Proullaud296

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  • Le jeu des parallèles

    COLLIGNON LE JEU DES PARALLÈLES

     

    NOSTALGIE

     

     

    « …qui devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear, Mylitsa, « l'un l'autre » « l'un pour l'autre », « je t'aime » en salade, tout ce paquet de lettres où nous ne cherchons plus rien.

     

    Quel somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance, les Prest, les Hampérus, Vautour, Volov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange Wagen, lents éclairs glissants sur les chromes, carillons, moteurs et trompes rugissants, caravanes enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes, filles et garçons d’honneur porte-traîne, enfants de chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en transparence se devine la vasque et le cygne. Souriez.

    Nous fûmes à notre tour rubiconds et bovariques, jusqu'à quatre heures on mangea puis il fallut, passé le dessert, témoigner de nouveau par le bruit notre joie dans la ville, vitres étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en proue de rubans rose gras, médaillée comme un foie de porc et crucifiée de bandes roses à pompons, perdus dans le tulle sur le siège arrière, sous les plis finement repassés, tes yeux tristes. Chaque fois que je vois passer un mariage, que m’assourdissent

    les trompes synthétiques etc. braillant aux feux rouges La Cucaracha, c’est la même marée qui me remonte du cœur à la gorge où la salive s’accumule puis sous les paupières – s’ils savaient mon Dieu s’ils savaient ce que personne ne veut savoir, cette lourde chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et lavabo, la tâche que c’est de tendre à bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait marcher seuls, émus, méditants...

    Le mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans rémission, inéluctable, etc.

    Je m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite barbare, elle en blanc, moi en noir -

    j’ai l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux, fonctionnaire.

    Tu es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée. Cette ville a pour nom Théople. Je ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai renié le mien, je te livre aussi mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche Rundfunk, j’ai un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi, le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte, brusquée, vivante. Toi : tu ne te sens pas coupable de vivre.

    « Qu’est-ce que c’est que ça ?!

    « Je hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») - nous en restons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, choisis, pourchasse ! Tu n’as cessé de poursuivre tes rêves, ils pourraient sans surprise surgir tout armés au-dessus du monde. Pour moi ces briques que je vois, ce sol terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose qu’eux-mêmes. Plutôt que « tirer au clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de l’existence. Du réel, faire un rêve : ton exact contraire.

    Une âme vide que le monde ne saurait combler.

    Une âme comble que nul rêve ne peut aérer.

    Tu projettes, j’aspire. J’ingère.

    Ma chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit où tu n’as jamais dormi, où les deux corps d’un couple mort ont creusé côte à côte leur place. Je me mets sous le couvre-pied. Il fait déjà froid. Sur les murs un papier peint bleu, cru. Gros bleu dit Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre engloutirait plusieurs édredons. Mais THÉOPLE au bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et si aériens ! Tu ne vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur les matelas de plage ni leurs corps moulés de blanc sur les trottoirs de la rue Jan- Mayen.

    Nos rêves sont étanches. À propos, je bois beaucoup moins depuis que… Mon alcool à présent, c’est Proust. Mais j’y étouffe. Son monde est inassimilable.

    Est-ce que tu me manques ? je te parle tout bas dans le creux de mon bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose. J’aimerais changer de souffrance.

    * * *

     

    Joie, Halpérus !

    Enthousiasme ! Énn Théô !

    Ce n’est pas trop de sauter en l’air, de danser, car je danse, Halpérus ! Le Prince m’a inscrite aux Cours Internationaux de Sandra Greathiger ! Les soldats criaient THALASSA et s’embrassaient au milieu des neiges. Colomb criait TERRE : je possède à la fois la Terre et la Mer et la Ville ; ses collines plantées de pins, la ville où le béton même se fait harmonieux : clair, droit, volumes verticaux agrafant le ciel à l’eau - à propos de ce que tu m’écrivais la semaine dernière, je suis bien entendu d’accord : la situation doit se dénouer. Je ne vois pas pourquoi tu en fais un tel plat. Tu rumines, mon pauvre. Mais ici, il se passe des choses : THEOPLE est vivante, et tu es mort. Théople est immense, mon âme est à sa mesure.

    Tu ne pourrais pas tenir ici. Ton âme à toi est à la mesure d’une chambre, d’une pantoufle. Peut-être gagne-t-elle ainsi sa densité. Mais la mienne passe à tous les vents.

    J’ai une chambre vaste et somptueuse. Battants de fer forgé devant les glaces. Lustre en cuivre délirant, garni de chaînettes et de pendeloques. Fenêtre à impostes bulbées, fourrures, tapis, lit à colonnes. Partout du vert, du rouge, de l’or, des moulures en losanges. Toutes les chambres donnent sur un mezzanine, filles d’un côté garçons de l’autre – mais grâce au balcon... Il doit y avoir d’autres chambres plus haut, je n’y suis jamais montée. En bas c’est une espèce de salon, où le Prince quelquefois vient lire. Nous le regardons depuis la balustrade. Il ne monte jamais nous voir.

    ...Cette scène que tu m’avais faite, quand je t’avais dit mon intention d’aller là-bas ! « Exotisme de pacotille », « évasion de petit-bourgeois » ! Tu m’as traitée de midinette, de pétasse à romans-photos… Oui, Théople est laide, on n’y voit que des bâtiments, des magasins, pas de vieux quartiers – « le Queysset » vous dit-on d’un air dédaigneux mais c’est très loin – une circulation débordante, du soleil, des plages privées...Gratin décati… « Babylone de la connerie » disais-tu. Mais pour moi ! Quelle naïveté bien sûr, quelle provincialerie – à la rigueur, si je parlais d’expositions, de salons, de potins – on serait indulgent, on comprendrait. Il en est beaucoup même qui applaudiraient – où peut-on vivre ailleurs qu’à Théople – mais pour moi ce n’est pas ça.

    ...Les dessous, les tripotages, « sonder la corruption sous le masque », « les plaies secrètes » - c’est encore trop plat, trop attendu. Je ne suis pas venue potasser une thèse. Rien de répertorié. Je vois Théople à travers un prisme. Un long volume blanc percé de trous stricts à intervalles réguliers : le Centre Sandra Greathigher, sur la pente, domine la cité comme un phare – la liberté, la danse éclairant le monde. Et de l’espace où je m’exerce baies ouvertes sur la ville, mes battements de pieds frappent buildings et trottoirs pavés d’or, afin que seuls survivernt aux bords de mer les corps des androgynes aux longs flancs de sable, et l’esprit de la danse, jambes ouvertes, entre les rues vivantes et le soleil. Je vois Théople à travers un visage, des mains : le Prince est grand, noble et généreux. Mais nul ne partage son lit, qu’un petit gringalet blond, méprisé, toléré.

    C’est grâce au Prince que le Centre subsiste ; il héberge chez lui son trop-plein d’étudiants. Ses yeux pénètrent et fécondent les bouges où mes désirs basculent ; percent les murs des salles où les matins me ressuscitent. Nous marchons et dansons dans les yeux du Prince. Et ses mains diaphanes tendues contre le ciel donnent aux rues la lumière, soutiennent et cambrent les tailles.

    Je vois Théople au travers d’un diamant, qui serait mon cœur.

    Théople… Ce nom que j’ai inventé, redécouvert sans doute, cent fois prononcé, cent fois oublié, grâce à moi désormais destiné à ne plus périr, grâce à l’éclat dont je l’aurai orné, moi seule. Ville des Dieux, Cité Divine -Théople aux syllabes légères et empesées claquant comme une aile dans le soleil ou constellation levée parmi les étoiles – Tino, Vera, Lavrontis – je crains de te sembler stupide ou frivole. Ton jugement m’importe plus que tu ne penses. Pour me regarder, sur qui puis-je me compter sinon sur toi ? Ces noms privés qu’ils sont de tout ce que j’ai pu rêver sur eux, privés de toute gloire et de toute aura, aussi mesquins et arbitraires qu’un drame ou un roman – moi seule rassemble les facettes qui les unissent – eux, les ignorent.

    Tous ceux que je n’attendais pas ici, qu’une obscure volonté espérait à ma place, happés par moi, façonnés – mon monde à moi reste irréductible aux coulisses où les voudraient borner les malfaisants – mais comme les dieux en perpétuelle expansion. Théople, non plus  la plage aux starlettes mais lieu prédestiné de ma rencontre avec moi-même, dont la place géographique importe peu – dont les chorégraphies dessinent les preuves les plus évidentes de l’existence de THÉOPLE.

    X

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    VERA. Surgie des brumes et du soleil. À mi-hauteur des terrasses dallées d’où les buildings tendaient leurs nuques trempées dans l’or et les bancs de pourpre. Et moi, fascinée toute droite sur l’escalier de fer dévalant vers le portail ouvert en fer forgé et au-delà sur la pente jusqu’aux premiers flocons débordés de la mer où tout sombre – il remonte de tout cela lancinant le bruit vivant d’un moteur qui cherche et passe le dernier virage devant nous

    VÉRA

    HONDA 750

    sortie des eaux Reptile de proie Bras crucifiés sur le guidon dans le soleil Ailes translucides combinaison claquante déployée en membrane de varan. Dans son sillage les brumes fendues J’ai poussé un grand cri

    Centaure aux cuisses d’argent déchirant le puits du dernier soleil dormant au fond de son cylindres

    dans les hauts vitraux sertis de fleurs de fer tremblent la coupe de verre et d’or – grand lustre suranné tintinnabulant dans l’essence et les coups de machine. Véra pousse le monstre renâclant sous l’escalier dont la bête contourne le pied puis se cabre et me flaire. À l’étage les portes battent en cercle au-dessus de ma tête – on se penche on m’enlève on salue de la main.

    Nous plongeons dans le soleil couchant.

    J’ai croisé mes mains autour de sa taille.

    Je sens sur mes paumes le contact du cuir synthétique. Premiers réverbères sur l’avenue. « Tu viens d’arriver ? » demande-t-elle.

    Halpérus je t’en prie essaie de comprendre. Il y a dans ma lettre bien des grandiloquences. J’ai même été tentée de tourner tout cela au burlesque. Je t’en laisse le soin. Véra, je la connaissais déjà. C’était toutes ces silhouettes furtives pourtant si lourdes , regard, taille et souplesse croisées sur les trottoirs et dans les trains.

    ...Tous les soirs depuis mon arrivée je sortais dans les rues de Théople. Jusque tard dans la nuit je me suis promené sous l’iris safran des réverbères à iode, le double ruissellement du Front de  Mer en feu, juste au-dessus des vagues cachées dans l’ombre. Ou bien, après une longue avenue où les voitures en veilleuse tatouaient les murailles de lueurs mortuaires – je prenais par la rue Jan-Mayen où les travelos me frôlaient en chuchotant des mots que je ne comprenais pas.

    J’avais déjà rencontré Véra, par petites touches, dans ces quartiers-là. En moi aussi au gré des épisodes noyés, un angle du bras, un rictus dans la voix – ne va pas croire qu’ils surgissent de pied en cap, le petit rouleau d’aventures à la main – quelquefois ce visage sns yeux, cette chaleur indéfinissable. J’ignore si ces êtres existent sur une autre terre, si j’ai vécu leurs vies ou si je dois les vivre. Pour Véra, tout est allé remarquablement vite – prise à la bola, comme un cheval de pampa. Je me suis vue en croupe, dévalant vers les Quartiers Francs : douze rues coupées à angles droits, baignées d’un jaune chloreux. Froide Subhurre. De jour, respectabilité. Murs dallés de faux marbre. Enseignes flétries près des rideaux baissés. La circulation intense et stupide n’a pour but que de traverser, de violer ce lieu. Mais à dix-huit heures trente, au plus fort de l’assaut, les flics de la Spéciale s’élancent au milieu des rues, jeunes, vêtus de blanc à la façon des infirmiers ; de leurs képis s’échappent d’interminables mèches que certains se tressent. Ils s’établissent dans les carrefours. Il faut les voir disposer, en tournant sur eux-mêmes – arabesque – leurs plates-formes circulaires, les entendre rire très fort en s’interpellant d’un croisement l’autre, dans une langue ni hongroise, ni serbe ni roumaine.

    Puis ils disparaissent, roulant leurs socles à l’intérieur du Quartier Franc. Ils quittent rapidement leur uniforme car je ne les revois plus. Que je te dise le nom des rues : Jan-Mayen, que u connais déjà, Virben, Thermopolis – à mon excitation tu vas penser que j’en suis devenue assidue, tu as raison de le penser, lourd Halpérus, Connais cependant ma fierté, car je ne me prostitue pas. À présent, accroche-toi dans tes pantoufles : rue Baudoyer, des Aurochs, Tangue-Lune, Sabatier, Califat : il existe un quartier derrière le précédent, qui n’est qu’une couverture. Plus vert, plus sulfureux. Petites rues en entrailles, croulantes, malodorantes, où je joue des coudes, où je me cogne aux murs, décors de studios où les sous-cinéastes s’imaginent reconstituer Montmartre.

    Maquereaux clope au bec talon levé au mur comme autant de grues, têtes verdâtres qui s’étreignent vénalement dans le vert des réverbères – il n’est pas rare en vérité de heurter en

    équilibre sur les hautes bornes les couples en action – exhibitionnisme ici dépourvu de toute vulgarité, outrance calme avec dans les yeux ces connivences et l’esprit persistant il semble que l’on parcoure les allées de carton parcourues de figurants désœuvrés prenant la pose en attendant le premier coup de manivelle. Ici croupissent cependant les menaces sourdes des crimes bon enfant, de ceux qui jusque dans les année 30 alimentaient complaintes et goualantes.

    Le premier quartier se referme sur ses débordements ; il filtre au travers des impostes desmains bouffées de musique lourde. Un travesti parfois se tient en faction, hiératique ; le sexe est un rite. Les rues s’étendent sombres et veloutées, sans autre vie que ces pulsations qui se répondent de porte en soupirail : cantiques, bruissements d’orgue sur fond d’encens. On ne salue rapidement, aussi cérémonieusement qu’on peut. Hautes façades, rues larges mal éclairées. La brume hésite incertaine, dorée de ce côté-ci, passant au vert dès l’autre rive du Boulevard (simple frontière s’élargissant aux carrefours autour d’une fontaine). On passe aisément d’un bord à l’autre ; mais cela ne se dit pas.

    Les mêmes gens se reconnaissent de part et d’autre ; mais honte à celui que l’on voit franchir la .frontière. On les voit nonchalamment flâner le long des vasques, les uns vêtus déjà de longues capes brodées, les autres en rase-pet et souliers de croco – détournant leurs regards les uns des autres.

    Il faut changer non seulement d’habits mais de voix, de sourires, de rêves. Pourtant (c’est Véra qui m’apprit tout cela) l’opposition n’est pas si forte. Car tous, éphèbes en gandourahs, putains pavoisées, macs à braguettes et biches, ont en commun ce qui si cruellement fait défaut aux humains d’ailleurs : le sens du masque, du faux plus vrai que le vrai. Ils ont os être, ils le jouent avec un détachement, une étude de soi, une noblesse au-delà de l’humour. À des riens de l’épaule et du bras, aux frémissements de l’œil jusque dans son refus, aux terminaisons des ongles et des paupières, j’ai précisément reconnu ma voie et ceux qui la hantent, de part et d’autre de la Frontière.

    Aux Quartiers-Francs.

    Le sexe de Véra forme un étroit triangle, tranchant comme un profil de hache.Ou de coin. Et lorsque certains soirs fixés nous descendons aux Quartiers-Francs, les premières fusées d’artifice tracent de loin leurs arceaux contre le crépuscule. Nous entrons, et la rue s’emplit de rencontres. Ils viennent à nous mains ouvertes, androgynes aux voiles d’eau pâle, et nous laissons derrière nous se rabaisser leurs avant-bras bruissants comme un sillage. Des portails drapés battent pour nous sur des points d’orgue graves. Vera 750 défile à lente allure, je tiens sa taille entre mes bras. Le moteur murmure et la foule ne crie point. Aux quatre directions surgit le bref et rauque appel des Yamaka, Bushido, Kawasaki. Toutes convergent place Amalfi, se poursuivent lentement s’opposent botte à botte et tracent infiniment, s’approchant, s’écartant, de longs losanges fluctuant. Athlétisme du métal. Des haut-parleurs nous couvrent de leurs cymbales, les échappements bercent nos vertiges. Comme un ballon qui prend le large. Il en vient du Quart-Neuf, des Bauciers, du Haut-Bourg. Tassées au coin des ruelles des putes en vert s’écartent. Nous louvoyons.parmi des récifs de chair. Véra se dresse sur les cale-pieds – tous l’imitent, les ovations désordonnées retombent en ressacs. Par dessous nous vacillent les lumières de la Ville jusqu’au ciel. J’attrape au vol un des grands châles agités par les passagers, le fais tournoyer comme eux. Nous évoluons au centre d’un stade où s’élancent les scansions. Atmosphère de foule poussée là spontanément organisée. Nous ouvrons et fermons nos losanges pneumatiques. Les têtes maquillées qui se renversent, éclaboussées de phares, immolées aux bouquets de réverbères.

    Visages encore ! Surgissent, s’accrochent, et s’évanouissent ; les saisir, les tirer à soi, les plaquer sur le sien, échanger nos forces et nos vertus. Départ d’une autre connaissance… Un visage d’homme aux yeux verts tombe à la renverse dans les mèches rousses. Les haut-parleurs diffusent Beethoven. Enlace au dos ce Véra je pleure à grandes secousses. Encore à présent j’ignore les signaux de cette folie je ne sais plus ce que la foule hurle de joie. J’étais je suis encore amoureuse de Véra et de moi-même, j’ai cru sans peine qu’elle avait entraîné le monde après soi. Elle s’est arrêtée devant l’arc abaissé d’un porche à judas.

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    La foule s’est éloignée. Dans l’air abandonné flottait encore un parfum d’huile refroidie. Bien sûr on nous a introduits tout de suite, à peine le judas soulevé. Le spectacle avait déjà commencé. Ça m’a donné envie très vite de monter moi aussi un spectacle, je t’en parlerai plus tard – j’ai même regretté que tu ne sois pas là – tu n’aurais pas apprécié – rien que des travelos. Une scène ronde illuminée dans uen salle obscure, on se heurtait aux tables, aux genoux, je tenais Véra par la ceinture, nous avons pris deux vodkas-orange. C’était une revue par tableaux, comme on en fait beaucoup : strip-tease d’un guerrier à dessous féminins, banquet funèbre grec aux éphèbes nus, Camille C. en Walkyrie – ma vie n’est que spectacle et je reste assise je connais tes refrains - en entrant là j’étais campagnarde, plouque sortie de sa bauge à ploucs – mais dans ce soir glauque, la main de Véra sur mon cœur, ce play-back véhément au-delà des visages, voix chevrotantes et passées, pucelle suspendue au mur ; bel canto étouffé en coulisse – tandis que sur scène, douteux, absents, se déchaînaient les travelos, dans ce creuset au bout de mes pincettes je les tenais, déjà toute la ville entre mes yeux, quintessence de Théople. Chaque numéro nourrissait ma nudité : depuis le guerrier médiéval tendant à bout de bras chaque pièce de son armure ; Agathon en bonnet de bain blanc, poulpeux, vautré sur les masques et les faux seins ; les sœurs Thomaï, toutes en genoux et hanches – jusqu’au final genre nigger bottom, où la troupe en folie, jambes nues, écartait d’un coup sec les faux visons sur des seins plats, épilés, poncés, talqués – s’empilait en glaçons frissonnants dans nos verres à double dosage, et je buvais, buvais des yeux et des lèvres entières, et les petites notes blanches, pudiquement retournées, s’accumulaient dans leurs petites pinces ; je n’y pris garde qu’à la fin, lorsqu’il fallut que je paye ma part.

    Véra a de ces absences…

    Après le spectacle les boys sont descendus en salle. On a fait tomber du plafond une lueur bleue de sous-marin ou d’ovni. Ils se sont répartis entre les tables. Sur un signe de Véra l’un d’eux s’assoit près de nous. Un homme celui-là. Costar années 30, cravate et gomina. Brillantine Piver Pompeia. Tanguero caliente. Des yeux immenses de lac argentin. Le nez large et ourlé, cheveux crépelés souvent effleurés de la main. Il s’appelle Damian, baryton à Milan voire Premier Sujet (deux remplacements à San Miguel) et s’incline vers elle votre peau de velours azur et le front d’un Rafaele – sonrisa ilimitada essayant de toucher ma main par-dessus le giron de Véra tandis qu’elle se reteient de rire ou de lui flanquer une claque.

    Elle s’est contentée de me regarder en haussant les épaules. Puis elle a parlé de la troupe je connais bien Milan j’ai dansé deux saisons à l’Arcimboldi les voici qui s’échangent des nouvelles : de Stilbo, Canogli, da Ricci… Puis les décors du dernier Aïda, les frasques du chef décorateur… À ce moment j’ai sorti mon nez de mon gin : mon rêve de me placer décoratrice à l’Opéra, Vienne, Covent Garden and so on. Tu ne vas pas me croire (sauf si tu ne vois pas ce que ça peut bien avoir d’extraordinaire…) - le Damian ( j’ai entendu parler de lui dans « Jours de Danse » ; il est un peu sur le retour à présent) bref, il m’a proposé (dès que je lui ai montré des portraits de Véra – il faudrait que tu voies ça) – il m’a proposé de poser pour moi.

    Aussitôt je l’ai trouvé bien plus éminent. Je me suis souvenue juste à point d’une foule d’entrefilets, qu’il buvait de ses yeux de volaille et de velours. J’ai seulement fait la gaffe de rappeler sa date de naissance – 1927 – il a tiqué mais c’est passé au milieu du reste.

    Il habite un six pièces au Val de Luys à Sup-Théople (ou Super-Thé si tu veux), au-dessus de toute la baie  (Véra me fait un signe d’acquiescement ; je ne lui avait rien demandé) – je commence jeudi.

    Tout cela ne m’empêche pas de suivre les cours de danse, trois heures par jour, je tiens avec un yaourt à midi ou presque.

    Et voici le point délicat de la lettre : j’ai composé une pièce en un acte, très vite, en troisjours. Je te l’envoie par pli séparé. Combien peux-tu me faire passer ? il en faut pour le décor, les chevaux, les costumes surtout – je suis navrée, mais comprends-moi, tout m’arrive, théâtre, danse, peinture, tous les dons me coulent des doigts, je me baigne dans le Don, tu ne voudrais tout de même pas, toi qui es radin, laisser gaspiller tout ça faute d’argent ? Réponds vite, je t’embrasse,

    Militsa

    P.S. Le titre, c’est Lahire le Sodomite. Tu sais ce que Véra m’a fait remarquer ? Si tu mélanges les lettres, ça donne Soleil Hermaphrodite ! C’est drôle – de toute façon elle s’est trompé : il reste R, P et H.

    Bises. CCP 986-44 S, NICE

     

    X

    X X

    L A H I R E L E S O D O M I T E  

    chambre,douillet,Patrick

     

    pièce en un acte de

    M I L I T S A J A N D R O V S K I

     

     

    Décor : la forêt de Brocéliande

    Lahire à cheval, en armure, lance au poing. Il chevauche quelque temps ; les frondaisons défilent en bruissant sur son casque, polissant les lueurs du soleil levant. Soudain, dans une mare, une forme retient son attention. Il tombe en arrêt, pointe sa lance. La forme se redresse, dégouttante d’eau et de vase : c’est un jeune homme en long bliaut de corps.

    LAHIRE : Qui es-tu, jeune chevalier aux vêtements souillés ?

     

    Le jeune homme est coiffé d’un chaperon de velours sale d’où s’échappent de longues mèches cendrées. Il porte un rebec en bandoulière.

    LE JEUNE HOMME : Je suis Loÿs de Gréselois, de Rugne et de Tarcas.

    LAHIRE : Tu trembles, noble homme ; monte en croupe avec moi.

    Il se hisse.

    LOŸS : Où irons-nous ?

    LAHIRE : Où nous conduisent les destins.

     

    Coup de gong, fin du premier tableau

    (…)

     

    P.S. On m’a déjà promis la salle des Augustins. Il me faut les acteurs. En chasse !

    P.P.S. Je ne sais plus si je te l’ai dit : pense à m’envoyer de quoi payer décors, affiches, éclairage, etc.

    CCP 986-44 P NICE

     

    X

    X X

    Cité L. (Agen), 12 10 2016ns

    Mylitsa, tu débloques. Des conneries, j’en ai déjà lu, des épaisses, mais des comme ça, jamais. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingues ? Ce style torché dans les chiottes de Maeterlinck ? C’est ridicule au dernier degré. Ça ne tiendra pas trois jours. La scène va crouler sous les couilles de babouins tranchées au yatagan. Une histoire de pédés : bravo, c’est original ! Brocéliande, le Graal, salez, poivrez, servez chaud – la lance, vas-y Freud, perds pas tes sabots.

    L’ange est le diable, l’amour purifie tout, « et rien ne pourra plus les séparer » passe-moi le P.Q. J’oubliais la sorcière, et le bourrin, qui « s’évanouissent dans les airs » - il va falloir un trucage – sans blague ? On n’a jamais rien fait de plus con de puis Pédéraste et Médisante. Un festival de perlouzes. Je te prédis un franc succès.

    Comique.

    À ta place je ferais chier le canasson sur scène.

    Ci-joint le fric.

    On ne sait jamais.

    Ici je t’ai coupé de toutes relations. Tu n’as pas tenu. On n’est pas des moines !

    1. Moi si. Les Pierre, les Paul, les Jacques, ça me soûle. Leurs clés de garage, leur gauche à deux balles, et leur baratin – la vie, la mort, la Sécu, l’atomique… ma connerie me suffit, sans celle des autres. Moi aussi je tripote le truisme. Mieux que toi. Les autres, les « vivants » - il faut se les farcir jusqu’au bout – un bouquin, ça se balance. Oui j’ai peur. Non je ne veux pas changer. Ça me fait toujours un caractère. Les bouquins, tu leur parles. Quand je lis ça grogne, ça siffle, une vraie baleine à bosse. Les écrivains me bousculent, mais sans gueuler, sans mauvaise haleine. Ça reste entre nous. Pas de témoins. Pas de « y a qu’à. Toi tu changes. Moi je reste ».

     

  • ITINERRANCES 01

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 1

    Je n’écrirai jamais Lisboètes. Pure lusophobie. Et puis j’aurais la rage de ne jamais plus pouvoir y retourner. C’est contradictoire. C’est unbehagen. Malaise profond indéfinissable. Comme la répugnance à revenir sur la tombe d’un membre, jambe ou bras. Que l’on m’aurait coupé. J’ai fait un plan, par flashes, illogique, sans chronologie. Voici une suite d’éclairs :

    - la Juive de Calcutta, rencontrée dans un train frontalier, et répétant toute les sept phrases: « I’m Jew… I’m Jew... » justification, compassion, meurtre. MOUVANCE,gorge, furibond

    - la Cap-Verdienne du Zürich-Genève, avec laquelle j’ai parlé de clitoridectomie pour toutes les oreilles du compartiment, et l’autre Blanche, qui se lavait sans cesse.

    - le Coca et les pêches, les glaces, de Lisbonne ou de Carthagène (mais à présent tout le monde a voyagé, ou croit l’avoir fait) (le faire, devoir le faire)

    - Cimetières de Lisbonne, les Plaisirs, la tombe horizontale d’Amalia Rodrigues, amatrice de paix sociale et de Salazar, à quels bordels n’a-t-il pas succédé ?

    J’ai des vagues de sang dans la tête, un ressac obstiné qui annonce ma mort ; poursuivons :

    - L’Assommoir de Zola, pluie et bruine dans les vapeurs d’alcool, alors qu’au dehors, à Lisbonne, il fait 36°.

    - Le plaisir des langues, entendues ici dans les rues, le flûtisme tendre de mon français, les clairons espagnols et pas d’anglais Dieu merci pas d’anglais

    - Drague à la FNAC : il y a donc la FNAC à Lisbonne ? Qui a dragué qui ? a dragué quoi ? ne rien perdre surtout ne rien perdre.

    - Le métro : de Lisbonne, aux deux lignes si mal foutues, de Paris si complet, si merveilleux, de Prague engloutissant Alphaville !

    - Les églises de Lisbonne, vernissées comme des momies

    - Gulbenkian, seul endroit frais, qui fait aimer l’art contemporain juste pour la clim

    - Fr. que j’ai failli voir et consommer sur place, et qui m’a aimé, que j’ai rejetée comme un mufle fasciste disait-elle, raciste, xénophobe.

    Cela tient une colonne. Mais en face, une classification ébauchée, avec des chiffres, c’est trop avancé dans ma vie, 2000, plus que 2008, je cherche, je cherche des griefs et n’en trouve pas, voici,

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    1. Filles dans le train, que je draguais toutes à la fois, par mon silence, la fixité de mes regards

    gisant à mes pieds sur le tapis de train. Développer.

    1. Petits pavés noirs et têtus de Lisbonne, tranches coupantes.

     

    1. Croisière du bateau fluvial, et ces immigrés incultes qui s’étonnent de l’aspect du Tejo, parfaitement, du Tejo,
    2. Le Monument des Conquistadores, avec juste une femme, la Reine Isabelle, au pied de la bite – Erotisme plus fort des blottissements que toute sorte de pénétration.

     

    1. La Tour de l’Estoril, toute petite et qu’on ne visite pas, et non loin le banc où je me suis assis, photographié comme point le plus à l’ouest de ma vie.

     

    1. Les Jéronymes (ou Jéromines?) (Vasco, Camoès dont j’ai caressé le front en priant, et Pessoa inaccessible (travaux).

     

    1. Pourquoi les magasins sont-ils toujours fermés à Lisbonne ? Dents et langue en avant.

     

    1. Je devrais voir le quartier Moniz – Importunité du Mâle

     

    1. Les montées, les descente – Livraison des visages dans l’innocence

     

    1. L’Ombre et le Cagnard – Qu’est-ce que la beauté ?

     

    1. Délices de la pensião – Imaginations de gouineries entre compagnes de voyage

     

    1. De petites gens, de petites portes, de petites maisons, de petites rues. Imaginer les sexes se chargeant de sueur et de crasse pendant la nuit.

     

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    1. Château St-Jorge - « Ils dort tous[sic] – y a que le vieux qui dort pas.

     

    1. - Vieira da Silva- Finir par « Vous n’avez pas fermé l’oeil. Je sentais votre œil sur nous ».

     

     

    1. Wagon-restaurant

    ce ne sera pas long… vous verrez… Conclusion : elles savent que je mate

    Parler de Cortàzar à la fin, sur ses parkings d’autoro

     

    Je suis allé à Lisbonne. Tout le monde va à Lisbonne.

    « Voici la relation de mes cheminements »

    Si j’étais… (Cortàzar, Vargas Llosa) (Paul Morand), ce serait passionnant.

     

     

    DANS LE COMPARTIMENT

    C’est si vieux. Ça ne veut pas venir. Un interminable enfermement, deux heures silencieuses en rase campagne, Huit places en face à face. Le seul homme. Des jeunes femmes. Bien trop jeunes et frappées d’une extrême fatigue. Seul mâle de cinquante-huit ans. Monde envahi de jeunesse. Des jambes blanches des deux sexes sous les sacs ado.

     

    Trop vieux pour moi les sacs à dos. Bien fait de ne pas en prendre - trop vieux pour y prétendre.

     

    Mes seules valises,.

     

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    Colonie de vacances pour filles de vingt ans. Fauchées n’ayant ni avion ni billet couchette. Moi non plus. Avec qui voulez-vous coucher ? personne. Toutes ensemble et moi. Bavardent non de cul jusqu’à1h 18. Je ne suis pas ta mère, je lui dis. - J’en ai tant pris avec les hommes que je préfère la solitude pour l’instant – dormiront enfin, raffalées, repliées.

    Harem de sept, Sept d’un coup. Épuisées… éreintées… Pauses de pantins sans une once de lascivité. Elles ballottent, leurs poitrines retombent, tressautent, sans harmonie ni suite. La fesse sous le vêtement plus suggestive et ronde, régulière et statuaire, attirant la courbe accompagnatrice – esquissée dans l’œil et du fond de la tête à l’extrémité du nerf.

    Insomnie féroce. Que le vie devienne vision. Que le mot justifie ce qui vit. Cause entendue.

    Sur l’une d’elles la pureté du sommeil, sur l’autre un profil pur sous sa main repliée,comme parant un coup, plus tard d’autres et d’autres encore dans l’avancée de la nuit, à Santander, a Venta de Banhos, 5 femmes et 3 hommes font 8, parler aussi des mecs. Une jeune mariée avec un Asiatique – piercings à l’oreille, confiscateur, poseur de danses simiesques. Déjetés les deux. Colliers. Blousons. Contrefaçons tous deux trop mâles ou trop femelles. Inapte à capter mon quelconque intérêt mais bientôt le harem assoupi (j’écarte les façons des hommes) (la rhétorique d’un désir) (encore invisible)

    ...Moins que mise à nu mais livrée dans ces enveloppes vestimentaires dévolues aux femmes – la mariée sur le côté me tend sa fesse qu’elle appuie à ma chair, compromis entre l’inconscience et la concession (elle ignore,elle sait, elle tolère) – ou bien : le blotissement est plus érotique, plus pénétrant que la simple érection – bientôt le harem ballotté (…) - déjà usité -

     

     

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    RUES

     

    Pierres noires. Lisbonne ville noire. Rues ombragées et sombres. Perpétuel bossellement de la plante des pieds. Les sandales n’ont pas lâché. Aires très restreintes. Saleté des restaurants.

    Baudelaire notait dans Pauvre Belgique : les rues de Bruxelles, disait-il, toujours en pente, sont peu propices à la flânerie – qu’eût-il dit de celles de Lisbonne !

    On marche 20mn, on s’arrête : comme à Prague (Praha-Brüssels-Lisboa – triangle d’Europe) rien pour s’assoir, et comme le notait Baudelaire encore, impossible de se soulager dans la rue. Rien d’autre à voir, que l’ambiance. Les numéros d’immeubles se succèdent rapidement. Ce sont des petites gens qui quittent leurs petites maisons par de petites portes d’appartement donnant sur de petites rues.

    Impression d’une capitale arrêtée en 56 (de mille neuf cent), avant le Grand essor économique, une ville corsetée dans un réseau archaïque, anarchique. Surtout ne rien changer. La capitale s’étend vers le nord-ouest, où s’entr’aperçoivent des barres de HLM : qu’elle s’étende ! Surtout ne rien détruire. Epargner à Lisbonne le sort de Pékin.

    Pékin manquait.

    Une petite vieille, rogomme, acide, revêche. Jamais elles ne se consolent. Avoir été la cible des regards et des flèches dressées, puis passé cinquante ans à se retrouver comme un homme, qu’on ne regarde jamais… Bien fait pour leur gueule dans un premier temps, mais compréhension aussi des hommes. Eux aussi ne sont plus que des Vieux Messieurs asexués, dont les femmes ne comprennent plus pourquoi ils se permettent encore de les regarder. Degré de plus dans le déclin, dans la déchéance. Et le visage de la vieille s’attendrit, les rides se repassent, s’aplatissent, les méplats élargis de sa face recaptent la lumière, autant que les rides l’avaient absorbée. C’est un petit chien qui pataude et clabaude au-delà des arceaux sur l’herbe.

    Elle redevient pré-ménopausée, on l’entrevoit toute jeune, avec, simplement, quelques ombres. Elle ne tient plus à la vie que par un chien. Phénomène accentué chez cette autre, sur ce fauteuil.

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    2016, 2040 : DRAGUIGNAN, FOUGÈRES ET TRAIN DE BANLIEUE

     

    J'ai fait du stop dans ces coins-là, une camionnette m'avait pris à bord, le type était beau, j'ai dragué (plutôt vers Digne) : « Et quelle est votre profession ? - « T'trichian ». - Comment ? - « T'trichian. » - Hein ? - « T'trichian ». Et il se foutait de ma gueule parce que j'étais sourd. Lorsque je suis redescendu, j'ai pu lire sur la portière, bien visible, « électricien ». Jamais je n'aurais pu supporter l'accent. Le Var n'est pas la France. « La France est déshonorée par son midi », dixit Huysmans, Flamand bilieux, raciste comme-tout-le monde. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça revienne, les provinces, la xénophobie, les luttes armées d'un bourg à l'autre, Nouvion contre Laval, Meulan contre Mantes - RACAILLE DE CITÉ pouilleuse impersonnelle.

    En 93 (19.., nous ne sommes plus dans Victor Hugo), avec Maître Balzach et avec Maître Dom, son beau-frère, nous visitâmes ces splendides fortifications ; bretonnes de chez Breton. Puis nous nous sommes assis sur un banc. Juste en face, sur l'autre banc, siégeaient à dix mètres, à des années-lumière, trois jeunes gens de vingt ans, fringués en « zoulous ». Ils nous semblèrent infiniment exotiques, et nous nous échangeâmes entre anciens des grognements ironiques ; mais nous ne leur paraissions pas moins inimaginables. Et j'ai bel et bien perçu, proféré à mi-voix mais bien audible, cet authentique commentaire : “Regarde les trois vieux en face... enfin, vieux...”. Deux espèces se dévisageant l'une l'autre, voilà ce que nous étions, chacune avec son attitude, ses vêtements, et ses occupations supposées par ceux d'en face. Je me suis trouvé vers la même époque dans un train de banlieue, tout seul, en veston de minet décati – un Noir, « zoulou » dernier cri et falzar « baggy », se foutait bruyamment de ma gueule aux longs tifs ; je me suis penché vers lui à travers l'allée, affable, cherchant la conversation, quelque ancien élève peut-être avec qui échanger mes souvenirs ; mais au lieu de cela, jetant les yeux autour de lui et se découvrant seul, sans personne de sa tribu pour faire chorus, mon zoulou cessa de s'esclaffer.

    Il se détourna, au comble de la gêne, et baissa les yeux, prenant mon sourire pour du mépris.

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    BURGOS, ETC.

    07 50

    Confusion des temps et des villes ; mais c'est bien ici, à Burgos, que j'ai préféré siroter du vin vieux avec des vieux, debout contre un tonneau, que d'aller m'en jeter un dans le troquet d'à ccôté avec des mickeys de vingt ans. Même chose à Sagonte (« Sagunt » : ces langues prétenduments régionales m'ont toujours profondément agacé ; à Bilbao, je n'ai pas entendu un seul mot de basque, bien que tous les panneaux fussent pourvus d'inscriptions scrupuleusement bilingues) ; même Bergerac, en pays occitan, s'est crue obligée de doubler son panneau d'agglomération : « Brageira », alors que le dernier petit vieux susceptible de jargonner le patois s'est éteint depuis plusieurs dizaines d'an-nées, comme ils prononcent...).

    A Sagunt donc, je vis ce soir-là une immense place carrée envahie par toute une tribu , mille cinq cents personnes assurément, sortie d'on ne sait où, plus de mille jeunes campés sur leurs deux pieds les mains dans les poches de leurs vestons trop clairs et cacardant en espagnol à qui ieux mieux (le castillan, si noble, si courtois, si empesé, devient, manié en foule, un véritable bruissement de basse-cour, famille des anatidés : autant de nasillards canards). Je l'avais déjà constaté, au grand détriment de mes tympans, au pied de ces affreux immeubles directement empilés sur le sable de plage, d'où s'échappaient parmi les relents de fritures et de chorizo de véritables bourrasques d'oies en partance ou reprenant des forces sur quelque banc de marée basse ; les immeubles assurément s'apprêtaient à battre des ailes avant de s'enfoncer à-haut dans le ciel bleu.

    L'industrie du bâtiment espagnole ne semble pas encore s'être départie du fameux essor des années 60 : lourds balcons sur les quatre côtés, empilements de dix à quinze étages. Mais ce jour, à Sagonte, j'ai le cheveu trop long, la démarche trop souple. J'ai fui cet infini quadrilatère où caquetaient les insolents de tous sexes. Et à COLLIGNON ITINERRANCES 9

     

     

     

     

    Burgos, ils étaient deux à s'être simplement poussés du coude, puisque je ressemblais exactement à ces mannequins mâles des Soixante-Dix, avec pat' d'eph et crinière dégoulinante. Ailleurs encore, je me suis croisé certain jour avec mon double. Il fait toujours très chaud quand je voyage, c'est le lot commun. Venait à ma rencontre un revenant vêtu d'un jean, mains dans les poches, l'air piteux et le bassin balancé.

    Erreur d'époque. La ressemblance était si forte que j'eus envie de l'inviter mais la chose était si attendue que nous avons baissé ou détourné les yeux en même temps, pour ne pas parler de nous, pour ne pas finir ensemble dans un lit. Voilà ce que m'inspire, de proche en proche, ce séjour à Burgos en 2050, où je viens de me prendre un P-V de 60 € pour stationnement interdit…

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    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050

     

     

     

     

    Etranges circonstances, d'un hôtel frisquet à venir et d'un carnet à spirales “J'écris pour la gloire” offert par Muriel. Dans deux mois c'est Noël. Je dois écrire 25 mn. Journal du voyage. Nous avons déposé Sonia en gare pour 13 h 11. Elle a peur d'être abandonnée. Attention, ceci est une recomposition, un travail de littérature. Si je dis du mal de toi, ce ne sera plus toi. David était avec nous, il avait emporté un livre avec lui. Anne et moi surgîmes du petit tunnel, puis gagnâmes le pont de Bergerac. Nous roulâmes à travers nos souvenirs. La route de Branne est connue par cœur, j'en ai fait un roman.

    Les romans que je fais sont toujours trop courts. Des digressions me viennent, que j'abandonne (Sonia n'est pas une digression). Anne dormait sur le siège. Son buste retombait, se redressait, ligoté. Nous avons passé Ste-Foy sans qu'elle reprît véritablement conscience. Le lycée de cette ville est désormais défiguré par son avant-corps, qui se veut moderne. Est-il banal ? Ne dois-je pas accepter les évolutions de l'architecture ? Puis nous sommes parvenus à l'entrée de Bergerac, défigurée cette fois, et depuis longtemps, par des panneaux publicitaires et des bâtiments sans âme : “Zone industrielle”, ou “commerciale”.

    Je n'ai pas reconnu l'embranchement qui menait chez mes parents. Les feux rouges, les haricots directionnels : trop modernes ! La Rue Neuve en sens unique : tant mieux ! Les signes du temps sont le vieillissement de mon visage et l'inexorable rajeunissement des équipements urbains. Nosu avons voulu consommer au Tortoni, établissement bergeracois. Deux hommes en bleu de travail accoudés au bar des filles, et des femmes partout, en couples ou en trios. Mes conclusions sont vite faites ; elles sont stupides. Difficile de se faire servir un chocolat. Enfin je poursuis une fille de 17 ans qui vient de se rasseoir et lui commande pour ma table “deux petits chocolats”.

    Elle est épuisée, une autre plus âgée prend le relais et nous sert immédiatement avec un grand sourire. Parenthèse : ce sont pourtant de tels incidents qui furent édités COLLIGNON ITINERRANCES 11

     

     

     

     

    sur la Toile pour “Le Phare de Frazé”. Ainsi, du courage. Moi je m'imaginais que ma tête stupide – du moins, étrange - était cause de quelque refus de servir. Je ne dois pas sombrer dans la paranoïa. Puis nous sommes allés nous promener, passant devant le cinéma où se joue le film de Marie Trintignant sur Joplin ; devant le tribunal en réfection où mon père m'a fait propriétaire de ses biens : la donation entre vifs. Nous nous entendions, lui et moi, très bien. Et nous avons tourné, Anne et moi, rue de la résistance, que j'appelle rue des Tondeurs, car il n'y a pas eu la moindre Résistance à Bergerac, juste des bandes rivales qui attendait que l'autre attaque. “Nous n'avons pas reçu d'ordres”, disaient les Résistants. La Maison de la Presse fait librairie. C'est toujours l'occasion pour nous d'une grande exploration. L'accès à l'étage supérieur est privé. Il y a moins de choix qu'auparavant. Les rayons sont tout embrouillés, resserrés. Le présentoir des “Librio” ne présente ni “Pompée” de Corneille ni “paroles d'étoiles”, ouvrage collectif. Le gros livre sur Cocteau ne se trouve pas non plus dans cette librairie. Nous aurions bien acheté le Petit Larousse 2051 à Victoret, mais à quoi bon charrier ça dans notre coffre alors que nous l'aurions aussi bien au bout de notre rue, à Mérignac ? Il est aussi beaucoup question d'avarice stupide : autant retarder, dit l'avare, l'instant de l'achat. Puis nous avons retrouvé notre voiture sur le parking, où un flic bleu ciel scrutait le tableau de bord pour sévir contre les stationneurs abusifs...

