier de tel héros ne saurait représenter l'ensemble des juifs, ce qui ruine toute démonstration par le biais romanesque. Le juif, l'homme, n'est pas un produit de laboratoire, on ne peut faire d'expériences, même littéraires, sur lui, le roman ne peut rien démontrer. Et l'on peut toujours dire, après avoir lu le livre de Lacretelle : “Tu vois, tous les juifs sont comme celui-là, orgueilleux et fuyant à la fois”, ou bien “L'ouvrage ne prouve rien, ils ne sont pas tous comme ça”, et chacun d'y aller de sa définition du juif.

    La meilleure me semble avoir été donnée par Memmi, philosophe juif : les juifs, dit-il ) peu près, sont des gens qui ont un certain imaginaire en commun. C'est la meilleure approche que je connaisse. Notre héros invite chez lui le jeune Silbermann, et la cuisinière de ces Messieurs-Dames l'accueille avec réserve :

    “Or, Célestine, notre cuisinière, n'aimait pas cet homme “venu d'on ne sait où”, disait-elle (précisons qu'il s'agit d'abord d'un marchand de fruits espagnols, on n'arrête pas le progrès), et lorsqu'elle avait eu affaire avec lui, on l'entendait maugréer en revenant :

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    “ - C'est malheureux de voir ces beaux fruits touchés par ces mains-là.

    “Silbermann, ignorant ce petit mouvement instinctif, poursuivit :

    “ - Si les livres t'intéressent, tu viendras un jour chez moi, je te montrerai tout ce que tu voudras.

    “ Je le remerciai et acceptai.

    “ - Alors quand veux-tu venir ? dit-il aussitôt. Cet après-midi, tu es libre ?

    “ Je ne l'étais point. Il insista.

    “ - Viens goûter jeudi prochain.

    “Il y eut dans cet empressement quelque chose qui me déplut et me mit sur la défensive. “ Je répondis que nous conviendrions du jour plus tard ; et comme nous étions arrivés devant la maison de ses parents, je lui tendis la main.

    “Silbermann la prit, la retint, et me regardant avec une expression de gratitude, me dit d'une voix infiniment douce :

    “ Je suis content, bien content, que nous nous soyons rencontrés... Je ne pensais pas que nous pourrions être camarades.

    “ - Et pourquoi ? demandai-je avec une sincère surprise.

    “ - Au lycée, je te voyais tout le temps avec Robin ; et comme lui, durant un mois, a refusé de m'adresser la parole, je croyais que toi aussi...”

    Voilà le premier tableau brossé, scène de charme innocent entre deux garçons de bonne famille. Surtout, l'appât est constitué par des livres – l'heureux temps ! En effet, le jeune homme juif nous est présenté ici avec tous les défauts reprochés par certains, c'est-à-dire un intellectualisme excessif, un côté accapareur dans l'amitié, une passion qui peut paraître déplacée, une sincérité ardente à la fois attirante et repoussante. À la limite, pourquoi présenter un juif ? Tout jeune homme intellectuel exalté eût fait l'affaire. Mais alors, nous aurions obtenu une étude psychologique. C'eût été un autre roman, un autre dessein. L'ampleur du propos eût été moindre. Il ne se fût agi que d'un cas particulier.

     

     

     

     

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    Mais n'aurait-ce pas été préférable, puisqu'il est impossible de défendre telle ou telle partie de la population ? Intention louable, mais empreinte d'ambiguïté : en effet, le dénouement voit le narrateur et son ami raciste Robin se reparler, se réconcilier sur le dos de Silbermann expulsé. Dénouement pessimiste, puisque le narrateur se livre à son tour à une plaisanterie antisémite, qui est son droit de rachat de l'amitié recouvrée. Mais Lacretelle était conscient de l'ambiguïté délétère de son propos. Peut-être réglait-il ses comptes avec une partie de lui-même, pas très propre. Avec son milieu en particulier : mais quand on n'en change pas, cela s'appelle vulgairement “cracher dans la soupe”. Des curés sont invités chez le narrateur, afin de discuter des lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat.

    Le journal La Croix se vantera d'être “le journal le plus antijuif de France”. Et Silbermann, invité, indécollable, assiste de loin à la réunion des prélats :

    “Il prononça encore quelques paroles ; mais je ne les entendis pas, tant sa volubilité fut grande, comme s'il eût voulu précipiter la destruction qu'il prophétisait. Puis, il revint vers la fenêtre, et, désignant l'assemblée des prélats, il dit :

    “ - Le dernier concile.

    “ Ces mots détournèrent sa pensée. Et tandis qu'une certaine expression de sensualité apparaissait sur son visage, il s'écria vers moi :

    “ - Ah ! comme Chateaubriand eût dépeint cette scène ! Hein ! Vois-tu sa phrase !

    “ Et après une seconde de réflexion, il déclama :

    “ - Spoliés de leurs augustes demeures, les princes du catholicisme étaient réunis en plein air, comme les premiers serviteurs du Christ...

    “ Mon esprit se trouvait à ce moment fort éloigné de la littérature. Il me semblait voir des adversaires abattus, mais des adversaires si proches que leur ruine m'atteignait. Je m'écartai de la fenêtre et écartai Silbermann.

    “Maintenant de tels éclats étaient fréquents chez Silbermann. Sa nature s'altérait. Il dénonçait constamment, avec une ironie amère, les injustices et les ridicules qu'il apercevait ;

     

     

     

     

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    et même il allait jusqu'à considérer avec une horrible complaisance les malheurs des autres.

    “ Comment ne pas l'excuser lorsqu'on songe à l'alarme profonde où vivait sa pensée ?”

    Autre extrait instructif comme vous le voyez : y paraissent à la fois la sympathie complice du jeune homme de bonne famille pour les respectables prélats de l'Eglise catholique, dont nul ne parvient à se détacher sans peine dans la suite de sa vie ; le côté traditionnellement destructeur du juif qui ne croit à rien, qui analyse sans pitié, qui rejette tout ce qui est pourri, qui remet tout en cause, qui se complait à ses douleurs et aime à les retrouver chez les autres. Ces traits semblent plutôt se rapporter à l'adolescence des grands nerveux, finement observés, qu'aux caractéristiques de Dieu sait quelle “race”. Mais les fantasme du juif intellectuel destructeur ont la vie dure. Tout n'est qu'un jeu pour Silbermann, prétexte à littérature. C'est d'ailleurs ce que je pense aussi. Et comme à cette méfiance du brave fils de France, fille aînée de l'Eglise, se marie de façon faisandée les élans de sa pitié...

    Dire “pauvre juif” est finalement aussi insultant que de dire “sale juif”. C'est même plus grave. Plus insidieux. Plus protecteur, condescendant, et dans condescendant il y a descendant. Mieux vaut encore se faire cracher à la gueule que de se faire plaindre et dorloter. Nous pourrions même dire qu'aux forces prétendument décomposantes de l'analyse intellectuelle et littéraire s'opposent les forces réellement, elles, décomposantes, de la “pitié dangereuse” et malsaine : la pitié du narrateur. Ce qui n'empêche pas le personnage de Silbermann de dégager toujours un profond malaise, de remettre en question par ses propos et par sa seule présence tout ce qu'il touche, tout ce qu'il approche.

