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LECTURES 2045 A / SWIFT LACRETELLE DU BELLAY

 

 

BERNARD

 

 

 

C O L L I G N O N

 

 

 

 

 

L E C T U R E S

 

 

 

 

2045 A

 

 

 

 

 

 

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"Gulliver", c'est "lug", racine du mensonge en allemand, et "ver", racine de la vérité en latin. En effet Swift, Jonathan, s'est abondamment servi de sa faculté de former des langages. On observe que "Lilliput" est formé de "little" et du "putto" signifiant galopin en langue napolitaine, et il en est de même des autres noms célèbres de cet ouvrage universellement connu. Gulliver voyagea chez les nains, chez les géants de Brobdingnag chez les savants fous de Laputa au nom parlant, chez les chevaux ou Houynhnhnhms, à l'orthographe incertaine. Et partout, l'auteur invente une langue à partir de celles qu'il connaît, multipliant les inversions de syllabes et les inclusions surchargeant les mots de consonnes.

J'ai lu Monsieur Swift, pasteur irlandais, enfant, et je me suis surtout amusé des contrastres résultant de ses contacts avec des lilliputiens, puis avec les géants et surtout les géantes – quel érotisme ! enfin, si peu... - mais je me suis beaucoup moins amusé aux élucubrations sociologiques infligées par Swift aux ignares du XXe siècle, ignorant le plus souvent sauf notes en fin de volume les subtilités des luttes politiques en ce temps-là. Sachez simplement que l'Irlande était soumise à la domination britannique avec toute la rigueur d'un peuple colonisé, que les mendiants irlandais étaient légion, que Swift les détestait mais trouvait pitoyable le sort de son île, que ce monsieur possède une destinée extrêmement agitée que j'ignorais, très agitée en ce qui concerne les femmes en particulier, qu'il est mort en ne pensant qu'à la merde ce qui me le rend sympathique.

Vous aurez compris que les Voyages de Gulliver et leur auteur appartiennent à ces connaissances qu'on croyait avoir et que l'on n'a pas. Il faut le relire très attentivement, car ses niveaux de lecture sont très variés, soit qu'il s'inspire de Rabelais universellement connu, à une époque où la France faisait la fine bouche devant son génie national, soit qu'il se livre à la satire politique, ou sociale, mettant en scène des savants pénétrés d'illogisme. Parfois même cela tourne à la satire à clés, c'est-à-dire que tels ou tels personnages de la cour d'Angleterre sont désignés par d'autres noms. Il plaira aussi bien à l'enfant qu'à l'érudit : il pisse sur le palais de la reine de Lilliput, le sauvant ainsi de l'incendie, et cela, c'est un écho de Gargantua ; il essaie d'arbitrer la querelle entre "grand-boutiens" et "petits-boutiens", que je traduirais plutôt, comme d'autres éditeurs, par "grand-boutistes" et "petit-boutistes", sur le modèle de "jusqu'au boutistes".

Il s'agit de savoir si l'on doit entamer un œuf par le petit bout ou le gros bout, la querelle symbolisant l'opposition entre deux partis religieux s'entranathématisant, peut-être les catholiques et

 

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les luthériens. Non, je ne suis pas un grand érudit. Je me contenterai de vous commenter un passage peut-être moins connu que le défilé des lilliputiens entre les jambes écartées de Gulliver, ce qui permet d'entrevoir de grosses couilles par les trous du vêtement du naufragé. Ou cet autre, où Gulliver assiste à une tentative absurde de reconstituer une science au hasard : il y a, devant un groupe d'étudiants, une machine constituée de cylindres manœuvrés par des manivelles ; quand on tourne les manivelles au hasard, des morceaux de phrases différents apparaissent sur les cylindres, et on les recopie. Ainsi parviendrait-on à inventer une philosophie, en mettant bout à bout les passaages qui semblent signifier quelque chose.

C'est un exercice oulipien avant la lettre qui en vaut un autre, et bien des compositeurs se servent ainsi des combinaisons aléatoires de leurs ordinateurs. Vous connaissez aussi cette anticipation de la puce électronique greffable sur les os du cerveau, qu'on nous imposera peut-être un jour chirurgicalement : pour faire des études, il suffit en effet dans ce pays-là de tartiner l'encre d'un livre sur des morceaux de pain, et de les ingurgiter ainsi avec force grimaces. Comme vous le voyez, je ne puis guère que rappeler des épisodes, sans en tirer les chapitres profonds qu'un universitaire ne manquerait pas de produire. Au fur et à mesure de mon exposé je me souviens d'ailleurs de bien des choses étranges, comme de cette touchante amitié avec une petite fille bien énorme, ou de cette constatation qu'en revenant du pays des géants, Gulliver, qui n'a pourtant pas changé de taille, fait écarter de lui les gens ordinaires, qu'il prend pour des nains...