    Nous l'avions échappé belle ! Avant de prendre place sur nos sièges, nous avons constaté que nous faisions connaissance, voici 40 ans, à trois jours près, le 28 octobre 1963. De quoi prendre un frisson de vieux, de quoi aussi se serrer les doigts tendrement, en se promettant de tenir les 40 ans à venir (nonante-huit et nonante-neuf ans). Je me retiens d'écrire depuis quelques lignes que ma femme attire les regards par son visage douloureusement bouffi, d'une pâleur maladive, et sa démarche titubante. J'espère encore la conserver longtemps, car elle est seule à me faire parvenir sur le COLLIGNON ITINERRANCES 13

     

     

     

     

    plan métaphysique. Puis nous sommes parvenus, par le pont d'amont, au cimetière de mes parents. Sur ce pont cheminant un jour avec mon père, vêtus tous deux de vêtements trop amples... je m'interromps pour faire ma toilette au lavabo ; ces ponts, ces répères, sont l'occasion d'une multitude de souvenirs : en 1989, lorsque mon père avait moins d'une année à vivre, nous cheminions donc sur ce pont, voûtés, traînant des pieds, car je réglais “mon pas sur l pas de mon père”. Alors un parigot motorisé s'arrêta lentement près de nous, et décocha en rigolant “Acré vain guiou d'bon sang d'bon souaire !” Je me suis vexé, surtout pour mon père, et puis, je ne pensais pas l'imiter à ce point-là.

    J'ai vociféré en montrant le poing à l'automobiliste, qui devait bien se marrer en compagnie dans sa bagnole. Mais aujourd'hui au cimetière, mon père était déjà mort, et ma mère, en quatre-vingt quatre pour elle, en nonante pour lui. Et je pensais qu'il me disait : “J'en veux pour 90, moi !”

    Le sort l'a exaucé, non pour l'âge, mais pour le millésime : il est mort en août 1990. Et si je calcule encore, ma mère étant partie en 84, nosu sommes bientôt en 2004, j'ai soixante ans l'année prochaine ; d'ici 20 autres années, j'en atteindrai 80, et je rejoindrai mes parents. Non dans cette tombe toutefois, car j'ai réservé mes quartiers à Bordeaux.

    Je suis resté peu de temps devant la tombe, car cela ne sert à rien, il faisait froid, la dalle était nue, la plus nue de toute l'allée. J'ai gravé du bout de ma clé la lettre “B”, mon initiale, suivie de la date. Il n'y a que moi pour avoir de semblables idées. Ma femme n'avait pas voulu m'accompagner, car elle ne les aimait pas beaucoup. Les deux conversations tenues par ma mère étaient de me reprocher de ne pas venir plus souvent, et de s'interroger sur la légitimité de ma fille. Mon père, en face de son épouse, n'avait plus de conversation depuis longtemps. Je lui resservais de mes cours, qu'il admirait, et il se demandait ce que je ferais après ma mort, tout surpris sans COLLIGNON ITINERRANCES 14

     

     

     

     

    doute et inconsciemment scandalisé que je dusse un jour lui survivre. Le séjour devant la tombe fut de dix minutes, suivies du traditionnel pipi de cimetière, devant cette autre dalle, verticale et sans séparation ; la pisse disparaît ensuite dans un enduit plâtreux. Et la voiture s'ébranle vers Lalinde, via Mouleydiers où nous évoquerons le vieux Maître Faget, passe le pont sur la Dordogne et cherche le Buisson de Cadouin. Notre prochaine halte doit être le cimetière de Coux-et-Bigaroque, où repose (c'est le terme consacré) Pascale de Boysson, compagne douloureuse (et jadis douloureuse) de Laurent Terzieff. Au lieu de rencontrer ce dernier perdu en méditation devant la tombe bien-aimée, nous avons remonté dans une forte odeur de vache des allées soigneusement râtissées où nos pieds s'embourbaient.

    Nous avions repéré les habitants des tombes sur un plan placardé sous grillag e: “de Boysson”, au fond à gauche. Parfois l'employé municipal ignorait le nom du défunt. Il écrivait simplement “OCCUPE” dans le rectangle : c'est à la fois respectueux des corps et extrêmement désinvolte. Je crois, surtout respectueux. Mais la tombe elle-même, aux inscriptions à-demi effacées (un de Boysson né en 1881, mort en 1971, peut-être son père, quelque vieux colonel) ne présentait qu'un long rectangle de terre encadré d'un muret, sur lequel reposait à main droite un toit funéraire à deux pans, gris et muet.

    Sans doute le début d'une installation monumentale. Terzieff attend d'avoir assez d'argent pour compléter cela. Il pense aussi que le défunt n'est pas tant honoré par les dépenses somptuaires que par le souvenir amoureux qu'on a de lui. Nous avons piqué un gros bouquet de fleurs roses artificielles tombées par coup de vent d'une tombe voisine, puisque je n'ai pas osé le faire à Bergerac, pour mon père ; Anne m'a dit que j'aurais pu, la tombe d'en face étant réputée abandonnée, regorgeant pourtant de gadgets : “Regrets”, et autres. Mais je ne regrette pas mes parents.

    Et je suis superstitieux. Après cela, il ne nous restait plus qu'à retrouver la route COLLIGNON ITINERRANCES 15

     

     

    de Beynac (hôtel à 50 euros, trop cher) : “Vous ne trouverez pas moins cher dans le coin !” Évidemment, dans ta catégorie, connard. A 38 euros à la Roque-Gageac. C'est moi qui ai monté les marches de la réception. Il y avait une jeune femme tête à claques, pour me dire d'un ton rigolard qu'on ne “faisait pas de chambres” ici. “Et ça ?” Je désignais tout un panneau dans son dos, indiquant les prix. Anne a débouché à son tour des escaliers. “Mais si, on fait des chambres.” Elle nous a menés aux numéros 9 et 10, en demandant si nous restions sur le même lit, si nous n'étions pas fâchés.

    Ma femme a répondu qu'on ne voyageait pas pour se disputer. Je grommelais en allemand dès les premiers instants, j'ai été présenté comme Lorrain, originaire de Verdun. Cet accueil m'a vexé. La tenancière n'aura de moi que les mots indispensables. Et puis le radiateur est froid, et le restera toute la nuit. Nous sommes allés nous goinfrer de lasagnes tout près d'ici. C'est la débauche, le bide augmenté garanti. Les couteaux étaient flexibles, j'ai fait semblant de les lancer sur ma femme en les tenant par la pointe. Nous avons été vite bloqués par une tablée de 3 english women, bien grasses et bien épanouies, qui savaient le français, mais pas assez pour suivre notre conversation.

    J'ai été éblouissant, boulant les mots, dévidant le jars, mêlant boche, espagnol, italien, arabe et turc de pacotille. Les voisines lançaient des clins d'œil perplexes, en poursuivant de leur côté une conversation anglaise aussi animée. Nous sommes ressortis de là les jambes écartées de bouffe. De fortes brumes flottaient sur la Dordogne, prévues par la vieille mère Marqueton avant notre départ. Et, miracle, quatre gabarres, avec un ou deux r, amarrées pour des promenades : “en octobre, seulement l'après-midi”. Nous y serions bien montés, mais quid du musée de Figeac ? ...et s'il était fermé le dimanche ? “Close on Sundays” ?

    Alors nous avons admiré, lu les prospectus (je lis couramment l'occitan : ce n'est pas difficile), et nous sommes remontés nous réchauffer ici. Nosu avons joué à la belote en étendant sur la table une serviette nid d'abeilles, et Annie a gagné. Nous avons gagné le lit à 11 heures, claqués

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    mais sans plus. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous avions consulté des cartes. Nous ne savons pas où nous irons après Figeac. Ce matin je me suis réveillé à 7 h après un rêve de plus à tendance homosexuelle, sans que je me rappelle autre chose qu'un contact très doux de joue d'homme.

    J'ai écrit le début de ceci sur la cuvette des chiottes fermées, la boucle est bouclée. Annie s'est douchée, moi non, parce qu'elle a trouvé le système de fonctionnement de la douche par poignée latérale sur le pommean, et moi non. (...) Nous sommes descendus à l'instant prendre le petit-déjeuner. La serveuse est la même personne qui nous a reçus la veille au soir, elle nous a proposé des jus de fruits dans un festival de plaisanteries. En bas hurlait littéralement un chorus de comédie musicale, où les humains manifestaient leur enthousiasme d'être “Tous ensemble – tous ensemble – gnouf – gnouf” - “Nous les hommes, tous les hommes, rien que des hommes”.

    Heureusement nous étions à l'étage au-dessus, nous avons tout englouti, nous avons payé, la servante ou tenancière nous a affirmé son peu de prédilection pour les musées et autres momies égyptiennes. Nous avons payé près de 54 euros, nous sommes remontés. Anne s'est lavé les dents, j'ai oublié ma brosse et mâche du chewing-gum, il ne reste plus qu'à remballer nos affaires. Impossible de chier ici, ça dauberait un max, mais j'aérerai. Anne essuie ses lunettes, je mâche assidûment, il ne reste plus, cette fois, qu'à redescendre nos quatre bagages. C'est beaucoup. C'est de notre âge.

    Adieu la Roque-Gageac. FIN..

    Suite. Nous nous levons, rassemblons nos affaires, multiplions les va-et-vient de notre chambre à notre voiture. Le petit-déjeuner se déroule sous les auspices de la serveuse piquante. Elle nous demande si nous voulons du jus de tomate, du jus de carotte. Elle précise que c'est bon, “tellement bon qu'on ne sent pas le goût”. Supposition : c'est de l'humour. Elle tend vers nosu son petit pubis hérissé. Quand nous la quittons, elle est incapable de nous fournir les heures d'ouverture du Musée Champollion de Figeac. Elle nous dit : “Moi, les musées...” Pour la pousser, je rajoute qu'il s'y trouve une momie.

    Elle se rengorge dégoûtée. Pendant le petit-déjeuner, trois fois de suite, un horrible chœur de comédie musicale style soviétique avant l'assaut tchétchène, chantant “les hommes, tous les hommes, rien que les hommes”.

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    CHATEAUNEUF SUR CHARENTE 51 02 19

     

     

     

     

    Les premiers mots qui me viennent ne sont pas français mais des syllabes sans suite (Aubeterre), dont je goûte l'exotisme : Teşekkür ederim", c'est "merci" en turc. Voyone les événements du jour, 19 février, à Châteauneuf-sur-Charente, car c'est la seule chose à raconter. Commençons par une grande naïveté, ce contentement que j'ai eu d'apprendre que Ma femme et moi-même étions toujours amoureux, d'après de nombreuses et longues observations de Notre Meilleure Amie. Je suis très heureux de faire plaisir à Ma Femme. A propos de ces majuscules : il faut se marier, voyez-vous, officiellement, pour dresser contre tous ceux qui souhaitent nous marginaliser un barrage, et quelle marginalisation plus efficace que celle de l'homosexualité. Tu dois être pédé, toi, on ne te voit jamais avec une fille !

    J'ai pris des airs à la fois mystérieux et inexpressifs, ce qui est une gageure (prononcer "gajure"... eh oui ! avec un "h", le "eh"...). Mais je tiens à faire savoir que je suis bel et bien Marié, devant curé, maire et notaire. Je n'ai pas toujours protégé ma femme, des souvenirs cuisants me remontent à l'esprit. Ce matin, nous partions sous la pluie et le froid vers le nord, nous moquant de nous-mêmes : "Papounet et Papounette partent en expédition." Nous savons à quel point nous sommes timides – veules – pusillanimes. Naïfs, désargentés. Nous surveillions la route, nous nous sommes arrêtés à la Roche-Chalais, à l'extrémité Ouest de la Dordogne.

    Au Maine-Giraud, Nous avions elle et moi, ma femme véritable, passé plus de temps à écouter le cours du vigneron sur son cognac et son alambic de cuivre qu'à ressasser nos émotions littéraires. d'en haut je vis le chai contemporain où se distille encore la fine qu'il vendait. Pas de guide. On laisse le visiteur impunément errer, songer sur manuscrits et parchemins portraiturés d'époque. Mais la distillerie, à bien des exemplaires ici, nous fut doctement commentée, car la grande affaire du Maine-Giraud, c'est le cognac. Vigny veillait sur son cognac. Fort mal disent certains. Rude gnôle. Rude poète, estimé par ses pairs de Paris, mais piètre gestionnaire.

    Dénonciateur, Vigny, d'un prêtre réfractaire afin d'avoir ses bénéfices, tandis que ce dernier crevait en déportation ; tout poète cache son salaud. N'est-ce pas...

    Certes pour ce cognaquier le précieux liquide équivalait aux productions de Vigny, dont il ne se souciait guère et qu'il eût été incapable de nous réciter d'un ton pénétré, tandis que nous nous serions signés sur nos prie-Dieu. De quoi comprendre a contrario la possibilité des plus sublimes inspirations dans ce méchant réduit ; de cette ouverture monacale Vigny voyait son chai à vin, si négligé : il gérait mal ses vignes. Cette maison de hobereau n'a pas varié depuis sa naissance, tracteur et courant exceptés. Face au plus beau paysage du Vivarais m'étaient jadis revenus à l'esprit, en régurgitation acide, les pires méditations misogynes...

    Tandis que d'autres vont au Sénégal, notre exotisme financier nous limite à la Charente. Nous avons commandé deux grands crèmes, pas trop chers. Nous avons erré sur l'esplanade de la mairie, dominant la Dronne qui serpente. Nous avons admiré une maison bourgeoise aux vitres cassées juste sous le pignon : abandonnée. S'il nous échéait une telle maison, nous ne quitterions plus le village. Il faudrait transporter avec nous nos amis, notre petite famille : ma Phame ne peut vivre, coupée de son environnement humain. Il me suffirait à moi de quelques gros rayons de bibliothèque et d'une tripotée de disques... mais je me vante, sans doute.EDITE SUR MON BLOG 58 08 11

    MAUSSAC 15/16 04 2051

     

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    Toujours m'imaginer ce que je ferais si je devenais libre, non par décès mais par recasage. Aucun style. Cacophonie absolue. Le type même de l'acrobatie aragonaise. Je suis parti. Je suis revenu chercher mon pyjama, puis mon peigne. « C'est un gag. » Oui. Sitôt que je renie ma faiblesse, elle me rattrape. Le saut à l'élastique : pareil. Plusieurs rebonds, plusieurs rechutes. D'abord tracer. Une borne "super" en dérangement. Une autre en fonctionnement, à Lormont. Un gros Noir mal rasé à double menton. Désirable, comme tous les Noirs. Tout de même il y a une limite.

    Et de rouler, rouler vers le N.E., avec des rafales de bavardage. Bavard, moi ? Annie l'affirme. Pires que moi : Lauronse, Véra. Je ne pensais pas que ce pût être perçu comme inconvénient. Als Nachtrag. Un petit chemin, qui monte et qui descend, entre les arbres qui n'ont pas encor retrouvé leurs feuilles, nous sommes à la mi-avril. La seule différence entre Favretto et moi, c'est qu'elle se prend pour quelqu'un de modeste, alors que mon génie est une forme de véritable modestie : je souhaite à chacun d'être génial. Et quand je suis revenu à ma voiture, en plein soleil, sur un parking de chasse, j'ai appris un rôle de juif, celui peut-être de Primo Levi, ça y ressemblait, puisqu'on parlait de l'I.G. Farben à la Buma.

    Ce sera très chouette, surtout si je joue

    "Les femmes gueulaient dans les camions

    " J'veux pas y aller j'veux pas y aller

    " Mais quand on y est arrivées

    " Ça sentait le poulet grillé !

    " Le SS s'est mis à gueuler

    " Arrêtez de brailler comme ça

    " Du gaz pour tout le monde y en aura"

    " Les flammes montaient jusqu'au ciel

    " Tant pis pour nous tant pis pour elles."

    Le soir tombe. Je n'ai pas rédigé ma journée. Ça divague terrible. Je me suis retrouvé sur la bretelle d'évitement au sud de Périgueux, vaste balafre sans possibilité d'évasion ("carrefour bloqué" – "carrefour bloqué") Ste-Marie-de-Chignac St-Pierrre-de-Chignac, la grande surface dans les gravats, portant le nom d'un ruisseau de là-bas, pris un petit bonbon Total, un sourire du serveur. J'intimide désormais (mon âge). Tant mieux. Jadis je prenais des mines. I was self-conscious. L'air de dire : "Je suis bon, là ?" Ridiculous.

     

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    Crépuscule extraordinaire sur les pins, avec une toute petite bagnole grise toute penaude d'être abandonnée, en contradiction avec le paysage, ma démarche de génie mes pensées parasites, plus qu'assez des "profils bas". Toujours modeste toujours modeste – merde ! Puis, recherche d'u cybercafé pour Pascal Tarche. A Thenon, il n'y en a pas un. L'agglomération forme goute suspendue à la N 89 : tel est Thenon, je vois le panneau "Gabillou 9 km". Cette fois-ci je n'y vais pas. Des ploucs ont revendu la propriété de Thérèse Plantier, éparpillé tous ses papiers. Robin Morlot s'est suicidé après la mort de son amante, de trente ans plus âgé que lui.

    Je revois la mine gourmande de Robin Morlot, me faisant goûter du fenouil. Pierre-André le nommait "Larbin Roblot". J'étais fou. Tout ce que j'écris est grand. Is great. M'en souvenir. Le matin, je suis allé à Ussel. J'ai demandé un photographe. Un brave homme ne peut me renseigner. Je trouve par moi-même. Je bavarde sur mon incapacité à placer la pellicule. Jusqu'à La Courtine, je cherche les hypothétiques baraquements servant de bordels à soldats, et qu'on m'avait décrits ; rien, que du paysage. Des routes en impasse : ce camp est une verrue.

    Halte à Poussanges. Une montée, une descente : d'abord dans une prairie, où le sentier se fond. Remontée vers la bifurcation. Redescente dégringolante cette fois parmi les arbres morts et blancs, les souches, des bidons, et une balle d'enfant, sur le côté. Ma règle de vie est de marcher 20 mn dans un sens, 20 autres dans l'autre. La pente de retour est forte, je souffle, et transpire au point qu'arrivé à ma voiture, il me faut d'urgence changer de chemise, elle empeste. Je me demande ce que deviennent tant de textes entassés de génération en génération dans les familles.

    Ayant lu les premières manifestations d'insolence littéraire de Voltaire, cherchant en vain des traits de ressemblance entre lui et moi, j'ai tourné pour finir la clef de contact et suis parvenu à St Georges de Nigremont (j'appris plus tard que deux frères mérovingiens avaient ici même failli en découdre), cornet de glace inversé. Les maisons de pierre du Massif Central toujours majestueuses, définitives : des caveaux habités. Et sortant d'une fenêtre, un mauvais rock et d'exaspérantes voix de djeunzz inconscients de l'endroit où ils vivent.

    Je descends au cimetière, extrêmement déclive, surprenant au dos des tombes alignées, dans ce couloir, de vieux pots que je photographie. Je parle aux morts, caressant leurs photos, dont l'une ne souriait pas, car on mourait encore dans ses soixante ans, dans les années 65. .. La préhistoire en somme... Jeune homme mort le 28 août 78 à 16 ans, cheveux longs, regard creux, pomme d'Adam saillante, le tout déjà d'un vieux, "depuis que tu es parti mes larmes n'ont jamais MAUSSAC 15/16 04 2051 3

     

     

     

     

    cessé de couler" dit la mère, "Pourquoi à vingt ans" avais-je lu sur la tombe ignoble d'une jeune fille de Chantonnay (Vendée) (indépendamment de la catastrophe ferroviaire de 1958). D'autres catastrophes me reviennent en esprit. Que deviennent tant de souffrances humaines, ont-elles une âme animales et flottent-elles parmi nous et quelle est leur fonction car il faut nécessairement qu'elles en aient. Puis je suis reparti vers Giat. C'est lors que s'est produite cette extraordinaire crise de Fernoël, où j'ai gueulé par la fenêtre ouverte je suis libre ! Libre et j'emmerde la terre entière ! Plus de femme d'enfant ni de métier ! Je vous emmerde et ne reviendrai plus ! Libre ! Libre !" Mon Dieu faut-il que ce soit vrai pour que j'aie gueulé ainsi.

    A Herment je dédaigne la petite épicerie style "et comment ça va-t-y la p'tite dame", je fais halte face au Puy de Sancy enniegé, halte à La Bourboule. Je n'achète là que de mauvaises choses, personne ne me connaît, virginité absolue, ma vie recommence avec la caissière...

    52 03 29

     

    Le tracteur passe, le nuage fraîchit. (...) ...crois pas. Comment peut-on s'isoler lorsqu'on est in estren [sic] évêque. A moins qu'il ne s'agisse d'un isolement à la Marquise de Sévigné, 6 servantes par-devant, 6 louvetiers par-derrière : "Quel bonheur ma fille que cette solitude !" La solitude ne me vaut rien. Lâché en 2012 en plein Paris sans possibilité de contact (vivant dans un appartement prêté), j'avais vite perdu pied, apostrophant les passants dans ma langue, sans qu'ils y prêtassent (pour l'instant) attention, téléphonant même à G. sans savoir que lui dire, m'abstenant de visiter tel ami dont il m'avait donné l'adresse, crainte de devoir parler.

    Ou de passer pour un con. Ou pis encore de l'ennuyer. Je voudrais vivre à la campagne "dans ma villa d'été". Mais jamais je n'aurai de villa de campagne, il n'y a plus que vingt étés. Trente si Dieu veut. Attachement de soi à soi. Désolé. (...)

    Il n'y aurait pas de fin à mon errance. J'aurais avec moi mon ordinateur portable. Je parcourrais la France, l'Espagne et l'Allemagne. Le Portugal et la Suisse, assurément. Je téléphonerais aux êtres cher. Puis plus rarement. Nous nous estomperions tous. On se passerait bien de moi. Je me demande sans cesse ce qu' « on » me trouve. Jamais je n'ai pu éprouver l'efficacité de telles errances, n'ayant jamais dépassé la semaine. Qui de mes ancêtres a été colporteur ? Ou roulier ? Un de mes grands-oncles fut facteur. Chercher vers Lahaimeix (55). D'autres ancêtres paternels transportaient de grosses meules de comté, ou d'énormes grumes sur des lits de chaînes.

    Mais je ne veux ni clients, ni autres contacts humains. Je ne tolère que les fournisseurs : pompistes, hôteliers, restaurateurs. Assurément les gens sont très aimables. Pourvu seulement qu'ils soient payés.

     

    HOTEL DE TIQUETONNE 52 03 31 / 01/4

     

    30 03 05

    Silence d'hôtel. Perdre pied d'avec le monde. Echappé à tous. Ce que j'aurais pu devenir. Mort-né ? J'ai préféré la vie à la schizophrénie. Gagner ma vie. D'autres inventent des langues, des mondes - "Avez-vous acheté le dernier Atlas ?" - Blétébéléland. Je m'engourdis. Je dors (il faudrait desphotos de cela).

     

     

    01 04 2052

    Déstructurer le langage, parler par langues, dessiner des cartes : perte ou menace, de l'espace, de la pensée ? A 14 ans j'eus le réflexe salutaire d'aligner le temps de ma planète sur celui de la terre elle-même et ne puis donc présumer de ce qui se fût passé par la suite. Asile ? Douloureux épisodes de confision mentale ? Au lieu de me documenter (...)

     

    CHAPITRE DEUX LA CHAISE DIEU 13 06 52 1

     

     

     

     

    Ma vie ne sera plus qu'une errance, que je voyage ou non. C'est ainsi qu'il convient de la concevoir. Le six juin deux mille cinq, je suis parti le matin. Une ligne de bus conduit directement de chez moi à la gare. Je ne me souviens plus de cetrajet. Il n'y avait en moi aucune exaltation. Avant de prendre le train, j'ai acheté « Marianne », qui portait en titre « Rébellion », en grosses lettres rouges. C'est la triomphe des adversaires à la constitution européenne. J'ai voté oui, mais je ne sombre pas dans le défaitisme. Dans mon wagon, une jeune fille à petite poitrine occupe le siège à côté du mien, contre la vitre.

    Le nombre de jeunes filles que je rencontre dans mes déplacements tient du prodige. Celle-ci s'est enfoncé un écouteur dans l'oreille et ne me prête nulle attention. Vers Périgueux, arrivée d'une jeune femme, ving-cinq ans à peu près, dépucelée celle-là. Elle semble tout à fait décidée à s'asseoir à la place de ma voisine, qui occupe le numéro 13 au lieu du 23. Cette dernière émigre juste en face, et je lui succède, sur l'empreinte de son cul. La vieille jeune déclare en effet : « Je vais encore être désagréable, mais le côté fenêtre, je ne peux pas. » Qu'à cela ne tienne, je me colle à la fenêtre.

    Ma nouvelle voisine se plonge dans des articles de revue, sur le chômage peut-être, ou une frivolité de ce genre. Les deux antagonistes descendront à Limoges. Toutes deux feront l'obket de mes interrogations sans relâche : à quoi elles pensent ; de quoi ont l'air leurs corps respectifs, que j'aperçois par les échancrures des manches, à la taille lorsqu'elles se penchent, révélant l'élastique du slip. Je m'imagine découvrant progressivement dans le déroulement des blanches étendues de chair la survenue du cratère aplati qui leur tient lieu de sexe. Savent-elles à quoi je pense ? Je ne suis plus qu'un vieux, j'apprends à ne plus regarder personne dans les yeux. Ou plutôt je poursuis cette excellente habitude.

    Plus tard, sur le long trajet ponctué d'arrêts qui me mène à Clermont, je m'occuperai. Je n'aurai nullement détrompé ceux qui pensent que tout est réservé. Restons seul. Sortons de nos bagages ce petit jeu d'échecs à pièces magnétiques, qui intrigue une autre jeune fille. Elle racontera cela le soir en arrivant ; et comme j'attire son attention, la voilà qui se pose du vernis à ongle, une âcre odeur se répand. Elle n'a pas été en reste. Il paraît que tout le monde veut faire l'intéressant en train. Je l'aurais bien fait en 1958, lorsque nous partions tous pour Tanger. Hélas, une bande d'excités se répandait en propos bruyants :ils s'installaient encore plus loin, à Fez ; je n'avais plus qu'à fermer ma gueule, et à la faire. Ils s'en sont aperçus. Que je la faisais.

    A présent je monte dans la navette St-Germain-Clermont. Il y a encore une femme, de cinquante ans, portant à la fois sur son visage l'angulosité des cinquante ans et la sportivité des

    quarante engloutis. Je crois que je sais m'y prendre avec les femmes : il suffit, après leur en avoir demandé la permission, de les prendre par les épaules et de les serrer très fort. Ensuite, elles vous emmènent chez elles et leurs étreintes sont torrides. Même à Clermont-Ferrand. Mais que diable, mon billet porte "Brioude". Il serait hors de question que je remisse en cause mon évasion pour un risque. Et me voici à Clermont. La petite ligne de Brioude est super-équipée, un véritale petit bijou de navette.

    Le contrôleur me dit quelque chose que je ne comprends pas. Je fais un signe circulaire autour de mon oreille. Il a dû me dire : "Vous occupez deux places et pourtant nous ne vous en faisons payer qu'une". Exact. Je me suis un peu étalé. Deux très jeunes filles devant moi. La ligne de leur nuque, cet espace infiniment doux sous l'angle de la mâchoire, où l'on voudrait déposer des baisers sans fin. Une autre, en face. Les deux qui sont devant moi se parlent en écoutant un portable où s'est enregistrée une de ces petites ritournelles en vogue. La plus jeune a douze ans. Elle montre à sa copine, à sa sœur ? Une carte d'anniversaire avec des dessins d'enfants, des petits cœurs. Elle croit encore que tout le monde est gentil, surtout ses parents.

    Elles descendent en cours de route, s'assoient sur un rebord de ciment au pied d'un transformateur. D'heureuses personnes viendront les chercher, pour les renfermer dans leurs jalouses familles. Je crois que je voyage pour admirer une immense quantité de jeunes filles avec lesquelles je m'invente une infinité d'histoires à la Nabokov. Pourtant je déteste Nabokov. Je le trouve surfait, niaisement diabolique, parfaitement plat. Bon... Tous papiers signés, je me suis dirigé vers un parking centre ville (après une erreur dans une cour gravilllonnée), hoquetant de mon ignorance des passages de vitesses. Passée une zone de travaux bien bruyante, et parqué enfin, je suis monté vers la cathédrale. C'est juste en face du Grand Séminaire.

    Figurez-vous que l'on célèbre, de temps en temps, au Puy, un jubilé, chaque fois que le jeudi de l'Annonciation coïncide avec la veille du Vendredi Saint : du début à la fin, saisissant raccourci de la mission du Christ... Une vraie démarche à la Léon Bloy. J'ai vu trois prêtres se suivant en grand apparat d'aubes et d'étoles. Je ne me souviens plus de cette visite. Il y avait des rues qui descendaient, c'était du pittoresque, assez convenu sans doute. Je m'attarderai davantage sur un incident prouvant ma stupidité, car j'en raffole. Sur la place du Puy face à l'Hôtel de Ville, après avoir évité un gitan roumain qui en voulait évidemment à mon pognon avec un journal à la main, je fais connaissance avec ma voiture de location.

    C'est la première fois que je possède des vitres à ouverture automatique. Mais je ne sais pas les refermer. Il faut éviter le gitan, qui ne manquera pas de me reharceler. J'avise un quinquagénaire avantageux, avec moustache blanche, très séducteur, homme à femmes. Et que j'ai déjà vu à la télévision, j'en jurerais. Il me montre le mécanisme avec étonnement. J'appuyais au mauvais endroit. Il croyait peut-être en une drague homosexuelle. Je m'imagine toujours environné d'homosexuels. Croire que ça me rassure. Et me voilà parti vers La Chaise Dieu, ça monte, les forêts de sapins se succèdent. Ma seule émotion est de me figurer, au sommet d'un pli de terrain, que j'aperçois le petit bourg.

    Il n'y a pas d'émotion en moi. L'hôtel ridiculement intitulé "du Monasmus et Termitère" se présente à moi dès le pemier virage. Toute sa devanture, à l'extérieur, est occupée par des sculptures de champignons en bois d'environ soixante cm de hauteur. Manque de goût puéril. Je me dirige à la réception, où une femme interrompt une conversation pour me recevoir. Je dis avoir réservé quatre chambres - je rectifie aussitôt : une chambre pour quatre jours. Sansle j, ça fait "ours". Je suis le seul ours. C'est alors que je m'aperçois que la chambre en question, comme une série d'entre elles, ne correspond pas au label deux étoiles : pas de fenêtre, une simple tabatière avec vue sur le ciel, une dimension riquiqui (mais je m'y attendais).

    On s'était bien gardé de me préciser cette absence de confort sur le site internet. Mais je suis si content malgré tout d'atterrir dans une petite boîte blanche très lumineuse, rien qu'à moi, qie j'acquiesce. Les prix sont d'ailleurs triplés pour la durée du festival, fin août. Des musiciens ont dû se branler là, le lit est à deux places. J'ai dû m'étendre d'abord, puis aller me promener vers l'abbatiale, en prenant par le haut, par la nationale. Nous étions le 7 juin, il faut que je consulte le carnet. Voici ce que j'y ai noté : le hall de l'hôtel et du restaurant est couvert d'inscriptions comminatoires et discriminatoires.

    Les chambres sont à prix réduit pour ceux qui passent ici au moins trois jours et qui acceptent de dîner au restaurant. On est prié de ne pas faire trop de bruit après 22 h. Et ceci, et cela.

    Surtout, deux articles affichés là sont lus par moi in extenso. Il s'agit de la carafe ou du verre d'eau fournis à la demande par le restaurateur en sus du café ou du repas. Ce verre d'eau n'est pas obligatoire, nous prévient-on. Il s'agit là d'une coutume italienne, qui n'a pas lieu d'être ici. Certains ont même facturé la carafe 5 francs ! Le tout accompagné de rappels de jurisprudences à propos de procès engagés à ce sujet. Eh ben ça ne donne pas envie de manger ici, bien qu'il soit précisé que l'eau est fournie gratuitement.

    On rappelle simplement que ce n'est pas obligatoire. Et qu'il ne faut pas prendre les hôteliers pour des esclaves. Et que dans un restaurant gastronomique, le service ne peut pas être aussi rapide qu'ailleurs, qu'on y est débordé, qu'on doit fermer tôt parce qu'on ne peut pas ranimer le feu de toute une cuisine juste pour une table de bouffe-tard, etc. Je ne sais pas les ennuis qu'ils ont dû avoir avec les clients ici, mais ça devait être pittoresque. Ici, il faut saper pour assister au festiva - disons qu'une tenue de ville plus que correcte est vivement recommandée, voire des tenues de soirée.

    Alors quelques snobs de Paris ou de Londres ont dû se prendre pour des importants méritant des larbins à leur suite... Je me suis donc rendu à l'abbaye, visite payante, examen minutieux de toutes les tapisseries, forme d'art que je n'apprécie pas particulièrement, mais je suis scrupuleusement la description du prospectus. Bon, une église, c'est une église. Toujours aucune émotion. L'âge. La Danse Macabre est dans un état de délavement inquiétant, il n'y a aucun éclairage, cela semble au-dessous du médiocre et du convenu. Enfin j'aurai fait mon boulot.

    Au retour, passant devant la caserne des pompiers, je monte en marmonnant (je parle seul) la pente vers le Signal Saint-Claude, sous le soleil. Je me sens âgé, fatigué. Le sommet n'existe pas, c'est un sous-bois clairsemé de fougères détrempées, je m'assois sur un banc. Je m'étends sans doute, comme je fais souvent en voyage, comme ma femme le fait en temps ordinaire chez elle. Je lui envie de pouvoir s'étendre ainsi à tout bout de champ pour "faire le point". Et je veux faire quelques provisions au super-marché d'Arlanc, Puy-de-Dôme, en bas de la pente, comme m'y a invité un panneau publicitaire.

    Arlanc est un bled quelconque, fourmillant de panneaux annonciateurs de ce fameux supermarché, mais tellement mal conçus que l'on rate sans cesse la bonne rue. Je tourne dans le village.

    HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

     

    Ici à Saint-Bertrand au sein d'un autre moi sans télévision j'ai visité la cathédrale Communion des Saints c'est cela, écrire est entrer dans la Communion des Saints... Je me suis assis côté nord et cloître au pied d'un portillon revêche et rouge affligé d'un digicode. Sont venus deux hommes devant qui je me suis levé, j'entendais très bien l'orgue à travers le bois, « C'est une répétition » leur dis-je, ignorant si l'on nous laisserait entrer. Sont venues des femmes qui sont entrées là sans difficultés j'ai pensé : Ce sont des choristes. Elles ont cinquante ans apassés, tant il est vrai que la voix mette des années à se trouver, à s'approfondir.

    Puis elle se fêle. Et contournant l'édifice vers l'avant, je vis que le porche lui-même en vérité s'était ouvert et je rejoignis le groupe. Nous étions onze comme les apôtres après la défection de Judas et je tenais un paquet de courses en plastique. Un vieil homme chauve et tremlant mais résolu apporta dans le chœur, le seul but de l'écriture étant de vous mettre en prière, dans le sein de Dieu perpétuellement, et entre les stalles de bois vernies, un pupitre tenu à bout de bras à petits pas. Il nous adressa la parole, un état de conscience supérieure le plus permanent possible, à tous, tandis que nous siégions dans les stalles des moines (une aide les avait abaissées ; chacun sait à présent, que la petite pyramide inversée au revers du rabattant s'appelle une "miséricorde").

    Le prêtre parla de la prière. Tantôt il s'exprimait, tantôt l'orgue. Il nous a dit que Saint-Bertrand de Comminges prédispose à la prière. Mais tout suscite la prière. La Grâce vient où Dieu veut. Vézelay, tout pur qu'il soit, m'a laissé froid comme une verrière de hall de gare. Le prêtre nous présente le bas-relief d'Abraham, et fait lire à son assistante, respirant la bonté, la Genèse au moment du sacifice d'Isaac. Il se demanda pourquoi le Père, le pied sur un crâne, tenait les jambes croisées ; je répondis sans y être convié qu'apparemment c'était la croisée des chemins. Il en fut satisfait.

    Le crâne anticipait sur Golgotha, "la colline du crâne". Abraham sacrifie son fils unique, Dieu le fera du sien. Triomphe sur la mort. Il y avait dans l'assistance de ces demi-vieilles, de mon âge, émouvantes par leurs beautés éteintes si pathétiques, en couchers de soleil. Je les aurais prises par les épaules. Convaincues de se laisser aimer, vides écorces de bigotes où palpitent de flatulentes extinctions d'orgasmes (mettons "papillons frémissants sur leurs épingles"). Notre guide nous mena ensuite devant un Saint Jean-Baptiste de marqueterie, jouxtant un Saint-Bertrand. Il nous cita les Evangiles.

    Et je vis à la dérobée une vieille fillette priant à genoux sur un siège trop haut, de ses deux petites guibolles trop blanches et jointes, la Sainte Vierge Mère. Puis écoutant de nouveau l'orgue à travers la porte latérale refermée, entendant que le prêtre se dirigeait vers moi, je me repliai HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

    au pied des murs en direction du porche, où je pris l'atitude angélique de Vinci, montrant de mon index le ciel même. Le vieux curé se retourna, trébucha dans l'inquiétude : tant d'amour de l'orgue et de la pause ! Quand il eut disparu chez lui, je demeurai jusqu'à onze heures, pour que des voix de chanteuses de jazz ne m'atteignissent pas, qui sortaient à présent d'un café ouvert par les haut-parleurs d'une enceinte. Elles aussi cherchaient et louaient Dieu, par des routes si différentes. Il y a tant d'autres choses à dire, que je remets à plus tard, à jamais peut-être.

    Me voici à trois heures vingt. Pas un instant de sommeil. Ce que je dis maintenant précède ce que j'e viens de raconter. J'avais hésité entre deux restaurants, le premier, de garçons, très préoccupés de parler à leurs connaissances, donnat l'impression que le client n'était pas indispensable ; le second, d'une seule fille, plus attirant malgré la laideur de son nom ("Chez Marinette"). Je me suis décidé pour la fille, prenant à moi seul une table de quatre. "La belle vue, c'est de l'autre côté, mais c'est comme vous voulez." Très juste ; le petit jardin donnait sur une vaste vallée, sur tout une perspective de crêtes, hélas gâchée par une grappe de tablées plus quelconques ou laides l'une que l'autre.

    Franchement. Dîner avec, entre moi et le vaste monde, ces grosses gueules gélatineuses en train d'introduire dans leurs ignobles bouilles de gros morceaux de bosutifaille, non. Si ma serveuse eut insisté, j'aurais dit quelque chose comme "je n'aime pas être vu", elle m'aurait demandé – fantasmons – qui j'étais... Derrière moi une famille mélangeant le français, l'anglais et une troisième langue qui à mon grand désappointement me fut impossible à identifier, quelque chose de rude et de doux ensemble. Un petit garçon à longs cheveux bouclés et gros godillots jouait à manger.

    Je me figure qu'on lui apprenait pour son malheur à devenir plus tard un de ces hommes-poupées que les femmes affectionnaient milieu seventies, de ces semi-impuissants qui se demandent en plein amour s'ils font du mal au corps de l'autre, comme on me l'a rapporté – pour cet instant l'enfant trottine, chipe une serviette et fait sonner bien haut sa langue, sans en omettre une merveilleuse syllabe, comme on le fait si l'on est sûr de ne pas être compris. Sa mère lui répondait plus doucement, en femme d'expérience qui parle sa propre langue sans avoir le besoin de l'exhiber, et rectifiait son fils.

    J'ai bien pensé que c'était de l'hébreu, au mot "cacherout" que j'ai fini par distinguer. Je n'ai pas osé demandé ce que c'était. Ou je n'en ai pas eu envie. Lorsque j'eus achevé mon plat, et le HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 22 07 05 3

     

     

     

     

    café, liégeois, énorme, dont ma soif ne fit que cinq bouchées et six aspirations de paille, je dis, jsute en me levant, comme un exercice en effet préparé de sang-froid, ce que je pensais exactement, car malgré mon dos tourné au panorama j'avais bénéficié d'un petit enclos fleuri entre deux haies : "Mademoiselle, votre sourire vaut tous les paysages", en bafouillant un peu entre les dents comme un qui n'a pas coutume de balancer de telles énormités. Elle s'est étranglée de rire et d'étrangeté, trois-quarts de seconde, puis s'est ressaisie et rendue sensible à mon compliment de vieux fou. J'aurais pu le glisser sous la soucoupe à chèque, mais je tournais ma phrase dans ma bouche, plus assuré désormais de ce qu'il faut avoir comme visage pour complaire aux femmes : un aspect de vieux beau indifférent, qui songerait voyons à cela aux heures du tocsin de l'homme, qui n'atteindra plus jamais le foyer de sa lance... Permanent spectacle que je m'offre à moi-même...

     

    BERNARD COLLIGNON PETITE ERRANCE

    MAULEON 55 03 23

     

     

     

    Συκονομαι, πλυνομαι, ντυνομαι – je m'éveille, je me lave, je m'habille. C'est le “rite à soi-même”, avec force regards à la glace, en pied. Je veux me contempler sans rien risquer. Il y a quelque chose d'obscène à ainsi revendiquer pour soi l'existence, l'obligation d'un risque ; de le définir, d'en faire la condition essentielle de l'écriture, le sine qua non, (“sans risque, pas d'écriture”), de le constituer en règle déontologique, d'en faire glisser la qualité en quiddité, d'en effacer l'accident au point de le confondre avec l'en-soi. C'est ainsi qu'on en vient, comme Leiris, à se demander à quoi “sert” d'écrire – toujours cette obsession de l'utilité”, de la servitude – et à préférer toutes les formes d'action à l'écriture, même la tauromachie ou l'engagement humanitaire.

    Foutaises. Quand j'écris, j'écris. Je ne sais pas ce que je risque. Je risque probablement quelque chose. Mais il ne m'appartient pas de deviner, encore moins de définir ou de revendiquer ce que je risque. La mort, probablement, le temps, comme vous tous, qui “main crispée sur le stylo, marchez les yeux grands ouverts sur le chemin descendant au tombeau”. Je suis arirvé à Mauléon-Licharre comme un de ces voyageurs à faible rayon d'action du XIXe s. A chacun son budget ; le mien ne me permet pas de courir le monde ; ainsi ma découverte de Mauléon s'apparente-t-elle aux abordages d'îles lointaines pour d'autres plus fortunés ou plus audacieux.

    Je voyage pour me voir aux glaces de tous les hôtels : M. Perrichon devant le Mont Blanc. Je prends le risque du ridicule. Découvrant ma chambre, élégamment meublée, j'ai éprouvé cette exaltation devenue modérée : l'âge ne me permet plus que la modération. Mais je continue d'affirmer, à l'instar de ce journaliste juif (Bernard-Lazare) : “Je ne me sens vraiment che zmoi que lorsque j'arrive enfin dans une chambre d'hôtel”. Nulle trace d'autrui. J'éparpille sans le vouloir, au gré de mes besoins soudains , toutes mes affaires au sol et sur le lit, où je m'étends bras et jambes écartés : tel est mon espace, je suis chez moi.

    Sans souvenirs, sans bibelots, sans présence de l'autre, sans souci de l'autre.

     

    Jour du départ, 10 octobre cinquante-six, à regrets, après shampoing, après ce bien moyen Jules Romains sous- Martin du Gard – Allory se souciant de son accession aux Quarante alors que Quatorze menace, un auteur graveleux présentant son manuscrit obscène et chatoyant, se fait payer, pas cher, puis prêter pour jouer au Cercle. Tout est besogneux chez Romains, superécrit, minutieux, fastidieux, jusqu'aux camaïeux gris de la peinture, lointain écho fané de la maison Vauquer, jusqu'au niveau où descendent les doigts le long d'une cuisse, et se demandant sans cesse pourquoi il n'accède à rien.

    Je vois plus clair à présent, ma vie s'étant passée à bouffonner sur les papattes arrière, j'aspire les parfums d'automne à la fenêtre, entends le couloir à roues de la vallée d'Ubaye, et déjà devant revenir.

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    Montpellier-Valence avec Ludivine, pro-israélienne convaincue, longue montée vers l'Hôtel des Châtaigniers, puis la redescente vers la nourriture, la boulangère aimable qui m'offre deux pâtisseries à jeter, la télévision tronquée d'Arte. Les manigances du pouvoir jetant du lest sur le "'bouclier fiscal" et l'ISF ? La branlette essoufflée sur trois lesbiennes soft – lesbiennes d'occasion ? Je suis assis sur un banc ergonomique, au ras du nez les innombrables moteurs à nu qui ahanent dans la pente, sous mes mains la sacoche allégée de ses livres et de son transistor crachouillant obligé ? Me voici, je remonte vers la ville lointaine, attrait des clochards et autres écolos, le ventre vide car le petit-déj' à 8 € ils peuvent se la brosser.