    Mais en tant qu'homme, pas en tant que juif. Puis-je même dire que Silbermann fait tout ce qu'il peut, cassant, maladroit, exhibant sa supériorité, pour être persécuté ? C'est ainsi que l'on rejette sur les victimes la cause de la persécution, comme nous le disions plus haut. Danger supplémentaire de la lecture de cet ouvrage. Le personnage est antipathique. D'où le lâche soulagement qui étreint le jeune narrateur quand Silbermann a été expulsé, et que tout est devenu normal, français, catholique, blanc, beau, masculin asexué – ici, Jacques de

     

     

     

     

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    Lacretelle atteint carrément le niveau désormais nauséabond de Montherlant, de Michel Tournier, mais ne remplaçons pas un racisme par un autre, disons que la chose moi aussi cette fois me met mal à l'aise : “ Et soudain, sans un coup de tonnerre, dans l'air entièrement calme, de grosses gouttes de pluie commencèrent à tomber. J'allais m'abriter contre un mur, sous un échafaudage qui était en saillie. Les élèves de Saint-Xavier s'éparpillèrent dans la rue. Quelques-uns, des plus jeunes, qui portaient encore l'uniforme de l'école, la courte veste bleue et la casquette ornée d'un ruban de velours, se mirent à courir et, par jeu, levant les bras, criant sous l'ondée bienfaisante, adressant des louanges au ciel.

    “ Je les regardai, à l'étroit dans mon coin, et haussai les épaules. En raison de mon caractère volontiers secret ou d'une éducation un peu puritaine, j'avais toujours considéré la libre expansion de la joie comme une manifestation choquante et niaise. Et cependant, il y avait tant d'ingénuité et de gentillesse dans les mouvements et les mines de ces garçons, ils me parurent avec une telle évidence plus heureux que je ne l'étais, que l'envie me vint de me mêler à eux et de recevoir le même baptême délicieux...

    “ A ce moment, quelqu'un, qui tête baissée se protégeait contre la pluie, vint se réfugier )à côté de moi. Sous l'abri, la tête se releva ; et je reconnue Philippe Robin. En me voyant, il eut une expression gênée, rougit et esquissa un sourire. Sans rien dire, je m'écartai un peu pour lui faire place. Et comme je faisais ce mouvement je découvris derrière nous un dessin sur le mur. C'était une caricature au fusain représentant grossièrement Silbermann”.

    “ Je vous laisse deviner comment on a pu tracer une telle caricature. Les deux jeunes gens de la même classe sociale se réconcilieront sur ces traits grossiers. Cette approche pudique de l'amitié entre jeunes gens, fondée aussi bien sur le charme réciproque, n'est pas absente non plus de cet ouvrage de Jacques de Lacretelle, Silbermann, dont je vous recommande les charmes précis2ment faisandés. Les garçons vont donc pouvoir s'aimer d'amour tendre, sans aucune sensualité, ou du moins, de bon ton. Il est bien connu chez les hideux polémistes de la fin du XIXe siècle que “les juifs sont une race sensuelle”, ah que pouah bien entendu. Il faudra donc que vous fassiez toutes les corrections nécessaires, dont je vous ai indiqué quelques-unes. À la semaine prochaine.

     

     

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    Voici bien longtemps que nous n'étions pas retournés à nos anciennes amours : Du Bellay, depuis 2042 exactement. Nous avions parlé alors des Antiquités de Rome. Cette fois-ci, j'ai sous les yeux un recueil de poésies, ainsi intitulé, Poésies, contenant outre Les antiquités les Regrets et la Défense et illustration de la langue française. Livre de poche n° 2229, au temps où cette collection ne se contentait pas de publier n'importe quoi qui eût dépassé les 30 000 exemplaires. Du Bellay donc, premières amours, expliquons-nous : chacun de ceux qui ont poussé tant soit peu leurs études ont rencontré tôt ou tard au détour de leur itinéraire les poésies de Du Bellay, surtout les Regrets.

    Ils ont ânonné Heureux qui comme Ulysse..., au moins, même en cinquième des professeurs zélés ne reculent pas devant ce poème obligatoire. Notre professeur de seconde s'appelait Capoulade. Il dictait ses cours, et se trouvait universellement détesté. Il prononçait “Joachein”, il paraît qu'ainsi prononçait-on dans le temps. Mais je fus sans rancune : je me retrouvai toujours avec plaisir dans ce grand frère, Du Bellay, mort avant 40 ans un premier janvier à sa table de travail d'une crise cardiaque. Tant il avait subi d'avanies, tant il avait vécu intensément, non pas dans l'agitation externe, encore qu'il fût secrétaire à Rome, mais dans sa tête en feu. Il croyait passionément en la poésie : très tôt il avait composé L'Olive, où maints exégètes ont cru retrouver telle ou telle femme, alors qu'il s'agit vraisemblablement d'exercices de rhétorique amoureuse adressés à une Muse, à une femme idéale.

    Puis il est parti dans les bagages de son illustre parent, le cardinal Du Bellay, afin de remplir au Vatican les fonctions de secrétaire d'ambassade, grâce à sa bonne connaissance de l'italien et du latin. Or il détestait cela : les manières de cour, les hypocrisies, les devises du 

    preuve,machine,Hugo

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    genre de Machiavel : “Hais comme devant un jour aimer, aime comme devant un jour haïr”. Tout cela répugnait à sa nature droite, ainsi que les comptes à tenir, les largesses à distribuer au nom de son maître afin de corrompre, les soucis d'intendance à endosser : le poète souffait mille martyres. Et surtout, il endurait les peines de l'exil. Doré ou non, il ne lui apportait que soupirs et lamentations. Il préférait son “petit Liré”, qui est un village à l'est de Nantes, au “Mont Palatin”.

    Et pendant son absence, des cousins procéduriers tentaient de lui arracher par des procès son petit domaine. Les Regrets exposent donc cette douloureuse situation, mais aussi décrivent avec une bonne verve satirique les mœurs de ces Monsignori, plus préoccupés de richesses, d'intrigues et de femmes légères que de religion. D'autres poèmes, en fin de recueil, sont des louanges adressés à divers personnages haut placés, comme le roi de France. C'était la coutume en ce temps-là pour les poètes de chanter en vers les louanges de ceux dont on pouvait recevoir quelque bénéfice. Il ne faut pas y voir une corruption quelconque, mais, en partie, la continuation d'une coutume médiévale, et bien illustrée par Marot : le poète ne dépendant pour son ordinaire que du bon vouloir du Prince mécène, cela correspondait à sa fonction. Les seigneurs ecclésiastiques en revanche n'avaient pas à le faire, et encouraient le blâme pour prix de leurs flatteries mutuelles. L'éloge est donc une coutume.

    Du Bellay restait tributaire dans son esprit de maintes formes coutumières : il passe pour le premier par ordre chronologique de tous nos poètes, le premier dont on peut décemment apprendre des vers, et les ressentir comme fraternels. À ce sujet il m'est très difficile de goûter les jeux de mots laids et les ronds de jambe de Marot, trop conscient de son innocence pour me plaire. Tandis que Du Bellay, pleurant son innocence perdue et ses Muses sans cesse effarouchées voire souillées, me parle bien davantage. “Traditions”, disions-nous : double tradition même, la latine et l'italienne. À l'époque de Du Bellay en effet se passait un phénomène exactement inverse à celui que nous vivons actuellement : la langue française entrait dans l'épanouissement, elle était en son printemps.

    Les contemporains avaient conscience de participer à un extraordinaire mouvement

     

     

     

     

     

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    naturel, à l'éclosion d'une saison, d'un apogée : la langue française s'enlevait de la gangue médiévale et devenait, sous l'influence du latin et du grec, une belle grande langue européenne, c'est-à-dire, por l'époque, mondiale. C'était, là aussi, la Renaissance. Or, bien des érudits retardataires prétendaient que seul le latin était digne de représenter l'idée de littérature. Il existe toute une littérature, en effet, médiévale, et jusqu'au dix-septième siècle, rédigée en latin. Elle est pour la plupart lettre morte, de même que seront lettre morte tous nos romans actuels peut-être, ceux du moins rédigés dans une langue chichiteuse qui n'est plus la nôtre.