Je me souviens bien aussi de ses imitations de Daniel de Foe, car ce dernier expliquait en long et en large les tribulations maritimes de son héros Robinson Crusoe... En effet Swift ne s'y connaît absolument pas en navigation. Ce qu'il faut dire aussi (ces trous de mémoire !) c'est que le gouvernement parfait des Houynhnhnhms ou hommes chevaux ressemble parfaitement à une utopie, c'est-à-dire que les habitants de ces contrées toutes situées dans le Pacifique (et l'on découvrait, en ce XVIIIe siècle, celui de La Pérouse et de Cook, une infinité de terres australes) font régner un climat de vertu et de bon gouvernement absolument insupportable. Cette dernière partie est d'ailleurs la plus riche en exégèses de toutes sortes, car Gulliver, qui s'exprime toujours à la première personne, appartient à une race inférieure, mi-

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humaine mi-simiesque, sale, paresseuse, féroce. Or il est tout de même très différent de ces Yahoos au nom si chevalin, au comportement si atrocement humain. Un Yahoo raffiné en sorte. Son maître, un grand cheval noble, est obligé de se défaire de lui, et de le mener sur une côté, pour qu'il rejoigne son lointain pays en proie à la corruption. En effet, les autres Houynhnhnhms, appartenant à une nation, que dis-je à une race parfaite, reprochent à ce grand noble cheval d'entretenir et de traiter sur un pied 'égalité et même d'amitié un Yahoo, répugnant, malgré toutes les différences qui le séparent de sa tribu de sauvages hirsutes.

Alors : les Yahoos sont-ils les Irlandais ? interprétation élémentaire... Plus subtilement : le pasteur Swift se considérerait-il à mi-chemin entre ses contemporains dépravés et cupides, et les anges chevaleresques et hippiformes constituant l'idéal de la nature vertueuse ? Ces êtres si vertueux engendrent d'ailleurs une société aussi irrespirable que celle de la Cité idéale de Platon. Elle n'est composée d'êtres si parfaits que c'est exactement pour cela qu'elle ne saurait tolérer plus longtemps la présence de cet être d'imperfection nommé Gulliver : la société des Houynhnhnhmms fait très exactement, au sens littéral du terme, un phénomène de rejet.

Notre explorateur est contraint de fuir. Tandis que les exégètes anglophones se déchirent, plongeons-nous dans ce passage méconnu où les efforts de Swift pour être vraisemblable ne font que souligner l'invraisemblance justement de la situation : enlevé par un aigle géant (car au pays de Brobdingnag les animaux sont proportionnés à leurs gigantesques habitants), puis relâché au-dessus de l'eau dans une boîte géante aménagée pour son confort, Gulliver est recueilli par le capitaine d'un vaisseau qui justement passait par là. Il retrouve la civilisation. Laissons au narrateur la parole ; "il", c'est le capitaine :

"Il avait donc fait ramer ses hommes de ce côté, puis, ayant passé le câble dans un des anneaux, il avait donné l'ordre de remorquer le coffre, comme il disait, jusqu'au navire ; et, une fois accosté, il avait tenté une autre manœuvre : passer un deuxième câble par l'anneau fixé au couvercle, et hisser le coffre à l'aide de poulies. Mais tout l'équipage réuni n'était pas arrivé à le soulever de plus de deux ou trois pieds. C'est alors, conclut le capitaine, qu'on avait vu ma canne et mon mouchoir qui s'élevaient au-dessus du trou, et qu'on avait pensé qu'un malheureux devait être enfermé à l'intérieur. Je demandai si lui-même, ou l'un de ses hommes, avait aperçu dans les airs des oiseaux d'une taille prodigieuse, vers le moment où l'on m'avait découvert. Il répondit qu'il en avait justement parlé à ses matelots pendant que je faisais la sieste, et que l'un d'eux lui dit avoir observé

 

 

 

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trois aigles volant vers le nord, mais qu'il n'avait pas noté qu'ils fussent d'une taille exceptionnelle. Je me dis que cela s'expliquait par la grande altitude à laquelle ils volaient, mais le capitaine ne put deviner pourquoi je lui avais posé cette question. Je lui demandai alors à quelle distance il pensait que nous étions de la terre. Il me dit qu'autant qu'il pouvait le savoir, nous en étions au moins à cent lieues : "Vous vous trompez au moins de moitié, répliquai-je, car au moment où je suis tombé à la mer, je n'avais pas quitté le pays d'où je viens depuis beaucoup plus de deux heures." L'idée lui revint immédiatement que j'avais le cerveau fêlé, et il me le laissa clairement entendre. Il me conseilla même d'aller m'étendre dans la cabine qu'on m'avait fait préparer. Mais je lui affirmai que je me sentais très bien, grâce à ses attentions et à son aimable compagnie, et que j'étais dans mon bon sens autant que jamais dans ma vie. Il prit alors un air grave et me demanda en toute franchise si ce n'était pas le remords de quelque horrible crime qui m'agitait l'esprit. Car je pouvais avoir été puni sur l'ordre d'un prince, qui m'aurait fait enfermer dans ce coffre, de même que les grands criminels, dans d'autres pays, sont obligés de s'embarquer sans vivres dans un bateau qui prend l'eau."