    Hier déjà je rôdais aux alentours du Grill O'Machin, dégoûté par les prix de voleurs, suivi de l'intérieur par des regards avides, mais je me casse assez la tirelire avec un hôtel à 46€, plus 0,50 pour la taxe – ce qui est bien de la mesquinerie ; à Sarlat, j'avais même susurré "Nous avons usé beaucoup d'électricité hier soir", et l'hôtelier, bonhomme et con, m'avait répondu : "C'est compris,, Monsieur." Je devrai aussi faire imprimer ou photocopier, à Privas, ne serait-ce que dix recto-verso de mon bouffe-argent "Singe Vert", puisqu'il me faut poursuivre mon "grand-œuvre" (me poursuivent aussi mes trois femmes, la a première sans sexe, la seconde avec trop, la troisième occasionnelle mais sans enthousiasme ; je me méfie ; se souvenir de cette fillette de 12 ans, qui court se noyer, parce que sa meilleure amie, largement son aînée, avait confié à son carnet intime ses fantasmes et son amour lesbiens : soit une morte, plus une noyée.

    Je poursuis ma montée vers Privas, que j'ai bien entendu appeler "St-Privas" par deux chauffeurs de bus, qui se sont relayés à Coux. Une défaite française je crois. La montée bruyante est semée de mémés précautionneuses à cannes (c'est un festival !) et rapportant chez elles têtes baissées leur cabas pauvrement plein d'une baguette et des repas du jour. Je passe ainsi par tant d'émotions faciles. Assis sur un autre banc, comme un vieux, parc des Récollets, en pleine atmosphère de plein ciel. Soleil dans le dos. Bouche pleine de fougasse aux olives. L'impression d'être salué dans cette ville où tant de hippies, d'intellos, sont venus se ressourcer. A la médiathèque, une si vieille dame affalée près de son mari dans le journal.

    Ils se relèvent essoufflés, béats, octogénaires, lui sur sa béquille, elle à sa main, dans une immense tendresse d'amants moribonds. Par eux le monde est sauvé. Je lis "Le Point" et ses fausses révélations : qui détient la vérité ? les vieux amants. Je marche lentement, trimballant mon théâtre interne. Vent léger, pépiements, moteurs vagues. Dans l'église, un curé faisant faire le tour du COLLIGNON ITINERRANCES

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    bâtiment aux jeunes catéchumènes, deux femmes en flanc-garde ; il explique les stations du chemin de croix, les bénitiers asséchés où l'on trempe le doigt comme on se lave les mains avant une réception. Il se dégage une grande simplicité. Tant de douceur peut-elle endoctriner ? "Si tu as entre 7 ans et plus, demande à servir le Seigneur à la messe" – pas de limite d'âge. Bernard Debuire faisait l'enfant de chœur à 14 ans. Je ne l'ai remplacé qu'une fois – Passe derrière moi – génuflexion – burettes – pauvre et admirable abbé Brûlé ! Aujourd'hui j'escalade la pente des trois croix ; le Saint-Esprit est le seul Dieu : "Esprit Saint, je te dédie ma journée".

    Ma comédie d'alors devenue vraie. Tout Privas m'aura vu écrire sur des bancs. Un jeune homme à minuscule couette occipitale. Un monument. Trois messages à mon oreille. Muni d'un plan, je ne me perdrai plus. Adorable petite vieille à voix pointue, élégante, malicieuse : "Viens ma Mimine on ne va pas te faire de misères. - Je vous l'envoie, elle est sous la voiture !" Les vieilles, les chats, Baudelaire, une Turque ou Gitane tapotant la tablette d'un téléphone public, l'enfant s'ennuie en attendant, que peuvent-ils bien avoir à se dire de si loin, j'ai vu passer bon nombre de jeunes femmes décidées, souriant au nouveau vieux que je suis devenu. Comment ai-je pu vivre en les détestant toutes.

    Vaste coup de sirène, il est midi, les échos sonnent de toutes parts, une femme de 0,70m trottine dans la descente. Quatre coups de sirène, cinq. Le son s'aggrave à mort, s'éteint en grondements de bombardiers. Le gosse imite les tirs de kalach. Femmes, courses, odeurs de poireaux. Angélus : Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum – je l'avais aussi noté en grec dans une

    chapelle d'Entre-Deux-Mers. Depuis Louis XI résonne en l'air cet appel au divin, Louis XI à Belloc parmi les SS PP de l'Eglise. Femmes épanouies, infantilisées, sacralisées. L'Angélus meurt doucement, tiré à la main comme une branlette d'enfant de chœur. Le parc est un lieu solitaire où mangent sur les bancs les femmes solitaires ou en trios, brave France profonde entourée de buis ou de cupressus, rires charmants, attendrissement sénile.

    Face à moi, un vieux dévore à la cuiller un pot de miel. Sur le chemin je poussais mon cri de Tarzan, la quatrième vieille se marrait, n'ayez pas peur, ça défoule ! Parler, se découvrir. Ce que je dois faire pour attirer les bonnes grâces. J'entends parler allemand puis français, les mêmes femmes, richtig disaient-elles, amour éternel soudain tout rongé comme un arbre à l'écorce vide, aurais dû, aurais pu, nouvel amour où je me suis rué vent debout, je parviens à ma chambre par le raccourci du plan, la fille la plus grosse en rouge rit le plus fort tirant le chien en laisse, viens c'est l'heure.

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    Si Dieu un jour veut que je grandisse, le monde des Fous tremblera. C'est le sort qui me parachute près de la Maison d'Arrêt que j'ai longée, s'imaginer que la Berbère ou Turque s'entretenait avec son prisonnier, son enfant s'ennuyait à longueur de quarts d'heure et crachant d'abondance, jeté sur ses pieds par la sirène, conserve bien ce carnet, Brocanteur. Je suis monté au grandes croix de Montholon, la carte et le journal en main, d'un pas lent. Le long d'un portail paissaient quelques vieux, avec un long boa fourré, briard et saint-bernard, qui aboya à mon approche. Montée, descente.

    Ce matin rue de l'Ouvèze j'avise un chauffeur tout jeune et tout désemparé : "Le ¨Pôle Emploi ? - Prenez-moi, vous me raccourcirez la route. " Et je suis du doigt sur mon plan : "Tournez là. Puis là." Il avise des passages de profil par une trouée : Prenez Route de Chomérac il le fait puis s'arrête sur le bas-côté Je l'ai dépassé, je l'ai dépassé ! Le candidat pue sous les bras, très fort. Je le persuade d'au moins gravir toute la pente, il a repéré le rond-point, se confond en remerciements J'ai rendez-vous à 13h 30 il en est treize, Je vois le panneau ! - Déposez-moi ici tout de suite et Bon entretien d'embauche ! Chambre 423 jusqu'à samedi. Repos, repas, sieste, redémarrage, dur métier, redescendre et gravir, contourner cet immeuble qui surgit là, l'herbe est épaisse, les buis pour finir me barrent le chemin.

    Compter ses pas dans la pente. 120, 130, s'arrêter, inspirer bien à fond, douze ou quinze fois, tout marche par nombres, 66 ans dans la semaine. Un vieux matou gris qui s'esquive, je grimpe, contourne un sanctuaire vide. Un jeune homme me précède lestement, sa tête émerge entre les pieds de croix, Esdras, Jésus, Gestas. "Tu seras avec moi ce soir au paradis". Bien cadrer mes prises de vues. Pas d'émotions. Paysages comme j'attendais. Glissade sur herbe et cailloux, le corps n'en fait qu'à sa guise, je m'appuie sur la main, me laisse aller dans la descente, place aux Bœufs, vers l'imprimeur bœuf utile du moins. Nous disons donc 10 recto-verso, cela fait 4 €. Bâtard. Le nombre d'heures où je dors me tue.

    Ne renonce à rien, pleure, profite, nul ne t'attend tu ne dois rien à personne. J'ai montré ma sacoche à poignée menacée, non, ils ne font pas cela – fausse question qui se voulait spirituelle. "Chacun son métier. - Mais il faut être polyvalent ! - Bien sûr. - Ma fille dit que les petites annonces exigent ces polyvalences. - Mieux vaut cela que d'être à la chaîne en usine" – polyvalence oui, mais dans le même métier, madame ; seulement, 4€ pour 10 r°/v°, c'est de l'arnaque. Redescendre vers l'Ouvèze, se tordre les pieds sandalés sur des cailloux trop ronds alors qu'il suffirait de passer par en COLLIGNON ITINERRANCES

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    haut. Décrire mes courses ? Décrire mes courses à Monoprix ça t'intéresse vaiment, mon Brocanteur ? Que je tire un chariot à ras du sol, que j'entends une mère et sa fille corpulente qui s'engueulent au-dessus des fruits, que je demande en contournant la grasse caissière "Comment faisons-nous pour comprendre les numéros de la balance ? - C'est nous qui les pezonzencaisse", elle a le bac, tartecrémeuse, une sexa fait claquer son Kaugummi, je la vois tête à claques à 13 ans bonne branleuse de chez branlomane (splendeur à couper le souffle des phalanges aux ongles sales triturant le clite hélas sans l'odeur), et voici que le lecteur de carte s'emballe, on relance le tout, la petite boulotte achetait poour son chien des boîtes de viande du pays, elle paye en liquide.

    Laissant tomber quelque chose qui roule vers elle, je dis "Excusez-moi", elle : "Ce n'est pas grave", comme elle l'a entendu dire, jouant l'adulte, responsable de son chien. ("Nous voulons bien que tu aies un chien, mais tu t'en occupes, frais de bouffe, etc.") - et de payer ses boîtes en liquide, mais voici que la mère n'a plus de provision, veut payer en deux fois, "Adressez-vous à la direction" – c'est trop long, elle payera demain caisse 3, et comme on n'est pas des brutes entre femmes à Privas, elle repart avec le contenu de son Caddy. Je remonte à l'hôtel avec mon sac d'où passe une baguette.

    Dans ma chambre j'étale tout, me mets en pyjama (d'abord torse nu, admiré plaisamment du balcon par des Boches, puis totalement déshabillé), lis mon Canard en riant, reçois un SMS de Sonia qui me demande de ne pas trop acheter de chips ou de fromage, mais des fruits, (quatre clafoutis "La Laitière" engloutis d'un coup à la grosse cuillère), j'efface Renaud Camus pour ne pas me faire enculer, remplace par Gourribon, l'ami absent, son fils fou, sa femme folle – que se passe-t-il ? désamour ? catastrophe ? Tu es débordé ? - puis à 19h 20 j'appelle ma femme. Fournis mon numéro puis raccroche. Ellle me rappelle à mon hôtel.

     

     

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    LAON 1

    Ce que ça fait du bien... C'est fou... Seul très loin dans une chambre d'hôtel... Je me retrouve dans cette ville d'enfance que je n'ai jamais vraiment connue, hors deux ou trois itinéraires... Les remparts, le vent, le ciel chargé... Le Lycée de Garçons, massif et rouge... Reprenons... Nuit agitée, prise de bus à Bordeaux-la-Glu, 7 h 25... Je n'en pouvais plus. D'être enfermé à vie sans issue, sans perspective – je me fous de ma perspective. Dans le bus, je m'inquiète. Dévorant des yeux à la dérobée tout ce qui est femme, sans être l'objet du sondage (« Prenez-vous souvent cette ligne ? » ) - la sondeuse m'évite ?

    Arrivée dix minutes avant le départ, et couru pour la voiture seize, au-delà des deux motrices centrales. Et là, horreur : une fois de plus places de salle, entendez quatre mecs face à face, dans moins de 2m², à touche-coudes, à touche-genoux, à touche-gueule. Chacun des quatre gentil, indifférent, mais l'un dans l'autre, à ne pouvoir mouvoir un pied. Alternativement, je lis Valerius Flaccus, regarde le paysage, puis feins de somnoler. Impossible d'échapper au sandwich de l'Agenais d'en face, tout comme j'espère bien que le jeune 15-25 ans de biais aura pu voir ma carte de visite de Chevènement qui me sert de remarque... le maire de Belfort m'a-t-il lu ? juste une partie (astuce connue), pour me répondre sur un point précis ?

    Valerius Flaccus toujours en proie à Liberman, commentateur, cuistre de renom dans son cercle de cuistres... Enfin Paris, le métro, les innombrables femmes croisées... J'oubliais qu'en train, n'ayant que cela à faire, je découvris seul comment éliminer des photos sur mon portable, et suis tombé sur deux gros plans de Terzieff, pris par Anne elle-même en direct. Gare du Nord je m'embarquais pour un peu vers Londres, j'attends une demi-heure la rame de Laon – je repousse deux mendigotes organisées, ne sachant plus du coup moi-même ni français ni anglais – voulez-vous bien me laisser mes Twixies ? merde alors... Départ quai 20. Une vieille machine déglinguée, un contrôleur polonais titubant dans la ferraille et, à l'entrée du tunnel de Verzy, une inscription en lettres dorées, tombales, pour bien rappeler la mémoire des dizaines de morts sous son effondrement (juillet 77).

    Jean-Pierre L. y périt, sa sœur Annick en demeura paralysée. Une autre femme expira au petit matin, plongeant les pompiers qui découpaient autour d'elle depuis des heures dans les larmes. Personne ne peut déchiffrer l'inscription : le train va déjà trop vite. Et le tunnel n'a pas été détruit comme on l'a dit. Les villages se succèdent, Margival, Anizy-Pinon. Enfant, je les entendais prononcer, terres lointaines en ces temps-là où la circulation n'existait pas, confiné que l'on était à ses pieds ou à sa paire de pédales ; seuls Monsieur le Maire et les riches possédaient une automobile. Je vois enfin la cathédrale de Laon, qui se détachait jadis sur l'aube depuis le tan-sad du scooter paternel. Une fois le ciel était vert. Quand un prof m'avait collé, mon père devait se farcir un aller-retour supplémentaire : puni comme moi. En sortant du train, je ne me souviens plus si la gare se trouve au nord ou au sud de la ville... « Sortie ». « Avenue Carnot ». A l'hôtel Welcome, un gros ivrogne me reçoit, me loge au n° 3 (tout est en réfection), puis, se ravisant : “Prenez la douze !” Sa femme est slave, il l'appelle « la Russe » ou « Magdalena », elle gazouille avec un accent merveilleux qui donne une irrésistible envie de vieille galanterie. Elle avale ses mots, chante, roucoule, je lui parle en russe, elle s'évente de la main : « Je ne peux vous rrrrépondrrre... Je suis choquée » - (« émue » ?) Je ne recommencerai plus. Le mari se met à me tutoyer. Certains hommes choisissent leur partenaire sur catalogue de femmes de l'Est, ensuite, peut-être, corvéées à merci - prêtes à tout pour fuir la misère ?

    Est-elle battue ? je ne suis pas à l'intérieur de ces femmes-là. Je m'installe, télé, frigo, 30 euros par jour et repos. La première chose à faire est de repérer un cybercafé. « Au centre, sur le plateau », me dit un passant – c'est vrai, je m'en souviens, on dit « le Plateau » de Laon. Montée coupe-souffle de l'escalier municipal, station à chaque volée de 20 marches, de plus en plus longue, atteinte enfin de la vieille ville – vagues réminiscences d'il y a 50 ans – ou 30, mais 76 a sombré dans l'oubli. Je trouve ce cybercafé. Un jeune homme charmant, j'entends qui me charme, au point de me faire minauder (je me retiens de justesse, craignant de passer pour une vieille tante) m'ouvre une boîte de dialogue, et dès 18 h je peux envoyer Marine Le Pen à l'éditeur.

    Je ne suis pas venu ici me délecter comme à l'accoutumée : je dois travailler deux heures par jour à ce fameux répertoriage des femmes politiques. Je me souviens à présent des circonstances où j'entendis un accent si chantant : c'était celui de la Koleva ; ma Russe est une Bulgare. Les Bulgares comprennent le russe, mais utilisent une langue à eux. Après le téléphonage d'Annie, après les informations, après Trois mariages et un enterrement, je suis allé me promener de nuit, sous la bruine, et suis redescendu par l'escalier : dans les 300 marches. Puis j'ai allumé la télé, pour voir la fin de Thelma et Louise... FIN DU NUMERO SINGE VERT 85

     

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    Envie de changer d'air tout de même. Pourquoi diable avoir voulu que les prolos lisent ? S'instruisent ? Qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de votre passé simple ? Moi plus tard j'veux conduire des camions ! Signé Sattanino, classe de 5e . Eh bien conduis des camions, connard ! Bon. Je pars à 9h 1/2. Je m'escrime jusqu'au bus. Avant il a fallu que je me farcisse un baiser sur la bouche. Je n'aime pas les baisers sur la bouche. Disons sur bouche mince. Il faudra bien tout de même que je trouve quelque chose pour me pimenter le corps. Moi ce que je veux c'est pouvoir être lu après ma mort sans rougir ni sangloter. Dans le bus j'apprends qu'il n'y a pas moyen de dépasser la Victoire.

    A pied, allez, en tirant ma tirette. Dernier arrêt en bus tout de même, sans payer. Un train. Mon voisin est un cheminot de ch'Nord qui aimait parler. Il m'a dit « Ça s'remplit ». J'ai pensé que lui avoir fait la gueule jusqu'à Angoulême ça suffisait. Des banalités mais tant pis. Il venait de Marle. Marle-Marly-Gomont ça ne fait tout de même pas 50 km. Il avait bien des traces d'accent. Il fut étonné que j'eusse passé mon enfance entre Laon et Soissons. Mais je ne remonte plus jamais vers là-haut, ni dans la Meuse. Trop de misère par-là, surtout intellectuelle. Il a un peu tâté le terrain question Gitans. C'était moi qui avais commencé : un campement d'iceux avait endommagé la voie ferrée sur la ligne nord du RER – on parlait de la colère des passagers, mais rien sur celle des nomades qui brûlent.

    J'ai fait croire que ma femme était de sang tzigane. Ça ne mange pas de pain. Mais j'ai serré la main de mon interlocuteur tout de même avant de partir, une bonne poignée de mains de gars du Nord bien franc. Il était aiguilleur, à l'ancienne, avec leviers, barres d'aiguillage et tout le tremblement. A S-Pierre-des-Corps, je veux me servir en madeleines : vide. Faux, c'est plein. En Bounty, c'est bloqué. Un légionnaire puant le tabac et l'alcool m'aide à secouer gentiment la machine. Ma pièce retombe, il me la fait remiser pour que deux barres se mettent à tomber : calcul juste. Il a refusé une barre, en disant : “Ouah l'autre, avec sa gueule d'abruti.” C'est vrai que j'ai une gueule d'abruti.

    Avec mes cheveux longs et ma tête de naïf ; la veille une vendeuse m'avait accueilli tout esbaudie tant j'avais l'air de chercher quelque chose. J'ai marmonné, l'ayant dépassée : “J'ai l'air d'un con à ce point-là ? Connasse...” Connais-toi toi-même... Et cette fois-ci, les gens m'intéressaient. De St-Pierre-des-Corps à Nevers, que des jeunes filles, une pour chaque double place. Là où je me mets, ni vue, ni paysage. Plongé dans Strendhal, disons dans sa biographie. A Bourges pas mal de gens descendent. Je me mets à la place d'une garce, cette fois dans le sens de la marche, et m'aperçois que la gonzesse en biais de l'allée se trimballe un vélo monoroue – chouette, une enfant de la balle ! Donc pas une conne, malgré ses sourcils clairs et sa tête de vieill

    e fanée. Lorsque nous arrivons à Nevers, la correspondance est ratée. Il faut attendre près d'une heure et demie. Réserver une place dans le Paris-Clermont de 18h 4. Une charmante employée nous distribue tout ça individuellement dans le hall de gare. Moi j'écoute mon transistor tout près de l'oreille. Pour avoir de la grande musique c'est duraille. Je vois le titre “La solitude de Ségolène Royal”. Szarkozy fait imploser le PS, le rendant complice de ses mauvais coups sociaux, mais prouvant du même coup l'inanité du discours socialiste, ou de ce qu'il en reste.

    Les gens n'ont plus envie du discours socialo. Ils veulent tâter du Napoléon III, voire d'un peu de gloriole. Je vais me dégager de mon envie de parti politique. Bah, laissons faire. Un mendiant vu dans le train est venu me taper d'1 €. C'était demandé sur un ton si habilement humble que je lui ai répondu Wenn Du magst, auf deutsch. Et il a aussi récolté d'autres pièces dans la salle d'attente derrière moi. Bref, sur le quai, évitant un ravagé sur fauteuil roulant, j'ai rejoint ma place voiture 17 siège 44, faisant évacuer le jeune cadre qui s'étalait sur trois sièges. Un autre en face, plus vieux, puait la saucisse en dormant. Je n'ai pas dit de la saucisse. En face de moi, une femme, intelligente aux genoux serrés sous la jupe m'étalait au verso les titres du Monde, sur l'assouplissement des relations avec la Corée du Nord, et les menaces de Poutine qui voudrait installer des fusées à Kaliningrad, désormais enclavé.

    Vive la Lituanie, à bas Cantat, merde. Dans le train vers Moulins, une mignonne femelle en bermuda supercollant s'escrimait sur de l'anglais. Visiblement ça la tracassait que je la lorgnasse, poil à la chougnasse. Je me marre à l'idée que des croquants liront cela dans 50 ans, d'il en reste. Des clampins qui lisent. Salut les survivants. Hey, survivors. Je lis bien du Valerius Flaccus, moi. Bref, elle s'est levée en recevant un appel téléphonique. Elle tutoyait son mec. Evidemment ça ne doit pas souvent rester inoccupé, un petit cul comme ça. Et mettant le pied sur le quai de Moulins, je ne m'attendais pas au calvaire. D'abord, au Donnowhat Pub, pas de place. Deux copains bien imbibés de Picon-bière qui me dirigent sur le Kyriad et le Normandie – je m'égare vers le Dauphin, je traîne toujours ma tirette boudroun boudroun sur les trottoirs.

    Au Kyriad premier prix 61€, ça va pas ? Au Normandie 37€, mais complet comme un veston. Je dis qu'il ne me reste plus qu'à trouver un banc public. Eux, ils s'en foutent, ils ont été aimables, fait leur boulot, dégage. Recherche du Dauphin : “Mais Monsieur ça fait longtemps qu'il a été transformé en immeuble privé !” me dit une charmante septuagénaire distinguée. Elle me renvoie vers la gare, la conversation ayant assez duré. A la gare, complet, renvoi au Kyriad. La tirette se casse la gueule devant deux consommateurs de tes races, un kebap. “Rien de cassé !” Non mon vieux, sauf mes couilles par ta réflexion. J'oubliais un coup de téléphone en pleine rue par Annie qui s'inquiète. Alors voilà, j'y suis, à présent, au Kyriad, pour 61€ + le petit dèj à 7€, consistant en un buffet consistant.

    Je ne vais pas me gêner demain matin. Putain ce qu'il était puceau le réceptionniste ! Cheveux plaqués, grosses lunettes, adorable, moi tout sourire, lui tout fondant à la moindre trace d'amabilité de la clientèle, ayant remis l'ordi en marche rien que pour moi et s'exprimant au téléphone avec d'autres clients, mais qu'est-ce qui se passe donc par ici pour qu'ils aient fermé les hôtels comme ça, déjà le Terminus face à la gare, le “de France” place Jean Moulin (à Moulins), et je me suis tapé l'éternel Pujadas là-haut suspendu près du plafond. Les lois des peines planchers me semblent justes et j'en ai marre des arguments de juristes, comme de l'humour Charlie-Hebdo d'ailleurs, c'est ça le virage à droite.

    Il y a toute une série de dominos idéologiques qui basculent, le Moyen Age est à nos portes et ce n'était peut-être pas si mal, sauf les délits de blasphème. Voilà, je suis parvenu à la fin de ma journée, demain tôt je retourne au Normandie pour voir s'il n'y a pas une chambre à 37 qui s'est libérée. D'autres étaient venus après moi, Anglais ou Hollandais, ils sont ressortis bredouilles et heureusement, sinon je serais revenu tenter ma chance. Le prochain Singe Vert sera insultant envers Pujadas-Ringelsdorf, envers une connasse de la télévision qui parlait de la température à Quimm-per, envers les connauds qui n'ont pas besoin de tant d'instruction que ça, c'est vrai, pourquoi se trimballer tous ces pauvres cons qui ne veulent rien foutre et ça ne serait encore rien mais surtout rien apprendre. Regarde David : va-t-il vraiment falloir que je parle avec lui de tout ce qu'il va falloir reprendre dans leur appartement, alors que je ne trouve personne pour me parler de littérature et de grande musique ? Il faudrait pour cela que j'allasse me rencanailler du côté des soirées de chez Mollat, mais il y a tant de conneries qu'on édite... Moi par exemple. Livré à moi-même je ne vaux plus grand chose. Ne pas oublier non plus “A quoi ça te sert d'avoir lu un livre” rapporté par Jazdzewski. Ah putains de socialistes. Je ne veux plus avoir affaire aux prolos de la télé. Ôtez-moi tout ce peuple qui pue. Ôtez-moi toutes ces repentances.

    Je ne peux pas finir la joournée comme ça, mal vautré sur le lit à m'escarrer le cul devant Le chanteur de Mexico. Mes promenades peuvent valoir les errances de Stevenson et de Modestine. Procédons par ordre. Le matin tout s'est bien passé : plantureux petit déjeuner à la salade de fruits, tandis que des Belges tonitruant dans mon dos me couvraient les infos. Si les hôteliers distribuent ainsi leurs ingrédients de petit déjeuner, ils ne vont pas tarder à faire faillite. Quant à moi, sournois, ayant gagné par étapettes l'Hôtel du Parc, je me suis trouvé dès 8 h ½ une piaule à 40 au lieu de 61. Merde alors. Je libère M. Roy. - Cela ne veut pas dire qu'il était en prison. Je suis le vrai fossoyeur, toujours le mot pour-rir.

    Au “Normandie”, ratage, petite révérence sèche de la tenancière quand je lui fait part de mon intention de revenir jusqu'à ce qu'il y ait une chambre libre : il n'y en aurait jamais eu... Exit “Normandie”, bonjour “Hôtel du Parc”. Ça gueule fort en soûlardise pour l'intant ; je reprends ma tirette et mon cartable à serrure borgne, poste mes “Singes Verts” dont un à Bellenaves (Alliers), et me voici déposant mes bagages en consigne derrière le comptoir, donc, de l'Hôtel du Parc. Promenade. Passage de l'Allier, barrage immergé sur la crête duquel je me vois marcher. Découverte d'un vaste bâtiment blanc dont j'apprendrai qu'il abrita de la cavalerie. En avant pour le CNC, Centre National du Costume.

    Pour 5 €, j'ai droit à toute la gamme. Seul défaut : les commentaitres écrits de Christian Lacroix sont haut perchés pour les Français, qui doivent se casser le cou (premier dans l'ordre, ça se paie), tandis que les dieux, les anglophones, ont droit à la hauteur exacte de l'homme. Très vite j'abandonne cette lecture, trop technique, trop imbue de son auteur. Je m'extasie sur les vitrines, bien sûr, de Carmen et de Phèdre. Cependant la décapitation des mannequins m'évoque la décollation de saint Jean Baptiste – et, non, mille fois non, Carmen n'est pas, ne saurait être '”la première femme dont on tombe amoureux”. Dontonton. A fuir. Phèdre aussi, toute “frémissante” qu'elle soit, toute “juvénile” que les metteurs en scènes s'acharnent à la représenter.

    Pour moi, Phèdre est une furie, une mémère. Très peu pour moi. Grand saisissement par contre à découvrir les costumes d' Elgabal, parce qu'il y a des têtes, que je ne sais pas encore encagoulée, mais que je pense faites exprès comme cela ; comme ces prodigieux mannequins japonais mus par des acteurs en domino gris (le bunraku) (inoubliable représentation – une fois de plus - à Tanger). Le commentaire de Lacroix parle de combinaisons de motards, retrafiquées. De plus en plus je regrette ma frigidité pédalière. La lourdeur de mes jambes me fait assoir. Je ne sais quelle scène exotique en vitrine fait à présent du voile une figure vulvaire : juste l'ovale sexuel où reluisent les yeux. Peut-être Othello. Ce sont à présent des accents mélodieux qui m'attirent : j'entre et m'assois dans une salle obscure. C'est effectivement, sur un jeu de drapés, la projection cinématographique d'une séance de jazz mou, puis une succession de séquences vivement montées où j'aperçois la véritable et provocante Joséphine Baker, quoique sans bananes, et bien d'autres scènes chorégraphiques magiquement déformées par les savantes et larges plissures des draps. Je vois une scène dansée d' Othello, sur une musique découpée au couteau.

    Je vois un grand manège de Nijinski (d'un sosie) ; une scène du Jeune Homme et la Mort par Babilée. Aussi du jazz. De la rumba. Et des trompettes colombiennes qui me jettent dans un état présanglotaire, à ne pas révéler au voisin dans l'ombre – pourquoi maintenant ? trompettes de mort ? chant du sang dans les carotides du pendu ? les décalages rythmiques, l'exubérance de la salsa, d'une telle accumulation de brisures ? J'attends que la boucle filmique s'achève, même jeu mais affadi dans une autre salle où les costumes de Lacroix (ballet Rubis) se prostituent cette fois dans une chorégraphie indigente à la Roland Petit (d'incessants retirés sur la musique de commande à deux balles hélas de Stravinsky).

    Lorsqu'on revient aux élucubrations of course in english, without subtitles, de Lacroix et Barichnikov en 87, je repars. Boutique. 35 € le catalogue, je ne le feuillette pas juste sous le nez de la caissière, mais un peu plus loin sur le comptoir. Ce ne sont que croquis bâclés aux silhouettes caricaturales donnant l'impression que le costume vaut mieux que l'humain. Avec commentaires techniques et chichiteux. Et puis 35 €, merde... Je mentionne cette restriction économique sur le questionnaire (j'adore être sondé) que je signe Collignon de Nogaret, livrant aussi mon indicatif de courriel. Après une dernière station devant un pilier vidéaste (on nous apprend comment s'est constitué le Centre), je ressors ébloui, comblé : de 10h 15 à 12h 15, pas une minute d'ennui, juste cette satanée fatigue des mollets.

    Ensuite, ici, à l'hôtel, chambre 26 (la clef sur la porte, que je m'obstine à tirer lorsqu'il faut pousser) ; après la sieste de 20 mn, je crois bien avoir rédigé ma critique de La Billebaude, en lourdes phrases bien cadencées. Je ne récris pas ici mes balancements “pour” ou “contre” la chasse, et la célébration du terroir burgonde. Seulement rappeler que le ménage de mes sanitaires fut efectué par une belle quadra-quinqua ; je l'aurais bien prise en photo, mais j'ai préféré jouer l'absorbé dans un gros volume, broché, sur Stendhal. Peu triomphal auprès des femmes. Si elles m'ont affolé, c'est sans doute que je me sentais obligé d'être ému par elles ; j'ai l'impression que je dois jouer au singe devant elles - est-ce que je sais comment ça se drague, ces machins-là ? En revanche rien ne m'échappe des coquetteries des femmes, affèteries, roucoulements, tortillements, minauderies, qui seraient chez moi n'est-ce pas ridicules. Rien de plus facile que d'imiter une dragueuse – plus exactement une allumeuse, car une femme ne se soucie nullement d'un quelconque résultat tangible. Mais un homme cherchant à séduire une femme, à “introduire son petit machin” comme disait Marlène Dietrich, en aucun cas ; je ne saurais être cela, me rabaisser à “cela”.

    Courtiser une femme ? Cela me semble si incongru, si inconsistant, si insaisissable ! Je crois que le mieux est encore de ne rien faire, de laisser son prétendu “charme” agir ; fatalement, comme la femme de son côté n'agit pas non plus à proprement parler, c'est à chacun de repartir se branler de son côté. Mais puisque c'est là ce qu'on nous présente comme la “libération de la femme”, son vœu le plus cher, n'est-ce pas, n'en parlons plus. Ici, contre ma paroi, vient de rentrer chez elle, chambre 24, une femme. Je la sens frôler la cloison. Mon rêve serait de la surprendre dans ses halètements rythmiques et solitaires. Je vais d'abord guetter, puis je sortirai, je rentrerai.

    Visite de Moulins l'après-midiau Triptyqque du Maître : deux euros en ferraille, et en sortie, zéro pour le guide ! Il a déclenché un disque, ouvert la prédelle, que de conneries dans l'enregistrement ! Comment face à ces trois masses rouges, à des admirables architectures, à ces dispositions de formes et de couleurs, peut-on se borner à louer la “finesse des mains”, le “relief des bijoux”, la “ressemblance des modèles” (surtout de la fillette) et surtout, surtout ! “l'abondance des détails”! Je demande au gardien, qui pour répondre ânonne (le pauvre) à la Paul Prébois, si Anne de Beaujeu s'apparentait à son homonyme de Bretagne : eh bien oui, elles furent cousines, et c'est la première qui enseigna à la seconde à se comporter en reine...

    Le garde me conseille un ouvrage sur les généalogies des Bourbons, mais une monographie sur Louis XII, le Père du Peuple, me suffirait amplement. Ressortant près de la Tour Mal Coiffée, je m'avise qu'il ne me resterait plus que ¾ d'heure si je voulais visiter le musée Anne de Beaujeu. Donc au hasard, la librairie. Mon “Stendhal” boursouflé ne m'offre plus que d'indigestes biographies. J'avais vu un Pamuk, Mon nom est Rouge, dont l'incipit m'a fasciné hier encore : quelque chose comme “Je suis un cadavre au fond d'un puits”. Dans un état de grande fatigue molletière, j'en lis les trois premiers chapitres, mieux foutus, mais mystérieux, mais virtuoses – ah ! Faulkner ! De même les confusions pronominales de La maison du silence rendait bien difficile de savoir qui était en train de s'exprimer. Le chapitre 3 de Mon nom est Rouge fait parler un chien, à la troisième personne. J'espère ne pas oublier au fur et à mesure, ce qui me contraint parfois à lire vite, comme on consomme. Sur les bancs publics Place de l'Allier s'alignent trois hommes en chemises vertes dont la mienne. La chemise d'en haut ne m'aborde pas. Un jeune homme un peu allumé, si : “Où se trouve le Café de Paris ? - Aucune idée.” Je me suis rapproché d'un manège qui pulsait un air électro-acoustique bien trop sophistiqué pour des enfants.

    J'adore cette musique. Autre séquence musicale cette fois en enfilant le Passage de l'Allier ; une petite fille y joue. Au Casino, j'achète un fromage de style ricotta, une orange, un paquet de biscuits bretons, et deux fois deux ampoules. En verve d'explications (je deviens causeur !) j'explique à la patronne que ces radins d'hôteliers m'infligent des lampes de chevet pour dormeurs, sans s'imaginer un instant qu'on puisse aussi vouloir lire et écrire dans leurs cagibis. Déjà pour mon “Stendhal” j'ai dû ouvrir la porte sur la galerie pour avoir de la lumière. Deux ampoules à vis, deux à broches : “Ça peut toujours servir.” Et comme il fait grand jour, je m'installe sur un banc du parc, jouxtant la statue en socle de Théodore de Banville, “Prince des lettres” selon Baudelaire.

    Alors mon téléphone vibre contre ma cuisse. C'est Annie, que j'avais prévu pour ma part d'appeler à 7h 1/.2. Mon ton est enthousiaste. Je lui détaille la visite de ce matin. Elle s'exclame. Elle renoncerait au tabouret pour le catalogue à 35 €. Elle m'annonce que Kraków a pissé sur mon canapé : encore un qui n'aime pas Wagner (extraordinaires expressions de jouissances cruelles chez ces Walkyries joufflues têtes à claques). Et que les réparations garagières sont faites, payables en deux fois. Comme dirait Hugo, Quand mangeront-ils ? Ensuite j'embraye sur Sonia. Nos voix sont chaleureuses. Sur Christophe. Sur David. Pleine forme. Allez, en promenade.

     

    07 07 2054

    Et on remet ça. Moi j'ai du style et les autres n'en ont pas. ...Alors, ce 7-7-7 ? Un petit lever pénard, un touche bite molle sans résultat, un petit déj tout ce qu'il y a de plus succinct, du coup je leur ai liquidé leur confiture. Il y avait en face de moi une blonde qui gloussait façon Dombasle, cou ravagé, mais émouvante, émouvante ! Je “les” ai resalués plus tard, Avenue Banville. Et en avant, piano pianola, vers le musée Anne de Beaujeu, ouverture à 10h. D'emblée on

    cherche à me ferche aimablement pour 8 € statt fünf avec droit à l'expo “illustration”. Ben non. Une seconde pour ne pas me laisser faire, et : “Ça ne m'intéresse pas.” C'est vrai, quoi. Je suis venu ici m'enivrer de croûtes, pas pour me brancher sur des affiches criardes, façon Toulouse-Lautrec, Dufy ou Y'a bon Bwanania. J'entends derrière moi “Fait chier”. C'est le petit musée bric-à-brac comme d'hab de province (le pire, c'est Pau) : d'abord donc du merdiéval, des fragments de statues (on reconnaît Catherine d'Alexandrie à la roue cloutée où l'on tenta de la faire mourir ; puis elle fut décapitée) ; sainte Anne, à quoi la reconnaît-on ?

    Alors très vite je me ressouviens de mon petit truc infaillible : premier objet de la première pièce ou de la première vitrine, deuxième de la deuxième, und so Walter (c'est exprès). Sinon ça soûle. J'ai fait tous les Offices de Florence de cette façon. Tu ressors du musée autrement la tête en boudin d'ours. Et ce qui rase, très vite, dans toutes ces imageries médiévo-renaisso-classiques, c'est l'incroyable tombereau, l'inépuisable, l'intarissable benne de bondieuseries de sous-sacristie de St-Frusquin-de-mes-Couilles, des christs comme s'il en pleuvait, des madones comme s'il en grêlait, des saints comme s'il en chiait. Tu as beau te battre les flancs pour susciter des sursauts de fraternité humaine, tu en as marre de tous ces ressassements, de toute cette épuisante pauvreté rabâchative, mon Dieu délivrez-nous des Christs en croix et des Madeleines éplorées.

    Signataires : Laurent et Rochegrosse. Vous le saviez, vous, que Rochegrosse était le gendre de Théodore de Banville ? Ce pompier te peint des Vérités sortant du puits, avec fémur en biais sur le con pour qu'on le voie pas, des reines désolées. Une bataille de Marengo, une défaite de Quiberon (due à Hoche qui bombarda les royalistes ; aussi, débarquer sur une presqu'île, fumeuse idée...) Au sous-sol, des objets funéraires, 4 grattoirs, 6 haches de La Tène, un trésor du règne de Gallien – dont le rival fut Postumus, avec bien d'autres, et ce fut Claude II qui lui succéda ; c'est ce que l'on appelle “Cinquante ans d'anarchie militaire”. Et au sommet des Rochegrosse, donc, une armure japonaise, des panneaux de portes tartinés par le Gendre (une décapitation pieds relevés par la cangue, le condamné hurle, comment peut-on exécuter un type qui hurle ?) - au sortir, je me suis fait rappeler, ils voulaient savoir, les maladroits, d'où j'étais venu. “De Bordeaux.” Ça ne fait pas très glorieux.

    Ce serait São Paulo, encore ; ou Czestochowa... Donc, à petits pas, à jambes lourdes, retraversée du pont, de la cour, accès sans difficulté aux collections pour planches de Christian Lacroix. Et là, déception confirmée : ce ne sont que des croquis de professionnels, à gros traits de gouache, rebarbouillés à l'aquarelle, tête au 1/12, muscles excessifs en fuseaux, démantibulement de la personne humaine, grosses indications au feutre gras, avec une écriture ultrarapide envahissante, extravertie, goulue, exaspérante, du genre de mec qui jette vite vite sur le papier, qui croit au spontané, à la liberté, à l'irruption, à la fusion, et tout ce genre de conneries qui t'emporte, n'est-ce pas, si loin au-dessus du commun, et qui te ferme à tous ceux qui ne sont pas de ton monde. Tu es lent, stratificateur ? tu n'es pas spontané va chier. Et tu doutes, en plus... Bref, j'envoie un message sur la messagerie d'Annie qui doit être à se trimballer ses cocos dans la petite guinde noire étouffante à Mickey, mais 35 € pour ce truc torchonné, encore une fois non vraiment.

    Et comme la cour est une fournaise chauffée à blanc, j'avise devant le restau un bac à gelati pour me farcir 2 boules. Enfin, après avoir traîné à l'intérieur entre les tables, j'attire l'attention d'une grosse qui va me chercher son moule-boules pour m'en extraire deux. D'abord chocolat blanc, puis pistache ; l'aide d'un garçon de 23 ans, les boules qui manquent tomber, la fille qui demande “Est-ce que je peux vous la tenir ? - Ecarte les cuisses elle tiendra toute seule bref je me la bouffe en partie, le garçon me rapporte la monnaie sur 4 € et je repars en disant que ce sera fondu avant que j'aie traversé la cour. Dégueulasses vos boules, plus de crème, c'est là depuis avril, tu suces de la ferraille carrément.

    Et bien lent le retour. Un chapitre de Pamuk sur un banc. Le franchissement de la ligne de démarcation (petite stèle commémoratrice examinée la veille ; les vaillants résistants l'ont abolie en la franchissant courant 44, cherchez l'erreur.) Oui c'est beau Moulins, oui c'est beau, un cycliste à contresens sur le trottoir, un trognon filandreux atteint du bout du pied, un obliquage vers le sud. Longeage du collège, exploration de St-Pierre près de l'asile de vieux. Je suppose une plus grande fréquentation en raison de l'abondance de macchabées. Je le sens bien, là, Dieu, l'odeur des corps, des cierges, et je photographie les fonts baptismaux.Après cela, il faut dormir. Ma chambre d'hôtel. Ce bienfaisant engourdissement, j'aspire à déboucher sur le sommeil, mais voici 14h, j'ai prévu d'aller voir Persépolis. Je fonce, mon cœur palpite. Et je demande : “Une place Papy pour Satrapi”. Drôle non ? 6 € au lieu de 7 ! Plus une glace à 1€ 50 à la suite d'un gosse, le larbin doit y retourner pour exactement la même chose. Avant le film, j'essaie de lire Pamuk : tout se brouille. J'incrimine la lumière tamisée, une taie que j'aurais sur l'œil, je me vois déjà hémiplégique oculaire, incapable de lire, dictant à un tenancier de clavier... Le film lui-même est excellent, le graphisme nul, mais à partir du moment où on le sait... Je ne suis pas ému, mais je suis le destin chaotique de cette sympathique Marjane. On devrait mener les écoles à ce film. Et quand l'histoire, après bien des vicissitudes – quoi ! tu as couché avec plusieurs mecs ! - débarque en France, dans le taxi, le spectateur pressent que par-dessus le marché on va lui dire qu'elle n'est pas intégrée. Ce que je retiens pour moi, c'est de ne pas me laisser bouffer la moëlle par des cons, parce que vivre dans le ressentiment et la vengeance n'est que le moyen de se perdre. L'héroïne n'aura jamais pu revoir sa grand-mère. Et lorsque la lumière revient, et que je n'arrive toujours pas à lire, je m'aperçois dans la rue que je peux me toucher la paupière avec le doigt sans rencontrer le verre : horreur, j'ai perdu mon verre droit.

    Avec le caissier nous fouillons entre les sièges, rien, je repars en lui disant que si j'ai retrouve ce qui me manque à mon hôtel, il ne me reverra pas, du moins pour cela. Je balaye le trottoir du regard, l'air aussi con que trarié, des gosses me trouvent l'air gaga et me font “agaga”. Ici, chambre 27, après une longue recherche, je retrouve enfin cette mince pellicule lenticulaire dans un repli du couvre-pied. Et voilà comment on repart à la gare, comment on gravit la côte d'Yzeure, le billet de retour en poche : il eût fallu changer à Bourges, à Vierzon, Trifouilly-les-Bananes, et j'ai pris un “senior” à 25% de remise, direct Moulins-St-Pierre-des-Corps puis Bordeaux. C'est long, la côte, par l'avenue Bellecroix et son hideux château d'eau.

    Yzeure, son clocher carré. A l'intérieur, frais. Et c'est reparti pour les sujets de sacristie. Bordel que le ciel était bas à l'époque. Pas étonnant qu'on restait con toute sa vie, sa pauvre petite vie si courte. Une crypte du IXe quand même, s ans électricité (entré par le mauvais côté). ...Si une main d'assassin saisissait la mienne ? Tapi là dans l'ombre pour une poignée fraternelle... Le tour de l'église accompli, à l'envers par rapport au plan de visite (le voici), j'ai tout raté, admiré un saint Pierre restauré en 22, manqué des authenticités sur consolettes perchées, je m'en fous. Le dernier curé s'appelle Cabaud, j'ai dû le croiser en col prêtre au volant de sa petite auto. Là, c'est monotone toute cette réalité.

