Proullaud296

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  • Du fond des âges

    Rien de plus terne et de moins expressif que cette photographie en noir et blanc, affligée d'une telle médiocrité : l'appareil n'était pas très bon. Ce bâtiment grisâtre et sans relief ne serait rien sans sa légende : École de Monségur (47), soit Lot-et-Garonne, chiffres maléfiques où j'ai cru mourir. On ne saurait confondre en effet le Monségur d'Agenais avec son homophone de l'Ariège. Il vit là une population tranquille, sans rien des touristes fiévreux et suspects qui viennent hanter le vieux château reconstruit après les Cathares. Cette école est en hauteur, sur une petite butte portant le village lui-même, et c'est pourtant de ce batiment mal cadré que je suis sorti, un jour imaginaire de roman, pour descendre jusqu'au cimetière : l'auteur, c'était moi, et le livre, c'est celui que vous ne trouverez dans aucune librairie.

    Cette école banale ne convient pas à mon intrigue, celle d'un instituteur pédophile, et de son ami le curé, pédophile aussi. L'enfant, c'était moi. Le narrateur, c'était moi. Mais aucune émotion, car jamais je n'ai habité ici, ni enfant ni plus tard. Juste en repérage avec cet appareil photo misérable, afin de recueillir l'endroit où toute l'histoire se situerait. La luminosité est faible, le ciel couvert. Une aile tronquée s'éloigne, une autre à angle droit se voit coupée très vite par le cadre. A l'angle, une fenêtre masquée par une espèce d'auvent plat, destinée sans doute à diminuer le jour , sans qu'on en devine bien l'intention. En revenant vers nous, c'est une porte close où pointe un porte-lanterne en forme de potence.

    Le petit seuil coquet ROMN.JPGCette ferraille porte en son bout une tige métallique, d'électricité ou de hampe à drapeau (il me semble que les piliers mentionnés tout à l'heure présentaient un mélange de rouge, de bleu et e jaune, en couleurs autrefois pimpantes aujourd'hui fanées ; il y a des lieux ternes que rien ne peut égayer) – mais poursuivons, revenons vers nous pour voir ou constater une fenêtre assutément jumelle de celle du fond, dégagée de tout préau guilleret, dont je croyais distinguer les volets à persiennes : erreur. C'est un assemblage moderne de baies rectangulaires à la verticale : deux battants fermés, une imposte, et, de chaque côté, renforcées par deux meneaux de pierre, deux autres fenêtres et deux autres impostes, le tout étroit comme une vieille fille.

    Près de l'angle saillant ne manque pas la gouttière, verticale et fonctionnelle. L'aile du bâtiment du fond présente une porte-fenêtre de même espèce, et l'on sent bien, de toute cette énumération, qu'il n'y a là que fausses ouvertures, que tout ce verre étalé sépare au lieu d'unir, comme des yeux recouverts d'une taie. Toute cette vitrerie ne fut plaquée là que pour rénover un bâtiment de piètre pierre, badigeonné de gris avec application, qui sent la désaffectation, l'abandon et pourquoi pas la mort. Devant, tenant 60% de la surface, la cour en terre battue creusée d'irrégularités, de flaques en formation peut-être, le temps est au crachin. Le sol s'éclaircit en remontant vers l'habitacle, sont ce dernier semble l'émanation pétrifiée. Tout est banal comme un fait divers de cul.

    Jamais la municipalité n'a eu vent de mes projets, jamais ils n'ont été en vente. Sinon l'on n'eût pas manqué d'énergiques protestations, municipales et autres, sur la bonne qualité de l'enseignement et de son bâtiment, sur les côtés riants de cette "charmante bourgade" e tutti quanti. Mais ce cliché, et l'orientation de mes imaginaires, ont transformé d'office, avec mes préjugés, le village en lieux maléficiés. Que les habitants me pardonnent. Mais dans ces bleds, on se fait chier. Le cliché remonte aux années 70, tout est enseveli désormais dans le neuf, le riant, les petites images aux fenêtres, le "dynamisme" d'une "équipe pédagogique dévouée" qui "épanouit nos enfants", mais rien ne remplacera mon père qui habite là, pour toujours, avec sa blouse grise et sa solitude de marabout effaré.