Et voilà comme il est mauvais, quand on en a beaucoup vu au cours de ses voyages, de tout révéler : Marco Polo ne fut-il pas enfermé dans un asile parce qu'on ne croyait pas sa relation de l'Empire de Chine ? N'est-il pas étrange de trouver cette immense épave, tout à fait semblable à l'arche de Noé, garnie d'un passager dérivant au large de toute côte ? Les marins réagissent avec le pragmatisme de leur profession, se trouvent en possession de la preuve d'un autre monde habité – l'ancien se remettant tout juste de la découverte de l'Amérique. Ce

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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passage a été précédé de la relation du même sauvetage, cette fois de l'intérieur de l'habitacle, qui servait au nain Gulliver lors de ses déplacements. Ce n'est donc pas un coffre, mais une cabine que la petite fille géante tenait sur ses genoux pendant les voyages de notre héros, car tout le monde dans le royaume souhaitait voir cette minuscule créature où se dissimulait un entendement si semblable à celui des humains normaux... Les efforts de l'équipage pour soulever cette arche improvisée correspondent tout à fait à l'effort de vraisemblable commandé par les circonstances. Notez comment le "malheureux enfermé à l'intérieur" devient rapidement "un criminel" potentiel, sitôt qu'il veut dire la vérité. Peut-être donc aurez-vous la curiosité de relire tout ou partie de cet ouvrage qui fit le délice des enfants jusqu'à l'avènement de la génération de la Grande Connerie : Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Folio n° 597, traduit et annoté par Jacques Pons d'après l'édition d'Emile Pons, préface de Maurice Pons...

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Silbermann de Lacretelle est un ouvrage que l'on donnait volontiers à étudier dans les écoles vers 1960, pour lutter contre l'antisémitisme. Et puis les programmateurs se sont ravisés : cet ouvrage était finalement plus ambigu que réellement efficace. En effet Silbermann est un jeune homme de troisième, si mes souvenirs sont exacts, un être sombre, torturé, extrêmement douén charmeur, bref, tout ce qu'il faut pour qu'on éprouve à son égard une passion d'amitié exaltée commem il s'en trouvait dans les collèges unisexes de ces temps-là. Celui qui tombe sous son charme, c'est un jeune homme de bonne famille parisienne, vaguement noble, bourgeoise, un “de Lacretelle” par exemple : élément autobiographique assez probable.

Jusqu'ici, ce jeune Parisien chrétien fréquentait un autre jeune homme de son millieu, très versé en chasse à courre et en automobiles décapotables. Or Silbermann attire l'inimitié de tous ceux de sa classe. Non seulement parce qu'il est nouveau, mais aussi parce qu'il se révèle de loin le meilleur élève, ce que nos jeunes potaches distingués ne peuvent tolérer. Enfin, tous se mettent contre lui, d'autant plus qu'il est juif, comme on n'a pas tardé à le découvrir. Et l'histoire se passe au moment de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Figurez-

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vous en effet que cette réhabilitation a entraîné dans une certaine opinion publique un regain irrationnel d'antisémitisme, mais qu'avions-nous besoin d'ajouter “irrationnel”. Silbermann se fait insulter, rouer de coups, et notre narrateur de le prendre sous sa protection, s'attirant les sarcasmes de ses condisciples, et la désaffection de son ancien camarade, qui se voit supplanter par un grand escogriffe basané, voire franchement verdâtre. Rassurez-vous braves antisémites, le directeur ne tardera pas à mettre à la porte celui par qui le scandale arrive, c'est la victime qui sème la pagaïe le refrain est bien connu. Jacques de Lacretelle a donc voulu bien faire.

Mais il semble qu'il ait manié le pavé de l'ours. Je ne sais jusqu'à quel point il aurait repris à son compte les discours de Silbermann, mais il est assez fâcheux que ce jeune juif ne trouve pour motif de ses persécutions que la jalousie : les élèves de cet excellent établissement, comme leurs bourgeois de pères, ne peuvent supporter la concurrence, dans les résultats scolaires comme dans les opérations commerciales. En fait les juifs seraient plus intelligents, plus vifs, plus dynamiques, ils mériteraient les postes-clés qu'ils occuperaient, et les belles demeures du seizième qu'ils ont fait construire. Ils sont le ferment de la nation française en l'occurrence, ils sont le sel de la terre, et possèderont un jour un pays qui leur appartiendra, et où personne ne les persécutera.