    Achat d'un flan à 1 € 65, compté 1,89, je paye la pauvre qui balayait en se faisant chier dans ce bled paumé de chez paumé. Halte au Belvédère, Pamuk. Fraîcheur, retour, courses alimentaires, abrégeons, banc public parc du Monument aux Morts. Encore un coup de téléphone dans le vide. Et je dois revenir in extremis, ayant laissé sur mon siège mes lunettes de vieux “premier prix”, juste avant qu'un gamin ne s'en empare, à cinq secondes près. Ensuite son aîné me rappelle, et fesses en blanc de regarder ailleurs lorsque je me retourne. Voilà. Je me suis empiffré de

    mandarines et de biscuits diététiques, et je suis rentré. La nuit tombe. Les martinets réintroduits ont cessé de se pourchasser par longs bancs sibilants, et j'écris. Je ne sais quelle chaufferie fait son bruit. J'ai lu heute Défense de la langue française, “mots en désuétude” : “faillance” qui “mérite d'être repris à l'exemple de Chateaubriand” et l'homonymie “faïence” tête de nœud, t'as compris pourquoi on l'abandonnait ton mot par hasard ? J'aurais pu revenir à Bordeaux lundi. J'ai repayé 74€ à la réception, rien ne m'aurait contrarié comme de devoir virer de chambre pour l'ultime nuit. “Fallace, n.f. Action de tromper en quelque mauvaise intention.” J'adore la redondance niaiso-archaïque de la formilation.

    Ça ne vaut pas la “perturbation petite en terme d'occupation de l'espace. Je me fous de tout. Peut-être pas dû rester un jour de plus. Mais j'éprouve ces sentiments de lassitude et d'inutilité à tous mes voyages. C'est la règle du jeu. C'est constitutif. Comme j'ai dit à ma femme qui m'a enfin téléphoné vers 20h 45 “J'en ai besoin vu le tunnel d'emmerdements qui nous attend.” Elle veut se faire charcuter. C'est bien une idée de fille de médecin. Plusieurs semaines d'extrême fatigue (qu'est-ce que ça va être), puis plus de bouffe de chez plus de bouffe, perte de convivialité, soucis financiers superénormes. La sonnerie de nuit n'arrête pas, j'espère qu'à chaque fois le maussade veilleur se bouge le cul, il va falloir que j'aère le mien.

    J'espère qu'il y aura du porno à Canal +.

     

    [Pour le 9 juillet, “voir le carnet orange” ; perdu corps et biens, pourtant je me suis bien pris une saucée magistrale sur la gueule, faisant du stop dans les virages et revenu à pied trempé comme une soupe ; nous voici déjà le jour du départ.]

    10 07 2054

    Aujourd'hui naquit Proust. Qui le lit encore ? Des mémères ? Des chauffeurs de taxi ? Il m'a fallu à moi vingt années pour une relecture : vingt-deux précisément, de 2027 à 2049. Ce matin, σηκόνομαι πλήνομαι ντύνομαι : “je me lève, je me lave, je m'habille.” Le train est à 15h 20. Que faire ? flâner. Je commence par m'allonger à 10h, pour 30 mn. A 10h 45, je m'éveille enfin. Unn peu effrayé tout de même. Tant d'heures de sommeil à rattraper, tant de vie à perdre. Les programmes de télé... “Ili faut te reprendre en main !” disait un dialogue. Rassemblement des affaires : pyjama, pantalon mal sec, nécessaire à raser... Passage en passerelle ; de ce bureau vitré d'en face rien n'échappe aux gérants – vue sur l'annexe et sa galerie verte, d'où je suis descendu bagages en mains. La téléphoniste est en plein télédrame avec une de ses amies, à propos de “la belle-sœur” - embarrassant, n'est-il pas ? Juste le loisir d'obtenir la garde bagagière, le train ne s'ébranlant qu'à 15h 20. La gare est en face, à 50m. S'il n'y avait pas eu la belle-sœur et ses vicissitudes, j'aurais aussi bien fait de rester là, dans le hall, sur les vastes sofas. La gare donc. Une salle d'attente où je trouve une place, aussitôt cédée, pour permettre à un couple de se rapprocher. Et je me plonge dans le grec, prenant bien soin d'imiter mes voisins, qui ne regardent ni à droite ni à gauche, pour dégoter (je parle pour moi) quelque regard d'admiration.

    Je repars donc dans mes massacres, dont j'avais dit pas plus tard qu'hier qu'ils exaltaient la vie. Les mots grecs défilent sans que je les comprenne, du moins puis-je saisir, grâce à la traduction sur la page gauche, de quoi il s'agit. Jamais je n'ai su quelque langue que ce soit, ni lâcher la main de mon guide, ou nager où je n'avais pas pied : une Allemande gourmande ses trois enfants bien blonds, pour qu'ils rédigent apparemment les ultimes cartes postales. Konzentriere Dich ! - Das mach' ich doch ! antwortet der Knabe. “Et c'est à-peu près tout / ce que je peux saisir”. Alors j'achète un bloc-notes, et je marche entre les gouttes moulinoises, cherchant mollement quelque cybercafé, poussant la porte d'un opticien qui ferme à midi, me cassant le nez sur la cathédrale qui ferme à midi, passant d'un renfoncement de vitrine à l'autre.

    J'écris sur un banc bizarre, en carrelage, sous toute une batterie de sonnettes électriques. Un jeune homme m'a dit bonjour. Et c'est à peu près tout. Jamais je n'aurais pensé, en juillet, avoir autant besoin d'un blouson. Il va me falloir me rabattre sur la gare, et me nourrir de Bounties, et autres saloperies. Plus L'Iliade. Plus Pamuk. Voir ici “Homère – Iliade” dans mes “lectures commentées”. ...Suis allé rechercher mes bagages, de l'autre côté de la place. A l'hôtel on me dit que j'ai oublié un livre dans ma chambre (mon inévitable Omma). Je réponds que je l'ai fait exprès. “C'est pour nous? - Si vous voulez. - Je vois que vous êtes écrivain.” Je marmonne, ratiboisé jusqu'à la modestie.

    Impossible cependant de me dénigrer comme font les autres “au bureau” ; je vais retrouver leurs atroces aplatissements. Les journaux à leur stand : l'appâtage au dollar marche encore très bien du côté du Mexique, ce n'est pas la gaule qui importe, mais le mouvement – je m'en doutais... Me revoici sur le quai. Train annoncé avec un retard de 15mn environ. Pourvu que je ne rate pas la correspondance à St-Pierre-des-Corps. Les pissotières sont à 20cm – centimes, pas centimètres... Qu'est-ce que je pourrai sécrire d'intelligent ? Repartez vers “Homère – Iliade”...

    HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

    VERS GAVARNIE 54 08 09

     

     

     

    Ces dates sonnent faux. Depuis l'an 2000 en effet, leur énoncé ne m'évoquent plus qu'un jeu stérile de nature mathématique. Une espèce de répertoire téléphonique. Plus rien d'une substance temporelle vitale, d'une épaisseur qu'on ne palpera plus : 09 08 06, 05 02 05, c'est sans remède.En 99, c'était encore l'ancienne succession des mois et des années, avec un avant, un après, un plus tard – désormais, le temps est arbitraire. Ce sens pourrait aussi bien être l'autre, cette succession n'est pas plus nécessaire que cet ordre-ci. "Zéro cinq", aussi bien le mois que l'année, cela ne veut plus rien dire. Au lieu que "98" était bien net, ne pouvant jamais désigner un mois.

    D'abord une longue traversée des Landes, sur la route à quatre voies, sans rien qui puisse agrémenter la monotonie, malgré le plaisir de ceux que j'accompagne, puis que j'ai déposés à destination : politesses, conventions - nous n'avons jamais voulu lui et moi véritablement discuter, cela nous mènerait trop loin, sur des terrains bien plus conflictuels et douloureux que nous n'imaginions peut-être, il ne nous reste plus qu'une vingtaine d'années à louvoyer. Le plus dur est fait. Nous resterons sans doute indifférents jusqu'à la mort. J'ai vu du coin de l'œil la table mise mais je n'étais pas invité. Puis j'atteins enfin seul ce col d'Osquich, puis Musculdy, Mauléon. Chaleur et fatigue. Je lis à l'ombre sur un banc de pierre au grain raide, puis m'allonge à la clocharde, un bras par-dessus la tête ; moins à l'ombre que sur les autres, occupés par des scootéristes.

    Mes cheveux longs me font éviter les gens. Il n'y a plus personne ou presque à en porter aujourd'hui, les mecs arborant d'affligeantes tenues de facho à hurler de laideur. Je ne veux passer ni pour homo non plus, ni pour pédophile, ce qui est difficile, car face à moi se trouve un jardin d'enfants, avec tout ce qu'un enfant normalement constitué peut souhaiter : petits sièges en canards à ressorts, toboggan, filet à grimper... Il y a là un petit garçon à voix stridente, comme tous les petits garçons (écris, conjure, le petit chat est mort, tendre bouffon aux muscles si tendus, il a sauté de nuit dans le jardin, flèche d'or, il a sauté pour ne plus jamais retomber, je ne l'ai plus revu, le voici désormais suspendu dans le ciel où il règne parmi tous les chats perdus) - le petit garçon progressait, chronométré, gourmandé par le grand-père tu peux mieux faire", un garçon, c'est compétitif, et les cris transperçaient mon repos - j'ai rejoint mon véhicule ayant constaté non loin de mon banc trois Policiers Municipaux - je suis reparti (...certain d'avoir perdu mon chat la veille du départ, si bondissant, si souple (retrouvé depuis) – à quoi servent tant de vies prodiguées, accumulées, où sont les piles rechargeant incessamment les sources de vie ? Arrivée à Tardets-Sorholus, maisons jetées au hasard, village vagabond sans plan d'urbanisation.

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    J'escalade le calvaire, pente raide, à claquer le cœur. Puis Ste Engrâce, à claquer le moteur, que mes petits budgets ne permettent point de bichonner. Demi-tour à demi-pente, après ces bouchons de Tartarins à crampons autour d'une église exagérément signalée. Redescente vers Montory, Lannes-en-Barétous, chambre cubique et bleue passé pleine de mouches et d'odeurs de bouse. La patronne tout exophtalmée, alcool plus obsession sexuelle, la totale. Je me trouve beau et je le montre, elle me guide vers ma chambre en ôtant son tablier, « Il faut bien tout faire n'est-ce pas Monsieur ? » - qu'est-ce que je peux répondre à ça. Au repas garbure et abondance. Une autre femme sévère et pathétique celle-là me sert sur fond d'exaspérante boucle musicale à six ou sept morceaux, de braves gars qui chantent en basque, en espagnol et en français, puis en basque, en espagnol et en français.

    Vu ce que je comprends en espagnol et en français, je n'ai pas à regretter de ne pas comprendre le basque. Et je lis du Frédéric Vitoux, entre les plats, prenant soin de bien m'interrompre au moment de goûter, pour démontrer à quel point j'apprécie le plat, quand il arrive. Mes convives sont des Flamands, il y a de tout par ici, les Espagnols ont un peu massacré en Flandres, ici deux enfants très blonds très bruyants. C'est du flamand de Belgique, tout édulcoré tout mou. Et quand ils sont partis, un jeune marié, tout brun table trois, boucles brunes, qui tourne son index en l'air en imitant le bruit de la mouche. Il est beau et il le sait, ça fera deux, même flanqué d'une épouse, d'un bébé silencieux enfoui sous les linges dans le cercueil technique de ces poussettes d'internautes qu'on vend maintenant.

    Il y a aussi trois vieux, le père Samuel à un bout de table, et Myriam la mère. Le papa brun, Jeannot, m'a souhaité dehors une bonne fin de soirée. Je vous dis les noms parce qu'ils n'ont pas arrêté de s'interpeller. Je suis allé me promener de nuit dans le bled, m'efforçant de ne pas me parler tout seul à haute voix comme je fais toujours, me faisant pourtant surprendre à commenter le nombre des morts sur le monument du même nom (hauts trapèzes de marbre) : deux ombres assises dans l'ombre, comme d'hab, bien cachées, qui vous prennent pour un con. Or ce qui est important, ce soir, c'est que ma femme me rappelle sur portable, où je lui apprends que le 27-7 son tonton Jeannot (lui aussi) est mort, et qu'on l'a incinéré le 31, alors que nous n'avons été prévenus (enfin, moi) que le 7-8.

    Cela s'est passé dans la plus stricte intimité, l'incinération, c'est comme la chasse d'eau, mais avec du feu. La mort n'existe plus, certains se font même disperser en mer. Les cendres de l'oncle sont conservées par sa femme, Simone, attendant leur transfert au Bouscat dans le caveau de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    famille. Ma femme à l'autre bout du non-fil s'exclame « oh non... oh non... », quoiqu'elle ait dût s'y attendre, le cœur de l'oncle battant depuis longtemps la chamade ; il avait les mains déformées, ne pouvait plus ni peindre ni jouer du saxo. Mais la Simone depuis bien avant l'avait contraint de ne plus peindre, parce que ça foutait de la saleté partout. Et je me suis renfermé dans ma chambre d'hôtel.

    Mon Iris ! Mon Iris ! Je ne dois pas pleurer pour un chat.

    Je voudrais lire le journal de Léautaud, mais n'en aurai plus le temps.

    J'avais averti Annie comme il fallalit, lui laissant le temps de revenir de Sore où elle séjournait avec son amie. Elle n'eût pas apprécié, me dit-elle au téléphone, que je diffère davantage la nouvelle de la mort de son oncle et parrain, qui favorisa l'éclosion de sa vocation picturale : elle proposait ses dessins, il l'épinglait sur ses défauts techniques, ce qui est, n'en déplaise à certains, parfaitement légitime.

    Le lendemain matin, après le petit-déjeuner de l'hôtel, j'ai annoncé que je laissais « un de mes livres » sur la table de nuit. L'hôtelière aux yeux rougis d'alcool m'a remercié d'une esquisse de révérence, ayant bien compris que j'en étais l'auteur.

    Arette. Achat de dentifrice - « qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » - n'achetez rien, volez, lisez. Lourdios-Ichère col d'Ichère, promenade en descente et remontée, quelques nuages atténuant le soleil, quantité de petits incidents sans relief, quelques photos, pointe jusqu'à Accous. Je m'arrête devant l'église, que je pollue de ma silhouette automobile garée tout du long. Les employés de mairie viennent reprendre leurs véhicules, je traduis, de l'allemand, un texte à moi confié par Anne P. Puis je cherche un certain obélisque de Despourins. La carte, pourtant précise, ne saurait me tenir lieu de plan. Je demande mon chemin à une jeune fille toute fraîche, portant une gamine de deux ans sur le cou.

    Elle me prie de la suivre, ce qui m'embarrasse. Je l'entretiens donc, chemin faisant, de toutes sortes de choses, prenant garde que son fardeau humain, déjà, lui coupe le souffle. Une de mes questions l'interloque : « Vous êtes d'ici ? » Elle répond : « J'habite ici à l'année ». Je me suis rendu compte ensuite que ma demande correspondait exactement à la première phrase d'un dragueur de bal de campagne. Nous nous sommes trouvés très agréables. Elle m'a indiqué un chemin montant, « une grimpette », pour laquelle elle n'était pas équipée. Et de fait, le long du sentier encore horizontal, des torsades de papier métal figuraient sur le sol une silhouette déjetée ; plus loin HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    c'étaient des bouts de verre fumés, évoquant des sortes de daguerréotypes. Puis le chemin butait sur l'entrée bien barbelé d'une prairie : « Défense d'entrer », avec panneau de sens interdit, e tutti quanti.

    ...Comme le sentier se poursuivait sur la main gauche, à peine perceptible mais bien grimpant, je me suis hissé là-dedans, lentement, par chance à couvert du soleil. Parfois le terrain s'effondrait sur ma droite, vers la prairie que masquaient les broussailles, parfois je pataugeais dans un écoulement. Longtemps après, le sentier s'acheva d'un coup contre un tronc d'arbre, comme un frayement d'ours perclus de démangeaisons. Du coup je craignis d'en rencontrer un. Je fis pour le retour un long détour, postai deux cartes, et redémarrai au sein d'un gros dégagement de vapeurs bleues puantes. Sarrance. Excellente église. Annonces de spectacles inégaux, tantôt de grands solistes dignes de St-Bertrand-de-Comminges, tantôt de chorales patoisantes.

    J'entre. Pénombre bienfaitrice, propice à la méditation molle. Pour éclairer et sonoriser les fresques, introduire 1 € dans la fente. Dans ton cul, curé. Les gens de l'époque n'avaient pas besoin de projos. Les ombres célestes et dorées veillaient sur eux du fond de leur cul-de-four comme des silhouettes de bovins réchauffeurs. Je prends en photo un naïf berger en jaquette XVIIIe , car ce siècle présenté comme libertin fut très croyant, dans les campagnes où la foi résistait, jusque dans les années 1950. A partir de cette date, et plus encore après 68, la croyance fut assimilée au fascisme, et nul n'osa plus. Quand je sors, trois touristes, ignares en famille, se fendent d'un euro dans la fente.

    Horreur ! Trois fois ! La fresque est éclairée, mais se déverse dans les oreilles une chorale béarnaise à mélodie médiocre, aux voix appliquées, à la niaiserie démagogique. C'est ainsi que tout vaut tout, alors qu'il eût été si congruent de miser sur le traditionnel, quelque bon Bach ou Haendel, ponctuant quelques commentaires gavement émis. Je ressors en pestant à part moi, ayant appris pour me consoler que Ma Grosse Bite de Navarre avait ici séjourné, rédigeant des plans et brouillons pour son Heptaméron (12/20 en licence, Annie étant sortie avant la fin). Avant cette visite, j'écoutais Goering dans le texte ; il exposait sur France Culture les projets du parti nazi, tandis que je mâchais des buscuits secs.

    « Mon père », dit Vitoux, « rédigea des milliers de pages de journal ». Quelle infime partie de ceci franchira l'avenir ? J'arrive à Escot, déterminé à franchir, faute de mieux, le col de la Marie-Blanque. J'y avais renoncé l'an dernier pour automobile toussoteuse, en Est-Ouest. Aujourd'hui, en Ouest-Est ! Que c'est passionnant ! Au sommet, véritable tapis de touristes, ça HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    saucissonne dans tous les coins : le col forme clairière, des petits malins s'engagent dans un sentier montant, car ce n'est rien d'avoir franchi un col, si l'on n'a pas tant soit peu piqué sa canne sur les pentes avoisinantes. Il y a là une stèle, vague et grandiloquente, inaugurée en juin dernier, sur l'aide apportéeà la Rrrrrésistance par « les glorieux débris de l'armée espagnole » (Bossuet), des vaincus cette fois. Y eut-il donc à la Marie-Blanque de glorieux combats, à tout le moins des parachutages ?

    Que nenni. L'on a dû ériger cette stèle en cet endroit parce que ça culmine, et pour complaire à toute une brochette d'élus ci-gravés, qui ont bien dû se faire chier à grimper là-haut dans leur costume-cravate pendant que le vent leur soulevait les basques. Et comme je suis encore le moins con, je me retape assis sur un talus un bon exercice d'échecs. En revenant, je détourne les yeux sur la gauche, pour ne pas voir juste au-dessus de moi un gosse de dix ans qui me pisserait bientôt dessus à travers fougères et rameaux, en faisant bien briller la pisse dans le soleil. Autres touristes à Notre-Dame de Houndaas, arrêt à Bielle.

    A Bielle, un monument aux morts qui serait poignant si le sculpteur eût possédé le quart d'une idée subversive : c'est la mère Patrie, endeuillée, qui tend au-dessus du casque une couronne de laurier. Je prends des photos, un peu déçu tout de même : c'eût été tellement plus cinglant si ç'avait été une mère qui rajustait un cache-nez à son fils : « Et ne prends pas froid dans les tranchées! » Ne t'en fais pas la vieille, ça chauffe là-haut. Peu d'humour en ce temps-là. Je me paye un cours d'hébreu en plein air, sans parler trop fort, pendant qu'un blaireau s'aére l'habite -acle toutes

    portes ouvertes sans descendre de son coussin de cul. Puis Louvie-Juzon, Mifaget, Asson et Nay. Me voici dans une chambre d'hôtel à Nay (prononcer "Naÿ"), face à la glace de l'armoire. Je me trouve beau, plein, noble, intéressant, et j'aimerais me prendre en photo, mais si je vise à bout de bras, au hasard, je risque de m'estropier, ou pis, de me décapiter (ce qui s'est produit en effet). Je vis encore sous la sentence extraordinaire de Max, un ami, qui n'a point fait d'études et me juge souvent insupportablement pédant. "Tu vis", m'a-t-il dit, "dans l'atmosphère, le projet, la permanence justification d'un regard sur toi. Il faut que tu sois regardé, non pas " - il se reprenait – "à la façon d'un cabotin, ou d'un bouffon, mais en ce sens que tu ne peux te retrouver, te trouver, que dans le regard d'autrui." Il ajoutait que c'était là bien moins du narcissieme qu'une constante marque de manque de sûreté de soi.

    Depuis que Max m'a dit cela, je me sens justifié, car la question pour moi ne se pose HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    plus de savoir (à l'instant je me photographie, de biais) s'il est bien ou mal de me soucier ainsi de moi et de mon image, mais de la façon dont je puis mettre le mieux en pratique cette perspective constituante ; imagine-t-on un Rembrandt s'interrogeant sur sa vanité, au moment de tracer l'un de ses étonnants 63 ou 64 autoportraits ? et y renonçant, crainte de ridicule ? Me voici donc libre de me trouver suprêmement intéressant, et d'y fouiller à fond. Je suis déjà venu à Nay. Mon compagnon d'internat Esquerré venait de là, "ce doit être à présent un pépé comme moi".

    Je suis arrivé ici, Hôtel du Béarn, suite aux indications hautaines ("Ce n'est pas un hôtel, plutôt une" (un temps) "une pension") d'une bistrotière dont l'établissement, sur le foirail,portait encore l'inscription défraîchie "HÔTEL". Visiblement, elle ne me recommande pas trop cet "Hôtel du Béarn", "ici à Naÿ" (on prononce donc "Naÿ") ; "mais autrement", s'empresse-t-elle d'ajouter, "il vous faudra descendre sur Bétharram et Lourdes" – plût au ciel ! se faire écorcher dans les cités de la Vierge ! Dieu merci, après le pont, dans un tournant, j'avise l' "Hôtel du Béarn", qui en effet ne paye pas de mine. Une charmante vieille dame sèche, ce qui signifie d'à peine plus de quinze ans que moi, m'accueille et m'informe que oui, je peux profiter d'une chambre ce soir.

    La bistrotière quadra snob ne m'avait pas menti : c'est en effet une pension, nombre de vieux y séjournent à l'année dans un confort ancien. C'est vaste, antique, haut de plafond, j'affecte la rondeur pour annoncer l'arrivée de mes valises portées par moi-même depuis le parking de l'hôtel, de l'autre côté d'une rue bien passante. Heureusement, ma chambre donne sur les arrières, sur une cour à galerie interne, dans une petite chambre sans télé - malgré tout, hélas – d'où me parviennent du rez-de-chaussée des voix séniles et appliquées, parlant des inconvénients du déambulateur. Sans oublier ceux des neuroleptiques... J'espère simplemennt que les parois de ma chambre sont assez épaisses pour absorber ces répugnants ronflements d'inconnus. De vieux. Ils vont bien devoir me devenir familiers, d'ici très peu, car j'espère bien devenir l'un d'eux, ete que l'émoussement des agressivités pourra me faciliter, enfin, in extremis, quelque insertion sociale -ne rêvons pas. Et tous ces préambules formulés, venons-en aux commencements : au commencement était la jeunesse, ma fille de 33 ans, et son grand fils de 16.

    L'angoisse de la mort. Plus tard, pas si tard que cela, j'aurai une surabondante compagnie féminine, qui ne pourra plus rien faire, à qui je ne pourrai plus rien faire, mais pleine d'attentions et de tendresses. Ce sera chouette, ce sera dérisoire, ce sera trop tard. Allant pour passer la porte (j'adore les déambulations crépusculaires dans ces trous provinciaux, je me ravise : je HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    préfère le menu de l'hôtel. Dans la salle à manger, telle quelle depuis 1960, je vois arriver la femme à la diction ralentie, et son vieux que je ne verrai que de dos. Ce repas sera silencieux, non pas sépulcral mais recueilli, très propre, sans bruits de bouches. On entend absolument tout. Le couple ancien sait que tous les mots qu'il pourra prononcer seront entendus par moi, qui suis à l'affût le nez dans ma soupe (j'en reprends).

    Je les dérange. Mais peut-être n'ont ils aussi plus grand-chose à se dire. Qu'est-ce que j'en sais ? La patronne, plus jeune qu'eux, les appelle devant moi "mes petits pensionnaires". On est toujours les petits vieux de quelqu'un. Et même s'il n'y a que du croque-monsieur réchauffé au micro-onde et une glace en cornet de plastique visiblement rescapée du congélateur (le menu ne me sera facture que 10 €), je me régale dans une ambiance absolument surréelle, car silencieuse, et respectueuse. Ce n'est qu'ensuite que je passe le pont à pied, mes clefs en poche, et que j'erre lentement dans les rues de Nay, Béarn. Cette fois-ci je ne descends pas au bord du gave, où je lisais l'an dernier je crois bien l'histoire compliquée de Clotaire II, roi de France.

    Je m'assieds seulement sous un projecteur, au pied du clocher de Saint-Vincent. Il s'agit d'un ouvrage en gros caractères, pour vieux, emprunté à la bibliothèque municipale de Mérignac. Mon Dieu, qui est-ce qui va bien vouloir acheter ça ? L'histoire me passionne, car elle parle d'un père plus ou moins collaborateur, et de son fils, qiu a mon âge. Ce fils, en 1961, âgé de 16 ans, fait connaissance d'une petite salope d'allumeuse américaine du même âge. Ce jeune homme, plus tard ce sexagénaire qui recontemple son passé, c'est moi. Puis je me promène, sans conviction, très lentement. Ce n'est que depuis peu que je me promène lentement. Je rumine sans trop savoir quoi. Je jouis de chaque pas. Et en rentrant, coincé entre le transistor et "L'Ami de mon père" de Frédéric Vitoux, je m'achemine vers le sommeil. Auparavant, j'aurai eu le plaisir d'entendre, au rez-de-chaussée, une Italienne demander une chambre, se la faire montrer (elle donne sur le balcon de la cour intérieure), et se faire rejoindre par son motard de mec ; dommage. Et la nuit, ils n'ont pas baisé : trop épuisé par un voyage à moto. Ça ne tient pas sa langue, un vieux. Ça commente tout, et la cour raisonne. Le matin, j'ai laissé mon roman "Omma" sur la table de nuit, au cas où des petites vieilles y jetteraient un œil.

    Extraordinaire étape, où je me familiarise avec ma vieillesse à venir, où je m'apprivoise à une proximité de la mort qui ne semble pas affecter outre mesure (que sais-je après tout de la vieille à diction ralentie) les personnages qui déambulent et vivent là. J'en trouverai de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    sympathiques, et nous nous parleront à peu près spontanément, de même que des enfants s'abordent volontiers autour des bacs à sable et que se nouent de puériles idylles... Et j em'en vais, pas très loin, le matin, à Coarraze, épaté comme tous les touristes de surprendre ainsi le quotidien d'animaux si exotiques, les habitants de Coarraze, dont le château (berceau d'Henri IV) n'ouvre que l'après-midi (je m'en aperçois en cheminant aller-retour par la grand-rue fâcheusement dépourvue de trottoir, mais l'espace manque ; il faudrait tout démolir ; mais alors, pourquoi marcherait-on ?).

    (ARUDY, autre date)

    Et comme je suis un peu blaireau moi aussi, j'obéis à l'injonction d'un panneau de pub : tel grand magasin, Arudy.

    C'est là finalement que je la fais, ma leçon d'hébreu, à l'ombre d'une de ces poubelles à tri de bouteilles ; et je pouvais articuler bien à l'aise. A Bielle, je ne sais plus ce que j'avais fait. Avant de trouver ce refuge à l'ombre, j'avais abondamment compissé un montant de tôle à l'arrière du supermarché, tandis que dans mon dos, sans oser intervenir contre le pisseur, une gardienne à chien-loup passait bien raide en vitesse. Honte. Et bouffe bien lourde, comme j'aime : bananes, Yoplait, Buzy (rate le dolmen), Buziet, Ogeu dont j'ignore s'il se prononce Ogeux ou bien Oju. Et comme il fait bien chaud, et que l'heure avoisine les 15, je me fixe d'office la première église venue, à condition de la chercher.

    Il n'y a rien de plus beau que de bouffer comme un malade, le coude gauche dans une jardinière de géraniums, les yeux fixés à travers le pare-brise sur un portail typique Napoléon III soit

    parfaitement atypique, et d'écouter Dieu sait quelle musique classique de remplissage pour la bonne conscience. Demi-tour devant la colonne « Marquisa ».

     

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    LA CIOTAT - « LE MANIERISME » 56 03 10

     

     

     

    Cette fois-ci Choske a fait mon tour. Il ignore s'il pourra me voir « l'année prochaine » (exit la revoyure de septembre) et pourra donc, en mars 2057, prétexter sa santé (sciatique ? surdité ? cécité ?) pour ne pas me recevoir. Maudit maniérisme ! Car ayant peur de montrer mon indifférence totale à tous ceux qui ne sont pas moi – mon égotisme, ma ronchonnerie, la paranoïa, la tête à suggérer toujours un petit pois qui n'a pas voulu cuire , et cette impression que je donne toujours d'être profondément offensé que l'on ne reconnaisse pas Ma Supériorité – j'en rajoute, dans l'intérêt affiché, dans le sourire, l'intonation forcée (avec un sourd, n'est-ce pas...).

    Donc, je passe pour insincère dans la mesure exacte où je vais outrant mimiques et pantomime, afin de bien démontrer que j'aime à fond. De même Parrical, nous étreignant sans cesse avec chaleur et s'exclamant, se récriant aux moindres choses dès qu'elle nous voit ; c'est exaspérant, mais il a bien fallu que nous nous y fissions. Et Coste me juge faux. Galopin, aussi : tel Alain qui, au milieu du récit de la mort d'un fils, interrompt la mère pour lui demander où elle s'est procuré son bracelet... Quelle muflerie... Quelle grossièreté... Goujaterie pure.

    Mais je change aussi de sujet, ce qui peut être perçu comme une grossière indifférence, alors que c'est un souci de diversification : je feins ainsi plusieurs intérêts successifs (et superficiels) par peur d'approfondir l'un d'eux ; cela mène invariablement, sinon, à des banalités, à la révélation de mon ignorance du sujet, ou à des conclusions désobligeantes, à moins qu'elles ne soient franchement plates. Je le lui dirai peut-être, à Choske, bien qu'il ne faille

    pas tendre le bâton pour se faire battre : je me souviens toujours de cette jeune germanophone toulousaine, qui, s'excusant de son accent, s'attira les mines rogues de son auditoire, inaccessible à tout autre humour que germain. Il est bien plus probable que Marcel Coste fut fatigué par mes nombreuses interventions (ne m'a-t-il pas invité pour me voir et me parler ?) Je ne sais jamais s'il me faut paraître ou disparaître (pour le reposer). J'ai à présent une clef à moi.

    Les chose avaient failli bien tourner. Je ne veux pas mettre les choses au pire, mais c'est la surdité, plus accentuée en 2056, qui me renforça cette artificialité du ton. Pourtant je m'étais bien confié le lundi soir (je crois) sur els femmes. Je devais primitivement raconter cette deuxième « prestation » du groupe musical, passé de quatuor à quintette. Et là, son violon a joué bien faux dans les aigus. Les tutti ont vigoureusement cafouillé dans Schubert, plus proche d'un Messiaen atteint de grippe aviaire. Seules les parties lentes (et un « lento » de Boccherini) bénéficièrent d'une interprétation tant soit peu musicale.

    Le reste cacophonia d'importance. Pouvais-je dire cela ? René m'a fait la gueule (« on se connaît déjà ») (oui mais, blaireau, tu pourrais être aimable, faire semblant) ce qui fait que je m'interroge : m'a-t-on fait si bonne presse devant lui ? Une nouvelle, au cul très beau, très ample, est venue au violoncelle : Nicole...  Me revoici donc au bord de quitter cette étape, ayant été ici 24h de plus que l'an dernier. J'en retiens une impression mi-figue mi-raisin : toujours aussi bien reçu, alimentairement parlant, mais sous le signe de l'enterrement – Coste est sur le point de perdre un ami juif athée, connu depuis le collège. Et c'est de cela qu'il est préoccupé, assombri. Une sciatique

    lui tire la patte, il se porte la main au front gratté de psoriasis. De plus, il ne manque jamais d'exprimer de petites râleries ou grosses bougonneries sur mes étourderies et inconséquences, qui ne sont pas petites il est vrai. D'un autre côté, il me confie ses méditations écrites les plus intimes. Il dit : « Tu manques de jugement », « Tu es chiant », mais il m'a fait lire toute l'histoire d'un amour datant de l'avant-dernière année, où il tira vraisemblablement son dernier coup, et la mélancolie agonisante qui s'ensuivit, car il fallait bien renfiler le carcan constitutif de sa vie. Dans un film de Bertolucci, deux vieux, ainsi, couchent ensemble au cours d'un confus exode, puis se reséparent le lendemain matin, chacun sur son chariot tribal et dans sa propre direction.

    Une des plus pures scènes d'amour que je connaisse. (la suite in « Lectures », « Gaxotte », « Histoire des Français »).

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN «ITINERRANCES »

    TRAIN MONTPELLIER-NARBONNE 15 03 2056 1

     

     

     

    Bonjour tout le monde. Me voici dans le train Montpellier-Narbonne. 48 heures passées chez V. auront suffi à me transformer en paquet de nerfs. J'ai fini par hurler au cours du repas, en frappant sur la table. Une avalanche de reproches, d'aigreurs, d'humiliations, déversée sur la tête de Lucie, qui eut le tort de naître du mauvais ventre. Dès que cette fille ouvre la bouche, ce n'est pour elle que vinaigre et remontrances. J'en reparlerai ici, mais par intermittences, car il serait douloureux de rappeler sans cesse de tels tunnels de tension. Et Bashung est mort. Que j'aimais pas, mais que je me promettais de découvrir, « un jour », sentant bien que je « passais » à côté de quelque chose.

    Devenu bien plus dense depuis qu'il s'était enfin décidé à bien articuler. Réflexion de Vanessa : « J'en ai vu des millions mourir » - au moins ! - « à l'hôpital et on ne parlait pas d'eux. » Vanessa, moins con, je te prie, j'ai passé la main dans le dos de V. ta mère au piano, puis elle s'est raidie sitôt que relevée je la prenais par les épaules, quelle pitié. Pauvre gosse abreuvée d'injures et de rebuffades... Je vagabonde entre mes lignes, imagine situations et conversations, quand seuls des kilomètres accumulés dans mon dos seraient capables de régulariser mon souffle. Le soleil éclaircirait le paysage s'il n'y avait cette épaisse crasse de vitre : un brouillard. Près de moi un collégien biterrois, culottes courtes, entame La peste de Camus, le pauvre.

    Il est enrhumé, éternue, dit « putain » ; volume contagieux ? Les gars ne lisent plus. Les hommes à venir ne liront pas. Et ce seront les femmes (enfin : des femmes) qui cette fois de plus nous sauveront l'esprit. Je photographie le couloir, tube digestif géant. Tortillard : Lunel, Frontignan... J'écris très exactement du Nisard. C'est lui qui fut élu à L 'Académie en 1850, contre Musset. C'est une personne que l'on admet : même s'il faut avoir du moins travaillé, quelque peu produit. Ce livre-là fut repéré par moi sur le marché d'Apt, et je n'ai plus que Voltaire à lire. J'aurais volontiers lu cet éreintement, par un obscur, d'un autre obscur. Un moustique a gâché la nuit de Nisard ; une arête a failli étouffer Nisard » et ainsi de suite.

    Or il s'agit bien exactement de ce que je note en mes voyages : mes états d'âme, ainsi que, tout de même, des autres que je croise ; les faits et les paysages dont je suis témoin. Il me faut donc en revenir à ce que mon père appelait des « observations personnelles ». Son grand tort fut de les annoter, les ayant lues, et de les noter. Au premier « douze », j'abandonnai illico. Saine réaction. Nous arrivons en gare de Sète. Les Sétois sont des cons. Les Montpelliérains sont des cons, descendus de Lozère et d'Aveyron pour faire les fiers et les radins au chef-lieu. Ben merde. A-COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    St-Bauzille (de Putois), tous des cons. Bref, il n'y a que des cons autour de Véra. Lucinda est systématiquement démolie, brisée. Parfois, heureusement, Vanina la défend. Heureusement, Lucinda se défend. Mais moi aussi je fus systématiquement harcelé. J'aurai mis ma vie à me reconstruire. Et l'interne à côté de moi finit par préférer la contemplation du paysage à sa lecture. Je vais l'imiter. Gare de Narbonne. Courant d'air glacial. Ouvre la valise pour en tirer chandail, blouson. Une femme en rouge, aimable et causante, avec tout le monde ; et que j'avais repérée, de biais, dans le couloir central, de mon siège au sien ; est allée aux toilettes avec sa valise roulante, et m'a rejoint sur le quai : « Ne croyez pas que je vous suis. Je crois que nous allons dans la la même direction. » J'ai dit « Non... » (première phrase). « Oui » ( deuxième).

    Qu'est-ce que je peux y faire ? « L'étiquetage est obligatoire » : elles sont tombées, les étiquettes. « Et surtout », chantait Alévêque, « n'oubliez pas d'AVOIR PEUR ! » Eh bien moi, j'ai peur des femmes. Savez-vous pourquoi ? A supposer qu'un homme m'aborde : il s'agirait d'un abord neutre. Peut-être homo, mais je ne serais pas censé le savoir. Tandis qu'une femme, habillée de rouge, rappelant vaguement Emmanuelle Béart, me fait irrésistiblement penser au reste. Elle a disparu dans un autre wagon. Et «le reste », il aurait fallu y penser. L'esquiver. Le conforter. J'ai bien vu que Véra eût aimé, au début, se laissant prendre aux épaules.

    Puis elle s'est raidie. Surtout après l'engueulade. Mais avec cette « charmante inconnue » (d'ailleurs, je hais la Béart), il eût fallu se livrer au jeu mutuel de la séduction-répulsion (elles n'ont donc que ça à foutre ?), entrer, comme dit Montherlant, dans « leurs » jeux vulgaires de ce qu'elles appellent « la psychologie » ; passer par leurs « je veux-je veux pas »... Pffff...! J'ai déjà ça « à la maison », ma femme qui voudrait bien et moi qui ne peux plus, Katy qui ne veut plus et moi qui voudrais bien, Françoise qui voudrait bien après vingt ans d'interruption et 5 ou 6 de persuasion – elle a eu du mal à se dérouiller, la vieille ! - et pour tout ça, pas le temps, pas le temps, pas le temps, à la sauvette, avec prétextes et faux-semblants, « je te croyais là tu étais ailleurs », quelle fatigue... quelle fatigue...

    Avant c'était la haute mer, les rochers, mes horribles misogynies de Singe Vert ; à présent je débouche dans les « fertiles plaines » marécageuses(fertiles, mais paludiques pour leurs obligatoires enlisements) où je voulais tant pénétrer, tel un Steppenwolf devant le parquet encaustiqué de la vieille. Il ne s'agit que d'une œuvre littéraire, Véra, mais voici tout de même son plan : tu crois bien faire, et je te couvrirais de compliments, pour tes dévouements sacrificiels, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    assoiffée de reconnaissance ; moi, voici ce que j'ai vu, constaté, cru voir ; et pour moi encore, me voici tout couvert d'une feinte et arrogante humilité. Tout serait traité par intrication, le tout assaisonné de considérations oppositives vive voix, courriel et téléphone... Ce serait sous couleur de fiction qui ne te tromperait pas, Véra. Et ce que je voudrais éviter, c'est ce mal-être que tu éprouverais à recevoir ma missive, mon paquet ficelé. Je voudrais t'épargner ce cœur battant d' appréhension, ces torrents de remise en cause et de rage, cette dépression autodénigratrice, où tu sombrerai, où tu as déjà sombré la seule fois où nous critiquâmes, même faiblement, tes prétendues méthodes d'éducation.

    ...Et tu évoques Françoise Dolto ! Tu es si profondément convaincue d'agir pour le bien de tous que, te démontrerait-on par a + b les méfaits de ton pilonnage, tu tortillerais ton raisonnement dans tous les sens pour te renfoncer dans tes convictions. De même, pour M. Minc, Israël doit absolument être coupable, au point que son éventuelle attaque préventive contre l'Iran constituerait le danger – non pas celle de l'Iran contre Israël. Sous ton nez, tu ne voix pas la chose. Le seul espoir sera le départ brusque de Lucinda, à 15 ans 3 mois, à 18 ans – mais dans quel état d'esquintement... Je ne peux m'endormir dans ce train. Me faisant face en biais, une quinqua usée sympa se repose la tête sur une semi-minerve adaptée à l'épaule. Derrière moi, de l'autre côté de l'allée aussi, une « jeune femme décidée » me regardait avec sympathie.

    Elles seraient toutes disposées, sinon à m'accepter, du moins à « en parler » avec le sourire. Et puis merde. J'ai bien dormi. Des bribes de texte me remontent au crâne, arguments bien sentis, mieux sentis, plus de sang-froid, d'efficacité, d'agressivité. J'ai hâte de revenir. Je vais peut-être détester les voyages. Tandis que le dur roule vers Toulouse, je lis : il fut l'objet d'une « inscription » à fin de confiscation, comme détenteur de biens d'Etat. C'est du Lysias. Ce que je déteste chez les Grecs, c'est l'esprit grec : tel a raison, tel a tort ; il faut chercher « la vérité » (?) ; l'esprit rationnel, didactique et mathématique – fin de l'hystérie, début de l'observation objective. Leur lumière crue et méditerranéenne, et bon nombre de semblables fariboles. TOULOUSE – hurla-ce dans le haut-parleur. Terminus, ploucs. Ça descend, ça remonte. Pourvu que ma place latérale reste vide. Hélas les quais supportent des tas de femmes : la queue dans le ventre, le cerveau dans le cerveau – elles ne jouissent que comme ça – double branchement sinon rien – Nisard vous dis-je, Nisard : non pas la description de ce qui se passe, mais la description des incidents qui me frappent, moi, Nisard. Ma voisine explorant son sac me jette un œil d'animal COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « ITINERRANCES »

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    protégeant son territoire. Deux hommes dans mon dos se font des politesses : à celui des deux qui m'enculent – Je vous en prie - J e n'en ferai rien – Il y a plein de places – les autres! les autres ! - il mourut pendant l'interdiction – riche idée. Je ne sais plus quel cimetière j'ai visité. Juste Ste-Anne d'Apt et ses deux cryptes superposées. Très froides. Et le petit marché, bien apprécié. Mes yeux se ferment davantage – Nisard ! Nisard ! et si je démolissais Sidoine ? Mais ce dernier tient à moi, par toutes les vitres de ma tête, je m'endors. L'inculpation retombait alors sur son fils, beau-frère d'Aristophane. Dormir, dormir. A 38. Pas avant. Poursuive la lecture. Forger sa statue. Les Athéniens : procéduriers, méthodiques, logiques – mais dans la vie, chiotticisme. Le présent discours fut composé pour lui. Rien à foutre.

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    Curieuse exhumation en ce bled pourri de Varetz (corrézien mais d'aspect ligérien) : Le Jeu de la feuillée en dialecte picard. Nous partîmes vaillants. Mais telles conditions y furent que je suis vaincu. De loin je contemple la ruine de mon cas particulier, l'abandon bienheureux de mes aspérités : plus rien ne me vient. Nous nous sommes arrêtés sur l'autoroute, et je sentais en moi s'épanouir un sexe féminin, sécurité. Il faisait frais dans la boutique, puis nous avons roulé jusque après Périgueux. Lorsque la fatigue se fit sentir, chercher nous fallut un hôtel, dès Hautefort. Nous essuyâmes maints refus, maints établissements fermés. Dont une Anglaise à St-Aignan, broyant le français à coups de grosses dents et de fortes mâchoires anglaises, puis Hôtel du Périgord Noir, excellent gîte adultérin – mais, personne...

    Vue sur le château de Hautefort dans le lointain. Troisièmement : des ivrognes, face à la brocante, et une femme aux cheveux noirs, semblable à Mayröcker. (C'est ici que mon style se ferme ou se brise.) La résurrection de ce coin d'Arras, la satire des femmes grosses, les exhibitions d'urine, le fils qui saute sur son père pour le féconder : je comprends tout du premier coup ! Il m'aura fallu la soixante-cinquaine ! Combien peu sommes-nous à présent à lorgner par le trou de culture, sur tant d'années à jamais enfouies ? Le Devés : c'est autant dire le fou. Il a cassé les pots de son père. La course à l'escarbot ? c'est celle à l'échalote ! Hesselin est chanteur de gestes. Derrière le château, une petite avait vendu des glaces.

