Il n'a jamais connu l'Histoire, celui qui prétend raconter le temps passé en le ramenant au temps présent : qui se moque des vieux rois, tourne en dérisions ces mœurs barbares ignorantes de la contraception chimique et du téléphone cellulaire, s'indigne qu'on ait osé décapiter les rebelles, ou vendu de jeunes garçons à des sultans. Celui qui visite les peuples austraux, à l'île de Pâques ou à Madagascar, et qui ridiculise les croyances du lieu sous prétexte de superstitions absurde, bafoue complètement l'ethnologie, et l'antiraciste qui fustige sans risque les horribles pratiques du trafic d'esclaves, celui-là fait fausse route. On ne peut pas, il est rigoureusement interdit de faire intervenir la morale ou le goût de notre époque à nous dans un compte rendu historique.
Sans vouloir faire de la reductio ad Hitlerum notre cheval de bataille, les deux biographies de Hitler que j'ai lues sont excellente chez l'un, parce qu'il ne juge pas, les faits parlant d'eux-mêmes, détestable chez l'autre de William Shirer, l'auteur croyant en effet indispensable de mentionner, chaque fois qu'il le peut, qu'Adolf était un criminel, un fou effroyable et un assassin de masse, merci, on sait. Catulle Mendès, gendre juif de Théophile G autier antisémite notoire ce qui n'enlève rien à son génie poétique, savait-il, quant à lui, ce que c'était la poésie ? Il est permis d'en douter, quand on lit le Choix de poésies édité en 1925 chez Eugène Fasquelle, dont j'ai coupé les pages avec respect en 2015.
Il présente en effet à notre goût actuel effaré une collection de niaiseries à l'eau de rose de bénitier capable d'exciter nos réactions selon le cas bouffées par la rigolade ou pourries de consternation, et de toute façon profondément méprisantes. Tous les clichés y sont : les menottes et les petons du petit Jésus, la pureté des vierges et le souffle fétide des putes, l'attirance pour la mort qui rôde, les fleufleurs, les soupirs et les petits oiseaux, « toute la lyre » comme disait Victor Hugo, à qui hommage est rendu pour sa 80e année, mais aussi les marques de respect pour le récent défunt Théodore de Banville (1891). Et dans ces deux morceau versifiés que nous hésiterions à qualifier de poétiques, ainsi qu'en plusieurs autres, transparaît une humilité non feinte, de l'élève aux maîtres avec un s, une interrogation dont il pressent la réponse : ma poésie passera, la leur à tout jamais restera, puis disparaîtra aussi (c'est ce que disent les moyens et les médiocres pour se consoler).
cette PHOTO EST DE VINCENT PEREZ
En effet, Catulle Mendès, dont le prénom à lui seul est poétique (Catullus, -87 / - 54), applique les recettes, cherche avec trop de soin la rime, oscille de l'hugolisme au Parnasse, exploite les thèmes de la femme fatale traités par Baudelaire, maîtrise la technique, introduit des mots nouveaux désormais tombés dans l'oubli, ne rate pas une tombe, pas un ange, pas une Vierge Marie.
Les marmots sont charmants, les femmes douces ou mauvaises, les mendiants tirent des larmes, les anges apparaissent, les guerriers répandent des tripes, et les prairies embaument avant le passage des vaches. Tous les sujets en vogue sont traités, parce que Mendès n'a pas su se dépêtrer du courant, s'est laissé imbiber par l'air du temps, la mode, le conformisme, alors que de nos jours l'anticonformisme a fini par sombrer dans le conformisme : nous sommes coincés comme des rats
dans un trou de balle. Catulle Mendès fut très honoré, dut une bonne part de sa renommée à son épouse Julie Gautier, à son entregent sans « beu », quoique : c'était un people, comme on dit en français, un gibier de salons et de mondanités.
Mais voici qu'un certain Kavafy avec un v, grec, postérieur et homosexuel, 1863-1933, (Mendès naquit à Bordeaux en 1841 et mourut en 1909) nous susurre d'admirables choses : qu'il est déjà très beau et très méritoire d'être parvenu à la première marche de la pyramide des Muses, que l'on n'est pas un inférieur de s'être baigné dans les lumières divines, et nous ajouterons qu'il n'y aurait pas de grands poètes s'il n'y en avait pas eu beaucoup de petits ou de médiocres, aux rangs desquels se situe notre Catulle Mendès, même pas sur la première marche mais juste au pied. On le sent bien, quand il extirpe enfin sa rime, « ce bijou d'un sou » disait Verlaine son contemporain, pas juif mais homo ET ivrogne, un cumulard.