L'ennui, dès qu'on veut défendre une communauté, ne parlons pas de race (Silbermann en parle, mais il faut dire, et j'aurais peut-dû préciser dès le début que “Silbermann” est antérieur à la Seconde Guerre mondiale donc à Auschwitz), c'est que l'on débouche sur la maladresse meurtrière. Les Juifs, les Arabes, les Belges, les blonds et ceux dont le nom commence par D ou F ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, ni surtout meilleurs. Insister sur les prétendues qualités spécifiques du peuple juif ou de tout autre peuple, c'est donner des armes aux racistes et xénophobes de tout poil, aux égalitaristes qui ne peuvent supporter le moindre relent de supériorité.

Il est “pour le moins fâcheux” de voir un jeune homme, Silbermann, reprendre les

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arguments des antisémites, et en faire des leviers de réhabilitation. Il fallait attaquer le problème à la base, c'est-à-dire nier toute différenciation. Un double danger guette les peuples : l'assimilation excessive qui fait perdre l'identité, et la ghettoïsation, pour employer un mot horrible, engendrant le rejet. C'est devenu un lieu commmun, mais ce ne l'était pas à l'époque. Toujours est-il que Silbermann, le livre et le personnage, nous présentent un cas particulier : celui d'une époque, celui d'un milieu social grand bourgeois, celui d'un jeune homme névrosé, trop intelligent pour ses camarades, tourmenté, déjà adulte, insolent, gaffeur car conscient de sa supériorité et ne se gênant pas pour la faire subir – même non juif, même goy, il avait tout ce qu'il faut pour être persécuté.

Le cas se présente aussi dans l'ouvrage de Schwarz-Bart, où le héros se montre veule, souffreteux et masochiste – voilà : le juif, le type juif, le juif de démonstration, n'existe pas. Ce n'est pas parce qu'un auteur nous présente tel juif, individualisé selon les besoins du roman, qu'il vaudra pour tous les juifs. On ne peut pas généraliser, même en littérature, et toujours il se trouvera que le cas particulier de tel héros ne saurait représenter l'ensemble des juifs, ce qui ruine toute démonstration par le biais romanesque. Le juif, l'homme, n'est pas un produit de laboratoire, on ne peut faire d'expériences, même littéraires, sur lui, le roman ne peut rien démontrer. Et l'on peut toujours dire, après avoir lu le livre de Lacretelle : “Tu vois, tous les juifs sont comme celui-là, orgueilleux et fuyant à la fois”, ou bien “L'ouvrage ne prouve rien, ils ne sont pas tous comme ça”, et chacun d'y aller de sa définition du juif.

La meilleure me semble avoir été donnée par Memmi, philosophe juif : les juifs, dit-il ) peu près, sont des gens qui ont un certain imaginaire en commun. C'est la meilleure approche que je connaisse. Notre héros invite chez lui le jeune Silbermann, et la cuisinière de ces Messieurs-Dames l'accueille avec réserve :

“Or, Célestine, notre cuisinière, n'aimait pas cet homme “venu d'on ne sait où”, disait-elle (précisons qu'il s'agit d'abord d'un marchand de fruits espagnols, on n'arrête pas le progrès), et lorsqu'elle avait eu affaire avec lui, on l'entendait maugréer en revenant :

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“ - C'est malheureux de voir ces beaux fruits touchés par ces mains-là.

“Silbermann, ignorant ce petit mouvement instinctif, poursuivit :

“ - Si les livres t'intéressent, tu viendras un jour chez moi, je te montrerai tout ce que tu voudras.

“ Je le remerciai et acceptai.

“ - Alors quand veux-tu venir ? dit-il aussitôt. Cet après-midi, tu es libre ?

“ Je ne l'étais point. Il insista.

“ - Viens goûter jeudi prochain.

“Il y eut dans cet empressement quelque chose qui me déplut et me mit sur la défensive. “ Je répondis que nous conviendrions du jour plus tard ; et comme nous étions arrivés devant la maison de ses parents, je lui tendis la main.

“Silbermann la prit, la retint, et me regardant avec une expression de gratitude, me dit d'une voix infiniment douce :

“ Je suis content, bien content, que nous nous soyons rencontrés... Je ne pensais pas que nous pourrions être camarades.

“ - Et pourquoi ? demandai-je avec une sincère surprise.

“ - Au lycée, je te voyais tout le temps avec Robin ; et comme lui, durant un mois, a refusé de m'adresser la parole, je croyais que toi aussi...”