    Je pense avoir dit « ma petite » ! moi ! « Mes chattes » disais-je aux stagiaires ! ...ce qui m'échappe ! Je me vois dans la peau distendue de T., bonhomme, mais plus séduisant, juste rond de manières et affable. Je ne sais plus ce qu'il en est. A Badefols, une table extérieur au travers de l'entrée nous montre un établissement fermé, n° 5. Coubjours : magnifiques paysages gâchés par l'obsession du gîte. 6e à St-Robert,en plein virage, n'ouvre qu'à 16 heures : pourquoi ce négligences ? 7e à Ayen, dans une belle résidence à peintres, plus question d'Objat : Varetz. Circulation là-bas infernale. 18 mn faites. Le soir : coincés derrière un muret, des bacs à fleurs ornés de grappes, nous écoutons des crétins rugbyvores, qui parlent par onomatopées. « Ils étaient tout en bleu, disaient des conneries », et ça discutait, et ça discutait, et ça circulait, à vous rendre abrutis.

    Et ça tournait vers la route secondaire, et ça débouchait de la route secondaire, coupant deux files sous le nez des surgissants, et le soir, infos, émission sur la bisexualité. C'est bien, entre femmes. C'est nul, entre hommes. Je n'aime pas sucer. Juste me faire enquiller. Nuit pesante après baise sportive, ce qui nous arrive, tout de même... L'impression de me construire en me dispersant.

    En m'éparpillant. Le lendemain, lecture sur la cuvette refermée des toilettes. Petit séjour à La Calèche, comme hier soir. Pénombre et aquarium. Trois secondes de mémoire pour un poisson rouge. Alzheimer permanent. La vieille dame, 70 ans, balaye les mégots, ils ont ouvert tard le soir, elle nous montre son établissement, des instruments de musique magnifiques suce-pendus aux murs, nous confie que son mari est mort en deux minutes, du cœur, se sentant partir, ce qui vaut mieux que de crever d'un cancer. J'ai toujours su parler de la mort avec les gens. Pour que cette patronne ait voulu se confier, il a bien fallu que nous ne fussions pas si ratés que cela.

    Nous jouions aux maudits incompris, et Coste me disait : « Tu as beaucoup de vie sociale ! Tu me déçois ! » Nous partons pour Collonges-la-Rouge après téléphone à Sonia, dont la voix est forcée, métallique, dans l'appareil, en pleines emplettes... Et Adam ? Je sens revivre tout ce Moyen Age... Trois fois que je lis ce Jeu de la Feuillée, au hasard cahotant des programmes...

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    St-Céré. Je marche dans les rues « crinière au vent », passé de « jeune écervelé soucieux de son effet » à « vieux peintre pathétique ». Nous partons dans le frais, vers Collonges-la-Rouge (« plus rien ne bouge ») - deux heures de bonheur, à se demander si l'on est heureux, à conclure que « oui », photos numériques à la pelle à la pluie. Ce que l'on serait si l'on était un autre, « Mystère du monde, accorde l'Harmonie ». Brugnon articulait « Villa Harmonie » comme on déguste un fruit, baissant la voix, il l'aurait dit de façon enfantine. Aucune réponse de ses veuves. Derrière moi ça dort. Après Coullonges (acquisition d'un lézard rembourré), nous gagnons Cameyrac, où Fénelon (de Ste-Mondane) posséda aussi un bâtiment-presbytère.

    Crêperie, des Espagnols non castillans malaisés à comprendre, avec deux petites sœurs à se damner déjà, l'une belle comme une femme elles se rendent pas compte car il ne s'agit pas de possession sexuelle mais d'envoûtement – le corps n'est plus ce que l'on prétend, présomptueux, posséder ; c'est une atroce impuissance imposibilité d'un autre règne, d'un autre ordre au point de vouloir frapper transpercer transgresser la Frontière Señor tién piedad de nosotros et le sous-chef crépier de ronchonner Des Espagnols on en a eu toute l'année y en a jusque là ta gueule charron ouvre un steak-frites.

    Juste à côté « Menu Espagnol » boutique vide, sans Espagnols ni pitié saloperie de commerce - nous rejoignons la bagnole à l'ombre. A St-Céré donc le troisième hôtel est le bon, car devant le second, fermé , démarrait une noce à char-à-bancs 1880, coiffes et hauts-de-forme. Dames blanc crème. Je monte à l'hôtel Touring. Charmant réceptionniste, pédé si j'avais le temps, et que les odeurs de glandes à cul n'écœurent pas. Mon patronyme lui évoque celui de son maire près Limoges. Des bras je lui prends les oreillers que ma femme réclame, je peux les insaller mieux qu'un larbin. Et puis je suis revenu ici, dans ma chambre, après avoir dégoté un cybercafé juste à côté d'un cybermagasin qui n'envoyait vers d'autres, « au-dessus de l'office de tourisme » -  « mais je ne sais pas si c'est ouvert le samedi. - Ben j'm'en fous tant pis. » Et je suis revenu.

    Je me sens tellement plus chez moi à l'hôtel. Anne dort. Sans elle pourtant je sais quelle pente j'aurais dévalée. Quant à l'endormissement, j'en eus l'explication de la bouche d'un éphémère collègue : c'est que je ne provoque ni tension ni attention, sans peur, et que la sensation s'invite et ne lâche plus, vous menant inexorablement vers « la vie ressentie, à la source même de l'être », Bergson dixerat. Situation, le lendemain, très particulière : dans un fauteuil de hall médiocrement éclairé, attendant le lever d'une encore ensuquée dans le sommeil. Nous avons présumé de ses COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    forces. Elle se trouve plus affaiblie que je n'aurai cru, devant éprouver de grandes difficultés à dépasser désormais les frontières de l'Aquitaine. De plus, mes lectures de cuvette à chiottes m'ont semé one more time le doute quant au bien-fondé de ma conduite de vie : l'étude du Talmud en effet se fonde sur l'effort, l'engagement affectif. Or je n'étudie, quoi que ce soit, que pour avoir empilé, entassé, derrière moi, tels ou tels livres, en les oubliant. Comme on accumule des nombres en comptant. J'ai sursauté en lisant le passage où l'on reprochait à certains sages de ne pas mettre en pratique, matérielle, leurs connaissances : c'est tout à fait moi.

    C'est très simple, je refuse. J'ai peur. Incroyable le nombre de ceux qui veulent absolument que l'on s'engage, du Talmud à Sartre.

     

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    Après tant d'évènements, je peux en revenir à mes talentueux chapitres... Il y a cette montée en car, derrière ces volubiles Allemandes, à qui j'ai bien montré par les oreilles que je parlais, moi aussi, l'allemand – sans les comprendre toutefois : au téléphone, mêlé d'hébreu de pacotille. Cette lente tombée du soir, avec mugissement des montagnes plus hautes après petit pissat dans un buisson de Manosque : "Vous m'attendez au moins ? - N'ayez pas peur, il y a du monde." Ce jeune rouquin de l'université d'Aix: "Cela ne vous dérangera pas, si je... - Non non !" - et de tirer de sa poche un Spinoza, veinard ! Moi qui n'ai jamais pu franchir la première assertion : Si la pierre qui tombe avait une conscience, elle se croirait libre ! - et je le lorgne en biais, lisant aaussi Freud, en anglais, par-dessus deux langues : The man's soul, et je me rappelle que l'université d'Aix, avec Strasbourg et Paris, forment la plupart des agrégés de France, que l'on supprimera un jour.

    Il décroche un portable et s'exclame : "Ça alors ! Toi qui d'habitude me téléphone toutes les morts d'évêques ou chaque fois qu'il se vend un cercueil à six place !" - je pouffe, il m'et reconnaissant. "Moi, ça va ! Parle-moi plutôt de toi. Téléphone-moi pour me parler de toi." L'interlocuteur est un Suisse qui fait le va-et-vient du Vaucluse au Valais? Et je ne saurai rien du petit rouquin mince aux timidités de potache, tandis que je lisais à son côté Nocturnes d'Ed McBain, sombre histoire new-yorkaise (ville d' "Isola")où s'assasinent les vieilles pianistes arthritiques des doigts. Je l'ai fini, les méchants sont punis, la justice régnante et les procédés bien rodés – surtout ne pas feindre en autocar, en train, comme j'ai fait avec l'hébreu : c'est Daninos qui me l'a dit ; "Tu te souviens des plants de tabac à Madagascar ?" - ou mieux encore, entendu au portable : "Alors, à demain à Oran !" - mais oui ma bonne dame, rien de plus commun que de prendre le vol Marseille-Oran – il existe donc encore des Français d'Algérie, des Oranais même : de ces petits gâteaux garnis d'abricots dans le jus.

    De Manosque à Sisteron glapirent près de moi deux écolières brunes, mâtinées d'Orient, bredouillant et mâchant chaque syllabe, surexcitées voulues comiques dans le gazouillis de treize ans trois quarts : des histoires de chien à caresser, "hideux le chien, hideux, tondu", chargées de sexe implicite à se tordre, mais d'une telle innocence d'enfance, début de sève où tout fait sens, où chaque mot donc se charge en 5e vitesse de plus de volupté qu'il n'en contractera de toute une vie. Puis deux sexagénaires si vieux amis, l'un Richard Pierre ou Fabre ou tout autre entomologiste me régalant d'explications confuses sur la route à prendre de "Formule Un", chaîne de mon hôtel pas cher. Cependant l'autocar virait, sans trêve, et je dus descendu quémander mon chemin tirant ma tirette, les anses de mon sac d'occase ayant rompu. Enfin j'y parvins, signai mes 3 chèques touchables en trois mois ("Le patron sera là mais ne voudra pas"). Puis téléphones, puis téléphones, puis télé, puis bouffe frite et chocolat, puis promenade entre les magasins qui vidèrent la ville, McDo, Lidl et Carrefour. Et j'ai monté puis descendu l'avenue, j'ai pris l'appel de ma femme qui ne m'aime plus et couche avec une autre, puis il y eut un nuit, et il y eut un matin... Petit-déjeuner dans la salle aux sièges de bar, pas de dossier dès le dessus des lombes, un jus d'orange. Une longue descente vers le centre ville, un Parc des Pépinières, un musée "Fermé en octobre" agrémenté de phrases sur ses frises, comme à Paris le palais de Chaillot.

    J'ai fait le tour de ville avec le plan de Gap ("Six euros cinquante ! - Pardon, quatre euros cinquante, c'est marqué là") intensément prié à la cathédrale pur Napoléon III (fleurissaient des affiches sur le diaconat, remis à l'honneur par Vatican II (Mgr di Falco cherchant un diacre à vie comme Alcuin à lire un beau jour avant de crever) – payer la voyante Tara, qui prédit bien. Remboursable. Sinon tant pis. Retouor à la chambre. Soigneux message à Domi par SMS interrompu d'une fâcheuse communication de Katy (en scène atroce avec son mec) : "Ce pied Domi, ce pied", même chose qu'à son ex, mais pour lui, j'ai développé : "Ds une chambre 1personnelle à souhaits, à moi tout entière, sans autre contact humain que strictement commercial." Katy : "Ne téléphone plus c'est horrible, il a pété le portable contre le mur"- c'est faux, Katy, cela s'entendrait.

    Au bout du fil un silence absolu. J'aurais dû ouïr de longs hurlements. Tu affabules. Tes scènes ne se peuvent pas. Tu te réserves de me recontacter – fais donc à ta guise, je l'aurai eu, mon amour standard, c'était donc ça, comme un roman, que tout aille comme il veut, tu viens chez moi dès que tu veux, ou bien je t'emmène, tu sauras bien quej 'étais dans le vrai : le romanesque seul est véritable. Savoir si Cervantès est de la même trempe qu'Alcofribas Nasier – non...

     

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 1

     

     

     

    A présent, "Promenade en mer". Je hécris pour la postérité. Je partis seul, nous revînmes quarante. The captain was dubitative : the sea was rough, we would'nt start. Eh bien si. Le groupe de septante papies-mamies se réduisit comme beurre en broche, et je gagnai le pont d'en haut, sûr d'y être moins nauséeux. Certes ! mais de bons paquets de mer en quittant le port. T puis, devant vous de face, ou derrière, des hommes et des femmes tous joyeux, dont un Jean-Marc fleurant bon la vinasse et qui mimait sans cesse de la main le retournement imminent du bateau ; un rigolo, à casquette SNCF, qui avait déjà "fait la croisière". Commentaires futés de fuser tout au long, si bien que je ne pus me dispenser dans émettre d'autres – assez peu, mais assez bons.

    Il régnait une "franche camaraderie", les vagues courtes tapaient les culs. Et défilaient à droite, à tribord, falaises et calanques, avec le commentaire du fils du patron, mêlant son discours de guide d'une multitude d' "y" superflus : c'étaient ma foi des rochers qui tombaient tout droits ans la mer, bien pittoresques et tout, dûment bouclés dans ma boîte à photos. "Le Trou du... le Trou du... Diable !" dit le guide, juste sous le Doigt de Dieu, lui aussi en photo, plus le cabanon où fut filmé Alain Delon". Au retour, vent de face ("vent debout"), remontée du col sur les oreilles, buée sur les lunettes – ouf, accostage. Et fin de rédaction. Toute la pente à poster des SMS, à Sonia qui me conseille de pisser contre une cabine transparente – "idée de Maman ! - Je l'emmerde, à pied, à cheval et en voiture !" - Homme libre, toujours tu chériras la mer. Et je n'ai pu trouver A l'est d'Eden, mais une libraire au crâne ras pourtant magnifique, me passe un prospectus des éditions Milan qui porte le slogan Lire nuit gravemen aux idées reçues. De retour chez Coste en haut de la pente, affalé devant un match télévisé.

    Celan ? Il est dans le buisson en train d'chier. Double enseignement : 1°, j'ai vécu en me marrant, pas toujours si malheureux que ça. 2, je dois jouer, bouffonner, scapiner : tout le monde s'en aperçoit, mais je ne sais communiquer que de cette façon – sinon gaffe sur gaffe, mise au jour d'un fascisme latent, de mon mépris total pour tous ceux qui ne sont pas mon public. J'en prends acte et mon parti. Quant au (trois) peuple, j'en suis issu, j'y ai vécu, grand-père ouvrier devenu chef de gare, maman fille d'agriculteur devenu contremaître, qui lui, au moins, a fermé sa gueule pendant l'Occupation. Si j'avais toujours vécu dans le peuple et sa fraternité, au lieu de me croire supérieur pour avoir fait des études de même, je n'aurais pas voulu me faire connaître des élites autoproclamées autant que cooptées, mais rien ne dit que j'eusse obtenu l'amour et l'intégration – problème : peut-on rester du peuple après avoir perdu les préjugés du peuple ?

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 2

     

     

     

    Les mots, cher Celan, sont donc "rassemblés" (zusammengetretene [...]) quand je les avais crus "foulés aux pieds" de treten. Le prof d'allemand m'avait bien dit que le plus difficile, en matière de vocabulaire, c'était l'arbitraire de la spécification : Durchbruch, étymologiquement, signifie bien "irruption", mais dans le sens courant, c'est la diarrhée... Voir aussi comment on dit "la lèpre" ! (der Aussatz). En ce moment j'ai hâte de m'interrompre pour me foot ; simplement, resté peuple, il eût fallu savoir ne pas s'y borner, se lasser d'entendre à toutes les fins de phrases "putain d'enculé de la mort" – mais à 40 ans, mon amie, il est trop tard : il te reste une faiblesse d'esprit qui te fait prendre les élucubrations d'un autodidacte, à mon sujet, pour parole d'Evangile...

    Je te reproche d'avoir à mon compte repris les propos de ce traître : "Tu passes partout pour un con" – non, mes amis : chez les "pousse-toi de là que je m'y mette", assurément. Mais ailleurs, non.

     

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    "ENTRE NARBONNE ET MONTPELLIER" 57 03 22

     

     

     

     

    Jamais je ne révélerai ce qui s'est passé. Je suis, me crois ou me veux amoureux de Liétouva. Je ne saurais plus faire l'acte qu'avec elle. Tout autre comportement serait trahison. Que faire. Ennui considérable dans ce train. Débris de ma vie. Salut David, Brocanteur ; je savais bien que tu viendrais fourrer ton nez ici. Par moi-même il m'est impossible d'écrire. Mes raisonnements se brouillent car je l'ai voulu. Je parviens à manipuler le monde (en ce sens seul je suis un "manipulateur") – tant est grande la puissance de l'esprit - mais qu'est-ce qu'un Romain qui pense ? Existe-t-il un monde extérieur ? A côté de moi deux femmes en lunettes noires, devenues amies en 100 km, et juste sur mon siège à mon flanc personne, d'où Dieu merci mon voisin avait émigré : nous ne pouvions bouger que nous ne nous touchassions.

    Pour faire bonne mesure j'avais aligné quelques lettres hébraïques, graphisme de CP. Mes doigts sentent les chips "façon barbecue". De ces hommes et de ces femmes du wagon je ne connais rien, démarches sentimentales, déceptions ou plaisirs. Quand je suis pris ainsi de grands apitoiements, l'éphémère compassion pour le genre humain, rien ne me vient, ni ligne écrite ni désir de se distinguer. J'ai vécu sur scène : mais le plateau s'effondre de toute part. J'essayais de ne plus penser, du tout. Soulagé. En toute logique je voulais l'obscurité : je lançais les papiers dans le caniveau. Mon nom est Maudit Anneau. Comme Salinger : pas une photo pendant trente ans. Liétouva me téléphone : "Joker ! Joker !" en plein train. Je suis si merveilleux si coupable, lièvre non de Partagonie mais de Suomi, extraordinaire surprise – tout se brouille je n'ai plus d'ami, j'enverrai tous azimuts avant le sabbat final. Terzieff hochait la tête, sans plus saluer le public, tout septuagénaire il irradiait, pourquoi tant de haine afflue-t-il à ma conscience, le sexe dérobé l'amour offert, wo pou dong "je ne comprends pas"... Puis, à Espinasses, de renseignement en renseignement – Belges à la bouche pleine – découvrir la petite maison jaune de Dorimon, portant sur la boîte aux lettres les initiales de ses deux filles, Dominique et Euphrasie. Monter doucement jusqu'en haut du remblai de St-Pons au-dessus du lac de retenue, redescendre en multilpliant les photos numériques. Fatigue immense. Indigence de Putzulu dans Boubouroche, après que j'ai vu en personne Michel Simon à Tanger. Ma petite table d'angle mal éclairée, sous la télévision.

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « ETONNANTS MUSICIENS » (La Ciotat) 57 03 24

    Etonnants musiciens que les compagnons de Marcello, dit Coste, ouvrageant le Quintette de Schubert D 956. Réminiscences de la Trinité deux ans plus tôt composée. Deux femmes violoncellistes marquant leurs sourires, je ne les connais pas : Elisabeth, sèche, Nicole pulpeuse. Plus le premier violon dit « Michel », et René compositeur de Perpignan. Des dissonances. De très beaux passages, musclés et fins. Des empressements. Des amitiés non de sac mais de cordes. Je reste en retrait, maniant l'éblouissant Fotogerät, après nos inévitables captationes benevolentiae. Dieu merci sans applaudissements.

    Des hachages en effet, des bizarreries – cours perpétuels, comédies perpétuelles : agir dans les contacts sociaux de la même manière qu'à son bureau, le regard luisant mais pas trop, sourires, plaisanteries modérées, silences disposés pour laisser place à la respiration, cela marche ; mais toujours sur l'hâbrech, épuisant, toujours mieux cependant que cette indifférence de fatigue : je vois que tu te fous complètement de mes discours – et si je voulais être seul ? Faire la gueule ? Anne elle-seule pourrait comprendre. Je lis pour le moment Celan, coup de foudre non de cœur mais d'esprit. L'ouvrage de Nouss m'initie, j'apprends à lire le noyé de 70. N'ai toujours pas compris Novalis, donné à Ch. M.

    Pour Celan, c'est d'abord l'allemand, puis le français page de droite, puis retour au germain. Pour finir « une strophe par cœur aussitôt oubliée ». Je me dis « Mon Dieu que je m'élève » ( « au-dessus des autres, minable critère : toutefois lire et réciter de toute ma conviction ; j'apprends Atemwende). « Bei den zusammengetretenen Zeichen », « près des signes rassemblés » : sont-ils hébraïques ? Mon attirance est ambiguë, tient du charme et de l'agacement : faire l'enfant, la femme, le vieux, le sage et le fou. J'embobine mais point ne manipule. Sans mener quiconque au rebours de sa volonté, je le croyais. Celan ne m'attire pas outre mesure. Trop abstrus. J'ai voulu simplement explorer ce territoire. Voir si je peux l'annexer à mon puzzle. Afin de faire effet dans les conversations, les contacts. « Mais tu sais tout ! » (« les habitants de Buenos-Ayres s'appellent porteños »)- grand-père explora les Pampas dans les 92/93 du XIXe ; il poussait des wagonnets chargés de bouteilles à peine soufflées.

    Il n'a pas tenu longtemps ; mais j'ai peut-être un oncle en Amérique. Le reste de sa vie le père de mon père a fait des enfants au « Colonel », sa femme, qui « n'[a] jamais éprouvé le moindre plaisir avec [s]on mari », Alphonsine née Crut. « Pour suivre ta conversation, disait Marcel le musicien, il me faut un esprit vraiment habile » - pour moi la culture serait donc de placer un mot qui relance le discours, permettant de briller à faible coût ? La culture serait posture, amour cabotin des planches ? ou bien je vais plus loin et tombe en mystique : « entre les mains (« aux mains ») de Dieu, rien ne servirait de connaître Celan, ni Shakespeare ? Est-ce si banal ? Double façon (les planches, l'autel) de jeter le leurre ?

    D'évacuer le moi ? Ne resterait que la franchise, l'aveu de sa sottise, des surfaces ? J'ai comme repoussoir les outrances de ceux qui prétendent « avoir foré plus loin » : je m'essouffle à débusquer chez eux le moindre signe d'orgueil. Béjart croyait en ce qu'il faisait. Celan : persuadé d'agir au mieux. Et, chez tous, cette conviction que le moi n'était rien, quitte à le renforcer par son oubli – chassez le moi, il revient au galop.

    COLLIGNON ITINERANCES 27

    LA VIREE DU BARON

     

     

     

    Ecris, Moïse, tes mémoires.

    Je suis parti vaillant, après lecture sur Napoléon, pour l'Auberge de la Bergerie, 5 km : affiche plaisante, un mouton aux dents qui dépassent, et broutent – pourrait être méchant, plutôt mordant, sarcastique. Au début, c'est très dur : de hautes montées goudronnées, sous le soleil déjà chaud de 10h. Suis obligé de, m'oblige à compter mes pas, surveillant le cœur, prenant dix aspirations immobile tous les 120 pas soit 100 mètres. La route se replie sur elle-même, les voitures descendent vers Privas. Tout ce trajet, sur la corde interne des virages, il faudra demeurer immobile et plaqué, pour ne pas se faire écharper par les véhicules. Des profondeurs de la vallée d'Ouvèze monte la rumeur de cette grappe dispersée d'œufs de fourmis de Privas, dont la zone industrielle, hideuse comme toutes, couvre une surface supérieure à celle de la vieille ville, elle-même corsetée de brillants HLM des sixties. Plus loin, le Mont Tholon, dont j'atteindrai, puis dépasserai la hauteur.

    Je retrouverai ce soir ces trois hideux chancres parallépipédiques tenant lieu d'obligatoire Cité pour toute Ville Moderne qui se respecte. Je monte et monte, de volée en volée, jamais plus à la fois que 100 ou 200 mètres, sans que la rumeur industrielle et motorisée s'atténue. Marche lente, à la montagnarde, à la Giono, à la Frison-Roche. La première halte sera d'un site de deltaplane. Il y a là une table à deux bancs d'aire autoroutière, le tout faisant corps. Je m'assieds, envoie un message à Domi qui reste mon ami quelque part dans un petit coin. J'apprends que mon fournisseur me coupe la communication partante pour impayé. "Former le 700", quod facio, mais tombe sur des répondeurs en gigogne : taper 1, taper 2, taper dièze – je ne vais pas m'emmerder avec ça quand je domine tout, y compris, vers l'est, des nappes de brouillard au creux des pentes (photos).

    Mais risquer sa vie (je maintiens que le parapente, au même titre que le saut à l'élastique, est une activité masochiste, voire autosadique, et que j'interdirais sitôt que je serais dictateur ; c'est une honte, un manque de dignité pour la propre dignité de son corps immortel, que de lancer ainsi dans le vide de la mort sa personne même, éternelle et friable) – risquer sa vie pour voir au-dessous de soi cette infecte vallée privassienne semée de villas blanches comme autant de parasites en larves. À coup sûr il existe de plus beaux sites. Un chien maigre et noir, un maître maigre et noir de cheveux et de vêtements, passent dans mon dos, le chien me flaire (pas l'homme). Les deux humains se saluent de la voix.

    J'espère qu'il ne se promène pas à pied, pour ne pas le recroiser, comme je le fus par une mère et sa fille en Aveyron jadis, qui se dirent "merde" en revenant vers moi sur un sentier, chacun de nous ayant fait demi-tour. Dieu merci, la petite voiture proprette de la Drôme prouve sa non-pédestrisation. Comme elle est propre et lissée, la petite banquette arrière à chabraque fauve ou faux cuir pour le chienchien bien-aimé ! Or la montée se poursuit, halte, repos, trajet pesant, 15% de dénivellation, pointant du doigt tous les 120m les débris de l'été, bouteilles de plastique et autres canettes, que les estivants se croient tenus de jeter par les portières. Je te renverrais tout ça aux fabricants avec une amende de 100 euros, à répercuter sur les prix de vente... Et je parviens enfin, après plus de deux heures très lentes, à l'embranchement de l'auberge : même mouton sur le panneau – "Attention, enfants (centre aéré)" – peut-être plus en octobre, halte assise sur un petit tronc de rameau. "Suivre Fromage de chèvre" (panneau resté invisible), vente (décidément) à la ferme" : il faut bien que les pecquenods vivent !

    Bien d'ailleurs, à en juger par la guinde à 20 000 euros qui se fait ouvrir par télécommande les vantaux forgés de la vaste propriété patronale. Je monte. Et je vois au loin, pour longtemps, se rapprochant si lentement au pas de l'homme, 3, 5, 6 éoliennes. J'approche du sommet de la Côte du Baron, au nom si plaisamment et doublement boucher. Certes, les éoliennes me semblent une escroquerie écologique : des tonnes de ciment dans le sol pour les fixer, l'entretien plus coûteux que les économies faites ; mais j'aime ces tournoiements, qui introduisent dans le paysage un peu conventionnel des hauts plateaux pâturés la fulgurance d'une modernité, de la même façon (référencer rassure) que les moulins à vent du XIe siècle se sont mis ) ponctuer les campagnes.

    Pourquoi trouver beaux les moulinzavents, et dénigrer les éoliennes ? Peur du gigantisme ? Posant le cul sur une pierre, je manque écraser une femme, pardon une mante religieuse. Puis je m'approche de ce monstre brassant, les autres plus loin tournant en même temps, les 6 trios de palmes en synchronique, dans un houlement de tempête. Le rythme du marcheur permet de voir le profilage admirable des pales conçues pour engranger le plus de vent possible. Et sur la gauche, obstinée, que je prenais pour le grincement des rouages géants là-haut, le tintement tout bête des clarines à moutons, qui paissent là sous le vent – mais ils ne se laissent paqs photographier. Petit couplet sur le moderne et l'ancestral ? c'est fait.

    Le blaireau mort, en revanche, vu de cul sur le bas-côté, s'est laissé prendre le portrait, avant que trop de mouches s'y mettent. Ses yeux sont ouverts et ternes, car nul ne ferme les yeux des bêtes – pour mon chat je n'ai pas osé, crainte de sentir les globes oculaires céder sous mes doigts comme une dégueulasse purée de myrtilles. Je crois que j'ai longé des éoliennes 3 bons quarts d'heure avant de voir la fin de ma route, embranchée vers Blêmas à gauche, col du Pontet à droite : la mémoire des noms m'échappe. La carte consultée m'a tiré d'erreur, et longeant une ferme (photo du toit retenu par les pierres), j'amorce une immense descente, à deux versants cette fois, sans forêt pour l'enclore à droite ni à gauche selon les méandres, un paysage ouvert et verdoyant. Un couple mixte de cyclistes croise ma route et saluent, chose inattendue pour l'Ardèche, où l'on est ma foi bien plus aimable qu'au Périgord. A gauche, village de Freyssenet, "un bijou !" - m'exclamai-je avec la discrétion d'une Castafiore.

    Église, vite. Suivi du regard par une quadragénaire peu amène et vachement desséchée sous son chignon. Je vois sur une porte une clé à breloque de plastique bleue, qu'il suffit de tourner (l'étourderie du gardien !) - photographie de l'autel d'une seule pièce, laissant la porte ouverte dans mon dos pour éviter toute interprétation de larcin. Pas d'orgue, nudité. Les deux fils Faure, les deux fils Ville, sont tombés au champ d'honneur, 8 morts pour ce petit village. Je ressors m'assoir sur un banc, refermant la clé oubliée par la dame au chignon. Son mari passe en contrebas d'un pas traînant pour héler un tracteur. Photographie de la mairie, avec son petit drapeau. Pendant ce temps l'épouse va et vient de chez elle au hangar à bois, pour bien me montrer à qui appartient tout ce coin de hameau.

    Je la salue poliment, l'obligeant à répondre, sévère, en pantalons, mais jadis, elle aurait porté un sarrau. Une porte en bois, plus loin, m'indique "Monmé, tabac, épicerie". Je n'ai toujours pas mangé. Je ne rentrerai chez moi qu'à 19h30, épuisé, raidi, disloqué. En traîne-savates, genoux bloqués, mollets en poteaux, et toujours à jeun, juste des mûres, dont j'ai souillé ma devanture. Achat d'un flan, enfin du frais, cherché l'Intermarché, revenu sur mes pas, tenté du stop, remonté fourbu, 1l 1/2 de Coca plus 4 produits laitiers à la vanille. Le front dans la main à mon balcon, la zone qui gronde en contrebas. La caissière asiatique à face plate, fascinante, m'a snobé. Le petit Zinedine est allé rapporter sa "surprise" bleue pour garçon ("Veux-tu me ramener ça où tu l'as pris ! Allez hop !") La plupart des gens sont bien disposés, pacifiques.

    Ce matin, monte en ville me vautrer sur deux bancs de métal vert face à face, écoutant Jérôme Savary. Privas ressemble à Gap par les reliefs qui l'entourent. Et la circulation intense a répondu à la désertification de l'arrière-pays. Je me souviens d'une mémère bien solide qui braillait à son interlocutrice en frisous, courbée sur son Caddie : "Pour payer les impôts, nous sommes là ! Mais pour ce qui est des services, on ne nous connaît pas ! - C'est vrai, madame l'ex-syndicaliste, c'est vrai, on se fait piétiner" – tandis que Jérôme à l'antenne trouve Sarko sympa comme individu, sa politique étant détestable. Je me demande quelle cible nos braves opposants vont bien pouvoir se dégoter une fois que Nicolas S. aura quitté le pouvoir – ah les niais ! Phares précoces dans le brouillard, hier je suis monté là-haut, sur ce coude de goudron alors surchauffé, nostalgie à 47€ la nuit. Profiter du dernier crépuscule à Privas. La piscine est fermée. Un chien aboie d'un ton grave à son propre écho. Que se disent-ils ? J'ai besoin de bien soigner et consoler ma femme. C'était bien, Privas, vous savez.

    J'étais déjà venu deux fois. Il y avait un auvent, une place déserte, un orage et la nuit tombante. Ou bien ailleurs. Plus loin, près de l'autre hôtel. A Millau non plus, à Rodez, Saint-Flour, vus en 76, avant l'informatique, avant. Frisquet sur le balcon, table en plastique, foules absentes, veilleuses qui s'allument, au revoir, prochain objectif Charleville, adieu Brocanteur.

     

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    Tout a commencé fort banalement, par un long trajet en bus, ma ville entière traversée en 35mn, sans émotion particulière, sans le moindre incident. Pas de Noir qui vous prenne à partie ni par les parties. Un train vers Paris sans histoire, la queue à Montparnasse pour un tiquet de métro : une fille très pâle et son mec à piercing, très pâle, dans une langue incompréhensible – esthonien ? islandais ? Puis la queue s'interrompt, l'employée tendant son ruban : "Désormais c'est fermé, voyez l'autre file." Que faire ? Couper "l'autre file" par le travers ? À quel endroit ? Nous nous résolvons à nous répartir près des points de vente automatique : "facile", disent-ils... pour ceux qui comprennent! "Nous ne rendons plus la monnaie", l'arnaque !

    Le temps perdu m'enlise la pensée, je compte les stations jusqu'à Gare de l'Est, sans même pouvoir profiter d'une excitation parisienne, m'inquiétant de mon retard. Voie 27, le Paris-Mézières, une fille qui dort avec une tronche grognonne de musaraigne aplatie, malgré son exaspération de me voir tournoyer puis m'abattre auprès d'elle (le temps de trier ce dont j'ai besoin). A mon arrivée, voyant la rareté en ce lundi de Pâques des bus "3" municipaux, je tente l'heure de traversée pedibus. Une mémé me baragouine Dieu sait quelle langue, iranien, portugais ? Je pars au pifomètre, sans plan, guidé mar mes seuls souvenirs d'internet. Mais tout est bien plus long ! Mézières s'étire lamentablement, premier pont, deuxième pont, l'avenue Carnot étire indûment ses numéros jusqu'à plus de 220.

    Enfin, à une station service (spectaculaire évasion de 480 talibans dit la radio je n'en suis pas le pompiste me fait la grâce de rire, je suis échevelé, fatigué). Première chambre pas prête, c'est le cas aussi pour un couple de vieilles gouines avec leur chatte "bonne voyageuse", car je m'en suis enquis pour faire l'aimable. Numéro 202. Le gérant ressemble à Fabien Burgot. Télévision. Zapping effréné. Un dimanche à la campagne, avec le merveilleux Louis Ducreux, mort peu après. Quand j'éteins, je n'ai plus pour me contenter ni force ni envie. Mais je me promène en zone industrielle, sous une longue rangée de réverbères. Dans la forêt adjacente, juste des craquements, une vaste tranquillité.

    Au bout d'un diverticule, un bâtiment plat derrière des camions de Z.I., "Chambres funéraires – Tonnelier". Je n'ose pousser la porte, un macchabée en pleine nuit ? Le lendemain soleil, un bol de cornflakes au lait, je reprends mes 4 kilomètres, un bus 3 me double, dont le chauffeur m'indique du doigt l'arrêt suivant, il m'attend porte ouverte, je galope à couper le souffle, redescends rue de Nouzonville, beau panorama de Meuse, Pointe du Moulin. Au large un pagayeur COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    pagaie à grands moulinets, 10h moins 10, les employés préparent l'ouverture, l'ancien Moulin abrite le Musée Rimbaud : ce ne sont que copies et photographies, le seul qui m'émeuve est le non moins tordu Camille Pelletan, qui se tripote un bâton d'un air farouche. Je tâche, à ce Coin de table, à me passionner. Le premier étage présente du Plossu. On ne s'appelle pas Plossu. Et ses clichés, en noir et blanc, se perdent au sein d'immenses marges encadrées. Tout relief se voit gommé, et les petits paysages ainsi étiquetés perdent toute puissance émotionnelle. Le catalogue, bien paginé, peut entraîner l'adhésion.

    Le deuxième étage présente encore moins d'intérêt si possible. Rien du tout n'en présente en fait. Et Plossu bat des records de banalité. Ce qui laisse libre cours à l'imagination bien sûr, mais cette paroi toute nue en laisse encore bien davantage. Et puis Rimbaud n'est pas mon poète. Trop sûr de lui, trop arrogant, grande gueule, sans manières. Sa poésie trop péremptoire. Dans sa maison quai de la Madeleine, des installations "à la page" masquant mal un vide intersidéral : oui, Rimbaud vivait là – et après ? Une double banquette, de la musique à partir de bruits, censée nous faire voyager. Dans une autre pièce, des extraits de poèmes balafrent le mur : c'est la chambre de notre poète.

    Rien que du conventionnel. Sauf au deuxième étage où retentissait la voix rauque d'un locuteur amharique, encore l'émotion demeura-t-elle bien rudimentaire. Mon souvenir amplifiera tout cela.

    Suite

    S'il n'y avait pas ce désir de repentance, de retour à la vraie Foi, jamais je n'écrirais. Il faut bien que je croie en quelque chose. Le mensonge mène à la banalité, qui mène au silence, et sans doute jamais ces paroles ici transcrites ne trouveront-elles de lecteur, puisqu'au moins trois ans passeront avant qu'elles ne soient imprimées. J'entends d'ici rire dans ce minable hôtel où se déchaînent les grosses rigolades et l'ivresse. Je viens de voir l'étrange dénouement auquel se livre l'adaptateur de Boule de suif. Pour ma part, je peine à raccorder les morceaux. C'est de mon plein gré que je me suis lancé dans ce parcours casse-gueule de la vérité. J'ai rencontré rue Dolet une Anne-Marie de mon âge, qui m'a demandé mon prénom.

    Elle m'a dit "Jai la diarrhée". Le flirt commençait bien. Tant elle se plaignait avec sa béquille que deux fois je l'ai embrassée, sa peau était d'une douceur satinée. Je n'aurais pu la secourir davantage, car il m'est venu à Bordeaux une vie et une famille. C'est par ici dans les Ardennes que COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    je me sens bien, parce que j'y ai des attaches spirituelles, à 15 km de la Belgique : mon père a vécu et souffert ici, "à l'E.P.S. de Mézières". Puis il a commencé sa carrière cahotante, empreinte de misère et de coups de gueule, toute baignée par la peur et ces préjugés sur la domination du mâle. C'est ici que j'ai dit à Evelyne Ferry "Tu commAnderas les jours pairs et moi les jours impairs". Nous étions à Mohon, dans une cité ouvrière peut-être disparue. Les femmes portent un précieux calice. Je lui disais, à cette Anne-Marie dont le prénom fut couvert par un passage de voiture, qu'à nos âges personne n'était plus libre.

    Mais au retour de mon expédition, comme une pluie perçante commençait à tomber, j'ai préféré prendre le bus, tandis que les passagers poursuivaient leurs conversations à l'intérieur, et plus jamais je ne repasserais au 22 rue Etienne Dolet, pendu et brûlé gros et gras l'an de grâce 1546. Je n'aurais pu soutenir toutes ces misères que les femmes traînent et qu'elles nous contraignent à soulager, car si mon père avait le préjugé de l'autorité mâle, je me trimballe pour ma part celui du chevalier blanc secoureur de la veuve et de l'orphelin. Déambulant tout doucement parmi mes battements de cœur, je suis remonté vers le musée des Ardennes, où j'ai gravi les quatre niveaux de la connaissance : depuis le petit casque enfantin du guerrier de La Tène jusqu'à Charles de Gonzague et au-delà.

    Il y avait une vieille érudite et son ami ou fils, déchiffrant une inscription sarcophagique : "Mais non, ce n'était pas un citoyen ! il portait un gentilice local, en -o ! " Je n'ai pas voulu me mêler à la conversation. Il ne m'a pas été loisible de côtoyer cette inscription étroitement chaînée d'une lettre à l'autre. Je me suis reposé devant la sombre reconstitution d'une apothicairerie du XVIIIe, les laissant à leur tour l'admirer. C'était aussi la première fois dans un musée que je voyais un Isaac tête sur le billot ouvrant la bouche de terreur dans un éclat de cri, bouche ouverte et circulaire en biais, semblant victime d'un éclatement de pierre accidentel. J'ai photographié maintes choses, des marionnettes du théâtre d'ombres de Java, recherchant à ma sortie ce fameux automate de la place W. Churchill : chaque heure présentant un spectacle différent.

    Or le ventre du bonhomme était resté bien derrière ses planches, et je ne vis aucun de ces tableaux qui se mouvaient aux heures justes. Ce n'est qu'ensuite que j'ai attaqué le Mont Olympe. Je ne me souvenais pas de ces broussailles. Il y avait pour mes dix ans un très beau parc bien taillé, avec des bancs de pierre. Et le sol était plat et non pas montueux. Au sommet, des villas de blaireaux conçues par un blaireau de promoteur de lotissement, comme à Clermont au sommet de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Chanturgue, réduisant l'Olympe à quelques jardins où l'on voyait déambuler de gros blaireaux en bermudas. Je suis revenu par la passerelle du moulin, croisant d'indifférents groupes de collégiens enfants. Ils avaient l'air ploucs et francs, loin des teigneux de mon Sud-Ouest par adoption. Puis j'ai tourné, à droite, à gauche, dans de très longues rues à l'est de Charleville, jusqu'à ce que, parvenu à l'extrémité d'uen rue de l'Eglise, je fusse parvenu aux dernières volées de cloches manuelles devant St-Rémi : une femme au sommet des marches donnait à ses connaissances un fascicule, j'entrai après elle.

    C'était bien du monde pour un mercredi à 14h 3, et bien noir. Des fleurs parcoururent en pots l'allée centrale, portées par de diligents employés. Un cliquetis m'avertit qu'on déposerait un cercueil sous le narthex, où se tenait le vieux curé avec ses enfants de chœur en surplis, dont une grande fille. Et lorsque le cercueil entra, légèrement soulevé de tête pour bien voir et être vu de Dieu, l'assistance instinctivement se leva, car c'est avec respect que les fils d'Adam voient entrer la mort et celui qui l'incarne sous le bois sans apprêt. C'est pourquoi je désapprouve les applaudissements sous les toits d'une église. Une photo sur les fascicules me montra une femme de 60 ans, je n'étais pas de la famille et m'étais mis au bout du rang pour m'esquiver.

    Alors s'élea le premier cantique : "N'aie pas peur et regarde le Christ qui t'ai-ai-meu-eu" – mon Dieu une voix de femme si pure et si juste pour brâmer de telles âneries si inférieures aux mystères qu'elle chante. L'Eglise en vérité râtisse large, et bas. Tandis que sans être vu je remontais vers la sortie, j'entendais les accents polonais du prêtre parler de Ida, que l'on accueillait ici au seuil de l'éternité, Ida Josef, veuve depuis 95, dont les œuvres étaient rappelées, continuant celles du mari. Elle avait un esprit d'aventure car elle connaissait quatre langues (polonais, français ; anglais et allemand je suppose, ou bien russe) – comme si des polyglottes ne pouvaient s'enfermer dans leurs langues au contraire.

    Mais aussi une messe des morts eût été trop fort pour moi qui perçois à présent, aux échos rapprochés de ma voix, que le fond du cul-de-sac est proche. Alors je m'aperçus que j'abordais la gare par le nord, et m'en fus quérir les horaires afin de pouvoir dire que j'aurais vu Givet. J'y vais pour la dernière fois. Je suis donc rentré par la ligne du 3, qui pilait sec aux feux, ne pouvant rien acheter moi-même au magasin de gros : "Les ventes aux particuliers ne seront pas acceptées". Voilà comment se termina ce jour où je suis parvenu, me gavant de jambons et bananes, de biais sur mon couvre-lit, tandis que défilaient les fades infos et deux films tirés de Maupassant, après Boule de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Suif Oncle Sosthène. En ce moment l'accomodation de mon œil se fait mal, et la paroi de droite bleu foncée s'approfondit en vide et vertige, si bien qu'il me semble écrire à côté d'un abîme, tel Pascal...

    Suite

    Attention : dernière soirée sous l'artificielle électricité de ma table restreinte d'hôtel. Ce matin, pénétré d'attente, 58 04 28, je me suis rendu sous la pluie fine au rendez-vous de la cybernétique. Débarqué Bd Jean-Jaurès, j'ai rejoint mon trentagénaire aimable et direct selon lequel rien n'était enregistré. Toujours sa musique de bastringue en sourdine en boucle. Branché sur la 18, j'ai eu la surprise (fausse) de ne rencontrer aucun message de Seconde Epouse, qui joue l'offensée que je m'amuse seul. Ou bien qui se laisse brimer. Mon blog paraît et disparaît au gré des interprétations de code. Et je me retrouvre à 5mn du départ en gare : quai 5, je l'attrape.

    Carte en main du doigt de Givet. Je suis les ponts, reçois un message de Schulmann. Je lis "Fonderies Collignon", de même qu'à Givet se trouvent les usines Schulmann. Je m'enthousiasme sur le gris de la Meuse picoré de lourdes gouttes orageuses, car ici, c'est mon pays, c'est ma vallée, avec les siècles qui m'ont formé, avec mon père, avec ma mère : cela remonte jusque dans les Vosges, et le Périgord, toutes les splendeurs dorées du Pourpre, du Noir ou du Vert, ne feront pas que je ne préfère la rudesse du sanglier ardennais ou des côtes de Meuse. Le Sud-Ouest est un autre peuple, où je me suis fait à l'exil, au putaing-cong et à l'humanisme souriant : que voulez-vous, plus une guerre depuis les Religions, cela vous ramollit un peuple.