    Cette photograhie figure ans un de ces petits albums-gadgets, où les clichés s'enfilent aux quatre angles dans des lunules de papier-carton blanc. Juste an face, ma femme en mariée, entre son amie Muriel et sa mère en gants blancs. Elle baisse les yeux avant le sacrifice. Il est vrai que cette autre photo est en couleur

  • Tiens ça marche

    Le chien flou ROMN.JPGMes facultés cognitives s'amoindrissent. Poil aux cuisses. Je devrais penser à autre chose. Poil aux choses. La mère Graba m'avait écrit pour m'engueuler : Monsieur, Je comprend très bien qu'on trouve les voeux de Nouvel An ridicules et dignes d'être moqués. Cependant, on ne souhaite pas "une mauvaise année" avec des voeux de fracture des membres, de santé exécrable et d'humeur détestable. Ou on respecte les traditions, ou on s'en abstient", et tout dans le style. Son fils m'avait laissé insulter et coincer dans un fossé par un automobiliste qu'il avait insulté lui-même. Je hais les gens. Je hais les gens. Je hais les gens. Et l'avenir ? Déjà à 18 ans je l'avais parfaitement compris : c'était "non, tu ne feras pas ça", "non, tu ne feras pas ça", "non tu ne feras pas ça non plus". Poil au cul. Salut tout le monde, salut Erdogan, salut Mélenchon, salut tous les schnoques, salut ma connerie. 

  • Chiant et touffu

    Qui signifient en effet des choses précises, des symboles précis, mais de façon fixe et définitive : on ne dessine pas de moustaches à la Joconde à même le tableau. Le symbolique, dans ces légendes, resterait statique, c'est-à-dire borné à son contexte, tandis que d'autres mots, moins "sacrés" en quelque sorte, seraient susceptibles de prendre un autres sens. "Les mots-monuments ont également une charge sémantique particulière mais parce qu'ils contiennent en condensé les différents précipités de toute une période.” “Epée” au Moyen-Âge renverrait à “d'estoc et de taille” ; au XVIIIe à “tierce, quarte et quinte”, et de nos jours à “théâtre”, “peplums”.

    Même phénomène en peinture, car après tout les coups de pinceau sont aussi des mots écrits - après tout, passer aux signes peints nous permettra de prendre un peu de recul, sans avoir

     

     

    à prendre garde aux confusions entre le sujet et l'objet. La comparaison éclaire : “A la Renaissance, nous apprend Michel Baudson, la peinture avait tenté de montrer le temps par une simultanéité spatiale, en mettant les choses l'une à côté de l'autre.”

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    Le commentaire de Claudia n'est parfois qu'une longue poursuite, au sens où les éclairagistes acceptent ce mot : le projecteur se déplace en même temps que le personnage : l'autrice, Colombienne parfaitement francophone, tente désespérément de rafistoler, l'une sur l'autre, deux pièces de raisonnement difficilement compatibles : la naissance du “n consonantique”, autant dire prononcé “a”, serait, ainsi, carrément prise pour une revanche du linguiste de Saussure, par une intronisation, enfin, au monde des adultes. S'ensuivent de passionnantes comparaisons traductologues de l'Agamemnon, où de Saussure enfoncerait de loin, paraît-il, Mnouchkine, Bonnard et Mazon réunis, excusez du peu. La philologie fut mon plus passionnant cauchemar.

    Le “n” consonantique ne peut passionner que des philologues hautement spécialisés, qualité que noms ne dénions pas au Genevois Saussure. La non moins audacieuse Colombienne, tâchant de tisser des liens entre la construction méthodique de son héros avec les traumas psychanalytiques, nous évoque la mort de sa “mère phallique”, mais quelle mère ne l'est pas, en rapport avec la figure de Clytemnestre, “épouse infidèle”, "maman dégueulasse" ? J'y reviendrai en détail dans un tome ultérieur : je m'en garderai bien, Claudia: car la vie est courte, et votre livre touffu me bouffe le temps. Même si pour m'allécher vous alléguez “les anagrammes”, car la psychanalyse fait feu de tout bois. . En vérité, votre inépuisable exhaustivité m'épuise, justement, et votre gigantesque délire érudit m'hirigoyenne sérieusement. Récapitulons maintenant les limites de l'époque parentale qu'on tente ici de saisir – voilà ; rien de mieux qu'une belle récapitulation, d'autant que je me suis épargné le premier tome de votre somme assommoir :

    En 1878-1882, Ferdinand est en pleine bataille, exploratrice et conquérante, à la recherche de l'identification avec une image de père idéal, qui aura eu un avatar négatif dans la figure de l'abominable plagiaire allemand, image qui l'accompagne pendant deux petites décennies. C'est ainsi qu'un personnage que nos préjugés considèreraient volontiers comme un universitaire sec et cassant se voit pourvu d'une vie émotionnelle aussi trépidante que celle d'un mousquetaire. Pourquoi pas. Mais à partir de 1894-1896, nous trouvons un Ferdinand plus apaisé, publiant ses découvertes, donnant son nom à une loi phonétique et travaillant les relations triangulaires avec une aisance signifiante. On peut donc se passionner pour les origines du langage, comme pour celles de l'inconscient (c'est la parenté qui unit Saussure et Freud), les deux étant fort proches, puisque la pensée, selon Jacques Lacan, ne passe que par le langage.