    Dans son jeune temps (son très jeune temps ! Du Bellay n'a pas atteint la quarantaine), Joachim a rimé des vers latins imités de Properce, Tibulle. Puis il a imité des vers italiens, car en Italie le mouvement de renaissance avait déjà commencé depuis près de 200 ans : il imita en particulier Pétrarque. Il a même transposé en français contemporain, de son temps, pour ne pas dire carrément traduit, des poèmes, des sonnets en particulier pour ce qui est de l'itaien. Et il les signait vaillamment, la traduction étant une recréation. Puis il s'en est éloigné. Mais tout ne s'est pas déroulé de façon aussi chronologique. Disons que notre auteur s'est abondamment nourri de littérature italienne et latine, et qu'il a obéi aux lois qui régissaient les langues imitées. La poésie n'est pas née avec lui, il devait se conformer à toutes sortes de règles de composition, de thèmes obligés. Il est étonnant même de voir avec quelle virtuosité Du Bellay parvient à broder une infinité de variations sur des thèmes archi-rebattus, tels que la comparaison de la beauté de la belle avec tel ou tel aspect de la nature, lever du soleil, rotation des astres, crépuscule, prairie verdoyante, etc. En ce temps-là, notre langue était belle et fraîche, encombrée de latin mais tellement plus proche de ses origines et plus sincère que notre jargon allègrement piétiné par tous nos journalistes en mal de franglais, rivalisant de ridicule.

    De même, la poésie obéissait à des contraintes, dont l'absence désormais a tué le sens poétique du moins traditionnel. Dans Défense et illustration de la langue française, Du

     

     

     

     

     

     

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    Bellay prodigue les conseils à de jeunes poètes, distinguant les bons des mauvais (et il ne se trompe guère), complimentant Ronsard dont il était ami, ainsi que tous ceux de la Pléiade, faisant également ses recommandations à tous ceux qui se piquent de grammaire et de langue correcte. Voilà pourquoi nous retrouvons Du Bellay dès les premiers détours de notre itinéraire littéraire : il fut l'instituteur de toute une génération. D'autre part il se prête admirablement à l'explication de texte : sans vous en infliger une, quoique... - je vous livre un sonnet, le 39 des Regrets, bien connu, comme à peu près tous :

    J'aime la liberté, et languis en service,

    Je n'aime point la cour, et me faut courtiser,

    Je n'aime la feintise, et me faut déguiser,

    J'aime simplicité, et n'apprends que malice.

     

    Je n'adore les biens, et sers à l'avarice,

    Je n'aime les honneurs, et me les faut priser,

    Je veux garder ma foi, et me la faut briser,

    Je cherche la vertu, et ne trouve que vice :

     

    Je cherche le repos, et trouver ne le puis,

    J'embrasse le plaisir, et n'éprouve qu'ennuis,

    Je n'aime à discourir, en raison je me fonde :

    J'ai le corps maladif, et me faut voyager,

    Je suis né pour la Muse, on me fait ménager :

    Ne suis-je pas, Morel, le plus chétif du monde ? XXX 64 09 23 XXX

     

    Un coup d'œil en fin d'ouvrage nous apprend que Moral, dédicataire, fut un humaniste, poète et mécène, “lié d'une vive amitié avec Du Bellay”. Et si notre poète s'adresse à lui, se plaignant d'avoir été fait “ménager”, c'est-à-dire intendant, c'est que ce Morel est demeuré en

     

     

     

     

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    France, lui, auprès du roi Henri II ; c'est qu'il n'a pas été contraint de suivre dans ses pérégrinations un grand d'Eglise, ni de devenir “chétif”, c'est-à-dire captif, de maintes et maintes obligations diplomatiques et représentatives. Le poème que nous venons d'entendre, désigné par son incipit (il n'a pas de titre), présente les caractéristiques de la manière la plus connue de Du Bellay : structure en parallèles, les secondes moitiés de vers s'opposant aux premières ; accumulation, n'excluant pas la progression, avec un beau vers récapitulatif :

    Je cherche la vertu, et ne trouve que vice -

    n'oublions pas que nous sommes dans un milieu religieux, mais bien riche. Pour la première fois aussi semble-t-il, après Villon – mais c'est autre chose – et après Marot – mais c'est autre chose – résonne la voix du “je”, celle qui fait état de sentiments personnels, la voix lyrique. Il nous parle d'honnêteté, de pureté, de lassitude envers toutes les compromissions, et nous compatissons, nous autres si encombrés des fatigues, des hypocrisies de notre vie de labeur, où nous gagnons notre pain à la sueur de notre honneur. Certains en effet ont pensé que Du Bellay ne faisait que suivre la tradition du Moyen Âge, où le poète mettait bien peu de lui-même dans ses productions : il chantait ce qui était de tradition dans son genre.

    Et de fait, aujourd'hui, nous agissons de même à notre insu : qui en effet aurait l'idée de demander à un chanteur s'il a vraiment vécu toutes les souffrances qu'il nous étale sur scène ? Combien de chanteuses en effet chantent-elles “il” et “lui” quand elles devraient chanter “elle” ? Bonjour Catherine, bonjour Mireille, bonjour Dalida, bonjour Patricia, bonjour Jeanne, bonjour Céline, bonjour Lara, c'est tout pour aujourd'hui. L'abondance de reprise des mêmes thèmes, infiniment variés et modulés, plaide moins en faveur de la convention qu'en faveur de la sincérité, de l'obsession de l'exil et du dégoût, jointe à une virtuosité infatigable, mais au service de la sincérité.

    Mais la thèse du thème traditionnel appliquée à Du Bellay ne tient pas, tant sont abondantes les références à la vie privée, à la biographie bien connue de l'écrivain. Nous savons qu'il est mort de surmenage et d'inquiétude, rongé par la perfection de son art aussi bien.

     

  • Khyrrhs et Tzaghîrs

    COLLIGNON KHYRS ET TZAGHÎRS

     

    1. La stèle

     

    Ici le fleuve entaille la falaise. Six cents doghs de dénivelé. Au sommet, la ligne des arbres – en bas, la trouée du rapide et son ravage de troncs. L’eau fume jusqu’aux premières savanes sous la pente : c’est là, au bout de la dernière piste, que se devine sous les herbes la stèle d’Alloum-Khéfi.

    « Lis ce qui est écrit !

    - Comment serait-ce possible, ô Badjar, à celui que tu as privé de la vue ?

    - C’est juste.Qu’on l’achève.

    Un esclave pousse le Blanc, qui tombe à quatre pattes et reçoit sur la nuque le froid tranchant du ssûtak ; un autre entraîne le corps et la tête hors de la piste, à portée de hyènes.

    « Blanc, lis-nous le texte de la stèle.

    - De la dixième année de mon très glorieux Règne

    « Quiconque, homme ou femme, de peau noire, ayant franchi la borne du Royaume

    «  Sera sur-le-champ exécuté ».

    Un vaste éclat de rire secoue les Suivants sur leurs méharis, et gagne la colonne des guerriers sur toute sa longueur. Le prisonnier halète. Le ssûtak recourbé s’élève sur sa tête, mais le Badjar fait un geste condescendant : « Laissez-lui la vie ». L’homme est tiré en arrière par la corde qui lie ses poignets. Le Badjar tend le bras vers la stèle. Aussitôt dix guerriers s’arc-boutent à sa base et s’écartent d’un bond quand la pierre s’abat dans un creux d’eau sous les herbes, avec le bruit lourd d’un hippopotame touché à mort.

    Alors une clameur remonte la colonne jusqu’aux lisières de forêts, et plus loin, où l’on n’a rien vu. Le Badjar a levé trois fois le ludabeth, sa lance-d’appui, qui descend jusqu’au sol le long de sa monture, et rythme la marche vers le nord : Hy-bâ !

    Hy-bâ ! crient les flancs-gardes.