    Ici nous avons eu de rudes combats, aux frontières, à la marge – vous autres les Putaingcongs vous restez décentrés, en marge, sans poids réel, cuvant dans votre moût de ving... Et c'est ainsi qu'entrevoyant, par dessus les brouillards, les Quatre Fils Aymond et autres "Roche à 7h", je parviens à Givet, moins beau que Boigny ou Monthermé, mais doigt tendu au cul de la Belgique par où défilent les invasions. La Belgique ici est partout, à l'ouest : 3 km, autant au nord, autant à l'est. Un fort énorme domine la ville, que je contourne d'abord puis manque manquer, tournant le dos à ce pont qui fièrement s'appelle "Pont des Américains". Il n'y a rien à Givet. C'est là, et c'est tout.

    Dans son cul-de-sac visité par des bus belges aux regards ahuris, traqués, ceux des chauffeurs wallons qui serrent les fesses en terre étrangère : venus de Heer, de Bauraing, de Pte Doiche. Privé. "On peut prier sans avoir la foi, mais il faut prier pour avoir la foi." Je savais bien COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    que l'homme fabriquait Dieu, comme les balancis des déités hindous créait l'efficacité des vœux prononcés sur cette nacelle. L'homme fait le Dieu, qui fait l'homme, matière et antimatière et physique quantique et de cheval. Eros-Antéros, toute la clique, alors je prie, je demande à saint Hilaire, à la basilique sur l'autre rive. Et je prends bien garde à mon cœur, doublé par les camions. "Fromelennes, c'est bien par là ? -Oui, allez-y, pas de souci" me renseigne un grand gros en tenue de jardin. Sur le chemin (très long, Givet se prolongeant sans s'interrompre) j'aurais bien chipé quelque mignon nain mal scellé peut-être, et jouant tête baissée et regard en dessous des villanelles sur un rebec, ou un luth.

    Et je monte en tournant par dessus le cimetière. Des chalets sont là (mon prétexte étant les grottes de Nichet : mais les deux gouines incorrectes poursuivant leur conversation avec Dieu sait quel "fond d'œil" ophtalmique me dissuadent d'explorer ces cavités, 150 marches à monter, 45mn de visite (or je ne veux à aucun prix manquer le dernier train) : "Mon cœur n'y résistera pas ! Servez-moi tout de suite un Coca en terrasse". Il y a là sur des tables en bois formant corps avec leurs bancs une tripotée de sacs à dos gardés par deux Flamands flaminguants, et voici que surgissent 30 garçons et filles, tous néerlandophones, mais comprenant les restrictions de la guide française : le groupe aurait traîné, car trop nombreux dans de petites salles, et il faudra que tous reviennent s'ils le souhaitent avec leurs parents, mais ce sera plus cher.

    Je suis émerveillé d'entendre ces beaux et belles jeunes gens de 13 ou 14 ans s'exprimer, même l'Asiatique, en chantant flamand, ce merveilleux assemblage de longues et de brèves sculptant les phonèmes, au point que l'un de mes lointains Gascons ne rêvait de rien tant que d'épouser une fille de Flandres. Ces Flamands-ci n'avaient pas l'air vrai. Ils ressemblaient, avec leur naturel en langue, pressentie mais non comprise, à mes disciples autrichiens de Vienne. Quelle beauté, quelle plénitude et sûreté de soi en ces filles que ne brimaient plus désormais ni coutumes ni complexes et n'avaient plus besoin ni de moi ni d'hommes, alors que c'est tout le contraire pour les garçons, eux aussi fièrement campés et jargonnants.

    Ils s'en allèrent emportant leurs sacs sur le dos, éphémèrement remplacés par de vieux parents à petite fille tenant la pose pour faire photographier sa joliesse. À peine eus-je tourné les talons après mes adieux aux "surtons" (mais qu'est-ce ?) qu'une averse m'atteignit à travers les branches gouttantes. Et je m'esbaudissais en lançant des jurons , jusqu'à ce que, reparvenu à Fromelennes, je m'aperçusse que la pluie redoublait comme un David en fin de troisième, que les COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    éclairs se formaient à l'improviste à moins de 5 et 3 mètres de moi, inconscien fataliste. Si j'avais levé le bras j'étais mort. Un homme s'arrêta pour me charrier, car je faisais du stop sous les litres d'eau malgré mon grand âge. Il m'emmena charitablement jusqu'à la tahana hamerkazit, ne sachant si, comme je le disais, "Dieu le [lui] rendra[it]", et je séchai, j'envoyai un message à David sur le vieil orage et le compatissant chauffeur m'ayant tiré du milieu des vagues : "Reviens en entier et vivant", pourquoi faut-il que celui-là m'aime bien, je ne comprendrai jamais rien. Givet-Mézières fut égayé par une petite fille de moins de deux ans qui babillait sans savoir parler tandis que sa mère déversait sur sa tête une montagne bienfaitrice d'amour, inquiète de déranger ou d'être ridicule, mon regard aigre ayant dû se détourner pour ne pas imposer les ravages de ses préjugés : cette lère était aussi fatigante qu'un métier.

    Alors, tout titubant et trempé à côté d'un jeune Beur puant, je descendis à Roule-Couture afin d'acheter ce qu'il ne faut pas pour mon ventre, pâte d'amande à la chimie, plus bananes. J'en suis donc là après lecture de Fumaroli qui me décrit le branle vibratoire du monde, entre vrai et toc, s'imaginant dénoncer l'impérialisme américain alors qu'il ne fait qu'exposer son enthousiasme désespéré pour ce qui est, qui fut et qui sera...

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    Journal de boyatché. L'aller fut sans histoire. Des filles en pagaïe. Ça se renouvelle. Toutes belles, décidées, se défendant. Coup d'œil venimeux de la première, qui se juge mieux habillée. Un sexe puant de tabac revient des chiottes la queue entre les dents : "Excusez-moi madame, vous ocupez ma place." La nouvelle venue se tire. À côté de moi, une fillasse blondasse pas très épanouie parle à son papa, à sa maman, pour qu'on vienne la chercher à telle heure 50. C'est la loco de Pamiers, cette foix, que l'employée de Mérignac s'obstinait à prononcer "palmier" à travers l'hygiaphone. Chauffeur insolent, blasé, qui a le privilège de voir La Tour de Carol en terminus tous les jours.

    Il doit en avoir marre de la Tour de Carol. Dans le secteur se trouve un tunnel spiralé qui repasse en dessous de lui-même. Jamais vu. Des filles rouspètent pour devoir acheter ou composter leurs billets "au guichet". Pour moi, "je n'ai pas le choix", me répète le chauffeur. "Vous n'avez pas le choix ?" ("Oui, je passe devant le Campanile, mais je ne peux pas vous arrêter"). Résultat des courses, je me farcis 3 km à pied avec la valise à tirette. Des filles me demandent l'horaire de la navette. La balayeuse quinqua-sexa répond qu' "ils" ont supprimé le service ; il ne faut habiter l'Ariège qu'en saison touristique ! Des adolescentes insolentes, grossières, mâche-gommes : impossible d'aimer romantique.

    Les parents viennent aussi les prendre, c'eût été de mauvais goût de mendier une place près de papa-maman. Alors je tire ma valichotte. En plein cagnard, 35°. Le petit vieux poussif s'arrête souvent, dans les liserés d'ombre. Une voiture le dépasse en criant "...go......" - ils ont gueulé par la portière "escargooooot !..." Je salue de la main tant d'humour. J'envisage une maladie grave par insolation. "Je n'ai pas pu lire jusqu'au bout : trop de narcissisme" – prof d'espagnol, je t'emmerde. Achat, justement, de brugnons d'Espagne. "Où est le Campanile ? - Après le camping." Décevant panneau : "Camping", pas encore "Campanile". Assis à l'ombre pour manger les nectarines et les biscuits, en écoutant France-Cul sur le transistor d'un autre âge.

    Il paraît que si si, le chimpanzé possède non seulement commme les autres bêtes une conscience de l'environnement, de ce qui est bon ou mauvais pour lui, mais aussi la conscience de soi : on lui fout une tache blanche sur la gueule, on la lui montre dans un miroir ; il essaye de se l'enlever, donc il a conscience de soi. CQFD. L'histoire ne dit pas s'il s'est frotté du côté gauche ou droit. Et enfin, le Campanile. Mme Véronique Pierre m'accueille ! On m'a compté 6 petits déjeuners à 9 € : "Je ne reste que 3 jours, mais je suis seul !" De plus, ne pas boire l'eau du robinet. Il m'est COLLIGNON ITINERANCES 32

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    donné une bouteille gratuite, bien glacée, mais je peux me doucher. "Depuis le 26 mai, nous avons du ("chlorydrate phosphaté ?") dans la nappe phréatique ! - Non non, sans façons, merci ! - Alors on est très, très content !" La dame est très polie, elle a ri à mes plaisanteries de voyageur, elle a vécu à St-André-de-Cubzac, ce dont je n'ai rien à foutre. C'est difficile, la réciprocité. Une fois tournée chez moi la clé en plastoque, je me mets plus nu qu'un Strauss-Kahn, je disperse tout ce que je peux partout partout, et je m'étends, côté gauche, côté droit, sur le dos, variant le nombre d'oreillers, engloutissant l'eau fraîche.

    Puis l'ennui venant plus ou moins, j'ai consulté mon emploi du temps : je devais travailler sur clé USB, donc, à la recherche DU cybercafé de Foix.Ni chez les téléphones portables, ni chez Orange, ni chez Nokia qui me voit arriver portable en main et s'imagine que je viens le recharger. Juste déambuler dans les rues surchauffées de la cité, après le Pont Vieux, en remontant vers St-Volusien, prétendu martyr d'Alaric II en 488 et des poussières (le n° I s'est emparé de Rome en 410). Une bouffée de moisissure et d'encens femelle remonte de l'antre ultrafrais, en bas des trois marches intérieures. Du coup, j'en prie... Je formule des souhaits à tout hasard. Seigneur, faites que vous existiez.

    Sinon, cela ne fait toujours pas de mal de croire en sa nature de poussière d'étoiles, de se représenter le mystère "qui- nous-entoure-et-nous-constitue" ; d'appeler ça Dieu et de l'affubler d'amour et d'autres oripeaux puisqu'il faut bien que le Tout cohère, cher Latécoère, la danse des éléctrons, la loi de gravité, attirances et répulsions, donc Dieu existe et m'aime très fort, CQFD, bis. Ensuite, il serait excessif de reconstituer tous mes détours de rues : je finis par les plus larges, remontant vers le château qui domine l'esplanade, avec ses touristes slaves et sa fontaine ("Eau non potable – Ne pas boire" pour les obtus, mais on m'a épargné DO NOT DRINK). Visiter le château demain.

    Rajustement de la pile de téléphone. Positionnement de la pellicule dans le réservoir argentique. Plaisanteries de clients, "entre hommes", sur la coupe "ticket de métro", le peu de poil que tolère le mâle après l' "épilation du maillot". Je règle – ah ! ah ! ah ! - et je m'en vais. Foix. Pluie. Sidoine.

    Et quand j'eus passé le Pont Nouveau, une sonnerie se déclencha dans ma poche : c'était l'ombrageuse et toute simple Z., peu avant 19h, de son travail : "Je te dérange ? - Non, je marchais (...) - Tu me commentes ta visite comme s'il s'agissait d'un match de foot. - C'est parce que je te parle en marchant." J'étais enthousiasmé, bien sûr, comme d'habitude, fort peu, mais sur un ton outré. Je l'entendais répondre à mes exaltations par ces monosyllabes où se montre la jouissance morale, de n'être pas méconnue, voire aimée. Pourrais-je soutenir ce rythme ? Puis elle me rappelle. Tout me semble perçu à travers ce voile de la soixantaine dont parle Goncourt. Je suis rentré chez moi par la case supermarché, où l'on me renvoya peser mes fruits : quelle poésie ! Je répondis, assis sur les dernières marches descendantes du Phoebus, où l'entrée était interdite "en cas d'ivresse manifeste".

    Tant d'aventures en vérité, en si peu de jours ? Z., comprendras-tu que je vis dans ma tête, exclusivement, incapable de vivre ou de salir mes mains ? Toujours éliminer, toujours vexer ! L'itinéraire du retour va d'un repère à l'autre, et s'en trouve pour ainsi dire raccourci. Le mardi matin, je longe en hurlant la nationale qui me lâche dans le dos les pires camions frôleurs, l'écoulement océanique des moteurs. Je chante des obscénités en italien, français, djoungo. Pour aujourd'hui, c'est le château. Ne pas oublier de se reposer à intervalles réguliers. Lacets internes du territoire castellacien, tendeur de pelouse au profil masqué, petits coups de faucheuse rageuse. L'herbe coupée sent bon, j'en paie le parfum par les douleurs d'oreilles. La visite guidée et déjà commencée. Je la rejoins salle des chapiteaux. Le guide ressemble à mes anciens élèves avec 5 ans de plus. Il est compétent, ou bien récite tout par cœur, en prononçant "les-z-hallebardes". Sous les vitrines les armures comme neuves, et même un chanfrein (de ch'val, of hourse). Avant de quitter mon quart de visite, j'offre 2€ à ce jeune étudiant paysan, qui n'ose se poster à la sortie pour quémander, tournant le dos. Puis je me hisse par le colimaçon. Redescendu, claqué mais content, j'erre dans des rues qui se ressemblent de ville en ville, les yeux en l'air, le pas lent, les épaules voûtées.

    Se présentent à mon seuil, au Campanile, deux femmes de ménage, une Noire en chair, une blonde chafouine Ah mince il y a quelqu'un – Laissez comme cela, videz-moi non pas les couilles mais les poubelles – Vous êtes sûr ? C'est très gentil monsieur merci beaucoup. Vous ne voulez pas de (sachets pour le) thé, (le) café ? Nous échangeons quelques mots sur le temps qui "va péter, c'est sûr", allons, ma grandeur s'est bien comportée envers le peuple... Le soir, après les siestes, coup de téléphone, cette fois de Françoise. Elle s'est cisaillé le pied sur sa débroussailleuse, tombant de son tracteur ; un orteil coupé, le pouce sous broche, douleurs et perte de sang, trajet vers l'hôpital des Quatre Pavillons, Robert klaxonnant à tout va, les "pisseuses" surtout ne laissant pas passer, puis à Pellegrin, vétuste.

    Depuis ce lundi, examens, prises de sang, perfusions... Je lui dis que j'aurais préféré une brouille passagère à cet accident matériel : C'est vrai ? - Oui ; dans une brouille, on peut toujours se rabibocher. Tandis que là.... Je me fais développer les détails, apprends qu'elle a enfin trouvé une chambre individuelle, pour cause d'incompatibilité de choix télévisuels. Une femme ordinaire, dit-elle. Je suis très content quand elle raccroche, car j'ai surmonté mon naturel égoïste et féroce. "Soyez naturels", qu'ils disent... Surtout pas ! Je rappelle : on est sur ma main ! (perfusion, sans doute) – Je peux le dire à Anne ? - Comme tu veux, tu es libre ! Anne s'est exclamée. Du coup, je n'ai même pas eu l'idée de savoir si c'était le pied gauche ou droit. Le soir, chute de brume. Je gagne Labarre, son barrage hydrolélectrique interdit, ses camions frôleurs et le bord de l'Ariège redevenu torrent. Ce soir, "Les Keufs" de Balasko(vitch), médiocre scénario incrédible où la vedette metteuse en scène essaye d'éclipser une magnifique Arabe prostituée, mais elle-même, Josiane, irrémédiable laideur étudiée, en cheveux carotte.

    Le drame est qu'elle s'imagine "faire" vulgaire, alors qu'elle est vulgaire. Et ses émois vaginaux avec un gros nègre me laissent froids. Alors j'éteins, et je ne peux plus rien faire vu mon âge. Le lendemain 29, saints Pierre et Paul, ayant vu sur la carte que St Jean de Verges était proche, je m'y rends à pied, profitant d'un interminable défilé de véhicules grouillants, gagnant enfin deux rangées de cahutes que troue en permanence un serpent d'automobiles, autocars et camions, qui doivent participer aux charmes de la vie locale. J'ai poussé jusqu'à la poste, indiquée par un boulanger livreur. Fermé le mercredi – Pourquoi ? personne n'a donc besoin de poste le mercredi ? Traversée en biais du cimetière, tâchant d'accrocher ces portraits qui prouvent par l'image et par leurs regards chargés de choses inconnues l'étude de Barthes sur la fonction essentiellement funèbre de la photographie. Je pense à ce banal énergumène qui se filme en permanence toutes les 30 secondes afin de se rendre immortel pour ses descendants. Il transforme sa vie en corvée mortuaire. Je photographie donc l'église romane, étroite et pure dehors et dedans. C'est à Saint-Jean de Verges que Raymond-Bernard II, comte de Toulouse, se soumit en 1229 au roi de France, et je l'ai lu en occitan ; c'est pourquoi sans doute le souverain d'alors (Louis IX) n'est pas mentionné. Se déclenche sous la nef un éclairage direct et indirect, qui use beaucoup d'électricité (je reviens sur mes pas, j'appuie, suite de la minuterie).

    Ne pas sortir de paragraphe convenu sur la supériorité ou non du roman pour contenir Dieu, ne plus mentionner le vide existant au sein des campagnes françaises où le moindre village ou sanctuaire pouvait aussi bien servir de cache aux évènements les plus importants (paix du Fleix en 1575 ?) Et je repars, à Vergès, comme l'avocat, commune de Crampagna, Crapougna, ce qui ruine tout jeu de mots sur les verges. Les premiers kilomètres sont difficiles, car le rebord herbu ne sert qu'à se tordre les pieds, je m'arrête donc sitôt que survient une voiture en face. "Il n'y a rien d'autre dans ces pages que les réflexions d'un homme ordinaire sur ce qu'il vit, ou bien lit" – sentence rêche comme un pubis d'étudiante bien frottée de Faculté.

    Mais que voulez-vous donc, jeune sotte, que ce soit ? Me faudrait-il donc m'efforcer, ou posséder Dieu sait quel génie, pour survivre ? Avant de parvenir à Vernajoul, je vois un autobus scolaire effectuer un demi-tour en Y bien serré. Vernajoul ? des noms de rues ressuscitant des vieux lieux-dits, des gens qui vivent là. Et moi-même bouffant un fruit sur un banc "Place de la Mairie", ce qui fait plus sain que de Gaulle ou Jeanne d'Arc. Je prends en photo, outre une abside obligatoire, deux poteaux modernes reliés par des rubans. Je traverse des petutes gorges. Rien à signaler. Le château de Foix se profile, c'est beau, etc. Sur mon carnet, je lis : "Trouvé petit hôtel pas plus cher, avec petit-déjeuner à 6€ au lieu de 9." La prochaine fois, ne rien réserver, débarquer. Comme à Moulins. Tandis que je fais mes courses à Foix, un SMS de Sonia : David est reçu. Je tape : "Bravo ! David superstar !" Sur quoi il me rappelle.

    Je suis en public, les "chalom" et "sur la Torah" pleuvent, David bafouille de joie, me redétaille ses stress, puis je raccroche, il appelait, il dépensait. Dans la mesure où je peux être ému, je ressens de la joie, la communique à ma femme par téléphone, me mets à bouffer, dors, tout le processus habituel. Vois un film sur le Baron Rouge, mal interprété par un petit blondinet aux yeux de furet. Bien germanique, et je me réjouis : pour une fois, nous voyons les souffrances de l'armée allemande. Peu importe le but de la guerre, l'empereur Guillaume II ramène ses moustaches en crocs. Mais notre héros émet des doutes sur la victoire. Il fonce au milieu des escadres ennemies, de nuit : "On n'attaque pas de nuit".

    Eh bien si. Outré, le Kichthofen. Ses camarades meurent, dont Voss, qui avait oublié son bonnet fétiche. Le héros se retrouve à l'hôpital, à St-Niklaas (Belgique). Très, très peu de documents sur l'occupation allemande en ce pays. Mais j'aimerais que les Allemands gagnent. Ce que c'est que le changement de perspective ! Et cette atmosphère d'Ernst Jünger, d'Iliade, où la guerre est présentée comme un face-à-face salutaire et purgatif avec la mort, et l'expression la plus forte de la condition humaine ! Or Maupassant régla son compte à Moltke : des soldats crétins tirant sur des chiens et des vaches pour tester les performances de leur arme. Stupidité meurtrière. Et quand le héros meurt, par ellipse, et que la fiancée belge et chaste se recueille sur sa tombe, je me contente d'avoir assisté à la démonstration de l'imagination humaine.

    Petite sortie nocturne dans le parc du lac, ultrapropice à toute agression avant dissimulation de cadavre, comme pour toute joggeuse. Puis second film, où j'accroche tout de suite en raison de Bruel, Benguigui-le-Souffrant, de son frère Elbaz ("David"), et de toute une brochette de juifs richissimes (tant mieux, tant mieux) : chacun défend ses frères, Gitans contre Feujs, Michel Aumont joue les salauds; enlèvement, rançons, massacre des kidnappeurs après un achat d'armes chez les crouilles, musique pathétique : Les 5 doigts de la main. Tu connais l'histoire du gars qui avait 5 bites ? ...eh bien son slip lui allait comme un gant. C'est beau l'imagination. Même avec Bruel. Moi je l'aime bien ce mec.

    Et j'éteins. Après une rafale de pubs répétitives sur les numéros porno. Putain j'ai dû en rater un sur l'autre chaîne. Ne m'en remettrai jamais. Aujourd'hui 30, c'est le grand jour : départ, définitif, car, qui revient sur ses pas dans sa 67e année ? Alors je range bien tout. Auparavant shampoing, dernier petit-déjeuner à 9€ bande de sauvages. La responsable est un petit taureau frisé bien replet bien moche plus lesbien tu meurs. Elle parle volontiers au couple de vieux touristes hétéro, leur vante maints sites où je n'irai plus, dépourvu de voiture comme je suis. Mais quand c'est mon tour, elle montre de la distance. Je lui dis pourtant que j'ai pris quelques jours de congés conjugaux, ma femme faisant toute une histoire si elle n'a pas pour elle notre unique voiture. Elle écourte, apparemment c'est que je ne regarde pas dans les yeux, que je souris en fer à cheval, qu'on sent l'hostilité, la méfiance envers les femmes moches, et ces gens-là, qui travaillent dans la clientèle, possèdent un sens infaillible du contact ou non : elle sent parfaitement, la taurillonne, que je me force.

    Alors je paye plein pot, car il y a les taxes, aussi. Sans regrets, je preprends la route vers le centre, avec les roulettes en bruit accompagnant. Aucun de mes pas ne sera plus refait sur ce tronçon Labarre-Foix, voici la gare au bout de sa "rue des Marbrulires". Dans la cour j'entends des jeunes gens expliquer à des jeunes filles qu'à Luchon tout le monde passe la frontière espagnole pour les cigarettes. J'entendrai d'autres conversations, d'un jeune homme instruisant des jeunes Canadiennes, d'une femme consolant une magnifique Turque voilée, de sa peine de cœur voilée. Je pense que je vais découvrir la douceur, la sincérité, la fraternité de tous les rapports humains, juste au moment où tout va finir, de même que j'ai enfin compris l'amour des femmes à l'âge où rien ne peut plus aller dans l'exaltation des sens. Amen. Le train fonce à vitesse effrayante, afin de rattraper trois quart d'heure de retard.

    Ne risque pas nos vies, conducteur.

     

     

  • L'HISTOIRE D'AMOUR

    BERNARD COLLIGNON

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;

     

    hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.

    Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me

    point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (homme mou, veule, sans énergie). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.

    En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.

    Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.

    Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale)d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler :Mon père nous dépannera. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.

    Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.

    Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail :De quoi aurais-je l'air ?D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?- l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.

    Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement.L'amour s'éteintdit à peu près Balzacdans le livre de compte du ménage.Il dit aussiLa vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.

    Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.

    Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.

     

    X

    Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.

    Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule. Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?

    Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.

    J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, del'impossibilité de faire autrement, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur elle) (il faut suivre).

    Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.

    Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honniqui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.

    Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbeà force de se faire enculer, on y prend goût, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ?Il faut prendre sur soi. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient :Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.Il ne faut pas tenir compte des autrespontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de moralesoit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nezsans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?

    Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.

    Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter :Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel- c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...

    Sylvie Nerval m'a dit récemment : “Tu me reproches d'avoir façonné ta vie – mais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre.” Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.

    Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ :Je ne veux pas rester dans une maison je mourrai.

    Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquaisTu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.

    Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme.Après tout ce qu'elle m'a fait ?pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?

    J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elle – ben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.

    ...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...le comble de la liberté- pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.

    Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.

    Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.

    Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.

    C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.

    Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.

     

    X

     

    Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.

    Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néantjuste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.

    A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes :Nous n'avons pas besoin d'être protégées !ouRetourne chez ta mère !- mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergiesainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieurequelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appellesagesse. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'espritpas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.

    Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.

    Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.

    Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.

     

    X

     

    Corollaire

     

    Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérantd'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.

     

    X

    Fascination, suite

    . Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le videsachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.

    Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénationsachant ce que recèle une telle malsaine adoration).

     

    X

     

    L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nomméla créature, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentairetendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...

    Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre,qui d'Elle ou de moi), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.

    Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?

    Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) Il faut êtredisait Talleyrandaigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.

    On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?

    ...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (Jean-Christophe), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.

    ...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.

    Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre.Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.Les dépressions sombra Sylvie Nerval furent provoquéessans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.

    Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.

    Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...

    Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !

    Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?

    Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.

    Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.

    Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie,mon petit salaire de peigne-cul, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon je m'imagine que sombre, sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.

    J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encoredésirs,envies,besoins, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue toutquoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.

     

     

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    Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peignede sa main, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieuresquand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.

    ...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec sonportail installé soi-mêmeou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.

    Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.

    Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).

    ...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin).Second degré? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifieDivertissement banal,populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.

    L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelleinstruction bourgeoise(bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves quil s'agit de repêcher dans je ne sais quelleassociation; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plushélas !...

    Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.

    Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.

    Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante :Tu ne vois pas que c'est des miteux?s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions gueuler, prendre des airs moins consvoici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.

    ...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.

     

    X

     

    Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.

    Trois années, dis-je, l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?

    Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteurvictime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).

    Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmisni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?

    L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?

    ...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l' “emmêle-pattes”.

    Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.

    Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente

    souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.

    Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.

    Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'unepulsion homosexuelle. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.

    A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...

     

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    Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre.L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(paraît-ilest de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué....Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens !vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...

    Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoiront-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collecti - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance

    faites pas chier).

    Mais à se regardervoyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.

    Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin où de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.

     

     

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    D'une différente appréciable d'aperception

     

     

    Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (C'est nul !), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique -inutiledécrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses étudesle plus loin qu'il serait possible, je me mis à ricaner.

    Alors elle éclata :Quoi que je dise - tu me charries ?Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.

    Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit

    moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.

    Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.

    J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensentprendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.

    C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie :elle déchire mes livres par jalousie-je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement- dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment.Je ne sais pasme dit-once que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble- suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancunepropos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outrésans qu'il fût intervenu, bien entendu.

    Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à

    nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...

     

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    Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.

    L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.

    Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.

    Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.

     

    Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Epoque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% decyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du mon

    Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (L'Avare). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).

     

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    Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval :Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.

    Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications

    J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui et autres, et maints autres.

    On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.

    Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.

     

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    Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.

    Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.

     

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    Dire à présent combien nous sommes l'un et l'autre engagés sur les voies de la mort.A cette heure que je suis engagédit Montaignedans les avenues de la vieillesseau commencement de ses Essais. Certains sentent venir la mort de loin. Il s'est toujours cultivé en moi un sentiment de mort. L'une de mes amies ayant appris par voie de presse l'accident mortel de son amant (le second qu'elle perdait) me consulta : le curé n'avait pu lui répondre - mais est-il ? monsieur le curé, est-il ?je fus trouvé le plus qualifié vu magrande connaissance(dit-elle) de la mort.

    Comment pouvais-je bien connaître la mort ?... Ce fut à d'autres que Juliette (elle s'appelait Juliette) confia sa déception. De mes propos convenus. L'accès à la mort ne m'est pas plus ouvert qu'à quiconque. L'absurdité de la vie assurément. Comme aux autres. Cette irrémédiable dépréciation de l'être humain pour moi, cette misanthropie par dégoût d'un être, l'homme, instantanément déclassé par la mort, voire plus bas que les reptiles qui ne savent pas qu'ils vont mourir (mais les lézards détalent sous mes pas dans l'allée de mon jardin) peut-être cela, en dernière analyse, m'appartient-il en propre, peut-être...

    Il s'est produit un énorme, un double décrochement : le premier de 50 à 55 ans, une subite reculade, cette débandade de tout ce qui naguère formait la trame de mon paysage mental, une déroute de toutes préoccupations sexuelles, de tout ce qui faisait je le crains la pierre de touche de mes jugements sur autrui. Le second décrochement, plus sournois, c'est ce vieillissement, cette résignation et non pas sagesse (je dénonce cette imposture) consistant à tout considérer désormais à

    travers le filtre crasseux de sa disparition prochaine. Je ne me suis jamais proposé, tout au long de ma vie, quelque projet que ce fût, j'entends concret, susceptible d'excéder une semaine. “Mon avenir”, aimais-je à répéter, “c'est la semaine prochaine” (c'est de la pose : j'ai tenu dix ans et plus pour l'agrégation, sans compter mon obstination à écrire ; mais ce sont là sans doute des projets trop lointains, à trop long terme, dont la réalisation se dilue dans l'écoulement hebdomadaire des années) (tout le monde s'en fout, au fait).

    ...Nous nous levons, nous couchons, nous recouchons l'après-midi. Nous fuyons comme la peste tout effort physique. Je bascule sur le bassin pour me relever de mon canapé de télévision, et je m'appuie sur les bras pour me hisser debout), nous n'envisageons plus jamais, tant nous fûmes échaudés, de pouvoir jamais vaincre, ou obtenir quoi que ce soit, autrement que par hasard, autrement dit jamais. Et surtout, surtout ! nous ne voulons plus entendre parler de volonté. Pour avoir vu tant d'obstinés se casser les dents et toute la gueule sur les aspérités de la vie ; subi tous ces connards d'humains si ravis, si transportés au comble de la joie, de faire obstacle aux moindres réalisations, de tout le poids pyramidal de leurs petites hiérarchies, nous ne croyons plus à la volonté.

    Nous ne voulons plus nous secouer. “Mais enfin je ne sais pas, moi !” - justement : tu ne sais pas, et tu la fermes. Laisse-nous vieillir, laisse-nous enfoncer. Ne nous rebats plus les oreilles de tous tes fameux petits vieux pleins de vie et tout pétillants comme une cohorte de nains de jardin qui s'enculent : ils ont été toute leur vie tout pétillants. Je ne vois pas où est leur mérite. Ils se sont agité le bocal toute leur vie, et ils continuent à s'agiter le bocal. Comme des mécaniques. Comme des chiens qui s'enfilent et qui ne peuvent plus s'arrêter. Nous sommes lourds, nous sommes lents, comme engoncés dans nos rêves mouvants. Bienvenue à tous.

     

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    ...Si on parlait du chat ? Les propos de chachat à sa mémère partagent les témoins auriculaires, contraints et sarcastiques, en railleurs, et en (plus rares) admirateurs. C'est très bien d'aimer un chat. Nous avons acquis Hermine par le caprice d'une ancienne maîtresse, j'entends maîtresse de chat. “Prenez-la si vous y tenez”. Une pauvre chatte sauvage, toujours réfugiée sur ou sous les meubles, se voyant reprocher à la fois de fuir et de s'offrir. Epineuse. Nous avons emmené

    chez nous, précieusement, religieusement, de banlieue à banlieue, une splendide Sacrée de Birmanie de six mois ; nous l'avons promenée sur l'épaule, lui présentant tous les endroit de l'appartement. Nous l'avons dorlotée à un point inimaginable. Je l'ai malaxée en tous sens, passionnément aimée et dépendante, comme nous le sommes. Parler d'Hermine dans l'histoire de notre amour, c'est reconnaître combien elle a fourni à point nommé le dérivatif à toutes mésententes, exigeant de sortir au moindre alourdissement de l'atmosphère, ou sujet de conversation permettant de renouer par quelques phrases sur la nourriture ou la litière à renouveler.

    Elle mourut faute de soins, d'incessants vomissements pour lesquels Sylvie Nerval m'empêcha de consulter le vétérinaire, trop cher. Nous finîmes trop tard par débourser cette somme apparemment considérable ; nul jamais dit le médecin ne lui avait confié d'animal si faible. Intestins obturé Hermine ne prenait plus même d'eau. Elle n'eût résisté ni à l'anesthésie ni à l'opération. Elle est morte la nuit les yeux grand ouverts. J'ai enterré son corps raidi : douze ans de bonheur dans un sac en plastique, mes mollets battus par ce corps raidi. J'ai creusé sa petite fosse dans le jardin tandis qu'on inhumait partout, à la suite du tsunami, des milliers d'humains.

    Vous ne confiez cela à personne ; qu'est-ce qu'un chat ? Et je regrette sa présence dans notre appartement, comme un petit fantôme vivant la nuit, se glissant parfois l'hiver dans le lit, entre nos pieds, comme de son vivant. Ceux qui l'ont remplacée ne l'ont pas remplacée. Je n'oublierai jamais Hermine, 1992-2004.

     

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    L'enfant qui rapproche: user de la plus extrême circonspection. Anaïs Nín, dans son Journal, ne cite jamais son époux, ce qui me la rend difficilement fréquentable. Ce sont pourtant ses scrupules que je ne puis m'empêcher d'observer à l'égard de mon propre enfant ; si je meurs demain, qui me lira ? ... J'ignore si le fait d'avoir eu un enfant nous a rapprochés. Un enfant n'est pas fait pour ça. Il semble plutôt que ma propre fille ait toujours estimé que Sylvie et moi n'étions pas faits l'un pour l'autre, et qu'elle eût supporté, voire souhaité un divorce toujours possible début 80. Il est difficile de juger de la force d'inertie, lorsqu'on est à la fois juge et partie. D'où la nécessité,une autre fois” – autant dire jamaisdu cadre fictionnel.

     

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    Amoureux de toutes celles que je vois, dans la rue, dans les transports. Au coup d'œil instinctif du mâle vers le bas-ventre si justement dénoncé succède la montée vers le regard de la femme, le miroir de l'âme dit-on, devant lequel se pose à moi la question sans fin de connaître mon sort, si celle-ci, ou telle autre, m'eût choisi... Dévoration, déploration. Adoration systématique. Cessons donc une fois nos sottises féministes d'aliénation” et de “victimes”, “forcément victimes” - assumons l'abîme de la Femme Preuve et Garantie du monde. Femme qui définit. Me détermine. Prisonniers que nous sommes de la minute et du mètre carré, qui briserait ces cercueils de verre où nous vivons ? aucune assurément - du moins ce miroitement de la multiplication des femmes, en ces hôtels dont je rêve la nuit, où le gérant d'étage en étage me poursuit pour que je le paye. Femmes des rues et des hôtels, femmes des transports en commun,serrures n'ouvrant que sur l'impasse des générations et non sur quelque ciel ventral où l'on pourrait enfin vivre sans souffle ni besoins... Mon ami B. me dit : laquelle choisis-tu ? je répondis “Je ne choisirai pas”, j'ai dit “Je n'aurai pas le choix ni le droit du refus, une femme qui m'aime et me comprend, désirs inclus, qui me sourirait pour autre chose que mes ridicules (die Nudel, terrible court-métrage échoue le beau ténébreux, visage barré d'une longue nouille au point que l'élue de son cœur s'enfuit hors champ pour éclater de rire) “qui verrait mon trouble autrement qu'une offense à dénoncer d'urgence” disais-je “si éminemment exceptionnelle que je l'absorberais de toutes mes lèvres” “Faudrait-il” ajoutais-je “que je choisisse en vérité ?” - comparaison : dans la merde jusqu'au cou, supposées six ou sept perches tendues vers toi de couleurs différentes - quelle serait ta couleur préférée ?

    Je saisis la première à se tendre. Et merde au petit malin qui me parle de symboles phalliques. ...Mais il te faut de nos jours, camarade ! baisser les yeux. Eteindre l'étincelle, enthousiaste ou panique ; il n'est pas un exemple, pas le moindre à ma connaisssance, où j'aie tant soit peu regardé une femme inconnue sans illico récolter ce grognement, ce rictus, cette moue méprisante. Que vous me croyiez ou non. “Le mâle propose, la femelle dispose”, dit Boris Cyrulnik, quelle que soit l'espèce”). Je ne puis dire “Toi, avance ; non, pas toi, toi, tu dégages. Toi, là, oui, tu viens.” Les hommes rêvent de cela.

    Les cons ! Recalés. Parfois ils violent. Parfois ils vont aux putes. Peur et misère. Combien nous sommes là aux antipodes des jurisprudences, des entretiens de citoyens-trottoirs, des

    phrases qui se transmettent psittacisquement sur les Femmes et les Hommes “bénéficiaires de la Liberté” - telle est la vérit vraie : naguère la femme croisait l'homme en songeant Je te fais donc bander, pauvre type ; et à présent il s'en faut de bien peu qu'elle se mette à gueuler Qu'est-ce qu'il me veut ce connard ?

     

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    Voici huit jours, pas davantage, à 59 ans bien sonnés, j'ai enfin compris le Code de la Séduction. Avant tout et surtout ne jamais faire apparence qu'il y ait ne fût-ce que le plus léger soupçon de désir de séduction, la moindre once de désir voire de conscience d'une quelconque différence sexuelle. La jouer purs camarades, sans la moindre, la plus microscopique éventualité de rapports sentimentaux. Juste des bidasses, des pensionnaires torse nu au petit matin devant le robinet d'eau froide du terrain de camping l'on s'asperge en chantant. Pas même la moindre diférence sexuelle, pas même la moindre appartenance à quelque sexe que ce soit.

    Ça leur plaît beaucoup, ça, aux femmes : plus de bites, plus de couilles, plus de poils, petites lèvres, grandes lèvres, tout ça, plus rien du tout, enfin débarrassés, la camaraderie, die Kameradenschaft. Hommes et femmes autant de morceaux de viande pure, sympa, qui se regardent droit dans leurs yeux de viande, sans faille ni défaillance, ni le moindre frémissement dans la paupière, le plus minuscule tressaillement de l'iris ou du fin fond de la pupille. Alors on se parle, d'une voix franche et claire, bien comme il faut, comme au camp de scouts, dans l'estime réciproque et soigneusement aseptisée.

    Et c'est seulement, seulement quand la femme vous a bien torché, vous a bien châtré à fond de toute mauvaise pensée, de tout embryon de désir, quand elle s'est bien une fois assurée de l'absence totale de toute tentation d'effleurement, de tout infléchissement, de toute flexibilité des lèvres ou de la voix, de tout battement intempestif des paupières, après la mise en œuvre interne et invisible de toute une batterie de considérations indécelables, lorsqu'enfin la femme a décrété dans quelque repli obscur de sa conscience d'éternelle (et encensée) victime qu' avec celui-là au moins il ne peut rien m'arriver, qu'elle condescend, du haut de sa sublime pureté, à laisser entrapercevoir, peut-être, à l'extrême limite de l'extrême rigueur, à faire entendre à quart de mot qu' éventuellement, en fonction de vos incommensurables mérites d'incomparable eunucité, il pourrait être envisageable de considérer qu'une différence anatomique existerait peut-être après tout quelque part entre vous, et que cette indéfinissable chose-la mènerait très éventuellement à l'un de ces innombrables stades intermédiaires à peine moins angélisés que l'on pourrait qualifier d'approches du désir ; de la bête ; de l'ignoble bhhhhîîîîtttthhe. Eussè-je su cela plus tôt, infiniment plus tôt, du temps de mes florissants dix-huit ou vingt ans, j'aurais eu le plaisir de voir ces anges trois fois frottés au pur savon d'amande douce et ravagé de branlettes se rapprocher de moi pour m'effleurer, me susurrer à l'oreille j'ai envie de toi et pour finir me saisir le manche à plein poing.

    Mais je suis un grand romantique. J'ai compris les femmes exactement comme Saül a vu Dieu sur le chemin de Damas, d'un coup, d'un coup de grâce : tout compris à présent que je suis trop vieux, que ça ne risque plus de me servir à quoi que ce soit, qu'il ne me reste plus la moindre bribe d'éventuabilité que cela puisse me servir en quelque occasion que ce soit, maitenant que je suis terne, moche, flasque, désabusé, définitivement rongé par une flemme magistrale, impériale, papale. Comme quoi il est bien utile d'acquérir enfin vieillesse et maturité. Quant à mon épouse proprement dite, juste essayer un peu voir de la priver de sexe pendant plus de huit jours, et fondront sur moi d'inépuisables avalanches d'aigreurs, de râleries et de pure et simple tronche ; vite, au gland, à la langue !

     

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    Que me disent les autres, les autres hommes, mes Frères en couilles ? ...Je n'ai jamais l'impression qu'ils pouvaient ne pas me mentir, les autres, les mecs. D'ailleurs c'est un tort d'employer le pluriel. Il n'y a jamais, il n'y a jamais eu qu'un seul homme, qui me dise vraiment la vérité, la réalité, de ce qu'il vit en sa véritable expérience sexuelle. C'est un ami. Mais nos ne coucherions jamais ensembl, n'en déplaise aux psychanalystes de salon. Psychanalystes femmes, bien entendu. ,

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    Il est particulièrement rebattu de s'extasier sur l'extraordinaire énigme du corps féminin pour un homme, disons pour l'homme que je suis, car que sais-je des autres bâtards de porte-couilles dont je suis censé faire partie. Le moins curieux n'est pas d'ailleurs que pour les femmes aussi, c'est leur propre corps qui demeure une énigme à elles-mêmes. Et le nôtre ? Ignoré. Nous sommes banals. Nos corps, nos genitalia, ignobles ou dérisoires, ne valent pas la peine de la moindre considération ni du moindre regard. Du moindre respect. Du moindre mystère. Comment vit-on avec un creux ? Ce n'est pas un creux. Ces seins qui ballent ou menacent de baller. Comment ne pas sombrer dans le plus pathétique grotesque en parlant de cela, en écrivant sur cela. Comment fait-on pour marcher, courir, se sentir femme. Parvient-on à oublier son sexe, ou bien tout est-il fait, incessamment, pour vous le rappeler, vous avertir que vous êtes en danger, une proie, toujours plus ou moins exposée au viol ou du moins aux regards, aux sales érections ?

    Peut-on se sentir en sécurité quelque part ? Seule dans son lit ? Même là menacée, à la merci de sa propre et menaçante physiologie ? Terre parallèle dérivant éternellement à quelques encâblures, dans ma rue, mon bus, la maison que j'occupe. M'interroger avec tous, Otto W. suicidé à Vienne, Villiers de l'Isle-Adam, Lautréamont, le Christ, élucubrateurs scientifiques ou prophètes, sur la femme peut-être bien issue d'une autre race, d'une autre physiologie, d'une autre espèce totalement, radicalement différente, d'une autre planète, méditant toute une nuit sur les hauteurs dominant les campements des hommes avant de descendre les circonvenir et les séduire, ayant inversé à leur profit le rapport entre les Anges et les filles de Seth qu'ils devaient couvrir, longtemps après la Chute - en vérité, c'est nous qui nous unissons, en inversion totale et très exactement symétrique, aux innombrables filles des anges.

    Qui rigolent bien en se branlant avec des bras en bielles de locomotives. Parce que c'est raide, un avant-bras de femme qui se branle, ça je peux vous le garantir, et régulier, et mécanique, et bien frénétique sur la fin, juste avant le bon gros orgasme. Ah je t'en foutrais moi de la “dignité de la femme”...pauvres cons... Bien sûr, bien sûr, depuis Simone de Beauvoir, ce qui ne nous rajeunit pas, nous savons tous et toutes que la femme n'a nul besoin d'une telle idéalisation, ni d'un tel rabaissement à la plus pure bestialité, mais qu'elle voudrait tout simplement, loin de toutes ces légendes, qu'on lui foute la paix.