Voilà le premier tableau brossé, scène de charme innocent entre deux garçons de bonne famille. Surtout, l'appât est constitué par des livres – l'heureux temps ! En effet, le jeune homme juif nous est présenté ici avec tous les défauts reprochés par certains, c'est-à-dire un intellectualisme excessif, un côté accapareur dans l'amitié, une passion qui peut paraître déplacée, une sincérité ardente à la fois attirante et repoussante. À la limite, pourquoi présenter un juif ? Tout jeune homme intellectuel exalté eût fait l'affaire. Mais alors, nous aurions obtenu une étude psychologique. C'eût été un autre roman, un autre dessein. L'ampleur du propos eût été moindre. Il ne se fût agi que d'un cas particulier.

 

 

 

 

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Mais n'aurait-ce pas été préférable, puisqu'il est impossible de défendre telle ou telle partie de la population ? Intention louable, mais empreinte d'ambiguïté : en effet, le dénouement voit le narrateur et son ami raciste Robin se reparler, se réconcilier sur le dos de Silbermann expulsé. Dénouement pessimiste, puisque le narrateur se livre à son tour à une plaisanterie antisémite, qui est son droit de rachat de l'amitié recouvrée. Mais Lacretelle était conscient de l'ambiguïté délétère de son propos. Peut-être réglait-il ses comptes avec une partie de lui-même, pas très propre. Avec son milieu en particulier : mais quand on n'en change pas, cela s'appelle vulgairement “cracher dans la soupe”. Des curés sont invités chez le narrateur, afin de discuter des lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Le journal La Croix se vantera d'être “le journal le plus antijuif de France”. Et Silbermann, invité, indécollable, assiste de loin à la réunion des prélats :

“Il prononça encore quelques paroles ; mais je ne les entendis pas, tant sa volubilité fut grande, comme s'il eût voulu précipiter la destruction qu'il prophétisait. Puis, il revint vers la fenêtre, et, désignant l'assemblée des prélats, il dit :

“ - Le dernier concile.

“ Ces mots détournèrent sa pensée. Et tandis qu'une certaine expression de sensualité apparaissait sur son visage, il s'écria vers moi :

“ - Ah ! comme Chateaubriand eût dépeint cette scène ! Hein ! Vois-tu sa phrase !

“ Et après une seconde de réflexion, il déclama :

“ - Spoliés de leurs augustes demeures, les princes du catholicisme étaient réunis en plein air, comme les premiers serviteurs du Christ...

“ Mon esprit se trouvait à ce moment fort éloigné de la littérature. Il me semblait voir des adversaires abattus, mais des adversaires si proches que leur ruine m'atteignait. Je m'écartai de la fenêtre et écartai Silbermann.

“Maintenant de tels éclats étaient fréquents chez Silbermann. Sa nature s'altérait. Il dénonçait constamment, avec une ironie amère, les injustices et les ridicules qu'il apercevait ;

 

 

 

 

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et même il allait jusqu'à considérer avec une horrible complaisance les malheurs des autres.

“ Comment ne pas l'excuser lorsqu'on songe à l'alarme profonde où vivait sa pensée ?”

Autre extrait instructif comme vous le voyez : y paraissent à la fois la sympathie complice du jeune homme de bonne famille pour les respectables prélats de l'Eglise catholique, dont nul ne parvient à se détacher sans peine dans la suite de sa vie ; le côté traditionnellement destructeur du juif qui ne croit à rien, qui analyse sans pitié, qui rejette tout ce qui est pourri, qui remet tout en cause, qui se complait à ses douleurs et aime à les retrouver chez les autres. Ces traits semblent plutôt se rapporter à l'adolescence des grands nerveux, finement observés, qu'aux caractéristiques de Dieu sait quelle “race”. Mais les fantasme du juif intellectuel destructeur ont la vie dure. Tout n'est qu'un jeu pour Silbermann, prétexte à littérature. C'est d'ailleurs ce que je pense aussi. Et comme à cette méfiance du brave fils de France, fille aînée de l'Eglise, se marie de façon faisandée les élans de sa pitié...

Dire “pauvre juif” est finalement aussi insultant que de dire “sale juif”. C'est même plus grave. Plus insidieux. Plus protecteur, condescendant, et dans condescendant il y a descendant. Mieux vaut encore se faire cracher à la gueule que de se faire plaindre et dorloter. Nous pourrions même dire qu'aux forces prétendument décomposantes de l'analyse intellectuelle et littéraire s'opposent les forces réellement, elles, décomposantes, de la “pitié dangereuse” et malsaine : la pitié du narrateur. Ce qui n'empêche pas le personnage de Silbermann de dégager toujours un profond malaise, de remettre en question par ses propos et par sa seule présence tout ce qu'il touche, tout ce qu'il approche.