    Le Badjar marche en tête sur son méhari. Ses lèvres sont bleues. Son crâne aux tempes poncées porte une crête rousse de la nuque au front. De sa ceinture partent huit longues étoles rouges, tendus en étoiles par huit esclaves à pied, aux lèvres bleues, le torse nu. Ainsi maintenu à mi-corps, il avance avec majesté, comme une rutilante mygale.

    Les tendeurs d’étoles trébuchent sur les longues-herbes, prenant soin de toujours garder le tissu soigneusement tiré. Leurs traits et leurs muscles luisent. Sous la taille écartelée par les écharpes tendues à se rompre, un pantalon bouffant d’étoffe blanche à crevés rouges. Les pieds sont nus. Derrière l’imposante pyramide formée par le Badjar et ses étoliers, les treize fouroukh montent des chevaux noirs à crinière courte. Les fouroukhs ou maréchaux ont la tête rousse et la bouche bleu saphir ; mais leurs cheveux sont plus ras, et leurs prérogatives ne vont pas jusqu’à s’autoriser la garance pour se peindre, ou la poudre d’indigo.

    Ainsi se règle la tenue des officiers, reconnaissables au nombre de leurs bagues.Les serre-files agitent leurs baguettes de cuivre. Le peuple tzaghîr est en marche : hommes et femmes en état de porter les armes. Ils ont tous les cheveux roux, les lèvres bleues et vernies, et lorsque le Badjar tourne la tête, il aperçoit, en file interminable jusqu’aux Gorges de Lazb, un immense dégorgement humain de braises rouges et de peaux noires. 

    profond,Chicanos, moëlle

     

    X

    X X

    TZAGHÎR FRANÇA1S

     

    « Mior utimer wendrè halemu «  Nous avons ainsi cheminé

    « horpowo biongak cho rikao, «  jusqu’au coucher du soleil,

    «  pö ruzuerru rok mispa fwonga. «  qui s’abaissa sur notre gauche.

    «  Ja bunsuéla u jumbu ku nkéakè, «  Le bounsouéla a lancé la prière,

    «  nör mior utimer diklu «  puis nous avons formé

    « diklu kar bakbar chuzuma. «  les cercles d’ébène.

    « Ha nikhuè jami  «  Je portais le numéro 743

    «  rior kaq ipshkar Schebbi «  sous les ordres d’Ebbi

    «  as ha gor runuzu «  et je fus séparé

    «  sha Hamaoua. « de Hamaoua.

    «  Ba riok-jou, ha bilnwè «  Ce soir-là, je comptai

    «  tchoumer ju turmankwèma «  dans la vaste plaine

    « …. «  plus de 50 cercles,

    « …e aucun Blanc n’apparaissait encore. Mon tour de garde n’intervenait qu’aux quatrièmes «  veilles. Je dégainai mes deux épées-de-main, l’une plus courte pour la gauche, et l’autre «  pour la droite, et les plantai dans le sol comme il m’avait été enseigné. Puis je déroulai le « çèmo qui ceignait mes reins pendant la marche, et m’y enveloppai. Je ne pouvais dormir, «  enfin parvenu au Pays Blanc... »

     

    X

    X X

     

    « Maîtresse !

    - Que me veux-tu, à cette heure de la nuit ?

    - Pose ton Rouleau-des-Lois, viens à la fenêtre !

    - Je suis trop âgée pour pouvoir m’étonner.

    - Tu n’entendais pas ce bruit par la ville ?

    - Me voici près de toi. La nuit est restée chaude.

    - Les guerriers se sont rassemblés sur la place et les rues voisines remplies.

    - Les flambeaux luisent sur les murs de sable.

    «  Au-dessus des ruelles invisibles je vois le tunnel pourpre des torches.

    - Ils partent cette nuit pour le pays des Khyrs ! »

    Djezirah et sa servante demeurent accoudées sur le balcon. Tous les contingents mobilisables d’Aïn-Artoum se sont agglutinés, bloquant la place au coude à coude. Les lances tendues à l’alignement jettent des éclairs roux. Devant le premier rang est ménagé un espace libre. Une vaste gifle de métal:lesl ances se sont redressées. Le Dovi paraît, escorté de deux colosses aux lèvres violacées. Ils élèvent sans effort le Chef sur le pavois.

    « Troupes aimées, guerriers !

    « Il est venu, le temps des prophéties.

    «  Plusieurs fois nos marchands sont allés au gras pays des Blancs

    « Les Khyrs, les Gorgés.

    « Plusieurs fois leurs curieux ont grimpé sur nos plateaux Tzaghîrrs.

    « Nous sommes curieux, nous aussi.

    «  À présent nos marchands sont armés

    « notre noir empire est plus ancien qu’eux :

    «  nous sommes les fils de la Lune et du Vent, Enfants de Toutes-Aures.

    «  Que le Premier Croissant nous éperonne.

    «  Lune a promis la Terre à nos conquêtes

    «  Depuis .540. années pour .540. autres années

    «  - Peuple Têtes-Rousses !

    2. La bataille de Drinop

     

     

    a)

    ! k

    ! k Les Khyrs

    !k !k tentent

    !k de déborder les Tzaghîrrs

    >>>>>>>>

    TZA !k Ceux-ci percent

    >>>>>>>> leur centre

    !k !k et se rabattent

    sur ceux qui

    !k voulaient les déborder.

    Le centre Khyr est en fuite.

    ‘’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’

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    Récit d’un jeune Tzaghîr, Héri

    (dans le style de sa nation)

     

    « Ma taille n’excédant pas le rayon du soleil (1), je fus introduit au corps agile des

    «  Archers. Ce sont les plus parfumées de nos guerrières. Choyé d’une majorité de

    « femmes, mon tempérament s’épanouit. Nos exercices alliaient la grâce à la prompti-

    «  tude. Comme prescrit par la pratique et les incantations, nous prouvons sur le terrain

    «  nos qualités d’infiltration et de repli, et la plus grande souplesse du poignet. Gliss é s

    «  parmi le trot des chameaux, nous décochons de bas en haut nos traits courts et mor -

    «  tels ; de nos couteaux nous achevons qui choient sur le sol.

    «  Nous avons adopté la position du Croissant. Notre aile tenait le nord.

    «  À peine avait paru sur le tranchant de l‘horizon la muraille des Blancs.

    «  À peine les chefs de pointe avaient-ils levé leur lance de signal que nous fûmes enve -

    «  loppés sur notre gauche. Les sauvages escadrons lourds des Khyrs, si véloces sur leurs

    «  bêtes, frappaient lourdement comme une mâchoire de pince. Les guerrières f roissées

    «  s’abattaient sur leurs arcs flexibles. Les clameurs mêlaient leurs panaches. Pressés

    «  comme nous étions, dans une extrême excitation, le mouvement tournant sur la gauche

    «  nous fut freiné, mais ceux qui périrent sont tombés sur place. Chameaux et ar c h è r e s

    «  mêlées, nous autres quelques hommes, parvinrent à faire front : cohue, retrait du bras,

    «  corde bandée, flèches tirées d’en bas.

    «  Que notre combat semblait solitaire !

    «  Nous avons tenu, enveloppant les chevaux des Blancs sous nos nuées de pennes. Et les

    «  Blancs à leur tour chantèrent l’atroce mélodie de la souffrance : jarrets tranchés des bê-

    «  tes, cous harassés qu’on égorge, dards fichés au creux des tripes. Nos parfums tournè -

    «  rent sous la fadeur, alors les Blancs pleurèrent. Leurs arrières sentirent le poids des lan -

    «  ces d’avant-garde, qui s’étaient refermées sur eux comme une coque. Nous en a v o n s

    «  consommé un grand massacre, fabuleusement regorgeant d’hymnes d’amour, et les « archères mourantes jetaient leur dernière œillade. Nous avons appris qu’un autre fruit de « guerre s’était refermé côté sud, autour du second bataillon des Blancs : deux lunes « digérantes avaient donc tournoyé, côte à côte et s’ignorant.