    Voir plus haut. L'égalité. La camaraderie. Pas de sexe. Mais comment voulez-vous que le sexe fonctionne avec toute cette suppression de fantasmes pas propres et attentatoires à la pureté qu'on veut, suppression que les femmes, je maintiens, que les femmes veulent nous imposer ? Pour les remplacer par quoi ? Par de douces caresses impalpables qui ne mèneraient je ne sais pas moi peut-être que dans un ou deux pour cent des cas à une très très éventuelle, dangereuse et aliénante pénétration, nullement nécessaire en tout cas ni indispensable au plaisir féminin, comme elles ne cessent de nous le rappeler ? On se la coupe et on se greffe un clito, il faut le dire, franchement, bien en face, et qu'on n'en parle plus. Qu'est-ce qu'elles doivent rigoler, les lectrices, s'il en reste, qu'est-ce qu'elles doivent les trouver niaises, et dépassées, et ringardes, mes angoisses... Et les hommes donc, les vrais, qu'est-ce qu'ils doivent se foutre de ma gueule... Mon hymne à l'amour, ce long, subtil et sincère travail de réflexion, bien oubliée, délaissée, fourvoyée dans ce dépotoir, cette décharge à ciel ouvert, ce déballage, ce débagoulage par tombereaux entiers de la litanie la plus rebattue, la plus triviale et la plus vulgaire ?

    Dans ce qu'ils appellent, les autres, là, en face, hommes et femmes, pour bien humilier, pour bien nier l'angoisse, ma Mmmmmisogynie. Tas de cons mes frères.

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    Sylvie Nerval et moi nous attendrissons sur nous-mêmes. Nous ne pourrions plus nous regarder en face, car nous perdrions toute dignité, ne pourrions plus revenir à la vie courante, il faut vivre. Et nous ne pourrions plus nous regarder sans haine peut-être, ou sans besoin de dissolution l'un dans l'autre, prélude au meurtre ou au double suicide. Nous ne sommes plus, n'avons jamais été armés pour ce genre d'émotions, à supposer qu'on le soit jamais. Nous fuyons l'orgasme des yeux, du cœur, des exaltations menant à la fusion corporelle, par les organes, au-delà des organes, celui d'où l'on ne revient plus (il existe pourtant paraît-il des pratiques tantriques, mais il me fut confié à quel point cela pouvait devenir gymnastique, dans la recherche d'un niveau commun) ; pleurerions-nous ? la volupté des larmes dégrade-t-elle quiconque s'y adonne ?

    Nous nous détruirions. Félicitons les sexologues d'avoir remis tout cela en place.

     

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    L'homme n'est que l'hôte de son propre corps. Il tire sur sa bite pour la détacher. Il se demande ce que c'est que ce disgracieux appendice. La femme est son propre corps. Le jugeât-elle dépourvu d'attraits, elle est ce corps, jusqu'en ses derniers pores. La toute extrémité de la courbe de fesse d'une femme est encore cette femme, en entier. Je me sens en revanche, moi homme hélas, comme un petit pois de cervelle, brimbalé au centre de mon crâne, tout au sommet de mon corps, dominant de loin, en-dessous (gauche comme les chenilles sous la tourelle d'un char d'assaut), mu pesamment, poussif et laid, inopérant, mon corps. Qui m'obéit mal. Qui se flanque partout, dans les cartons à terre, tournant sous les chambranles qu'il heurte. Qui doit pisser, chier à intervalles tyranniques. Dont je ne puis sortir. Déjà me surplombe la vague recourbée, mes pieds déjà baignés, je roulerai dans l'hébétude, corps souillé de limon qu'on repêche au sommet des aréquiers. C'est pourquoi le cul, le balancement du cul d'une femme, sa plénitude et sa sincérité, lorsque nous l'aimons, représente en réalité, en sa totalité, le monde et Dieu.

    Je ne sais plus qui a écrit :La beauté des femmes est une des preuves de l'existence deDieu.Or notre inconduite envers elles les a rendues à notre égard hélas murées, farouchement scellées dans leur puritanisme bête, dans leur pusillanimité masturbatoire. Nous sommes accusés pêle-mêle - de bassesse, de viandardisme. Est-il en vérité indispensable de mépriser le désir de l'homme ainsi que tout désormais y invite ? est mon histoire d'Amour ?

     

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    L'expérience féminine est si souvent décrite, analysée, que l'on pourrait croire la cause entendue. Et cela fait si longtemps que je n'ai plus voulu m'informer. Que je suppose, que nous supposons que la femme jouit par tout le ventre, que cela remonte sous les épaules, dans les salières sous les clavicules, dans les bras qu'elle ramollit? Jusqu'au sommet du crâne. Radotage que tout cela. Jouissance égale dissection. Une fiction. Qui édite la fiction ? Je suis hors sujet. Profondément, désespérément hors-sujet.

     

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    Hommes si certains d'eux-mêmes. Femmes, ne débouchant que sur elles-mêmes, dans un immense creux de vanité, d'incessantes querelles, de labyrinthes de petitesses l'homme a tort. Ou bien le vide,juste la vie. Nous revenons l'un vers l'autre, Sylvie Nerval et moi, irrémédiablement incapables de nous dissimuler quoi que ce fût de nos piètres aventures. Tous et toutes ayant déçu. Nous serinant tous invariablement que nousavionsdéjàun partenaire- la virginité serait donc obligatoire ? ...incommensurable, effrayante stéréotypade des Autres ! désespérante équivalence de tout autre à tout autre ! (ne craignez rien ; ce sont des bribes qui me reviennent) - revenant au même ! Inanité desséchante, de toute recherche... Celles qu'on n'a pas eues... Absence de désirs. Affolement rétrospectif.. Ce que j'aurais faire. Une paralysie. Pas seulement pour les femmes. Pour tout. Logique. Existe-t-il en moi cette capacité. Qui pour peu que je l'eusse cultivée eût mis à mes pieds, eût littéralement subjugué (toutes ces) tous ces maroufles que je courtisaiscar il n'est rien qu'ils désirent plus profondément que d'être dominés.La foule est femme.

    Paralysé. Sachant précisément vingt ans plus tard ce que j'aurais osé. Pressentant aussi que pour peu que je m'y fusse hasardé, tout eût semblé contraint, forcé, violent ; ridicule. Celle qui me fourra sa langue tout entière dans la bouche et l'en ôta je ne la désirais pas disait-elle qu'en savait-elle ? (une des plus puissantes sensations gustativesde ma vie). La véritable jouissance est passive. Perdre la tête, lancer grotesquement mes fringues en haletant aux quatre coins de la pièce - sauf les chaussettes - comme on voit dans les films - ce serait donc cela, le désir ? ces souffles, ces saccades, ces convulsions avant même que l'acte n'intervienne ?

    S'humilier ? ...Celles qu'on n'a pas eues... Telle qui me fit tenir de si près ce collier trop étroit pour examiner sa médaille, était-ce pour l'embrasser doucement sans rompre le collier d'or fin ? Telle collée debout contre moi devais-je l'effleurer par-dessus son nuancier d'encres ? M'eût-elle repoussé en hurlant ? devais-je murmurer “je vous aime beaucoup madame Catherine ?” - toutes les deux s'appelaient Catherine. Nadine dans mon dos, à me frôler, pour chercher des indications imaginaires dans un dossier : je voyais de près les mailles filées de son tricot de laine, le désir ne montait pas, une vague odeur de suint, de corps humain – quel sang-froid, quelle présence d'esprit ne faut-il pas toujours, en toutes circonstances !

    Véra m'accueillant sur son lit en milieu de journée, penchée de côté les yeux clos bras ballants, j'attends sans approcher, j'attendrais encore si elle ne s'était redressée, rectifiant ses cheveux Tu dormais ? “ - Non dit-elle (improbable en effet dans une position si peu propice). Tu étais malade ? Tu avais un malaise ? - Non. - Alors pourquoi ? - Comme ça. Jamais une femme ne dira J'avais envie que tu m'embrasses. Jamais. C'est à l'homme à deviner cela. Ce n'est pas marrant d'être un homme. Mesdames. Vingt années, pour me rendre compte de son intention, vingt années pour repasser le film dans ma tête.

    La morale de l'histoire, c'est MORT AUX CONS. C'est tout. Ça ne va pas plus loin. MORT AUX CONS. La veille encore, sur la table où nous révisions le bac, j'avais effleuré son petit

    doigt, qu'elle m'avait retiré en poussant un petit cri de vierge effarouchée. Mort aux connes aussi tant qu'à faire. Serait-ce trop demander qu'un strict minimum de cohérence. Quand ma prof de philo m'a reçu en juin, 8 mois avant sa mort, toute négligée dans sa robe de chambre inondée de parfum, accourant vers moi en criant mon nom ; qu'elle m'a fait asseoir près d'elle sur son divan, je n'ai pas davantage imaginé qu'elle pût me désirer. Vingt ans plus tard, repassant en mon esprit cette scène, aucun doute n'et plus permis.

    Je pensais en toute bonne foi qu'il était impensable que les femmes, à plus forte raison les profs de philo, puissent se conformer, descendre, s'avilir au désir de l'homme et de cette chose si répugnante au bas du ventre appelée bite. Et je le pense encore. Et c'est déjà le moment de mourir, et sans savoir ? qu'est-ce que l'espoir à soixante ans et demi ? dites-moi ce que j'aurais dû faire de telle nouvelle collègue, affolée, qui me collait partout, que je n'avais qu'à enlacer ? De Mme Roux, qui fit tout un trajet en voiture, sa tête sur mon épaule 40 km durant ? Quelles que fussent les circonstances, glacé, paralysé, pétrifié !

    Quelle honte pour moi de faire le mauvais geste, le moindre geste ! Qu'elle ait pu se raviser, se foutre de moi, me dire “Ce n'était que de la camaraderie, qu'est-ce que tu es allé t'imaginer ?” Quelle marche à suivre ? Arrêter la voiture et baiser sur un bas-côté ? Fixer un rendez-vous, laissant bien en vue sur mon visage l'anxiété qu'on me refusât ? La moindre remise dans le temps n'eût-elle pas entraîné, immanquablement, un cruel ravisement de la femme, une reprise de conscience et de dignité ? ...Quel désir de moi ? On en reviendrait ! On me referait vite fait le coup de l'amitié !

    Vite, se ruer sur ces lèvres offertes, sur ce cul tendu, avant que tout cela ne change d'avis, vite, au risque de faire mal, au risque du ridicule, au risque d'entendre “Pas ici, pas maintenant, pas comme ça” ! Et pas un mode d'emploi à portée de main, pas un fascicule de procédure à feuilleter vite fait, un doigt tournant les pages ! Le désir féminin cesse d'un coup, à la moindre intonation malhabile, au moindre geste raté ou ridicule. Confirmez-moi, je vous en supplie, que les femmes désirent lentement, longuement, qu'elles laissent à l'homme le temps de ne pas se précipter comme un dément à l'assaut d'une fortif ?

    C'est vrai ? Vous ne changez pas d'avis d'une seconde à l'autre ? ...cela se produit paraît-il lorsque l'homme à peine introduit dans l'appartement demande sont les toilettes... Ne tremblez pas comme cela, me disait Marguerite lorsque je la serrais sous l'arche du pont, à Mussidan. Elle me vouvoyait : j'avais 18 ans, elle n'en avait que quinze ; je ne l'aurais jamais touchée au-dessous de la ceinture. Plus tard Suzanne et Marie-Do, pissant sous la douche – comme j'aurais monté le long de cette jambe passant nue par-dessus moi. Me rendant compte enfin pourune fois – suis-je sot ! – de l'immense possibilité qui m'était offerte : “je dois rester, leur ai-je dit, huit jours sans rapports, vu la chtouille que je me suis prise” - qui se souciait de cela - elles s'en sont enchaîné bien d'autres, de chtouilles, c'étaient des filles sans moralité.

    Comme on dit. Sans compter tant d'autres qui s'imaginaient me draguer, à l'aide sans doute de ces fameux signes imperceptibles, de ce code indécis, ambigus, toujours déniables ! j'avais une multitude d'élèves. Je les aimais toutes. L'une d'elle blonde et myopenous rangions après le cours chacun notre sac de part et d'autre du bureau - me dit soudain :Si je tombais enceinte, vous seriez bien emmerdé.J'ai répondu qu'il fallait se faire confiance mutuellement,qu'autrement, la vie serait invivable.Ma psy m'a dit (j'avais des élèves, j'avais une psy)c'était une avance.Croyez-vous, Madame la psy ?

    N'y aurait-il pas plutôt que les femmes pour interpréter, déchiffrer, décrypter, ces signaux unilatéraux qu'elles adressent – disent-elles ! - aux hommes ? Savez-vous que les pédophiles, là-bas en prison, se voient imposer des cours de reconnaissance sexuelle? Leur enseignant l'art indubitable de déceler le désir d'une femme ? afin d'éviter toute récidive ? N'est-ce pas le comble du scandale, qu'ils aient, ces gens-là, les pédophiles, ce privilège inouï de se voir révéler tous les arcanes ? “évidents” je suppose ? Au point qu'il soit jugé sans nécessité, voire ultraridicule, d'en conférer la connaissance à tous ? A moi ?

    Hors sujet vous dis-je, hors sujet. Je devais parler de cet amour, le mien, en particulier, voici bien longtemps que mon sang-froid m'a quitté - mes élèves n'étaient que des filles, rien que des filles ; fascinantes par la prodigieuse quantité de branlettes cachées sous tant de visages angéliques (les petits mecs m'indifféraient, me répugnaient ; l'onanisme des filles est l'apprentissage de leur corps, en toute connaissance ; les garçons n'expriment que l'impossibilité absolue de faire autrement ; exaltation chez elles, basses frustrations chez eux, chez moi ; la seule façon d'être mâle est la brutalité ; je refuse.) .

    J'étais amoureux de toutes. Je les imaginais jambes ouvertes, doigt vigoureux. Les manuels d'éductaion sexuelleà l'usage des fillesmentionnent quecertainesdécouvrentle plaisir solitaire- toutes, oui ! Une grande rouquine, rassemblant autour d'elle ses amies, leur mimait du doigt la branlette, comme un grand secret ; elle s'entendit répliquer, par une grande liane au cou interminablemais nous faisons toutes ça !Amoureux d'au moins une fille par classe, une toutes les trois ou quatre semaines - Socrate aimant les garçons : le vieux con ! inimaginable faute de goût ! aimer d'amour ce sexe naviguant du hideux au dérisoire ! ...au grotesque ! cette colonne brutale, ces couilles sans grâce ! ce sperme salissant, dilueur de merde en diarrhée, gerçant le dessus des mains quand il sèche !

    J'ai appris à mes filles ce qu'était l'érotisme pédagogique. Elles m'écoutaient, goûtant tout de l'intérieur, tandis qu'un ami de seize ans, me disait, des lueurs dans les yeux :On le sait que vous nous aimez !- un garçon pourtant. Imaginiez-vous seulement, jeunes filles, que pour chacune d'entre vous j'imaginais une vie totale d'amour ? Un cycle d'amour. Théophile Gautier renouvelait tous les cinq ses amours, jetant toute une existence dans un seul lustre. Je l'admirais. Pourtant je vilipende encore, je vitupère les pignoufs des deux sexes divorçant si impudemment dès leurs trois premières années de mariage, se privant des inestimables étapes des dix, vingt, trente ans, de tant d'innombrables aspects différents d'un seul être, que la lente et sacrée maturation du temps leur eût révélés, préférant, les sots ! reprendre sans cesse les vagissements stériles des rudiments d'amour, tels ceux qui empilent, entassant les langues étrangères sans jamais en maîtriser aucune.

    Les féconds marécages de la maturité, de la vieillesse avec un seul et même être, ne sont jamais sondés. La mort ensemble ne sera jamais affrontée.

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    Chacun de nous, Sylvie Nerval et moi, s'est donc estimé rejeté par l'autre sexe. L'homme pour Sylvie est le père qui traverse sa chambre de nuit pour remonter de son cabinet de consultation, et lui palpe le ventre en arguant de sa qualité de médecin. J'éprouve à l'instant la nostalgie de cet appartement si clair et si bruyant où nous avons vécu si longtemps, si jeunes que c'en est effrayant. J'ai conservé cette femme, tant il me semblait de la plus haute improbabilié, voire grotesque et cruelle imagination, qu'une autre personne de sexe féminin pût éprouver la moindre velléité de s'intéresser à moi.

    C'était Sylvie Nerval ou les affres mornes de la prostitution, de la pédérastie inacceptée, de la tentative minable de viol. J'ai toujours en tête l'obsédant destin de mon cousin et parrain, Hugues dit Tom : touchant double pension, claquant son fric dans la boisson, la clope, arrosant tous les pochards et clochards de Cusset, pour finir entre des pyramides de mégots, d'un cancer de l'œsophage, tandis que ses amis cuvaient leur vin le jour des obsèques, nul ne s'y présenta. J'aurais fini là, j'ai échappé à ça. Je ne pense pas que j'aurais vécu autre chose. Rien de ce qui m'est advenu n'est à regretter, n'aurait pu se produire autrement. Je suis resté fidèle à la confiscation de mon destin.

    C'est pourquoi je repousse comme la pire des impostures, comme la peste, ces exhortations, ces injonctions des bien-portants à la “découverte de soi”, à la “fidélité à soi-même”. Je sais ce que c'était. La camisole et la bouteille. Merci bien. Ce n'est en général que lorsqu'ils ont perdu leur femme que les hommes s'aperçoivent qu'ils l'ont aimée ; j'espère en avoir pris conscience longtemps auparavant. Dans cette tromperie je veux vivre et mourir.

     

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    C'est ainsi que nous naviguons indissolublement liés, comme deux navires de conserve. Nous savons quand nous mourrons. à dix ans près. Sylvie fume et ne maigrit pas. On ne déménage pas après le décès d'un proche, on ne devient pas fou. La maison devient hantée, le corps de l'autre occupe chaque point de l'espace, on croit ne pas le supporter, puis tout s'estompe, à ce qu'on dit. L'enfant revient, dans le meilleur des cas vous soigne, et vous demeurez là entre vos souvenirs de larmes et vos fauteuils dont l'un restera vide. Je tends parfois l'oreille la nuit à la recherche des rumeurs pouvant me rappeler ces frôlements nocturnes de mon chat mort.

    Cela fera au survivant le même effet. Les chats nous voient comme autant de grands chats supérieurs. Puissions-nous disparaître comme eux.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON L'HISTOIRE D'AMOUR 2

     

     

     

     

  • HISPANIOLADES

     

     

    C O L L I G N O N

    H I S P A N I O L A D E S

    Merde en tube

    Collection de mes Deux

     

     

    Cette année-là, en plein été, tandis que pèse sur les abdomens l'implacable potée des bâfreries et autres tablées caniculaires, je décide de fuir : España por favor. Plutôt crever de chaud que de connerie humaine. Plein sud, tracer, foncer, la Grande Lande et la Chalosse entre eux et moi, mais avec moi tout seul, mes rites à moi et ma liturgie, tout calculé, tout chronométré. Prochaine à droite à 300 mètres et ne plus revenir : la France a le réseau routier le plus dense d'Europe, en Espagne on en verra plus que des autopistas et des drailles à moutons, caminos nacionales y de ovejas. C’est un pays comme ça. Arrêt en sortie de G., sale village, pas de panneaux, y a que moi de beau, des toits partout, des soues à porcs abandonnées qui puent, y a que moi de propre, y a que moi d’intelligent.

    Je tourne le dos à l’église Napoléon III Véritable, au volant je crie et chante et rate de peu le cul d’une bétaillère qui tourne et je me fous de ma propre gueule. Puis je descends. Sur la route toute droite, je m’assois pour lire : feuillage clair, vue limitée sur des broussailles. Le Rite me dit de tirer le Sophocle de ma poche, édition Budé bilingue, en prononciation démotique ça donne un pépiement d’oiseaux, et sous le texte, tout l’apparat critique : quinze cents vers d’Électre, « cett. » ceteri, « dett. » deteriores, « d’autres (manuscrits) », « défectueux », quand les syllabes me sautent en langue je rectifie, repartir à pied sur le bas-côté en sens inverse, bien à gauche pour voir en face. Toute une famille en pique-nique sur un sentier rouge entre les pins, pas de papiers gras ; plus tard plus loin petite allure un couple aventurier sexagénaire devant sa porte de caravane, vue sur la télé qui gueule, cinquante-et-un, Marne. À Pau je bouffe des pêches sur un banc près d’un sportif que je bêche. Fromage. À Laruns pour changer sa thune c’est file de gauche avec les frontaliers du cru, fesses qui transpirent et qui tombent comme les miennes, direction Pourtalet, Val Gallego, marché le long d’un lac de retenue sans photographier le petit village en pyramide rive gauche ne pas oublier que je fuis. Que je roule. Que je pense à moi. Que je marche en me trouvant le plus beau, la mère et la fille appuyées au parapet je remonte sur mon siège sans rien apprendre, juste un autre vallon 2km plus loin plus beau pas le temps de tout voir, comme le géologue qui carotte au pif. Sabiñanigo, contourner Huesca, repérer à l’écart de la ville – brique rouge et fenêtres à carreaux – l’Asile Psychiatrique Asilo Psiquiátrico et comment soigne-t-on les fous en Espagne ?

    Route de Sariñena. Tombée de la nuit. Déjà ces pans de ciels jaunes sur les pentes. La Almolda. Halte rapide sur esplanade caillouteuse. T rop tard : c’est l’orée d’un chantier d’autoroute,une bretelle ? - vent vif sud-ouest. Soleil rouge couchant sur les monticules, cavalcade immobile d’engins déserts. Vaste saignée en contrebas où je peux lire encore zanjas - « tranchées » ? ...de nuit,enseveli dans ce mille feuilles géologiques… Venus du sud deux cyclistes vers ce site suspect – en clignant des yeux je vois les premiers réverbères de B. que je prenais de loin pour des chenillements de véhicules immobilisés.

    Premier plateau de la province de Saragosse (César-Auguste). Fromage sec, sol rouge, cyclistes qui se parlent très vite en leur langue et repartent vers l’horizon, suivis, doublés aux premiers réverbères de Bujaraloz, arrêt au pied de l’Ayuntamiento – place minuscule très éclairée, au bar d’en face téléphone en Francia No Señor a Francia je l’ai fait exprès guignol ici El Tubio espagnol désastreux,premiers effarements de l’étranger face à l’indigène c’est réversible ne pas crier en roulant des yeux obtenir la communication Personne. Au fond du Tubio, Tubo, des vieux tapent le carton de toute éternité, l’un d’eux me désigne ¡ ès un original ! et baisse les yeux car ce mot est le même dans toutes les langues.

    Et debout au bar par dessus les têtes cerveza más por favor suivre les vociférations d’un vieux match aux couleurs baveuses. Plus d’enfants ni de chastes vierges aux culs moulés jusqu’au clito mais dans le dos, juste derrière, un vieux con hors d’âge qui fait glousser sa machine à sous – une hyène, très exactement une hyène - ¡ cerveza ! - bonne intonationespagne,camping,elche cette fois parfaite indifférence de l’interlocuteur, par-fait. Rejoindre de nuit la crèche roulante près de l’église que barrent deux camions-remorques. Dormir ainsi recroquevillé après avoir tendu aux vitres des chiffons sauf côté pieds, corps allongé sous la coulée de (vague) lumière peut-être un cadavre. Se relever pour lâcher de l’eau dans un renoncement carré violemment fusillé d’électricité, se réveiller parmi les premières silhouettes au travail.

    Un peintre en bâtiment dresse sur le trottoir étroit son escabeau pour les lattes d’un battant de volet j’enjambe le siège passager puis je le redresse, d’où l’avantage de pouvoir instantanément conduire tout chaud tout crasseux. Juste rajuster le verre de lunettes coincé sous le cul donc trouver opticien urgence óptico vaste horizon d’Aragon sous la lumière rase du matin. Route élevée de trois

    mètres aussitôt quinze lieues de circonférence déployées Il est à peine huit heures et voici Caspe : bouquet de rues montantes, à droite de l’avenue que bloque un gros camion sur ses vérins. Une nacelle se soulève jusqu’au troisième étage. Ça trépigne, ça hurle, ça fusille les pifs de clebs à grandes rafales de fioul.

    Un titre en librairie : Compromeso. La couverture brochée montre les maisons basses d’une rue de là-haut, des corps tordus sur le sol, une femme qui s’enfuit en hurlant les deux mains sur la tête - de quel compromis s’agissait-il, comment se sont-ils crispés dans leurs silence, de quelle réconciliation a-t-il bien pu être question entre victimes réciproques et bourreaux des deux camps…(j’ignorais alors que ce Compromis confirma l’avènement des Trastamare en Aragon ; ce que c’est que l’ignorance…) - l’église d’où je sors où s’entrechoquent à peine assourdis les échos de métal torturé affiche sur son mur occidental une longue liste descendantes de morts gravés par ordre alphabétique, sur et sous les bras d’une croix creuse et nue, où se repère en tête le nom de José Primo de Rivera, fondateur de la Phalange.

    Montée en touriste à la Rue des Martyrs, asphaltée, nettoyée des cadavres. Redescente sans conscience vers le glapissement trépidant du chantier, achat d’un gâteau bourratif au boulanger du cru, qui me fait la gueule, me hace la boca, je le jure sur la tête à Franco, me pone cara, J’avale consciencieusement le pastel de Caspe, le gâteau de Caspe, aux tripes de rouges. Cara de gruñón. Jusqu’à la moindre dernière miette, et tant pis pour l’óptico, l’opticien qui n’ouvre qu’à neuf heures. Masatrigos. Pousser jusqu’à Muella. Devant l’église, trois tirs de mortier coup sur coup annonçant le feu d’artifice en plein jour, l’artificier guardia civil s’esquive à toute allure trois fois de suite l’échine basse sous le porche devant les vieux assis rigolards sous leur casquette.

    Je me prends dans l’oreille une déflagration de rythme surgie d’un bouge obscur dont la porte déborde de tout un paquet de jeunes serrés comme du pilchard collés sous le néon – insolente – absurde – magique : la móvida – banderoles – matin éclatant – rock y fiesta, casse-toi touriste, pêches à vendre pas de carte ici, « Rue de Teruel » à deux tranchées à pic, carretera 420 Alcañiz o Tarragona ? « Ciudad romana » va pour Tarragone « tout ce qu’il faut absolument connaître » - petit tor à pied d’un microvignoble entre ses murets de pierres, portefeuille perdu portefeuille retrouvé je suis en Alcañiz – changé d’avis. Le nom m’a plus. Garé coincé là-bas dans un virage comme une bite dans un trou de balle en plein soleil, bâfrant à même la portière ouverte deux pêches qui bavent, exploration.

    D’abord le Parador, point de vue occupé par l’hôtel, deux gonzesses accoudées sur la rampe qui donne abruptement, comme ça, sur une porte close, je les refrôle toutes les deux tout confus à la descente mais de quoi, même pas enlacées. Cathédrale, o-bli-ga-toire : appareil photo en rébellion. La photographe à son comptoir me touche de partout pour me parler, se passe les mains dans le manchon, me palpe l’appareil, je dis en espagnol que je suis un peu lent, no importa señor, de verdad, me répond dans le dos la clientèle en queue. La photographe me ramène sur le pas de la porte en me palpant du coude à l’épaule, indiquant l’artère salvatrice (¿ salvdora?) en direction de l’opticien : « Trois côte à côte ! Dans une avenue larga,larga, larga – prononcer [lar-ha], [lar-ha] cón mímicas tan expresivas, écarquillements d’yeux comme pour un débile.

    Sans donner suite à tant d’attouchements, qu’elle prodigue à d’autres après moi, sigo los pasos j’emboîte le pas de un viejecito (un petit vieux) – qui justement passe devant les opticiens « Attendez-moi là » me dit-il « 5mn àla banque » - si je le suce, combien ? - planté au croisement des rues piétonnières, j’observe l’incessant va-et-viens au pied du parvis en pente et je trace derrière le petit sexa qui trottine à perde haleine – rien d’embarrassant comme d’escorter ainsi son propre guide au pas gymnastique. Mon espagnol rudimentaire permet d’esquiver la conversation de politesse de rigueur essoufflée. Tous en chemin saluent mon cornac, à tous il répond en soulevant son chapeau comme un couvercle de bouilloire – tchip tchip tchip – et comme je lui demande s’il vit ici depuis longtemps – ¡ ès claro ! - il me plante en face des trois vitrines alignées.

    C’est une jeune lesbienne comme elles sont toutes qui me redresse en deux minutes ma petite branche mais autour de l’oreille, laquelle me cuit toujours vingt jours après : apretar veut dire serrer puis j’achète en vitrine un gros Atlas Routier bien épais tout en doubles pages de part et d’autre d’une spirale de plastique aussi blanc que malcommode comme tout ce qui n’est pas français de France t’as qu’à rester chez toi.

    En route pour de nouvelles aventures. Chaleur déjà pesante. Partout des panneaux VIÑAROZ où je veux parvenir avant toutes les plages à éviter à tout prix, j’étouffe en pleine campagne, c’est super, Puerte Torre Miró 1250m. Je roule souvent à plus de mille mètres. D’après ma carte d’un autre monde, c’est donc le Más del Cap que j’ai visité, ou del Barranc – Via pecuaria c’est ATTENTION TROUPEAUX calqué sur le latin : une draille de gros cailloux qui me descend droit dessus. Devant le petit bois de pins qui susurre sous le vent j’ai regretté de n’avoir pas emporté le Sophocle, mais une carcasse de bagnole bleue me ranime le sang : je me vois l’enflammer de nuit dans son ravin, plus un chien, petit, pelé, jaune et misérable.

    Je le prends en photo. Voilée. Quand je m’éloigne, il me rappelle à lui. Je reviens sans eau ni salive, mitraille les pierres sèches et la cabane creuse en tombeau, la charrue et l’angle du mur, le chien encore, hirsute : « C’est tout ce que je peux faire pour toi ». Il garde un grand portail de bois neuf au milieu d’un pan de mur pourri, qu’un coup de poing descendrait. En partant je me retourne : c’est une vraie voiture humaine qui stoppe devant le bâtiment neuf d’à côté que je n’ai voulu ni voir ni décrire, le tout déjà rapetissé dans le lointain ; ni le chien ni la porte neuve n’avaient été abandonnés, j’ai toujours évité les humains. Ne jamais voir personne, autrement pourquoi voyager.

    Sauf ceux qui me vendent à boire et à manger. Ou des pellicules argentiques. Ou le lit pour la nuit. Morella. Clichés de murailles aussi flous qu’ailleurs. Étouffant sans vent, bonne bifurcation, les arcades de San Mateu, boisson, les jeunes que je suis – movida movida – les vieux que je cherche, tout en catalan – finales -áts pour -ádos. Dans l’église, touché l’harmonium frais, les vieux à casquettes sans décoller du banc de bois pour m’entendre. L’autochtone s’identifie à son falzar crème crade qu’il n’abandonne jamais sous canicule, à son indécrottable et morne incuriosité.

    Plein pot plein sud. Brûlant. Rien n’ouvre avant 18h. Je m’emmène avec moi. Au rebours de tous. Catalans, Valenciens, tous m’emmerdent. Tout au long de la route et jusqu’à Elx ! [Elche…] - les panneaux arborent de gros barbouillages où les Gens-du-Pays tiennent à rectifier le moindre signe diacritique. Jusqu’à transformer le « c » en « k » : Kreatividad  ! Ah mais ! ¡ Filólogo, si Senyor ! À Castello même : rien à voir. Je réussis même un numéro : l’humain externe enfin ravalé au rang de Simple Fournisseur ; se montrer revêche à  l’égard d’une jeune femme en short jusqu’à la moule, tout de même, c’est un exploit – voyager ne change rien, de rien : voici donc ce magasin de photocopie, climatisé. Enfin mes cuisses au frais. Je me compose une gueule particulièrement rogue.

    Une affiche intérieure publicise pour un Centre Culturel français. Je tends mes feuilles non pas à la séduisante et sexy Señoita Equis (« ikse ») mais à la simple employée qui veut se foutre de ma gueule en me réduisant à une simple érection et en plus tu banderas pas na-na-nère. Parfaitement. String dans la fente ou pas. J’ai le vagin qui bâille. Elle me tire la tronche à égalité : elle me sert, je la paie. C’est qu’on n’est pas des objets sexuels nous autres. Qu’est-ce que tu crois ? J’allais tout de même pas soulever ma viande pour ta fendasse ! C’est ton refus qui nous offense. Comme l’enfant dont on capte la confiance, qui rigole, et qu’on fusille d’un coup de pistolet dans le crâne. Une femme ne peut pas comprendre ça.

    Ne pourra jamais le comprendre. Cracher sur le désir d’autrui. Ici : rapport hygiénique. Hiérarchique. Où chacun voit bien en face la faute à ne pas commettre. Je ressors. Tout fier. Je lui ai bien fait voir qui j’étais. Un homme. Voyagez ! Voyagez ! Enrichissez vos contacts humains. Et la chaleur qui vous retombe dessus de partout. Même sur les cuisses. Villareal. Nules. Camions. Camions. Sagonte - ¡ Sagunt ! « Luxemb(o)urg sur les panneaux belges, le (o) entre parenthèses ! Salut connerie des nations ! ...C’est de Sagonte qu’est parti Hannibal, pour conquérir l’Italie. Juste au pied de la butte, une haute structure, en hémicycle, exhibe sous verre épais un petit millier de débris certifiés romains.

    Une fois gravie la pente bien raide, je me suis retourné pour embrasser du regard toutes ces rognures, ces rogatons fossilisés dans leurs petite niches vitrées à ras de muraille. Poignant. Ces autres ruines devant moi ne sont riches que d’une autre histoire : ni romaine, ni punique. Cinquante pas encore de montée entre les cigales, reste une demi-heure avant la fermeture – deux ados maghrébins devant moi visitent trois siècles étalés sur la crête, et je m’épuise aussi, plan touristique en main, à chercher partout à ras du sol une Ciudad Historica bien hypothétique. Or la Cité Historique, la vraie, ce serait bien plutôt Sagonte elle-même, au bas de la pente, que je contourne, avec ses ruelles tortueuses, barrées de chaises de mémés : car ce sont leurs rues, à elles seules.

    Quant au Forum de Sagonte, ce n’était donc plus que ce petit parking à trois places, trente pieds de long, haut-parleurs de rock – c’était pour ce stationnement de 100m² que Romains et Carthaginois s’étaient étripés vingt ans durant. Et moi, Nisard, voyageur bourgeois, je cherchais un terrain de camping. Après une conversation téléphonique et haletante avec Mafamm, j’éblouis la serveuse locale avec ma baratinación. Le camping, répondit-elle, se trouve au Grao, terrain du Canet (on ne prononce pas le « t »). J’ai d’abord longé, à pied, une vaste esplanade, grouillante à n’en plus pouvoir de tout ce que la jeunesse espagnole pouvait avoir de plus insolent, de plus puant et de plus jeune – la Movida – c’étit mieux sous Franco, me confiait un supérieur hiérarchique.Il s’élevait de cette multitude un intolérable nasillage de canard en escale. Les cercles de conversation se succédaient sans cesse, aussi violemment animés qu’imperméables les uns aux autres. Et partout le même étalage d’autosatisfaction, d’autocélébration décérébrée.

    Affublé de mon âge et de ma nationalité, j’ai soliloqué à mon tour en ma langue, sournois, dardant des doigts en douce. Puis reprenant à l’écart mon vieux véhicule, je me suis perdu dans les sens uniques et les indications confuses, au point d’effectuer entre deux interruptions de rambardes un demi-tour suicidaire sur quatre voies, et renseignements pris à quatre jeunes branleuses, dont la plus jeune me tutoya à travers son chewing-gum en moulinant des bras. Le terrain de camping fut atteint la nuit tombée, au bout d’une banlieue méthodiqu0ement saccagée : industries bidon, tôles, fondations abandonnées – tout était bondé. On ne voit pas la mer. Je joue l’aimable, délibère, déblatère.

    L’écran affiche capacidad maximum traspasada – effacé d’un clic – et me voici tant bien que mal coincé entre une grosse tente et la porte grillagée du hangar de secours. Demain j’enlève la crasse. Le camp où je marche regorge de Vanencianos entassés sous la toile à 34 bornes de chez eux. Tous insolents, cacardant, vivaces. Caravanes et télé couleur. On n’avait pas ça sous le Generalísimo Francisco Franco, caudillo de España por la gracia de Dios. Je contourne à tout prix deux voitures françaises. Direction la mer non sans mal. Ce n'est pas à Sagonte que la plage sera débétonnée. HLM HLM HLM. NE PAS DEMANDER DE QUEL CÔTÉ LA MER, PLUTÔT CREVER.

    La haine de l'humour naquit un jour de la timidité.

    J'arpente des hectomètres de laideur, ponctués d'affiches noir et blanc d'un festival de cinéma gore – Entrailles Sanglantes – Entrañas Sangrientas



     

    Trois tours carrées de douze étages. Trente-six étages plantés sur le sable tout déchiquetés de lumières en triple Titanic toutes fenêtres ouvertes à cacarder en espagnol comme des oies en batteries dans les relents de friteuses. Bouffées d’olive et de graillou. Et traversé tout le lotissement de prolos je me retrouve en pleine fête foraine avec les frites et les morveux qui courent. Alors seulement j’ai demandé la mer : « De l’autre côté de la plage ! ¡ al otro lado de la playa ! - tel quel ! - et je l’ai vue enfin, délaissée, digne, déserte - après un long chemin de caillebotis : l’heure du bronzage utilitaire était passée, je suis resté seul – talons trempés, accomplissant le rite ; l’eau s’abattait par boucles sur mes pieds - mais à 20 pas de là, dans l'argent terni de l'écume, dans ce sourire, commençait la mort, et je suis resté là sans émotion, par nécessité, comme devant la tombe d'un inconnu. Puis j'ai tourné le dos pour rejoindre ma boîte en tôle, au campement. Lelendemain matin, le gérant refoulait une immense caravane italienne, reculant gauchement sur la voie parmi les cris étranglés du guidage, et j'ai pensé comprendre, avec ces riches Italiens drapés de hauteur, qu'on les aimait bien peu en Hispanie – en vérité je n'en sais rien. J'ai repris ma route au sud, manquant de peu me faire écharper dans l'angle mort : à 8h pile, sortant d'une interminable oliveraie aux sentiers perpendiculaires, goudron coupé net de part et d'autre des canaux d'irrigation interdisant tout demi-tour, j'ai buté net sur quatre voies de fous furieux de la ferraille roulante, et j'ai brûlé le stop sous les roues d'un 18t.

    Acculé j'étais sur le bas-côté dans un hurlement de klaxon, la mort qui défile à trois centimètres, terrible, au ralenti, ras la peau. De Sagonte à Valence règnent ainsi des trois-quatre voies surchargées de dingues à 4 roues, sans la moindre trouée vers la mer.Valencia s'annonce par d'immondes monceaux de blockhaus kaki mauves caca d'oie pistache-citron à faire vomir une couille, juste avant la Puerta dels Forns et el Centre Històric en catalan. Photographie sans pellicule (je l'ignore encore) d'une longue, longue chienne maigre tétant l'eau d'un robinet sous le egard torve de son maître. Je me perds à 10h sous le cagnard qui tue, le long d'interminables fondations allignées où grouille en contrebas sur les remblais une foule de chats non stérilisés – Valence, 720000 âmes.

    À ma première banque je me coince dans le sas, à la deuxième on se fout de ma gueule à tous les guichets, la troisième enfin m'accueille en français sans accent, prof au chômage car c'est l'anglais qu'il faut apprendre. J'attends impatiemment l'arabe et le chinois. "Ce que vous faites est aussis très utile". Parfois les consolations démolissent encore plus. Elle me renvoie "dehors, au caissier automatique"- je n'ose pas corriger. Plus tard en ville, engloutissant un énormes sandwich aux frites, je suis fraîchement abordé par un Roumain réfugié, soigneusement vêtu. J'offre 100 pesetas, il en faut mille pour passer la nuit – il montre avec humeur la liasse qui dépasse de mon portefeuille - je l 'envoie chier en mâchant, sans bras d'honneur – avarice, prudence et lâcheté - codicia, prudencia y cobardía – ou mieux, en roumain, lăcomie, prudență și lașitate. Rien à Valence. Mauvaise humeur et canicule - mal humor y ola de calor. Je veux le Sud.

    Il faut foncer. Le plus vulgairement possible. Éviter, ne rien voir. Contourner Benifaió-Algemes, et subir l’expiation : toute une heure coincé dans la laideur en briques d’Alzira, centre du monde pour les Alciñeros - puis à Carcaixant (« Carcassonne »), Xativa ou Jativa, puis les directions Alicant/ Alacant - ¿ pero dónde hablamos español ?J’ai crevé de chaud sur les boulevards d’Alcoy, ça m’a fait un bien fou. Observant en contrebas le clocher-coupole d’émail bleu. Un chien, littéralement fou de faim, m’arrache sous les roues une atroce charogne imprégnée d’asphalte. .Avant que j’aie osé lui lancer mon fromage, il a détalé dans la circulation. D’un coup c’est la campagne comme un terrain vague : qui vit là et de quoi ? - un bar ! perdu dans la rocaille horizontale, trois arbres – bondé à crever, venus d’où ? poussant la porte je reçois une bordée de hurlements féroces, couvrant les vociférations de la télé plus le juke-box mis à fond. J’écris sur le zinc une carte postale en français. Le patron m’aborde je m’appelle crie-t-il Agusto Policarpe ; j’ai suivi mes parents dans l’Aude pour fuir Franco ». Scolarisé jusqu’à neuf ans puis revenu chez lui, repart en France chaque année pour vendanger quinze années de suite.

    Il me tend de sous le comptoir une liasse de d’où ressort un droit de retraite dérisoire – à moins qu’il ne touche à 65 ans sa pension intégrale – je n’en ai que 62 quel bonheur pour lui de parler français. Les clients l’admirent dans le tumulte. Je lui apprends que son patronyme, Policarpe, signifie « qui porte beaucoup de fruits », « qui a beaucoup de profits ». Ravi d’apprendre, si tard dans sa vie, ce que signifie ce nom ; il pensait jusqu’ici que cela voulait dire « Un homme », «Untel », « Fulano » - Polycarpe ? c’est le nom d’un homme – certes ; mais que signifie, ô crétinissime informateur, le nom de cet homme ? « Celui qui en profite » - El, que aproveche – il reprend, répète avec enthousiasme – el, que aproveche, ses yeux brillent.

    Il retournera dès que possible à Carcassonne, en France, éclaircir les arcanes des formulaires. J’achève ma carte postale au sein du vacarme ; Quand je lui échappe, Polycarpe  me rejoint sur le parking où je lis, toutes vitres ouvertes, Eschyle à haute voix : « Vous oubliez votre bouteille d’eau ! - je ne vous la fais pas payer ».

    ...Route d’Alicante. Puerto de la Carrasqueta. Heure de la pause. Derniers soubresauts de lacets descendants. Arrêt sur une vire, à l’ombre de justesse. Ici encore, photographies sans pellicule… Un bar silencieux. Devant le seuil un distributeur de batatas fritas. Le sachet qui se bloque, la patronne et sa fille rajoutent deux pièces, tout dégringole, un bon goût naturel d’épluchures et de terre, je ne bois rien. Descente des derniers zigzags, soleil et goudron, maisons ordinaires àune près, vaguement mudejar, soixante secondes d’arrêt, je ramasse sur la chaussée des cartes routières – batatas : une langue d’enfants – je veux éviter Alicante, déjà vue – trente ans plus tôt – je ne me souviens que de la silhouette du fort de la Sainte-Barbe – Santa Bárbara – dominant le jardin du grand-père – jardín del abuelo « laissez-le – il est fou – il est tuberculeux » il est vieux – il vivait là dans sa cabane - ¡ holá viejo ! - tout au fond, « à l’escale, venez nous voir »- el señorito Cuesta, élève de mon père, y passait les vacances en famille.

    Et comme il avait 13 ans, moi-même alors âgé de 17 ans – un gouffre – je m’étais copieusement emmerdé entre père et mère. En ville ma mère ne cesse de râler, mais quand le cessa-t-elle… Mon père s’est retourné tout d’une pièce sur un fauteuil roulant, comme sur une curiosité naturelle. Plus loin, c‘est un nabot boiteux qui m’exhibe son doigt tiré de sa propre braguette ; tel père tel fils. Un grand nombre de Pieds-Noirs se sont exilés ici, rapatriés pas le général Franco, et non par les Français… Trois de ces rescapés se sont fait menotter en terrasse, pour avoir mal parlé de leur bienfaiteur : beaucoup de guardias civiles connaissent parfaitement la langue française… j’entends parler ma langue autant que l’espagnol. Me voici épuisé dans des rues rebattues. Sur une place ne contrabas deux gouines punks flamboyantes boivent à la canette en plein cagnard, si je les flashe elles vont m’engueuler. Ça rend fou, la branlette. Jamais je ne guérirai de ma connerie. À pied vers le front de mer, Paseo de Playa. Palmiers, marchands de glaces (¡helados!) et viejecitos, petits vieux, sur les bancs.