Mais en tant qu'homme, pas en tant que juif. Puis-je même dire que Silbermann fait tout ce qu'il peut, cassant, maladroit, exhibant sa supériorité, pour être persécuté ? C'est ainsi que l'on rejette sur les victimes la cause de la persécution, comme nous le disions plus haut. Danger supplémentaire de la lecture de cet ouvrage. Le personnage est antipathique. D'où le lâche soulagement qui étreint le jeune narrateur quand Silbermann a été expulsé, et que tout est devenu normal, français, catholique, blanc, beau, masculin asexué – ici, Jacques de

 

 

 

 

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Lacretelle atteint carrément le niveau désormais nauséabond de Montherlant, de Michel Tournier, mais ne remplaçons pas un racisme par un autre, disons que la chose moi aussi cette fois me met mal à l'aise : “ Et soudain, sans un coup de tonnerre, dans l'air entièrement calme, de grosses gouttes de pluie commencèrent à tomber. J'allais m'abriter contre un mur, sous un échafaudage qui était en saillie. Les élèves de Saint-Xavier s'éparpillèrent dans la rue. Quelques-uns, des plus jeunes, qui portaient encore l'uniforme de l'école, la courte veste bleue et la casquette ornée d'un ruban de velours, se mirent à courir et, par jeu, levant les bras, criant sous l'ondée bienfaisante, adressant des louanges au ciel.

“ Je les regardai, à l'étroit dans mon coin, et haussai les épaules. En raison de mon caractère volontiers secret ou d'une éducation un peu puritaine, j'avais toujours considéré la libre expansion de la joie comme une manifestation choquante et niaise. Et cependant, il y avait tant d'ingénuité et de gentillesse dans les mouvements et les mines de ces garçons, ils me parurent avec une telle évidence plus heureux que je ne l'étais, que l'envie me vint de me mêler à eux et de recevoir le même baptême délicieux...

“ A ce moment, quelqu'un, qui tête baissée se protégeait contre la pluie, vint se réfugier )à côté de moi. Sous l'abri, la tête se releva ; et je reconnue Philippe Robin. En me voyant, il eut une expression gênée, rougit et esquissa un sourire. Sans rien dire, je m'écartai un peu pour lui faire place. Et comme je faisais ce mouvement je découvris derrière nous un dessin sur le mur. C'était une caricature au fusain représentant grossièrement Silbermann”.

“ Je vous laisse deviner comment on a pu tracer une telle caricature. Les deux jeunes gens de la même classe sociale se réconcilieront sur ces traits grossiers. Cette approche pudique de l'amitié entre jeunes gens, fondée aussi bien sur le charme réciproque, n'est pas absente non plus de cet ouvrage de Jacques de Lacretelle, Silbermann, dont je vous recommande les charmes précis2ment faisandés. Les garçons vont donc pouvoir s'aimer d'amour tendre, sans aucune sensualité, ou du moins, de bon ton. Il est bien connu chez les hideux polémistes de la fin du XIXe siècle que “les juifs sont une race sensuelle”, ah que pouah bien entendu. Il faudra donc que vous fassiez toutes les corrections nécessaires, dont je vous ai indiqué quelques-unes. À la semaine prochaine.

 

 

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DU BELLAY “POESIES” Livre de Poche 45 02 06 20

 

 

Voici bien longtemps que nous n'étions pas retournés à nos anciennes amours : Du Bellay, depuis 2042 exactement. Nous avions parlé alors des Antiquités de Rome. Cette fois-ci, j'ai sous les yeux un recueil de poésies, ainsi intitulé, Poésies, contenant outre Les antiquités les Regrets et la Défense et illustration de la langue française. Livre de poche n° 2229, au temps où cette collection ne se contentait pas de publier n'importe quoi qui eût dépassé les 30 000 exemplaires. Du Bellay donc, premières amours, expliquons-nous : chacun de ceux qui ont poussé tant soit peu leurs études ont rencontré tôt ou tard au détour de leur itinéraire les poésies de Du Bellay, surtout les Regrets.

Ils ont ânonné Heureux qui comme Ulysse..., au moins, même en cinquième des professeurs zélés ne reculent pas devant ce poème obligatoire. Notre professeur de seconde s'appelait Capoulade. Il dictait ses cours, et se trouvait universellement détesté. Il prononçait “Joachein”, il paraît qu'ainsi prononçait-on dans le temps. Mais je fus sans rancune : je me retrouvai toujours avec plaisir dans ce grand frère, Du Bellay, mort avant 40 ans un premier janvier à sa table de travail d'une crise cardiaque. Tant il avait subi d'avanies, tant il avait vécu intensément, non pas dans l'agitation externe, encore qu'il fût secrétaire à Rome, mais dans sa tête en feu. Il croyait passionément en la poésie : très tôt il avait composé L'Olive, où maints exégètes ont cru retrouver telle ou telle femme, alors qu'il s'agit vraisemblablement d'exercices de rhétorique amoureuse adressés à une Muse, à une femme idéale.