    Prévenus par leurs éclaireurs, les Khyrrs ont mis leur point d’honneur à progresser sans se dissimuler, avec tout l’apparat possible ; les Tzaghîrs ont adopté, pour se déployer, la

    (1) 1m 67

    formation du Divin Croissant (Tchétem), particulièrement adaptée en terrain plat. Au centre, les Chameaux Lourds (Djoulavor), peu rapides mais pourvus de longues piques de 15 pieds. Aux ailes les chameaux de charge, les archers, et les « Petites Tailles » ou fantassins (Nassar). Les Khyrs, eux, de peau blanche, se sont tenus aux normes classiques, en quinconces. Les cavaliers portent sur leurs épaules un voile flottant de couleur claire, attaché au cou par un système d’agrafes d’or. La disposition en croissants des Tzaghîrs offrant à leur course un large espace, ils l’attribuent à la lâcheté de leurs adversaires. Atsahî, sous ses pans de toile blanche, caracole sur le front des troupes : lançant sa monture, il la bride d’un coup tous les cent pas, afn de haranguer les guerriers : la bête se cabre et bat des sabots à hauteur des têtes. N’avancez pas ! crie le hobozem aux troupes d’infanterie. « Vous devez tenir sur place, tant que nos cavaliers n’auront pas tourné les forces des Lèvres-Bleues ! » Les recrues, au comble de l’exaltation, saluent de leurs épées levées.

    À cent pas, Atzahî réitère son appel, la même scène se répète, hallucinante. Les Khyrrs des ailes nord et sud ont engagé la charge. Leur confiance est forte. Très vite les chevaux lourds se truvent aux prises avec les petits chameaux ; lesTzaghîrs ont à peine eu le temps de se rabattre de côté. Mais les pertes sont lourdes à cause des archères.

    C’est alors que les jeunes Khyrrs, demeurés calmes en dépit du désir, virent fondre sur eux la lourde masse des piquiers montés, visages durs, lourdes lances noires abaissées à quatre pieds du sol au niveau des poitrines, quinze rangs de chameaux géants trottant l’amble ; chaque pique est forgée de façon différente, multiples clés d’une serrure unique : la mort. Les jeunes Dix-Huitenaires ne tentent pas de résister. Ils se laissent glisser sur les ailes ; quand les lourds chevaux khyrrs, sentiront sur leurs flancs prêts à les seconder les vaillants fantassins bouillonnants de jeunesse, quelle ardeur ne les poussera point, cœurs d’homme à poitrail de bête !

    ...Car ces Tzaghîrs ne savent combattre que de loin, pique ou arc ; qu’on presse leurs thorax, bien peu résisteront- mais voici des cris qui s’élèvent au dernier rang des fuyards, stratèges malhabiles : les Chameaux-Lourds et les piques entrent en danse, côté dos. Et il faut bien se retourner, faire face trop tard aux longues barres, découpant les poitrines en dentelles variées. . De part et d’autre de la percée, les Chameliers se sont rabattus : chaque parti de Khyrs se trouve encerclé. Chaque boule d’épines, furieuses, pressent et perçoit les appels de l’autre part, également bloquée. La pression s’accentue, jusqu’à la curée. Très peu auront survécu à ce casse-noix.

    Les rescapés, jeunes conscrit, se sont bel :et bien enfuis vers Pikâr, la ville la plus proche, y semant la confusion. Les fuyards furent poursuivis et troués dans le dos sur plusieurs lieues de course. Cependant les Grands Chameliers ne les exterminèrent pas, comptant sur la terreur des survivants pour désorganiser l’arrière., mais obéissant avant tout

    à une coutume ancestrale et absurde : chaque engagement d’importance, victorieux en particulier, nécessitait le tirage des sorts, afin de décider de la marche en avant ou de l’immobilisation du front. Dans le passé, une telle superstition avait souvent causé la défaite.

    Les soldats tzaghîrs ont vu les Grands Chameliers revenir sur leurs pas, avec des huées de désappointement.

    Ebbi fit rassembler ses neuf meilleurs guerriers, couverts du sang ennemi. Puis neuf hommes blancs, les plus robustes, mais qui s’étaient laissé capturer. On les réunit sous une tente circulaire, la Tente d’Amitié. Tous s’y mirent nus, ce qui n’alla pas sans difficulté pour les Blancs, accoutumés à la pudibonderie. On se moqua d’eux pour commencer, à cause de leurs sexes scarifiés dans le sens de la longueur. Ensuite, le plus grand des neuf Noirs déclara : « Nous, qui vous avons défaits, nous vous servirons toute cette nuit. Nous nous témoignerons toutes les marques de la plus vive amitié ».

    Tous étaient nus et graves. La coupe de sang de bœuf circula lentement. Les pans lourds de la tente s’agitaient au vent réfléchi de la nuit. Chaque couple, se tenant par l’épaule, buvait joue contre joue l’âcre breuvage rituel. On se parlait à voix basse et assurée. L’interprète, au centre, faisait son office. On échangeait des poésies, des chansons fredonnées, et ces hommes devenaient proches. Un Tzaghîr expliqua, au milieu de la nuit, qu’il fallait échanger de son sang. Il montra l’exemple avec un jeune homme à peau rose qui se tenait accroupi à son côté ; l’incision à l’épaule fut brève, il s’accolèrent pour une mutuelle succion. Les sautres agirent de même. Puis Blancs et Noirs s’assirent en silence contres les parois, en alternance de couleurs. Posée sur le sol devant chacun d’eux, les lampes à huile projetaient sous leurs mentons des lueurs déjà cadavériques, creusant les joues et les mâchoires.

    La plupart s’hypnotisaient sur les flammèches. Si l’un d’eux venait à surprendre les traits de son compagnon, il baissait les yeux. L’un des Tzaghîrs, pour éviter que la nuit ne fût souillée par le sommeil, murmura le premier couplet d’une chanson d’amour. À ce moment tous entendirent, précis dans la nuit, les premiers coups des charpentiers.

    « C’est l’uñuosh qu’on assemble devant la tente ». L’interprète traduisit. Les Blancs écoutèrent. Les Noirs se résignèrent : l’ uñuosh, c’était l’échafaud, vaste ring surélevé, rond et ceint de cordes, où le combat terminal se tiendrait. Les hommes s’apprirent leurs chants, chacun dans leur langue.

    Au petit matin, quatre courtes cornes de brume s’étranglèrent aux quatre points cardinaux. Les hommes-sous-la-tente urinèrent, puis ceignirent un pagne, de couleur opposée à la sienne. Très vite les quatre cornes résonnèrent une seconde fois. Les hommes accoururent deux par deux. Ils s’étreignirent avec émotion, tout en courant, car l’un ou l’autre devait mourir. Les Blancs portaient un gorgerin de fer, les Noirs un casque – rapidement noués par un diacre-bourreau. Les affrontements furent brefs, étant donné la frayeur de chacun. Les diacres avaient recouvert le plancher d’une épaisse couche de sable. Après chaque duel, ils la creusaient et la déblayaient, aussi loin que le sable avait bu.

    La matière ainsi recueillie trouvait place dans des seaux de métal hermétiquement clos, qu’on enfouirait dans un lieu tenu secret. En une heure de soleil, les combats furent achevés. Les corps brûlés avec le bois de l’ uñuosh, l’armée observa le repos rituel d’un jour.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    «  Le couple de chameaux, fines jambes rapides,

    «  Bat l’amble dans les hautes herbes

    «  Kassim et Oultaïla

    «  L’ellipse orange peinte sur leur crâne d’or

    «  Court annoncer la victoire…

    (poème d’Agattîr)

     

    «  Un témoin raconta qu’il les avait vus, criant et riant, se lancer le message de l’une «  à l’autre monture : la boîte de bois verni tournoyait comme une hache, touchant la

    «  main droite ou la gauche, le coude ou la coquille du poignard. Leurs lèvres étirées

    «  - comme des saphirs fendus vola sur la crête des herbes.