Notre Wikipédia distingue le « symboliste » chez lui, et aussi le « décadent ». Je serais bien curieux de lire cet article afin d'étoffer mes maigres connaissances : par exemple, Théophile n'assista pas au mariage de son gendre, qu'il surnommait « Crapule M'embête » - que d'esprit… Mendès fit partie des juifs qui admirèrent Wagner, il connut Leconte de Lille et José-Maria de Heredia. Et, surprise, Verlaine appréciait beaucoup sa poésie, considérée comme maniérée, son contraire en somme. Il écrivit aussi des livrets d'opéra, des contes, des nouvelles, des romans, et Nietzsche lui dédia ses Dithyrambes à Dionysos, en le qualifiant de satyre… L'œuvre que nous proposerons à vos oreilles se distingue par son caractère éminemment baroque : c'est un catalogue, analogue à celui de Don Juan, mais en prénoms, pas en nombres.
Chaque femme est énumérée, qu'il l'ait aimée seulement ou séduite, comme autant de perles à son chapelet précieux, nous dirons qu'il serait vain et indiscret de savoir les identités de ces dames, toutes sous pseudonymes antiquisants, regroupées en seule fonction de l'harmonie métrique sans jeu de mots. Pas de prétention, juste un souvenir, une résurrection à l'égyptienne puisqu'un nom prononcé ressuscite au bord du Nil les amours mortes, un enivrement, un inépuisable bain de féminité divine, puisqu'il est assuré que la femme est la preuve même de Dieu, et du Diable évidemment. Écoutez ces doux sons médiévaux et latins, songez aux « Dames du temps jadis », et laissez-vous bercer de nostalgies mammaires : le recueil s'appelait Les vaines amours, et le poème Récapitulation, ou capitulations devant la raie - mais ta gueule quoi merde…
Rose, Emmeline,
Margueridette,
Odette,
Alix, Aline,
Paule, Hippolyte,
Lucy, Lucile,
Cécile,
Daphné, Mélite,
Arthémidore,
Myrrha, Myrrhine,
Périne,
Naïs, Eudore,
Jeanne, Antonie,
Flore, Florise,
Charise,
Apollonie,
Héloïse, Aure,
Aminte, Aimée,
Edmée,
Edmonde, Isaure,
Marthe, Roberte,
Blanche, Blandine,
Blondine,
Berthe, Adalberte,
Emma, Germaine,
Ève, Éveline,
Cœline,
Chloé, Clymène,
Thècle, Yolande,
Dora, Bathilde,
Othilde,
Yseult, Rolande,
Théodeline,
Irma, Clémence,
Hermance,
Zoé, Zerline,
Nyse, Oriane,
Lise, Égérie,
Marie,
Gotte, Ariane,
Clara, Clarine,
Lison, Lisette,
Suzette,
Aventurine,
Plectrude, Ortrude,
Javotte, Urgèle,
Angèle,
Inès, Gertrude,
Claire, Christine,
Elvire, Elmire,
Palmyre,
Diamantine,
Caliste, Annie,
Grâce, Éthelinde,
Clorinde,
Callisthénie,
Zulma, Zélie,
Régine, Reine,
Irène !…
Et j'en oublie.
Merveilleux soupirs d'amour, où voisinent Walkyries et pierres précieuses, héroïne connues et humbles fleurs des champs, 96 femmes aimées, désirées, imaginées, chacune avec sa lumière et ses ombres, dans un poème virtuose digne des plus Grands Rhétoriqueurs, digne de ce mouvement du Parnasse dont Mendès Catulle fut l'accoucheur en 1866 et l'historien en 84. Honneur et gloire à notre poète disparu, aux vers souvent bien inégaux dans le double sens du terme, et considérons-nous tous dans nos miroirs avec notre stylo entre les dents, au sommet du petit escalier qui descend vers notre mort tatataaaah…