    Maintenant que l'on a posé la différence de ces deux “Ferdinands” (Señora, les noms propres n'ont pas de pluriel en français, à moins qu'il ne s'agisse de dynasties), il s'agit d'envisager leurs ressemblances afin de comprendre comment le deuxième a pu succéder au premier. Car vous vous y intéressez, à votre Ferdinand, comme si vous étiez sa mère phallique. Comme les poux dans la perruque de Voltaire, vous vous nourrissez du suc du grand homme faute de véritable enthousiasme en vous-même, et jouissez de l'orgasme d'autrui. Nous vous envions cette faculté, ce don de transposition : on peut le faire en suivant à la trace – en suivant à la trace ! - le devenir de la construction de la paternité psychique et intellectuelle de Saussure qui se situe justement entre ces deux “étapes” qui se recouvrirent, bien sûr, progressivement. Notre héros devient père, à son tour. C'est un grand garçon, un grand découvreur. Ses dents ont trouvé où s'exercer, il s'est bien fortifié la mandibule. Et nous autres, en plein été, glosons des glosateurs. Ô combien de gloseurs, combien de glosatrices / Qui sont partis joyeux en quête de matrices... et ne sont jamais revenus ! “Construction qui a été por le moins mouvementée”. Si si, nous le jurons, ses tourments furent terribles ! Si vous imaginiez seulement les supplices, les travaux herculéens, les obstacles démesurés, les éclatants triomphes qui forgèrent les étincelantes armes de notre génie de Genève ! Combien de larmes ne dit-il pas ravaler, combien de piques dut-il déterrer de sa chair !

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    ...Et ce n'est pas fini ! Ce vaste et touffu volume m'offre encore et toujours des sujets de réflexion : par exemple, l'impossibilité de déterminer scientifiquement si les maladies mentales, ou même leur terrain, sont héréditaires. On fait jouer les statistiques, de même que pour les prédictions météorologiques à long terme, ou la fréquence des séismes : mais les pronostics en ces matières (nous y joindrons l'astrologie économique) n'obéissent pas à des règles scientifiques. L'autrice de Colombie nous remet donc en tête; avec obstination, la liberté des premières recherches de Freud : la méthode de ce dernier n'était, elle non plus, ni scientifique ni prédictive. Elle était aventureuse, comme tout esprit humain, lequel reste libre et imprévisible, échappant à toute statistique.

  • Vous n'allez tout de même pas lire ces CONNERIES ???

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    J'ouvre la fenêtre d'un petit jardin minable, un de mes chats s'est transformé en chien, accompagné de deux autres, tous trois me font des grâces pour obtenir de la nourriture. Le camion de fioul vient, il n'y a plus de quoi en livrer, Mme Marc est là et râle. Il faut payer quand même, je montre ma chaudière au-dessus de laquelle on n'a même pas remplacé les bat-flanc. Une foule grossit à l'extérieur, il faut acheter un petit bidon pour dire qu'on a été lésé, puis manifester. La foule grossit, des pétitions circulent, j'inscris mon nom dans une case. Certains se sont inscrits aussi avec leurs femmes. Un homme dit que “la veille”, à telle manifestation déjà (faillite de la société), les manifestants étaient nombreux et bien remontés, mais qu'alors (il désigne sa tête)... “blêmes...” Nous sommes sous une vaste voûte de ciment. Tout vacille. J'entraîne des gens vers un fond dégagé de terrain vague, disant que c'est un tremblement de terre, que j'en ai déjà subi un au Maroc. Les gens commencent à me suivre alors que l'espace est étroit, clos d'un mur, sans issue. Plus haut, à l'extérieur des structures de ciment, de hautes flammes commencent à jaillir, des gens là-haut désignent le feu...

     

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    Je voyage avec Sonia, deux ans, et un gros chien. Monte à l'hôtel me laver les dents en espérant qu'on ne me fera rien payer. Sonia s'absente un instant avec le chien, je les ramène car il faut une surveillance constante. Puis voyage en auto, je suis moi-même l'auto. Les paysages semblent aveyronnais. Je descends à pied le long d'une pente herbue et vertigineuse, en entonnoir. Nous arrivons à une ville d'où l'on voit de loin la cathédrale de Rodez. Je cherche un coin à l'ombre pour vérifier sur une carte, si nous remontons ou si nous redescendons. Des panneaux indiquent “Pons” dans les deux directions. Bizarre...