    (Houbizé, XI, 11)

     

    «  Portés par l’élan, ils eurent franchi le défilé d’un seul bond, traversèrent la Terre

    «  du Cacao, la Terre Rouge, et proclamèrent à grande allure la victoire à travers les

    «  places d’Ikattan. Or on était en cinquième heure, en pleine agitation du Grand

    «  Commerce. Par l’enthousiasme qu’ils éprouvèrent, les marchands renversèrent « leurs étals, invitant la population à se servir, afin qu’elle festoyât. De toute part

    «  s’élevèrent les clameurs, toute la nuit le Peuple aux Crêtes Rouges célébra le

    «  combat de Gozar Gatzar. »

     

    3. L’arrivée des fuyards

     

     

    Bravant les dieux 300 hommes montés suivaient la retraite des Blancs. Ceux-ci, passéela débandade, s’étaient recomposés, sans courir. La nuit les trouva au lieu-dit Armalak. Les survivants des chefs firent panser les blessés : seuls les chirurgiens, regroupés dans un pli du terrain, purent allumer des feux de braise. La garde fut montée, les rondes assurées.

    Au matin, les soldats en retraite aperçurent, dans trois directions, les chameaux tzaghîrs à l’arrêt, à un quart de lieue, épiant.

    Des mouvements d’âme agitèrent les guerriers. Les uns voulurent achever les blessés, fuir vers le nord, et la ville. Les autres, plus nombreux, parlèrent de charger les Noirs insolents. Thérif, simple moyaf (1) promu chef, opta pour un moyen terme : on s’avancerait à leur rencontre, mais sans rechercher le contact. « Le Tzaghîr apprendrait à respecter le lion, même à reculons ». On fit ainsi qu’il avait dit. Chacun pouvait dénombrer, dans les rangs adverses, les silhouettes. Mais on ne distingua pas les visages. Aucun acte d’indiscipline ne fut tenté : pas un cri.

    Les Noirs n’étaient que trois cents, dépourvus de l’accord rituel des dieux. Le terrain les favorisait, car le sol ne cessait de descendre, si bien que les Blancs pensaient avoir dans leur dos l’avant-garde d’une puissante formation. Le jour suivant, les Noirs étaient plus proches. Cette fois-ci, l’armée entière suivait à courte distance. Les Khyrrhs devinrent nerveux. Peu après le milieu de la journée, Thérif aperçut d’autres troupes de son pays, qui s’étaient enfuies par des chemins différents. « Que font les Noirs ? » leur demanda-t-il. « Les Tzaghîrs nous suivent de près » lui fut-il répondu.

    La réunion des deux bribes d’armée, au lieu de restaurer la confiance, accentua la crainte. Le camp fut levé plus tôt. Les Tzaghîrs suivaient à présent, bien visibles, narquois. L’allure s’accélérait insensiblement, les alignements se défaisaient malgré les cris des serre-files. À présent les Noirs lançaient des quolibets. Les Blancs forçant l’allure, les Crêtes Rousses allongèrent le pas, et des guerriers, par jeu, lançaient le cri de guerre. Les chameaux, reconnaissant l’injonction, mais comprenant peu la plaisanterie, accélérèrent. Certains les freinèrent, d’autres non. Le reste de l’armée noire ayant rejoint ses éclaireurs se montrait à présent compacte.

    Une formidable huée jaillit des Lèvres Bleues, à quoi fit écho la plus faible et honteuse clameur des paniques. Les moïavt (lieutenants) exécutèrent de leurs propres mains les plus proches d’entre eux qui jetaient les armes. Mais tout fut emporté. Les cavaliers blancs s’ouvrirent le chemin à coup de lance dans la masse et la nuque des fantassins. La fuite se déploya sur une largeur de trois lieues. La plaine ruisselait de lâches meurtres et de piétinements. Des hameaux et des bourgs, raflés par cette gigantesque cohue giclaient des files d’expulsés, molécules chargées de meubles et de ballots, qui couraient tous s’agglutiner.

    Or les Tzaghîrrs ne frappaient point ! ils ne tiraient pas de flèches, se poussant seulement contre les blanches épaules convulsives. C’étaient leurs clameurs de joie que les Blancs prenaient pour des cris d’assaut, et le massacre ne venait que des Blancs eux-mêmes, se piétinant, se foulant sans vergogne, les cavaliers sur les soudards, les soudards sur les valets, ces derniers sur les femmes et les marchands.

    Le premier de la ville qui vit converger des trois points de l’horizon cette triple lame grouillant de poussière, fut la vigie de la Tour Sud des Pères. Déjà la foule propulsée par la panique battait les redans de la barbacane.

    La ville dePhytallia, comme la plupart des cités de Khyrs, était fortifiée « à la pieuvre », c’est-à-dire que les murs s’étiraient en fins tentacules creux, sur une longueur d’un quart de lieue, à partir du cercle de l’enceinte ; hérissant le tentacule à intervalles réguliers, des ventouses fortement remparées. Mais une seule porte, à l’extrémité du tentacule exclusivement. On imagine l’épouvante de cette foule traquée, face aux seules ouvertures praticables. De plus les Tzaghîrrs, mis en appétit, commençaient à lâcher quelques flèches et coups de lance pas tous inoffensifs.

    Une porte fut ouverte. Une longue contre-éjaculation ébranla les murailles parallèles. Sous les passages couverts le grondement redoublait. Là-haut, sur les chemins de ronde, la garde se mutinait ; ses chefs ordonnaient d’arroser de flèches les déserteurs.

    « Les moïavt juraient par tous les Dieux qu’il n’était pas meilleure perte pour un peuple « que des traîtres fuyards ; ajoutaient qu’ils voyaient très bien les Tzaghîrs emportés mêlés « au torrent, et qu’ils tuassent au moins ces ennemis. À quoi répondaient les gardiens qu’ils « auraient mieux couru de même vers leurs refuges, tout armés comme ils l’étaient ; que ce « n’était raison de flécher leurs camarades lesquels à leur endroit eussent agi de même ; « enfin baguenaudoient certains qu’ils aimaient ainsi se remplir du spectacle sans en obturer « l’ordonnance. »

    YOTH, XV, 37

    (« Par ainsi se répandit la tourbe tumultueuse enmi les rues et voies de la ville du sud »)

     

    Figure p. 20 Phytallia présente un système de défense propre aux Khyrrs. On obaerve sur cette figure le dessin concentrique des voies principales, an centre duquel se

    dresse une île conique sommée d’une citadelle. Les flèches représentent le

    trajet des fuyards. Les deux moitiés d’armée blanche s’entretuèrent d’abord

    à leur point de jonction, faute de se reconnaître. Nombreux furent ceux qui

    se précipitèrent dans lac tout armés, et s’y engloutirent.

     

     

    ...Mais la population de Phytallia se ressaisit à sa façon. Les civils, barricadés dans leurs hautes demeures, bombardèrent les fuyards de tout ce qu’ils purent trouver de plus lourd : meubles, candélabres, et jusqu’aux pierres descellées de leur maison…

    Cependant sur la place aux Étrèbes, les étals du marché, tentures, tréteaux, fruits, toiles, marchands, furent foulés pêle-mêle par les cavaliers en déroute, couverts jusqu’aux genoux du sang des leurs qu’ils avaient tailladés pour se frayer retraite. Des masses gagnées par la panique se bousculèrent aux parvis des temples, hurlant leurs prières. Des rues surgissaient encore des bandes enragées, lançant des pierres et des sarcasmes. Des incendies se déclarèrent.