Puis il est parti dans les bagages de son illustre parent, le cardinal Du Bellay, afin de remplir au Vatican les fonctions de secrétaire d'ambassade, grâce à sa bonne connaissance de l'italien et du latin. Or il détestait cela : les manières de cour, les hypocrisies, les devises du 

preuve,machine,Hugo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN “LECTURES” “LUMIERES, LUMIERES”

DU BELLAY “POESIES” Livre de Poche 45 02 06 21

 

 

 

genre de Machiavel : “Hais comme devant un jour aimer, aime comme devant un jour haïr”. Tout cela répugnait à sa nature droite, ainsi que les comptes à tenir, les largesses à distribuer au nom de son maître afin de corrompre, les soucis d'intendance à endosser : le poète souffait mille martyres. Et surtout, il endurait les peines de l'exil. Doré ou non, il ne lui apportait que soupirs et lamentations. Il préférait son “petit Liré”, qui est un village à l'est de Nantes, au “Mont Palatin”.

Et pendant son absence, des cousins procéduriers tentaient de lui arracher par des procès son petit domaine. Les Regrets exposent donc cette douloureuse situation, mais aussi décrivent avec une bonne verve satirique les mœurs de ces Monsignori, plus préoccupés de richesses, d'intrigues et de femmes légères que de religion. D'autres poèmes, en fin de recueil, sont des louanges adressés à divers personnages haut placés, comme le roi de France. C'était la coutume en ce temps-là pour les poètes de chanter en vers les louanges de ceux dont on pouvait recevoir quelque bénéfice. Il ne faut pas y voir une corruption quelconque, mais, en partie, la continuation d'une coutume médiévale, et bien illustrée par Marot : le poète ne dépendant pour son ordinaire que du bon vouloir du Prince mécène, cela correspondait à sa fonction. Les seigneurs ecclésiastiques en revanche n'avaient pas à le faire, et encouraient le blâme pour prix de leurs flatteries mutuelles. L'éloge est donc une coutume.

Du Bellay restait tributaire dans son esprit de maintes formes coutumières : il passe pour le premier par ordre chronologique de tous nos poètes, le premier dont on peut décemment apprendre des vers, et les ressentir comme fraternels. À ce sujet il m'est très difficile de goûter les jeux de mots laids et les ronds de jambe de Marot, trop conscient de son innocence pour me plaire. Tandis que Du Bellay, pleurant son innocence perdue et ses Muses sans cesse effarouchées voire souillées, me parle bien davantage. “Traditions”, disions-nous : double tradition même, la latine et l'italienne. À l'époque de Du Bellay en effet se passait un phénomène exactement inverse à celui que nous vivons actuellement : la langue française entrait dans l'épanouissement, elle était en son printemps.

Les contemporains avaient conscience de participer à un extraordinaire mouvement

 

 

 

 

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN “LECTURES” “LUMIERES, LUMIERES”

DU BELLAY “POESIES” Livre de Poche 45 02 06 22

 

 

 

naturel, à l'éclosion d'une saison, d'un apogée : la langue française s'enlevait de la gangue médiévale et devenait, sous l'influence du latin et du grec, une belle grande langue européenne, c'est-à-dire, por l'époque, mondiale. C'était, là aussi, la Renaissance. Or, bien des érudits retardataires prétendaient que seul le latin était digne de représenter l'idée de littérature. Il existe toute une littérature, en effet, médiévale, et jusqu'au dix-septième siècle, rédigée en latin. Elle est pour la plupart lettre morte, de même que seront lettre morte tous nos romans actuels peut-être, ceux du moins rédigés dans une langue chichiteuse qui n'est plus la nôtre.

Dans son jeune temps (son très jeune temps ! Du Bellay n'a pas atteint la quarantaine), Joachim a rimé des vers latins imités de Properce, Tibulle. Puis il a imité des vers italiens, car en Italie le mouvement de renaissance avait déjà commencé depuis près de 200 ans : il imita en particulier Pétrarque. Il a même transposé en français contemporain, de son temps, pour ne pas dire carrément traduit, des poèmes, des sonnets en particulier pour ce qui est de l'itaien. Et il les signait vaillamment, la traduction étant une recréation. Puis il s'en est éloigné. Mais tout ne s'est pas déroulé de façon aussi chronologique. Disons que notre auteur s'est abondamment nourri de littérature italienne et latine, et qu'il a obéi aux lois qui régissaient les langues imitées. La poésie n'est pas née avec lui, il devait se conformer à toutes sortes de règles de composition, de thèmes obligés. Il est étonnant même de voir avec quelle virtuosité Du Bellay parvient à broder une infinité de variations sur des thèmes archi-rebattus, tels que la comparaison de la beauté de la belle avec tel ou tel aspect de la nature, lever du soleil, rotation des astres, crépuscule, prairie verdoyante, etc. En ce temps-là, notre langue était belle et fraîche, encombrée de latin mais tellement plus proche de ses origines et plus sincère que notre jargon allègrement piétiné par tous nos journalistes en mal de franglais, rivalisant de ridicule.