    La façade de l'hôtel ROMN.JPG

     

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    Je suis chargé de faire un cours sur le climat des Pays-Bas. Pour cela il me manque des cartes murales. Je cherche au sommet de l'armoire, où j'ai mis mon porte-monnaie, et en retire une grosse poignée de pièces. Les cartes, de champ contre une armoire scolaire, ne traitent pas de ce sujet. Plus loin, une caisse-cagnotte vide. Des étudiants me sautent dessus pensant que je viens de la vider. J'ai encore toute la monnaie dans mon poing. Le ton monte. Annie me défend. Un étudiant veut m'arracher mon fric. Je lui boufferais bien le crâne mais cela me répugne d'imaginer ses os, sa cervelle et son sang sous mes dents. Je parviens non sans mal à me retirer. Cette salle se déroulait au fond d'une grande salle de permanence bourrée d'étudiants, des garçons.

  • Hommage à mon ami

    J'ai été déçu. Ce n'était pas ce grand octogénaire bien bâti qui m'attendait sur le quai de La Corbine, mais un autre, plus petit, caché, souriant, qui m'accueillait pour m'emmener chez lui. Nous nous connaissions par bulletin interposé, appelé Le Cercop, parce qu'il contaminait tous ceux qui le lisaient ? ainsi le cercopithèque avec ceux qui l'enculent, infectant de son virus les verges qui le pénètrent. Kostras m'emmena sur les hauteurs, dans une maison basse dont il était propriétaire, et me logea dans la chambre de son fils absent. Dès le premier soir il me proposa de nous tutoyer. Nous avions 17 ans de différence d'âge, lui plus de 80, moins de 70 pour moi. Ces âges sont devenus très courants, et notre amitié survécut 9 ans (trois pour Montaigne et La Boétie).

    La Corrèze, à Tulle ROMN.JPG

    Je ne m'étendrai pas sur la sympathie mutuelle que nous dégagions, sur les discussions et les silences, sur mes longues promenades à La Corbine d'En Bas, un peu longues : « Tu n'es pas dans une pension, ici ! J'aimerais te voir aussi de temps en temps ! » De fait, tout chez moi est ressenti comme artificiel. C'est un défaut que j'ai. Quand il est mort, dernièrement, il m'a hanté 48 heures, et j'ai moins pleuré que pour mon chat. Il m'écrivait « j'ai souffert à la mort de chacun de mes Félix », et ne voulait plus d'animaux. Il me servait des cailles toutes rôties ; les cailles, sanglées côte à côte sous leurs emballages, m'intimidaient.

    Leurs os friables donnaient l'impression de manger des êtres vivants, des oiseaux qui avaient gambadé ou souffert dans des cages à gaver. Les derniers temps, je me servais tout bonnement dans le frigo. Kostras à peine mort, déjà je l'embaume, pendant qu'il est chaud. Il me reprochait de tricher, de feindre l'éloignement et la misanthropie, alors que j'étais bourré de relations, même désapprouvées par moi. Il avait lu mes revues, toxiques, ou bien fades, m'avait envoyé ses œuvres, fines et fades, sur de menus incidents de sa vie ou de sa mythologie personnelle, issue des Grecs dont il était issu. À présent faisons un plan, mettons au moins de l'ordre, sinon mes lointains lecteurs d'après l'Apocalypse n'y comprendront rien. Je suis professeur de grec et de latin.

    Les neuf dixièmes des littératures de ce temps-là ont péri dans le naufrage de leurs civilisations. « Des langues mortes », répétait Dogremont, en raclant sur le r. Les enseignants de basse antiquité furent de grands éliminateurs de tous les talents inférieurs, et reproduisaient sans mesure les meilleurs. À ce jeu disparurent 90 % des auteurs, dont nous n'avons plus que les noms et les titres. Je ne pus que frémir en acquérant tel ouvrage du XIXe siècle intitulé « Recueils des meilleurs auteurs de second ordre ». De second ordre… Kostras révérait la Grèce, dont la langue vivait encore à Carghèse, Il a vu le Chili, la Chine et le Sénégal, mais d'Athènes ou Thèbes pas un mot. Nous regardions de gros albums traditionnels, garnis de photos argentiques, et je le faisais commenter à l'infini. « J'aime voyager loin » disai-il, « j'aime les grands espaces ». Mon budget mal tenu ne me permettait que de petits voyages, concentrés mais fervents. Traditionnellement, avant de repartir, j'offrais un beau livre. C'était Tchang, un Chinois, ou la méthode Assimil de grec ancien, chapeautée par Geneviève de Romilly (deux fois…) Sa bibliothèque était à ma disposition. Mais jamais je n'aurais commis le moindre larcin. Il me téléphona un jour pour me demander ce que j'avais bien pu faire d'un réveil de Serge, son fils, que je me suis longtemps obstiné à prénommer Alfred.

  • Qui a bite à côté ?

    Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.

    Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidt au 237...

    - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.

    Belle pine d'ardoises à Tulle ROMN.JPG

    Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.

    Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.

    - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.

    - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.