    Or trois cents Noirs s’étaient introduits dans la ville : c’étaient les trois cents premiers éclaireurs. Pensant le reste de l’armée derrière eux, ils s’étaient mis à massacrer sournoisement la population d’un mur à l’autre à travers les rues. Les portes de la ville s’étaient refermées sur eux seuls. Voici comment : du haut de son chemin de ronde, la garde blanche s’était aperçue qu’un flot continu de crânes noirs à crête rouge franchissaient à présent le portail. Abandonnant leur propre rébellion, les Blancs tirèrent un barrage de flèches. Certains même osèrent descendre par les rampes pour en découdre, et refermer les portes. Le chroniqueur Abdulislam ajoute que la fermeture des lourds vantaux sembla facilitée par les Tzaghîrs eux-mêmes, qui auraient bridé l’avance de leurs chameaux.

    Les gardes blancs démentirent cette version, qui diminuait leur mérite,mais certains dévotsla divulguèrent, invoquant le secours in extremis du dieu des Murs, DAQST. (Les travaux du professeur Momamovitz sur la mentalité tzaghîre (Crêtes Rouges, 1932) avancent l’hypothèse vraisemblable selon laquelle ces 300 « éclaireurs immédiats », volontairement laissés en avant-garde de l’assaut proprement dit, et isolés par un cordon de guerriers bloquant toute retraite, n’avaient été introduits dans la ville en nombre nettement inférieur afin d’être immolés, à cuase de leur désobéissance initiale au Combat des Dix-Neufs, dont ils n’avaient pas attendu l’issue). Les Éclaireurs Immédiats se trouvèrent soudain regroupés au centre d’une esplanade en bordure de lac, où les limites de leur groupe leur apparurent.

    « Encommencèrent à considérer combien moindre en nombre estoient, si qu’on les pouvoit «  «  « aiséement cercler, et de faict l’estoient-ilz au mitan d’icelle place,isolés, de pied, toutefois « pourveus d’armes. Après grand stupeur et silence, tel poussa le premier cri, ainsi gagnant de « proche en proche tout alentour de la susdite place.Toute la cité recria de mesmes, s’entrencourageant l’un l’autre, et ce dict-on, que les Khyrrhs empeschés de bien veoir s’exclamoient aussi de confiance encontre leurs envahisseurs ».

    YOTH, XVI, 31-32

     

    Les éclaireurs noirs, se comprenant sacrifiés, luttèrent sans espoir autant dire de toute leur vaillance. Les Khyrrhs, dépités de leur primordiale panique, se déchargèrent sur la poignée de Crêtes Rouges. Ceux-ci succombaient sous le nombre, et l’ignoble carnage se perpétrait, quand de nouveaux cris de terreur éclatèrent au loin : tandis que tous tourbillonnaient pour porter leurs coups, les Tzaghîrs de l’extérieur avaient enfoncé les portes désertées.D’un long trot de chamellerie, les assaillants avaient remonté les couloirs défensifs ou « bras de pieuvre », et reprenaient de dos les massacreurs affairés. « On nous tue dans le dos ! » criaient les Khyrs ; et les Noirs répondaient Buqmufa ! buqmufa ! ce qui signifie « Carnage ! carnage ! »

    Une stricte discipline réprimant le pillage et le viol, Kolba, ayant abusé d’une fillette de 12 ans, fut aussitôt exécuté. Alors les Blanches qui se trouvaient dans les rues, mêlées parfois aux massacreurs, purent chercher refuge auprès des chefs tzaghîrs. Aucune rigueur ne leur fut tenue d’avoir porté ou voulu porter un coup mortel.

    Ainsi fut prise Phytalia, et maints de ses habitants occis.

     

    4. Situation de Khyr en 480

     

    80 lieues séparent Phytalia de Slavod, la capitale. L’annonce du désastre eût dû y parvenir au plus tard dans les trois jours. Or, les hiérarques l’avait interceptée.

    Il existait à Khyr une grande prolifération administrative. Point de chef qui ne fût subalterne à quelque titre de telle ou telle subdivision, ni de subordonné qui ne le fût à plusieurs chefs simultanés, en relation chacun avec telle fraction de ses attributions. D’un autre côté, tel supérieur hiérarchique pouvait fort bien se trouver sous la dépendance de son employé, qui avait pouvoir de décision sur lui dans un autre domaine, en vertu de la « Loi de bascule ». Ainsi le Maître des Ponts décidait-il des frais de construction, qu’il imposait au Pontonnier Majeur. Mais ce dernier avait la haute main sur le choix du personnel et des matériaux, qu’il imposait à son supérieur. Aux écuries, le Grand Avoinier fournissait le fourrage aux chevaux du roi, mais devait le respect au Litier, qui veillait à l’entretien des écuries. Au-delà d’une simple répartition des charges, il s’agissait d’un équilibrage des respects dus à chacun, selon sa fonction du moment. Inutile de dresser un tableau complet des lourdeurs inextricables et de la gabegie dont l’administration khyre se trouvaient infestée.

    Le rois ne recevait donc que la portion d’information que lui communiquaient les filtres de ses fonctionnaires inamovibles, ses hiérarques. On ne sache point qu’il eût souhaité en apprendre davantage, confiné qu’il était dans ses métaphysiques. On peut même affirmer qu’une simple obstruction dans la transmission d’un message n’a pu à elle seule entraîner la chute d’un empire. L’attitude des Grands contribua toutefois au manque de cohésion d’une défense militaire que le nombre aurait pu douer d’une certaine efficacité.

    Le 5 de nibhûr au matin, le messager parut aux portes de Slavod, arborant dans son dos l’antenne bleue de la défaite. La sentinelle avait ses ordres et le débarrassa de son fanion. On le restaura. Le Sire d’Inville tiré de son sommeil extirpa du messager le plus d’indications qu’il put, le messager sachant tout par cœur. Ensuite on enferma le messager, et les sentinelles furent consignées – d’autres les auraient tuées.

    Un conseil exceptionnel se réunit au palais des Akères. On retrouve là tous ces parasites d’Ètat qui tour à tour formèrent ou déformèrent l’empire (cf. « L’apogée khye au Moyen-Orient » (- 125 / + 216, Franzens 1932) : les cousins Porlaty, Mo-Rhamdès, Kuynsan et Béouleh – que leurs jours soient comptés, que la bêche les tranche vifs. Leur idéal est la rapine, leur joie de vivre nulle. Puiser dans les coffres en étalant sa morgue, telle est la vie des hiérarques de ces temps-là. C’est au moment précis de la convocation que les rues de Phytallia sont livrées à un nouveau massacre ; mais eux, doctement, argutient pour déterminer ce dont le roi LIGA sera nformé, et quand. Voici ce que décident ces trafiquants, anoblis par eux-mêmes :

    « Ces Nolrs ont de l’or, et des diamants profère Porlaty. - Nos Sciences affirment, profèrn Kuynsan, que dans les Montagnes les Démons se cuisent des escarboucles et des rubis sur leurs grils souterrains ». Sa voix se perd dans un éclat de toux. Son éloquence l’emporte : ne pas combattre les Barbares ; traiter seulement, filouter. Les deux femmes du conseil, exceptionnellement tirées du gynécée, doutaient fortement : il faudrait lentement se laisser envahir ; « et qui sait, ajoutait Nosdol, s’ils nous accorderaient suffisamment de vie sauve pour jouir des premiers carats ». - sa compagne suggéra de mettre à profit toutefois la défaite pour dépouiller de leurs biens les généraux couards. Face aux fortunes soustraites au fisc, les passe-droits promis aux grades supérieurs furent de peu de poids ; on osa même attribuer à ces confiscations des vertus purificatrices : les fortunes foncières et leurs troupes d’esclaves constituaient, on s’en avisait soudain, une grave atteinte aux prérogatives royales.

