Hommage à mon ami
J'ai été déçu. Ce n'était pas ce grand octogénaire bien bâti qui m'attendait sur le quai de La Corbine, mais un autre, plus petit, caché, souriant, qui m'accueillait pour m'emmener chez lui. Nous nous connaissions par bulletin interposé, appelé Le Cercop, parce qu'il contaminait tous ceux qui le lisaient ? ainsi le cercopithèque avec ceux qui l'enculent, infectant de son virus les verges qui le pénètrent. Kostras m'emmena sur les hauteurs, dans une maison basse dont il était propriétaire, et me logea dans la chambre de son fils absent. Dès le premier soir il me proposa de nous tutoyer. Nous avions 17 ans de différence d'âge, lui plus de 80, moins de 70 pour moi. Ces âges sont devenus très courants, et notre amitié survécut 9 ans (trois pour Montaigne et La Boétie).
Je ne m'étendrai pas sur la sympathie mutuelle que nous dégagions, sur les discussions et les silences, sur mes longues promenades à La Corbine d'En Bas, un peu longues : « Tu n'es pas dans une pension, ici ! J'aimerais te voir aussi de temps en temps ! » De fait, tout chez moi est ressenti comme artificiel. C'est un défaut que j'ai. Quand il est mort, dernièrement, il m'a hanté 48 heures, et j'ai moins pleuré que pour mon chat. Il m'écrivait « j'ai souffert à la mort de chacun de mes Félix », et ne voulait plus d'animaux. Il me servait des cailles toutes rôties ; les cailles, sanglées côte à côte sous leurs emballages, m'intimidaient.
Leurs os friables donnaient l'impression de manger des êtres vivants, des oiseaux qui avaient gambadé ou souffert dans des cages à gaver. Les derniers temps, je me servais tout bonnement dans le frigo. Kostras à peine mort, déjà je l'embaume, pendant qu'il est chaud. Il me reprochait de tricher, de feindre l'éloignement et la misanthropie, alors que j'étais bourré de relations, même désapprouvées par moi. Il avait lu mes revues, toxiques, ou bien fades, m'avait envoyé ses œuvres, fines et fades, sur de menus incidents de sa vie ou de sa mythologie personnelle, issue des Grecs dont il était issu. À présent faisons un plan, mettons au moins de l'ordre, sinon mes lointains lecteurs d'après l'Apocalypse n'y comprendront rien. Je suis professeur de grec et de latin.
Les neuf dixièmes des littératures de ce temps-là ont péri dans le naufrage de leurs civilisations. « Des langues mortes », répétait Dogremont, en raclant sur le r. Les enseignants de basse antiquité furent de grands éliminateurs de tous les talents inférieurs, et reproduisaient sans mesure les meilleurs. À ce jeu disparurent 90 % des auteurs, dont nous n'avons plus que les noms et les titres. Je ne pus que frémir en acquérant tel ouvrage du XIXe siècle intitulé « Recueils des meilleurs auteurs de second ordre ». De second ordre… Kostras révérait la Grèce, dont la langue vivait encore à Carghèse, Il a vu le Chili, la Chine et le Sénégal, mais d'Athènes ou Thèbes pas un mot. Nous regardions de gros albums traditionnels, garnis de photos argentiques, et je le faisais commenter à l'infini. « J'aime voyager loin » disai-il, « j'aime les grands espaces ». Mon budget mal tenu ne me permettait que de petits voyages, concentrés mais fervents. Traditionnellement, avant de repartir, j'offrais un beau livre. C'était Tchang, un Chinois, ou la méthode Assimil de grec ancien, chapeautée par Geneviève de Romilly (deux fois…) Sa bibliothèque était à ma disposition. Mais jamais je n'aurais commis le moindre larcin. Il me téléphona un jour pour me demander ce que j'avais bien pu faire d'un réveil de Serge, son fils, que je me suis longtemps obstiné à prénommer Alfred.