De même, la poésie obéissait à des contraintes, dont l'absence désormais a tué le sens poétique du moins traditionnel. Dans Défense et illustration de la langue française, Du

 

 

 

 

 

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN “LECTURES” “LUMIERES, LUMIERES”

DU BELLAY “POESIES” Livre de Poche 45 02 06 23

 

 

 

Bellay prodigue les conseils à de jeunes poètes, distinguant les bons des mauvais (et il ne se trompe guère), complimentant Ronsard dont il était ami, ainsi que tous ceux de la Pléiade, faisant également ses recommandations à tous ceux qui se piquent de grammaire et de langue correcte. Voilà pourquoi nous retrouvons Du Bellay dès les premiers détours de notre itinéraire littéraire : il fut l'instituteur de toute une génération. D'autre part il se prête admirablement à l'explication de texte : sans vous en infliger une, quoique... - je vous livre un sonnet, le 39 des Regrets, bien connu, comme à peu près tous :

J'aime la liberté, et languis en service,

Je n'aime point la cour, et me faut courtiser,

Je n'aime la feintise, et me faut déguiser,

J'aime simplicité, et n'apprends que malice.

 

Je n'adore les biens, et sers à l'avarice,

Je n'aime les honneurs, et me les faut priser,

Je veux garder ma foi, et me la faut briser,

Je cherche la vertu, et ne trouve que vice :

 

Je cherche le repos, et trouver ne le puis,

J'embrasse le plaisir, et n'éprouve qu'ennuis,

Je n'aime à discourir, en raison je me fonde :

J'ai le corps maladif, et me faut voyager,

Je suis né pour la Muse, on me fait ménager :

Ne suis-je pas, Morel, le plus chétif du monde ? XXX 64 09 23 XXX

 

Un coup d'œil en fin d'ouvrage nous apprend que Moral, dédicataire, fut un humaniste, poète et mécène, “lié d'une vive amitié avec Du Bellay”. Et si notre poète s'adresse à lui, se plaignant d'avoir été fait “ménager”, c'est-à-dire intendant, c'est que ce Morel est demeuré en

 

 

 

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN “LECTURES” “LUMIERES, LUMIERES”

DU BELLAY “POESIES” Livre de Poche 45 02 06 24

 

 

France, lui, auprès du roi Henri II ; c'est qu'il n'a pas été contraint de suivre dans ses pérégrinations un grand d'Eglise, ni de devenir “chétif”, c'est-à-dire captif, de maintes et maintes obligations diplomatiques et représentatives. Le poème que nous venons d'entendre, désigné par son incipit (il n'a pas de titre), présente les caractéristiques de la manière la plus connue de Du Bellay : structure en parallèles, les secondes moitiés de vers s'opposant aux premières ; accumulation, n'excluant pas la progression, avec un beau vers récapitulatif :

Je cherche la vertu, et ne trouve que vice -

n'oublions pas que nous sommes dans un milieu religieux, mais bien riche. Pour la première fois aussi semble-t-il, après Villon – mais c'est autre chose – et après Marot – mais c'est autre chose – résonne la voix du “je”, celle qui fait état de sentiments personnels, la voix lyrique. Il nous parle d'honnêteté, de pureté, de lassitude envers toutes les compromissions, et nous compatissons, nous autres si encombrés des fatigues, des hypocrisies de notre vie de labeur, où nous gagnons notre pain à la sueur de notre honneur. Certains en effet ont pensé que Du Bellay ne faisait que suivre la tradition du Moyen Âge, où le poète mettait bien peu de lui-même dans ses productions : il chantait ce qui était de tradition dans son genre.

Et de fait, aujourd'hui, nous agissons de même à notre insu : qui en effet aurait l'idée de demander à un chanteur s'il a vraiment vécu toutes les souffrances qu'il nous étale sur scène ? Combien de chanteuses en effet chantent-elles “il” et “lui” quand elles devraient chanter “elle” ? Bonjour Catherine, bonjour Mireille, bonjour Dalida, bonjour Patricia, bonjour Jeanne, bonjour Céline, bonjour Lara, c'est tout pour aujourd'hui. L'abondance de reprise des mêmes thèmes, infiniment variés et modulés, plaide moins en faveur de la convention qu'en faveur de la sincérité, de l'obsession de l'exil et du dégoût, jointe à une virtuosité infatigable, mais au service de la sincérité.

Mais la thèse du thème traditionnel appliquée à Du Bellay ne tient pas, tant sont abondantes les références à la vie privée, à la biographie bien connue de l'écrivain. Nous savons qu'il est mort de surmenage et d'inquiétude, rongé par la perfection de son art aussi bien.

 

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