    Les jours suivants fournirent aux voleurs une occasion de s’exercer. Les envahisseurs en effet n’avançaient pas en plaine, rendus circonspects par la minceur de leurs arrières, qu’alimentaient seuls pour l’instant les défilés du Ktôh, et que freinaient leurs superstitions méticuleuses. Ces derniers avançaient sans hâte, fourvoyés entre les bras des affluents, revenant sur leurs pas, phagocytant les poches avec des nonchalances d’amibes, mais toujours victorieux. Quant au peuple khyrr, il s’était transmis à lui seul le cours des évènements. L’annonce du désastre ne pouvait décemment plus être retardée au Roi, qu’un chambellan de bas étage eût pu l’informer sans fard.

    Mais les hiérarques parvinrent à combiner cette révélation avec la nouvelle d’une trahison : celle du obozem Ovnot. Ils n’avaient pas tort, quoique sans le savoir, et ce n’est que depuis les travaux de Herr Professor Dekentmayer sur les manuscrits de Nyatt que nous pouvons annoncer ce qui suit :

    « Ovot fut chargé de bouter hors, ou mieux d’anéantir, l’avalanche des Crêtes-Rouges. La raison invoquée lors de son interrogatoire fut l’insuffisance numérique. Mais il avait tardé. Aussi, il envoya son collègue Yuzonnt en mission auprès d’Éod, afin de le persuader de se joindre aux forces de répulsion : indépendance des chefs d’armée ; nous savons par d’autres sources que Yuzonnt était bien le dernier ambassadeur qu’il convînt d’envoyer auprès d’Éod, les deux hommes étant brouillés depuis longtemps. Les hiérarques pouvaient donc présenter Ovnot comme un traître, agrémentant leurs propos de soupçons aussi soigneusement distillés qu’invérifiables.

    Le roi LIGA se fiait aveuglément à Mogandé, rapporteur de hiérarques. Il le crut, cita illico à comparaître Ovnot, Yuzonnt, Éod, et maints autres. Ils étaient perdus.

    5. Liga le Fou

     

     

     

    Le Roi Liga était âgé de 25 ans. Sombre, sournois, le teint olivâtre, le nez coupant, la face vers le bas ou marquée de suspicion. Sa sensibilité le livre à des accès d’agitation fourmillante suivis de prostrations, d’où jaillissaient des projets capables, à la lettre, de bouleverser le monde, et l’entourage, les ministres… n’avaient pas avantage à faire languir les ordres, jusqu’aux prochaines turbulences.

    LIGA, de sa propre volonté, vit reclus. C’est la condition essentielle au succès de ses magies, qui lui assurent, au sein de son silence, la maîtrise absolue. Il adorerait, au fond d’une crypte, la Pierre étoilée du Nord phosphorescent. Il s’y retire, masqué, couvert d’or, absorbant dans le noir des gelées miroitantes. De ses révélations procède le gouvernement. « Cet être exceptionnel méritait l’illumination » estimait Yôth-Ahnan.

    Malheureusement le programme des Grands s’exécuta de point en point. Des messagers encagoulés furent expédiés aux meilleurs chefs de guerre. Ils portaient à l’arçon une large hache au profil teint de rouge. Il faut relire le saisissant récit de Vârash, officier de secrétariat, à la fois témoin et acteur :

    Français Djunngo

    « Yuzoat avait alors quarante-et-cinq « Tuzvoat juyf’must räzdvidopr’ppoït

    « Il était fort et bien fait « On ojof gusf if coïddjôf.

    « L’âge n’avait point courbé « Mikhi shuyofrrt dwasco

    « son ossature, et il ne devait jamais «  tup attvazi, if pi shuyof l’ñot

    « la courber. Il avait parfois « m’dwashis. Omuyof rzgwot

    « succombé aux puissances de « taddungo jath rôtt’ddit fi

    « l’intérêt et de la famille, « m’oddvosôv iffi n’djnommi,

    « grandes pour se soumettre tout « xtfit rwas ti twannivsi bâf

    « homme du peuple au Roi, mais « junni fa riarmi ya Swo, ñot

    « néfastes pour sa fin, et pour « podjivvit rwas tgô, iv rwat

    « notre fin à tous, comme il advient « puvsi gô ibât, dunñom afwoïtf

    « en général et comme il nous « ip khobozm iv dunñom bwat

    « advint de jour-là « fwof di lwaz-mi

    (On trouvera la suite du texte djunngo chez les Éditions du Caveau, rue Barbentane, LYON)

     

    (suite du texte en français) :

    (…) Éod sortait la tête haute, satisfait des vins et du pardon, accordant son arrogant soutien «  à la cause commune. Et n’eussent été les ordres cruels de LIGA, nul doute que tant de « forces réunies n’eussent contenu et repoussé l’invasion. On entendit sur le parvis de la « tente le galop freiné de deux montures. Sorti simplement encontre le bruit, Notre Maître « Yuzoat vit sautant des selles deux envoyés du roi LIGA, portant au nœud de l’épaule la « broche ronde d’améthyste, à la main chacun le message également scellé d’améthyste.

    « Les déroulant devant lui, lurent ensemble la citation à comparaître et le rappel de la « mission. L’un des messagers parlait d’une voix rauque, l’autre tenait l’accent des Nsoyitt. « Yuzoat soulevant encore le pan de sa tente cracha de dépit sur le sol, et déclara qu’il « n’avait point démérité, que les accusations sans retour dont il était chargé, car on ne « sortait pas vivant des tribunaux de l’Améthyste, ressortissaient à la calomnie. Il osa même, « et de cela je suis témoin, porter la main sur la broche et mettre en doute avec courroux la « légitimité du symbole. Ce que voyant, l’homme Naoyitt courut détacher de la selle la « hache au tranchant teint de rouge. Notre Maître reçut le coup, qui lui détacha l’épaule, et « le rideau frangé retomba sur son sang. Je m’abstins de paraître, sachant, comme il advint « de vrai, que la terreur des améthystes fige le peuple et l’armée. J’appris que la peur avait « poussé si loin qu’Éod lui-même, peu de temps après le départ des messagers, fut poignardé dans la nuque par un officier d’en-bas, pour gagner quelque grade. »

    Ajoutons que dix autres messages en ce sens furent expédiés, acculant au suicide les meilleurs chefs de l’armée khyrrhe. Cette erreur décapita le haut commandement, supprimant ainsi toute possibilité d’intervention efficace.

    6. L’Épanchement

     

     

     

     

    Un flot constant de Tzaghîrrs franchissait désormais les défilés du Ktôh, sans défense depuis la déroute de Drinop. Le gros de l’armée s’était alors emparé de Phytallia, comme relaté plus haut. Cependant, un autre corps de troupes, nouvellement parvenu sur territoire khyrr, prenait l’important marché de Baâssam. Aucune résistance, déjà se propageait la désorganisation semée par les hiérarques. Les Tzaghîrs se contentèrent de s’attribuer les meilleurs logements. Les informations étaient restées aux mains du Sire d’Inville et de ses acolytes, qui tournèrent l’esprit du Roi de telle sorte qu’il se préoccupait bien plus d’exécuter ses serviteurs que de remédier à la défaite. Mais le peuple, désormais, savait que le Roi était fou, et les ministres pervertis.

    Or les Tzaghîrs, passées les premières conquêtes sur une profondeur de 25 « lieues », n’avaient plus éprouvé le besoin de progresser. Épandues sur le Sud du pays en un delta dont le défilé de Ktôh formait la racine, leurs troupes à présent épaissies de bagages et de marchands poussaient nonchalamment leurs avances.