    Mosaïques de trompe-l’œil sur les trottoirs, en vagues miroitant dans le vertige. Plage comble, du parapet jusqu’au rivage, en pleine ville, c’est ce que j’ai vu de plus impersonnel et de plus moche – et ce quartier remontant contre le fort, cette ruelle barrée à la lettre par des chaises à vieilles – ¿ Avenida Castañero por favor ? - je retrouve mon char et roule vers Elche (¡Elx!) hurlant de joie et de canicule au volant, douleur et passion de vivre, soleil couchant et hurlements de fille, si belle et si forte ma vie filant dans le rétro et ceux qui me croisent se mettent à rire. L’espace se comble et j’atteins le rond-point d’entrée où trône cent fois grossie la Dama de Elche aux extraordinaires armatures.

    À vingt heures plein jour encore et fournaise, tandis qu’à ma rencontre sur le trottoir même viennent les familles endimanchées luisant de brillantine, fillettes exhibées dans leurs éclatantes confiseries vestimentaires. En bas s’embranche un cul-de-sac blanc de chaux où roucoule un ténor de zarzuela que l’assistance applaudit à grand-peine malgré les gueulantes au loukoum d’une présentatrice. Le chœur de fillettes faiblardes qui lui succède obtient en revanche une explosion ovationnelle. Les gamines enrubannées retardataires entraînent leurs parents qui se trébuchent l’un sur l’autre dans leurs beaux habits parfumés. Des portières claquent sourdement. Par mes vitres baissées je marque les rythmes sur la tôle, suivant du regard les couples enlacée, l’homme trop grand déhanché biais contre les fesses de sa femme.

    La recherche d’un gîte nocturne prend des allures de jeu de piste  ¡huerta del Cura ! ous le répètent, « jardin du Curé », je tourne en rond dans la ville envahie peu à peu de fête, foules, flics, rues barrée, fruits confits à bouts de bras -

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • HAINES ENCLOSES

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    HAINES ENCLOSES

     

    AVANT-PROPOS

    Le vieil Adam, agenouillé de dos, pleure au fond de sa caverne. Son torse est nu, ses cheveux blancs sur les épaules. Il jette les bras au travers d'un brancard à même le sol. Je suis celui qui gis, pleuré par mon père, jambes brisées.

    Eve assise sur une pierre mâche indéfiniment du filament de viande. Elle parle à son maître à travers ses mâchoires serrées. Ils ont brisé les membres de ton fils. Ils nous ont relégués sous la voûte. Tel est le sort des traîtres. 

    CI-DESSOUS PRIVAS

    bol,Pologne,Lumumba

    De mon brancard j'invoque le secours de l'Ange : « Gabriel délivre-moi d'eux, qui m'ont fait tant de mal.

        • Je te purifierai dit Gabriel.

          Depuis longtemps Caïn mon frère nous abandonna pour mesurer la face du monde – et l'ange nous mena au voisinage du désert de sel nommé Dasht-i-Kévir. Partis chercher de l'eau dans cette immensité, Adam ni Eve ne reparurent jamais ; je n'éprouvai ni haine ni remords. Gabriel qui sans cesse volait au-dessus de ma tête me dit :qu'ils seraient refondus au brasier pour de nouvelles incarnations.

    « Ta faute désormais » ajouta-t-il « pourra s'expier. Faute immense assurément, mais non plus péché ; tu ne sentiras plus au ventre cette morsure dégradante.  Relève-toi. » Je fus guéro, et l'ange fit sur mon front une onction de salive, de la largeur d'un pouce, et je fus transporté. Où étais-je ? L' Archange répondit : « A Tanger. Tu trouveras là-bas la Liberté, que les Grecs appellent Elefthéria. » Quand je me suis éveillé, les hommes sont venus m'arrêter.

     

    FIN DE L'AVANT-PROPOS

     

    CHAPITRE UN – LE CANCER DE LA GORGE

    Ils m'ont enfermé sous la terre. Le monde autour de moi. Kragen me hait profondément. Je ne puis le supporter cet homme que séparé de lui par une planche horizontale – l'échiquier. Häszlich signifie à la fois « laid » et « haïssable » ; ce sont les enfants qui assimilent le moche et le méchant – je suis un enfant allemand, ich bin ein deutsches Kind, depuis plus de cinquante ans. Quelques mots sur Kragen : il est grand, même assis, dans notre cellule. Son âge est le mien, il meurt lentement, mais survit, un trou au creux de la gorge : le souffle va et vient, la cicatrice autour de la canule palpite rouge et gris, sous l'ampoule disciplinaire et nue. C'est par ce trou qu'il renvoie la fumée que ses lèvres rongées, au-dessus du col, aspirent.

    Nous partageons la même pièce souterraine ; jadis notre patrie fut asservie par une race supérieure : ce peuple bien bâti, nous lui vouons une haine séculaire. C'est lui qui nous contraint à l'enfouissement. Et je n'ai rien commis, que de naître. « Mon temps, dit Kragen, est compté. » L'orifice respiratoire empeste l'iode et le goudron. Le sang. Kragen tire sur ses maïs aux embouts cartonnés, entre le pouce et l'index, et projette la main devant soi, d'un geste exaspéré ; la fumée lui sort par la bouche et le cou. De mon côté le mur souterrain reste nu – mon lit tout plat, ce bout de miroir au-dessus, la carte du Wisconsin. De son côté une profusion de petits meubles noirs, contournés, d'usage indécis, parmi lesquels titube sa carcasse cancéreuse.

    « Je dois choisir mon successeur » dit-il, je réponds « Tu as fait ton temps. » Il règne ici un manque total d'aération. Si j'étais autorisé à sortir, là-haut, en surface, je rapporterais de l'air, entre les plis de mes habits, entre mes paumes rapprochées qu'il viendrait laper.

    Permission

    Prochainement, je verrai le jour.

    Je tourne et retourne dans ma main le bristol d'invitation.

    INVITATION AU JOUR

    Qui peut dire ce qu'il en est d'un homme, et des pensées que vous levez en lui ?

    J'ai plu à Daniel Tag, le chef. Qui me convie très vite à sa table, « en vue d'adoption distinctive ». « Adoption » ? ...Deviendrais-je Présentateur ? Dissimulons... Kragen me voit... Je hume à grands traits l'odeur du bristol : un estuaire à marée basse – et sur l'imprimé, le secrétaire ou un enfant a gravé le carton d'un profond sillon de stylo bille. Kragen tousse. Le progrès de son mal entrave sa

    parole ; il m'accorde à présent de changer moi-même sa gaze. Je me retire ensuite, sous monpetit bout de miroir. Il n'existe pas le moindre Bordel dans ce royaume souterrain – où je me rendrais fréquemment, si j'avais l'argent : ce sont les seules relations que j'imagine avec les femmes – car mes passions vont aux hommes, seulement, jamais je ne m'y plierais. Croyant, mais non pratiquant.

    Je ne suis pas seul de cette espèce. Sans presque voir le soleil. L'invitation précise : Midi douze, aux Voiles. Ils sont venus me chercher. Kragen ne m'a pas regardé. Mes yeux n'ont pas été bandés. Je suis monté en surface par les voies naturelles. Parvenu sur le sable, humant à pleins poumons les effluves de la Seine - au loin passaient les voiles régatières – j'ai senti l'iode et la vase. Daniel Tag m'attendait : une longue table ovale ornée de têtes inconnues, vue par la véranda sur le Fleuve, auquel ma place réservée tourne le dos. Je résister à l'enivrement - ce grand air de vase et de vent ne dilue pas ma haine. Daniel Tag se lève à gauche en fond de table : « Par loi de succession, je vous demande d'accepter » - ici mon nom – je me lève et m'incline, ils me regardent tous en parlant d'autre chose. Daniel Tag poursuit d'un ton monocorde et nasal, j'entends « mérites », « Kragen », « état de santé ». S'il ne m'aime pas ce sera plus facile. Me rasseyant j'entends nommer juste à côté de moi Jérémie qui boit sa bière avec de gros yeux bruns et du ventre ; je ne suis plus sensible aux charmes des femmes, qui s'en croient toutes. J'éprouve une apaisante absence d'espoir. Une si éternelle jeunesse de l'homme, ce poids que nous acquérons tous lorsque la Mort à nous s'adosse : voilà comme il faut aime ; dans cette bouffée d'amour Dieu merci sans retour je trouverai prétexte à refonder ma vie, mon souffle, afin que de ma tête aveugle je refende les flots de mes haines. Tout au long de ce repas de fruits de mer je me suis efforcé de me mouvoir avec naturel, absorbant ce léger blanc d'huîtres sur la vase de l'air, mais à mon désespoir trop vite s'échappe mon corps et ma rapide ivresse attire l'attention de tous : mes amours sont malheureuses.

    Quelques bouffonneries radiophoniques m'auront sans doute acquis les faveurs de Daniel Tag. Sourire étiré de requin. Le miroir mural me renvoie les convives au fond du tain bruni, ballons flottants agitant les mâchoires et parlant – je m'arrange toujours, sous terre ou en surface, pour trouver, vis-à-vis, un miroir . A côté de Jérémie, je me laisse couler dans mes creux confortables, et je pousse en secret de petits cris de chien - progrès indéniables : j'étais naguère infiniment plus niais devant l'amour ; Jérémie tourne vers moi vitreux comme ceux des lions lorsqu'ils ont sailli, sa respiration est forte. Devant lui les canettes vides se tapissent à mesure demousse et de salive. J'oublie qu'aujourd'hui le Clan me reçoit, qu'il s'agit de ma seule et dernière chance – tandis que je m'épuise à gagner les yeux seuls de mon protecteur - sitôt dégrisé je devrai retourner à mes haines. Devant moi les huîtres que je gobe font de dérisoires pyramides. Boire encore. Le rythme de mon sang se brouille. Perceptions. Sentiments. Le véhicule qui passé le repas m'entraîne en ville emporte dans mon ivresse la résolution de ne rien attendre. En bas, sous la terre, nous ne connaissons pas les femmes ; c'est un trou permanent au creux de la poitrine - les femmes nous foutent à la porte, voilà – le dire comme ça.

    Daniel Tag pilote. Les Hommes de Surface et moi pénétrons dans les entrailles d'un immeuble. Un couloir sombre où donnent des portes opaques, étroites, cirées. Nous nous suivons à touche-touche sous les veilleuses. Tag, cheveux tirés laqués, pèse sur un bec-de-cane en bois. La réunion dans la pénombre tourne à la beuverie. Certains se déshabillent. Je m'en vais. Je suis arrêté.

     

    X

    Je suis conduit au troisième niveau d'un bâtiment de métal vert, au bas duquel règne et conspire Pomarès, portier, cerbère, œil torve et vitreux. Peau bilieuse : cancer de l'estomac. A présent prisonnier sur terre, prisonnier sous terre - non pas combat, mais condition. La ville s'appelle T. Le corridor d'entrée s'ouvre sur la rue par un vantail battant, vitré, vibrant sous le Vent d'Est : sept jours de file, à vos tempes, l'été, sans relâche, cette infinie tension métallique - le sirocco prend le relais à grandes charrois de sable roux. Les jours sans vent sont un four. Cent mètres de la mer et c'est le four. Sous le vantail battant mal appliqué le moindre souffle houle repoussant puis relâchant sans trêve au ras du sol les volants de caoutchouc dans lequel s'incruste le sable crissant, quand il ne file pas s'amonceler en tourbillons mourants jusqu'aux angles du fond.

    Le mur de gauche où s'ouvre l'accès aux cages supporte une longue rangée de boîtes aux lettres, paupières basses, bouches abandonnées ; celui de droite est plaqué de miroirs biseautés qu'écartèlent de gros clous plaqués or. Le bras qui pousse le battant interne déclenche une seconde grande aspiration qui suce l'âme. L'immeuble a pour non Baalbek ce qui me terrorise un bref instant mais les gardes impatients me tirent vers le haut ; la seule fraîcheur, le seul répit remontent avec nous l'escalier, aux lourds montants de fer engagés sur cinq étages dans la céramique. La cage d'escalier présente des marches à carreaux blancs et vert pâle. Une porte cirée haute et mince s'entrouvre à l'entresol : « Tes gardiens, les Drüften ». Deux vieux Flamands, homme et femme, tous deux très laids tout couturés de longues rides, au fond desquelles vrillent quatre petits yeux gélatineux. Le couple cache mal derrière soi ses meubles bas et bon marché ; sur le sol de cuisine règne une superposition de journaux pisseux où se prélassent d'affreux chiens. Ils me flairent et se recouchent ; relent tenace et contre-jour. Lèvres avalées devinées de l'homme, lunettes rondes de l'épouse et nez luisant. Troisième gauche. Nous montons tous : mes deux gardes et moi, les Drüften en croupe.

    L'escalier blesse les yeux de son éclat, à deux volées inverses par étage. Les paliers intermédiaires exhibent la même porte étroite où l'on accède l'aile opposée. Parvenu d'une cellule souterraine à cette autre, en hauteur, je découvre mon codétenu, trapu, le front bas, le poil roux : Dorimon. Sa voix est rauque. Seul avec Kragen en bas, seul ici. Deux gorges rêches, deux haines sans écran, ce rouquin, sournois, les lèvres au rasoir, l'œil glauque et vitreux, par-dessous : je gagne au change. D'ici trente ans je le découvrirai quoi qu'il advienne, dehors, indépendant, la paupière battante et l'échine voûtée dans l'embrasure de sa porte, et je ne le reconnaîtrai.

    Tant d'années lui auront plaqué, dartré le crâne, il sera veuf, entre deux internements d'office. A présent, ce jour de décembre 52, Dorn ou Dorimon m'accueille en maugréant, à reculons pour me laisser entrer, poussant de brefs grognements de gorge : « Bienvenue ». Nous occuperons lui et moi deux pièces de part et d'autre d'un corridor au fond duquel s'ouvre la salle de bain. La première nuit je pose sur le sol un matelas, un drap : « Tout sera prêt chez vous, mettons – demain. » Les gardes s'en vont. Dorn ou Dorimon baisse la tête en se frottant les mains : «  ¡Feliz Navidad ! Je parle espagnol, allemand, français. » Sur le coup de minuit, les Ibériques descendent en masse dans les rues, pour la dernière fois avant l'exil.

    Une sirène couvre tout Tanger, tandis que la Casbah reste obscure : mon récit n'en fera plus mention. A minuit, trois chapelles perdues dans la ville européenne recueillent une poignée de vieillards perclus des deux sexes, et la population profane, gorgée de victuailles, déferle Cours de France, au croisement de notre rue. Tout le restant de la journée, tout le soir, je les avais passés dormant, à même le matelas. Et le soir même, penchés aux fenêtres, nous avions vu défiler sous nos yeux le monde libre, ivre, soutenant à deux frères leur cadette de quinze ans hurlant et vomissant, et lorsque tous les Andalous se durent renfermés, la tempête éclata.

    Dans leurs caissons de bois, nos stores claquent à s'arracher - le vent figurant le cri étranglé continu d'une femme en couches, et l'anémomètre bloqué à 220 kmh. Il y eut des inondations. Des gens moururent qui n'auraient pas dû, persifla Drüften : «S'obstiner à construire à côté du fleuve ! on le leur dit pourtant ! » Sifflement strident des martinets tout le lendemain. Plus jamais je ne revis la foule de Navidad Cinquanta y Ocho. Tous les Andalous s'enfuirent et ne revinrent plus. Lorsque j'enroulai nos stores à l'aube, j'aperçus vis-à-vis, barrant tout, le mur ocre rouge d'un vaste immeuble, fendu par quantité de meurtrières étroitement vitrées. .

     

    X

     

    Quelques jours s'écoulant révélèrent, ici comme en bas, l'impossibilité où je suis à présent de relater nos existences prisonnières : activité nulle, société nulle. Je ne communique ni ne parle. J'ignore à quel nombre mon peuple se monte, soupçonnant les autorités et gardiens de s'être ligués pour nous laisser dans l'ignorance de nos forces.

     

    X

     

    Cependant, loin dessous :

    Profondément gît toujours l'ancien codétenu Kragen, compagnon dans l'agonie. Ceux de l'Ingonnen, ceux de l'Autorité, n'acceptent l'amitié que si l'un des deux meurt. Les femmes ici n'ont ni lieu ni place, nul accès ; ce sont aux carrefours d'éphémères contacts de pénombres – chuchotements d'humains gardés. Kragen mort – à supposer qu'il meure – je craindrai à mon retour l'imposition d'un compagnon trop jeune – ce qui signifierait « C'est bientôt à toi de partir » et l'on m'inhumera plus loin, plus profond, enterré deux fois .

    X

    Sous terre encore :

    La condition, la qualité de prisonnier sous terre développe comme chez l'aveugle une lucidité, l'acquiescement. Est ce qui doit être. Es muß sein. Pas de tricherie. Le soubassement. Toi

    qui sors à présent par les rues, dans le vent, toi qui remets à Jérémie-Aimé la maquette de tes ondes sur indication et recommandations de Daniel Tag, n'oublie pas. « Une bande enregistrée de « Lumières, Lumières » - ma référence. Qui m'aura coûté tant d'efforts, j'y aurai tant et tant travaillé - qu'à présent je n'y tiens plus. Kragen l'apprend, il en conçoit de la jalousie : « Devras-tu remonter en Surface ? » Quelques mots encore sur Kragen : il occupait parmi son peuple de faux-jour la fonction si enviée de propagateur, dans un studio aménagé, Unterirdische Rundfunk, la Radio Souterraine ; cette pièce enterrée de métal transmet la voix de notre peuple.

    C'est pour moi de la part d'Ingonnen une faveur insigne, malgré la censure. De 16 à 20h.

    Le peuple souterrain

    Je suis redescendu revivre chez les mien, et je comprends pourquoi chacun s'imagine seul, privé de toute possibilité de communication, comme les chiens enclos dans les jardins de maitres – ils se répondent cependant de loin en loin par-dessus les haies vives, par leurs salves d'abois désespérés ; le seul espoir de tous ici est de se concilier les bonnes grâces d'un humain. En vérité, nous ressemblons à ces races maudites domestiques vivant et ne survivant que dans l'attente et l'adoration ; ainsi les chats ne peuvent-ils supporter le moindre contact avec ceux de leur race : ils les griffent et les pourchassent.

    Jalousie de Kragen

    Je suis nommé nouveau propagateur au fond des terres et j' aboierai dans le micro de mousse noire. Nul ne répond jamais à l'animateur. Aux chiens fichés en laisse tenues par les chefs d'En-Haut, loin par-dessus nos échines osseuses (Daniel Tag). J'accompagne Kragen dans le studio. Il maintient sur son cou son carré de gaze, et les couloirs sont pleins troupe : «Passez. » L'antichambre d'abord aux murs garnis d'affiches, dont la femme accroupie nue de dos devant le Christ en croix ; au micro je dis touche pas à mon sexe, les techniciens rient.

    Le lendemain soir je diffuse ma première émission.

    Pourquoi je suis entré en bonnes grâces : retour à l'avant-veille, en-surface 

    Jérémie habite à T. une loge désaffectée ; par devant s'étend l'herbe sale, sous de grands arbres souffreteux, parc négligé depuis les guerres. Pour lui j'escalade le portail de fer, je passe le contrôle dans un bâtiment trapu, éclairé de petits points vifs, « La Salamandre ». Jérémie n'aime pas les hommes ; chez Daniel Tag parmi les ombres, avant le passage à la baise en groupe, je n'ai pas vu trace de lui. Jérémie-Aimé loge avec sa femme en guenilles et sa fille de cinq ans : nous n'avons pas, sous terre, de télévision. Jérémie la regarde : trois-zéro, mi-temps. Il me passe une bière en boîte - « Pose ça  là, sur la table » - c'est mon enregistrement sur les serviettes au jaune d'œuf. Jérémie me regarde, bovin, ivre. Je sens sur ma peau ces plaques mauves qui passent au blanc par fortes contrariétés ; le reste de mon visage se couvre de duvet, le sang monte à mes joues.

     

    Sous terre Kragen et moi formons un saisissant contraste (il pense à d'autres choses). Il m'a choisi pour compagnon parce que mes yeux sont rouges et mes paupières vulnérables. A son insu souvent je m'examine : ma gueule. On nous relègue sous un coin de terre, comme des morts pour ceux d'en haut - « ce que je ne crois pas dit Kragen ; les mots que tu lis devant ton micro portent chacun deux sens : le premier pour les maîtres qui meurent un jour, et seront expulsés ; et l'autre sens, que nous seuls comprenons. » Je comprends que je suis sacré, mais c'est malgré moi. 

     

    Beuveries et pétards

    A minuit la sirène en surface déploie ses ailes veloutées. Les trompes rauques du port braillent en répons aux klaxons éraillés, continus, sans répit, de la ville. Mon compagnon me dit qu' « entassés sur les parkings, les Espagnols attendent minuit pile et tout d'un coup déboulent Cours de France. » Des farandoles de soûlards déferlent de part et d'autre en hurlant ; du rez-de-chaussée tendant le cou nous voyons défiler de profil en bout de rue la bacchanale vineuse. Notre gardien sarcomateux nous souffle dans le cou en traînant ses pantoufles et mâchant ses moustaches. Il se laisse tomber sur sa chaise paillée : « Si vous passez le coan de la roue, dit-il, jé vous descends. » Il tient sur ses genoux son PM de démobilisé franquiste.

    Nous progressons jusqu'à l'angle pour contempler de bout en bout le Gran Paseo de Navidad. Nous n'éprouvons aucune crainte, car si nous plongeons d'un coup dans la foule, Pomarès ne pourra tirer. Dorimon me dit : « Méfie-toi. Il est con. Il le ferait. »

    (Rappel : Kragen est mon codétenu d'en bas ; Dorimon, celui d'en haut. J'alterne. Vous suivez ?)

     

    Noche de Navidad

    Je revois les femmes accourant des deux bouts du Cours de France, agitant avec frénésie des arceaux de fleurs sur leurs têtes, bras nus, complètement bourrées dit Dorimon. Au milieu des danses ronfletafond les De Soto, les Ibarretas. Les machos borrachos passent le corps jusqu'aux couilles par les vitres, arrachent les roses en s'écorchant le front, claquent le cul des moukères qui les traitent de cocus et de maricones. Cavalcades hurlantes, imbibées, pétards, éjaculations de Campo Lasierpe à la régalade, les hommes sastiquent la zambomba, calebasse trouée d'un bout de bambou qu'on branle à plein poignet, qui grince jusqu'aux dents.

    C'est le seul soir où Dorimon rigole de l'année. Je revois cette grosse pucelle vomissante sur sa robe à volants, raînée, portée par ses frères qui la soulèvent par-dessus chaque massif de fuchsias - « Ce ne sont pas ses frères ! - Tienes razón ! dit Dorimon – deux détonation sur nos têtes ¡Pomarès !...¡ Pomarès ! - T'es fou je dis - nous regagnons nos places en bord de foule, les mains dans le dos comme deux braves types qu'auraient jamais profité de l'occase, la jeune dégueulante a disparu, la folie rompt les chaînese, l'air est très doux puis le vent souffle et les femmes pour une fois dit Dorimon rabattent les jupes, les bourrasques forcissent, nous humons trois quarts d'heure les farandoles bestiales des exilés qui soudain se débandent, le vent cette fois rabat les robes sur les têtes, bites et foule refluent l'orage éclate sur les plus tardifs.

    Dorimon et moi, certains d'une prompte retraite (la cellule au troisième, derrière) sommes demeurés pour tout observer : les derniers clowns, parmi les confettis, pourchassent leurs cônes de tête sous les coups de vent. « On rentre ! » crie Pomarès de sa chaise, au pied de l'immeuble ; le cerbère se met debout, tape au sol ses terribles pantoufles et tire son siège par le dossier, PM sous l'aisselle. Nous escorte par l'escalier jusqu'aux Drüften, homme et femme, qui nous remettent nos clés : « On vous a fait confiance ! - Allez chier, répond Dorimon - puis, à voix basse : que ce vieux con de Pomarès n'est plus  foutu de quitter son pas de loge. « Mais il est malade », ai-je répliqué, « verdâtre ! il va mourir !

    « Pour sûr », dit mon codétenu - franchissant les derniers degrés, je le reluque de travers : bien des années plus tard, j'en ai la vision soudaine, cet homme engloutira bière sur bière en compagnie de son épouse Elisabeth que je ne connais pas, destinée à crever d'un cancer au cervau CASUS INOPERABILIS de la taille d'une orange et l'éblouissement s'en va, derrière nous la porte se referme à double tour, tandis que le Vent d'est (trois jours, sept ou neuf) secoue déjà les stores pris dans leurs caissons comme des morts épileptiques - Dorimon se fourre au lit, je reste contre les carreaux, les cartons volent avec les tôles en pleine nuit sous les réverbères aveugles ; sur une borne dans les bourrasques deux clebs copulent en titubant, je me couche sur le duvet de sol, honteux de bander.

    Mon codétenu se tourne en geignant sur sa couche et je descends les stores dont la manivelle rue à me briser le poing ; les lattes libérées tour après tour branlent dans leurs glissières avec un vacarme croissant, ça bat, ça hurle - ta gueule je dors vocifère le Veuf qui ronfle, et le vent se fait immense - je vois d'avance Dorimon, Elisabeth, roulant sur les canettes et vomissant l'alcool - je me suis relevé dans le noir. Le lendemain dans le ciel dégagé les martinets sifflent toujours en battant des ailes dans les coffres à stores, ils rebâtissent leurs nids. Nous avons appris que les cuillères d'anémomètres s'étaient bloquées à 235 kmh, 45 habitants de Soukh-Oumar ont disparu dans l'oued - « On le leur dit, pourtant que c'est inconstructible ! on les aura prévenus c'est bien fait pour leurs gueules. »

     

    Sous terre : éléments de réponses

    Dans l'antichambre souterraine où je demeure prisonnier, j'observe au mur le poster mal collé, rayé noir et blanc par le store. Je distingue Madeleine agenouillée de dos devant le Christ en croix ; Jésus dans un rais de lumière lève au ciel un visage figé de plaisir – je reconnais le nez saillant, les pommettes et les coins tombants de la bouche, et Sa hauteur en entrant dans la mort. Quand j'ai fait mon entrée dans la salle aux micros, ils m'ont lâché Liz dans les pattes comme un chien –sans Liz la radio s'enLiz – laide, encombrante, inefficace. Je suis un bouffon toléré. « Reste vivant » me dit mon introducteur main pressée sur la gaze, «inspire lentement, accède au monde » - Kragen tousse - je n'aime pas à mon micro l'humour que je fais.

     

    T. (Maroc), sur terre

    Les deux Drüften assermentés de surface nous apportent le Plateau Captifs. Cela se mange ; ils ont tous deux passé l'homme la vareuse de gnome à bonnet de mineur, la femme la superposition des jupes. Monsieur a peint ses lèvres en rouge et se dandine, les rides colmatées de plâtre cosmétique, et j'entends en contrebas, contre la porte en bois, les clabaudements de chiens prisonniers. Pour flatter le Vieux nous l'insultons « vieille tante, charogne», et sans répit dans le coffre à stores les martinets s'envolent et reviennent en sifflant, assourdissants.

     

    Kragen et moi

    C'est face au néant que l'homme éprouve au plus fort sa puissance. Kragen me somme de répondre en me passant sous la torche murale, par-dessus le bar, de petits messages froissés ; il ne peut plus s'exprimer autement, sa gaze autour du cou s'imprègne de bave ocrée : « Définis-moi littérature, dimension littéraire » - ces mots que j'ai toujours aux lèvres. Je réponds qu' « [il est] trop proche de la mort pour savoir. - Tu es facile » répond-il, « facile ». Une quinte le secoue, la gaze mousse, un filet de sang le balafre. Cultive ta haine écrit-il, sauve l'homme. Je pense à Jérémie, grâce à qui j'ouvre mes micros, lançant ma voix dans l'infini des galeries ; mon maître a toute licence d'aller et venir du sol au sous-sol par ce monte-charge des mondes, sur la Terre et sous Terre. En haut sont les chefs de l'Ingonnen, en bas les Enfers - Inferi, Inférieurs.

    Jérémie si je m'adresse aux détenus d'en bas passe à pied dans mon dos sur les tapis sans me voir. Lui qui vit à demeure en atmosphère ventilée, avec des femmes en chair qui font des enfants et pochent de vrais œufs ; malaisé de lier connaissance. Dans ma cellule à l'insu de Kragen je me vois au miroir mural : très sale gueule. Kragen se tourne sur son bat-flanc : « Qui hais-tu ? - je pense donc je hais. Il écrit «amour, bâtardise, anecdote et fromage» ; il écrit sous l'ampoule nue, appuie sur le crayon, déchire du papier, passe les feuilles une à une sur le bord de pierre, « le bar » : Sauve-toi seul au moins. Je ne te parle pas de femmes. En effet Kragen ; ne me parle pas de femmes. Je suis très timide mon ami. Tu es plus atteint que moi. Je relis tes mots raturés.

    Tu soulignes, comme on barre.

    T(ANGER) – PRISONNIERS D'EN HAUT – ME RECEVEZ-VOUS ?

    PROGRAMME :

    Beethoven ; le violoniste sans talent ; quartier des femmes, la mère de Christian Labotte, « Et t'aimer follement », l'Américaine et son boy-friend : « Elle rase » - Grande et Petite Babette ; Dorimon m'enseigne quelque chose et moi le Cartodep, Jeu de Société.

     

    Nous vivons Dorimon et moi des semaines de pluie d'hiver. Plus de sortie même en laisse (Drüften Mijnheer och Madame, Señor Pomarès y ametralladora). Notre rue, Balzac, large impasse, n'a que deux immeubles : nous et le bâtiment rouge en face, vue de dos (briques sans grâce, bouchant la vue, fenestrons décalés par étage en quinconces, meurtrière par où je vois le vieux qui joue du violon sans fin ni talent – c'est un bien patient professeur qui vient deux fois par semaine, pièce nue, pupitre au centre. De chez moi je guette d'en haut, passants poussés par les averses, rasant le cul d'immeuble - pas d'entrée - deux autres chiens qui s'accouplent, peut-être les mêmes.

    Crépuscule et masturbation. Deux humains baisent sur une borne, vite, pour de l'argent. « Pourquoi es-tu taulard ? - A ton avis ? » Je n'en ai pas. Je connais son avenir. C'est une grâce qui m'est advenue. Ce sera dès la mort de sa femme. Je ne l'explique pas. Il ne la connaît pas encore. Dorimon passera par l'asile. Chez les fous près de Gap. Inutile que j'en parle. Que je lui révèle. Mes visions plus précises de nuit en nuit. « Pourquoi regardes-tu toujours en bas dans la rue ? il n'y a rien à voir. » En me penchant, à gauche, j'aperçois la lisière du terrain vague et de la ville, où s'achève notre rue Balzac. Dorimon me déplie des projets d'urbanisation, les rues en pointillés déjà baptisées : des crêtes poussiéreuses pour l'instant parcourues par les ânes, entre les fondations carrées qui se remblaient pluie après pluie. « L'argent manque » dit-il (d'après les journaux fournis avec la soupe : Echos de Tanger – pour moi Les Nouvelles d'Alger ; il s'étonne parfois de mon ignorance : « Je suis enfermé Dorimon, sous la terre comme ici. » Il ne répond pas.)

    Un gosse à poil au crâne ras monte au galop le talus raide, une pierre acérée frôle sa tempe à une ligne de la mort – il détale en sanglotant - « Comment es-tu venu ici ? » - j'esquive ; à vrai dire nul ne sait pourquoi on l'enferme.

    Quand Dorimon ne lit pas Les Echos il se muscle ; se coince un Bullworker à coulisse dans l'épigastre et pompe d'en bas sur l'angle supérieur du chambranle. Puis sur le ventre. Il transpire. Me tend l'appareil, je décline. Je lui enseigne un jeu de société de mon cru : le Cartodep ; une carte de France départementale, 52 cartes, deux dés. But du jeu : s'étant chacun approprié un bout de territoire intitulé département, cerner celui de son adversaire en annexant, par une série de coups de dés, les départements limitrophes, jusqu'à étranglement total, sans oublier de se préserver des attaques de l'adversaire. Avantageux : la Côte-d'Or, la Dordogne, sept départements limitrophes. Dangereux - le Finistère : bloqué le Morbihan, bloquées les Côtes-du-Nord, Quimper asphyxié capitule.

    Nulles hostilités par voie de mer ne seront envisagées.

    Pas de secours de l'étranger.

    Moi j'aime bien les guerres civiles.

    Le « go » c' est la même chose. Mais sans la guerre.

    Par la meurtrière en face sur trois rangs, percées dans le cul de l'immeuble en briques – par l'une d'elles sans rideau – toujours le même spectacle. Situation :

    « Un petit homme ordinaire dans sa pièce nue joue du violon debout deux fois par semaine devant son pupitre, près du même professeur immense, blond et patient, reprend sans cesse les mêmes mesures. Nous n'entendons rien d'ici. Obstination, lassitude et résignation : les efforts de l'élève restent. La leçon terminée, les deux hommes s'en vont ; la pièce reste, sans autre meuble que le pupitre en cuivre sur le parquet brun.

    Ma chambre donne sur la cour fermée de trois côtés ; le quatrième, par-dessus le mur, sur un terrain vague, poussière et chardons, et si je penche cette fois la tête vers la gauche (balcons verts, volets clos) j'aperçois en oblique les fenêtres de Vrouw en Mijnheer Drüften, nos sénilesgardiens. Et leurs trois chiens demeurent silencieux.

     

    X

     

    Rapport courant sur nos incarcérés de Dessous-Terre

    Daniel Tag (rappel : chef, cheveux blonds plaqués, lunettes métallliques) : parle de communication ; de concorde. Je hurle au micro, vu de dos par la vitre intérieure. Je chante. Liz mon auxiliaire,

    piquante et haïssable, ne me hait point pourtant. Juste sa sale gueule, c'est tout.

    L'émission de ce jour portera sur Biély, auteur de « Petersbourg »: « Une œuvre « fulgurante », «décalée», « toute en haine rentrée », « boursouflée d'incessants calembours » - Liz dans mon dos, abat les lourdes tâches imposées par le chef. Sans Liz, la radio s'enLiz – mon slogan paraît-il n'a pas plu.

     

    X

     

    Retour en surface. Matinée de soleil, tous les matins soleil. Nous sommes secoués de cuivres par les fortissimi du Troisième Mouvement : l'Américaine encore, Daïena, toujours ignare, face deux avant la face un (Fifth Beethoven's Symphony) je me lève, me lave, m'habille, sikonomè, plinomè, dynomè; par les fenêtres ouvertes côté cour je vois la sexa platinée, ridée, svelte, les mains veinées diaphanes sur le balcon vert : « John ! John ! » - éphèbe dont j'entends de loin dans l'ombre les protestations excédées, précieuses et nasillardes au-delà des plantes vertes : just coming, dear ! just coming ! Et tout ce temps que nous vécûmes prisonniers rue B., Dame Diana, nouvelle reléguée, chaque matin s'est obstinée à inverser les faces A et B de son microsillon, direction Carl Schuricht : deux derniers , deux premiers mouvements.

    Nous ne serions jamais descendus lui révéler, pour nulle chose au monde, à la Vieille Pathétique, son manque de sens musical – comment ne pas se hérisser sur cette fausse ouverture absurde quatre fois sol aux trombones ? … la symphonie la plus connue au monde... Obligeamment les Drüften nous informent : « Diana Valdez, Américaine d'origine argentine, se fait tromper par son Johnny : chaque chemise offerte se fait reluquer le soir même dans une boîte à tantes, sous les sphères tournantes. Plus bas la Veuve Biotte, ou Biord, 36 ans, qui dès l'enfant couché se touche en douce à sa fenêtre, sous la rambarde verte du balcon. Dans l'aile en retour je vois juste en face, accoudé, les parties de cul d'un homme et d'une femme dont le cadrage découpait pieds et cuisses imbriqués, dans les éclats de rire, et la musique fait :

    De t'aimer-er follement / Mon amou-hour

    De t'aimer-er follement / Nuit et jou-hour...

     

    Subway-Studio

    Mes lèvres collées à cette boule de mousse noire.

    (« Nous allons lui jeter ») - la femme dans les pattes.

    Le Chef Daniel se fait pousser le bouc, pointe pékinoise, traits tirés, teint laqué, lunettes étincelantes: « ...vous présenter Liz ». Une femme sous terre comme j'en voulais tant, moricaude et vierge, touffe hirsute aux tendons adducteurs jaunes et raides en pattes de poulet. Perpendiculaires à l'axe du losange et qui blessent. Daniel Tag me désigne la table de mixage, ses curseurs dans leurs glissières. La bouche de Liz maquillée «Vieilles Guignes » Old Mazards pourpre et fripé au fond d'un bocal. Prolixe sur l'accessoire électronique et succincte sur l'essentiel - je ne comprends ne comprendrai pas grand-chose «pourtant c'est évident » répète-t-elle – poser les disques, lancer la voix, je commets faute sur faute.

    Derrière moi dans sa cage vitrée Liz disparaît, Daniel Tag m'observe, bonze homosexuel aux tifs plaqués.

     

    Surface

    Dorimon et moi, on nous prend pour des pédés.

    « On » ?

    Chacun sa honte.

    Deux femmes en même cellule auraient fait moins d'embarras.

    Le vieux Drüften, seul, ou flanqué de sa vieille, nous délivre : « Promenade ! » Nous trébuchons dans leurs pas de vieux, pantoufles traînées sous les murs carrelés du Treppenhaus - leurs grands chiens muets descendant derrière eux dans le cliquètement des pattes et les mugissements du vent, queues dressées – il nous remet sur le trottoir au Portier Pomarès – Verdoso, Verdâtre, qui nous accompagne PM au poing, ce matin Beethoven m'a tiré violemment du sommeil – premier mouvement, premier mouvement you ignorant woman ! - Dorimon parle sérieusement de nous tuer «Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? - Señor Pomarès, por favor, conduisez-moi chez le marchand de musique » le portier prend son arme.

    J'ai fait l'acquisition de la Cinquième que j'ai passé à toute force à la fenêtre de la cour, dans le bon ordre – puis la Sixième et la Septième, que j'ai achetées moi aussi.

     

    Transfèrement

    Sous terre je dors douze heures sans relâche dans une alcôve en pleine paroi – enfeu : « niche funéraire à fond plat pratiquée dans le mur d'une église afin d'abriter un tombeau - les plus beaux se trouvent à St-Mer(d) (Corrèze) » - en vérité sous terre je vais bien. J'étouffe et c'est bon. C'est à l'heure du coucher sans soleil – extinction des feux ! extinction des feux ! - que je me sens soudain pris d'une irrépressible exaltation. Je mourrai en faisant des projets. « Tu es un peu jeune » dit Kragen (canule trachéique, gaze tachée de sang voix rauque) – d'autres près de moi rêvent depuis l'enfance, ils se sont brodé une immense fresque : personnages récurrents, variantes, séquences dédoublées – puis s'endorment.

    Ils se repassent les mêmes épisodes et dorment.

    Sous terre, juste ma journée. Ma sainte journée. « L'examen de conscience » dit le chrétien – au fond de galeries où Dieu sait bien que je ne vais jamais. Rien de tel qu'examen de conscience pour rater sa nuit. Liz m'espionne dans mon dos derrière la vitre. « Secrétariat », « Studio », « Personnel autorisé » : les espions entravent les guerres dit-on ? mais nous avons été vaincus. Liz est une vraie femme, tout sexe et ongles. Je parle d'elle au soir, sous le flambeau qui charbonne : Kragen ne peut presque plus se mouvoir ni parler, me passe ses messages sur le mur intérieur à mi-hauteur en ciment juste sec : c'est sur ce rebord de barman que nous plaçons parfois l'échiquier, le Schachbrett, pour de longues, interminables parties (dont nous notons le soir les schémas sur papier froissé).

    Kragen s'exprime peu pour ne pas expectorer à grand-peine et douleur les glaires pulmoniques de sa gorge râpée, trouée, sanglante. Il rédige à la plume ses petits billets, d'une écriture tremblante et grêle. Aux échecs la règle veut que trois fois reproduites, les mêmes positions entraînent partie nulle nous le prononçons en même temps.

    Kragen regagne son fond de cellule et par gestes cérémonieux change la gaze de son cou. Sa respiration siffle et je me détourne. Avant la nuit, réfléchir à tout cela. Sous terre je me souviens d'au-dessus. En-Surface je vis dessous. C'était dans la fournaise optique du carrelage - les murs, le sol des corridors, les marches et jusqu'aux contremarches – du carreau blanc dans la lumière – nous avons croisé, Dorimon et moi, ce jeune homme malingre, efflanqué, menotté, deux gardiens de part et d'autre l'acompagnant de front – gare, gare ! - en plein jour ou de nuit captivité partout ; le jeune homme là haut leva sur nous son regard.

    Le vent se remet à houler. « Au-dessus de vous on a logé toute une famille. Ils s'engueulent, ils traînent des meubles. » Le vieux Drüften tend au plafond son index merdeux : bruits de pas, homme et femme (ces derniers plus pressés) - « Ils n'ôtent pas leurs chaussures ! écoutez ! » Il se lèche les doigts. Le père de famille pianote La méthode rose. Il engueule ses gosses : « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier !  - Vous entendez? » Drüften ridé comme un vieux con rabat le couvercle dentelé. Au-dessus c'est le lit, c'est l'armoire qu'on traîne. Le plafond tremble. Ce n'est pas le moment murmure Dorimon de revendiquer. Le lendemain le Drüften, hilare, nous fait mener aux femmes dans le grand immeuble rouge. S'il n'avait rien dit, râle Dorimon, jamais je n'aurais entendu les voisins – le piano, Jean-Pierre, Marie-Paule - par bonheur le vent se lève chaque soir ; nous enveloppe, estompe nos souffles, car désormais nous dormons côte à côte, habillés, raides, sans nous toucher.

    Les soirs où le grand air circule à 120 nous restons pétrifiés, les yeux grands ouverts, sous le tonnerre itinérant de Gibraltar, hurlements éternels du fils d'Alcmène forçant à coups de pieds l'isthme d'Afrique. Le lendemain, nous le savions, le 33t. ee Beethoven éclaterait une heure plus tôt que de coutume. Face 2 d'abord...

     

    Droit de visite

    Nous sortons du BALZAC, le cancéreux Pomarès dans les reins (P.M) jusqu'à l'autre rive, à travers vent. Vitrines frémissant sous le blanc d'Espagne, borne fixe où les chiens de nuit copulent. Contournant le pied de l'immeuble nous franchissons le porche houleux, sous son architrave de marbre. Pomarès nous place dans l'ascenseur, j'entrevois dans cette mécanique d'innombrables possibilités d'évasion. Dorimon ne songe pas à fuir. L'ascenseur donne directement dans un salon de femmes ; Dorimon s'empare de la plus charnue qui l'entraîne derrière son rideau sur un coin d'édredon. Ma pute à moi devient mon amie, d'emblée : j'adore ces femmes. J'abaisse le haïk et lui prends les deux seins, fermement.

    Elle me fixe, je suis curieux, elle bat de l'œil, mon bras retombe, nous nous sommes assis, je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Pendant ce temps de l'autre côté des tentures les secousses révèlent l'accomplissement de l'Acte : ma pute et moi baissons la voix, je relève le bras vers sa boucle d'oreille : «Un souvenir ! - Tu rêves, connard. » Je me suis emporté - l'abstinence, vous comprenez. J'ai voulu arracher la boucle et le collier, elle s'est défendue, Dorimon sort en se rebRainiertant, je n'étrangle personne, les deux filles ont remis leur voile, plus tard la mienne a prétendu que je l'avais serrée, c'est faux, Pendant trois jours Dorimon fait la gueule, jusqu'aux vieux Drüften, les gardiens, qui se méfiaient, leurs chiens grondant, franchement, c'est exagéré.

     

    Sous terre. Jérémie, moi. D'autres femmes.

    L'Ingonnen obtempère aux réclamations : l'intensité sera augmentée, afin que Herr Kragen, Monsieur Col, agonise dans le confort. Chaque jour au QG Souterrain d'Emission, Liz entre dans mon dos, le gros Jérémie me salue, sent la bière, je capte leur reflet sur la vitre intérieure, eux le mien. Je reste sous tutelle et je veux acquérir de la considération. Sinon du gros que j'aime du moins de la femme, Liz. J'écris à Jérémie : « Par l'Ingonnen. Destination Surface. » Je n'abdique pas. Ma prose est noble. Jérémie se dit, devant sa table tachée d'œufs : « Ce type se fout de ma gueule. ». Il écrase son verre au sol. « J'en ai ma claque de ces pédoques qui veulent se faire sauter. » Il décachète : Jérémie, la route s'encaisse – tu ne comprends rien – tu crois à la vie – ton ventre roule quand tu marches » Jérémie lorsqu'il descend sous terre ne me salue plus.

    Il s'est payé des lunettes cerclées Sécurité Sociale. Kragen me dit que c'est peu de chose de penser à lui : « Le présentateur que je fus ne sert plus à rien. La vue va lui baisser comme à nous

    tous sous terre. » Kragen voit plus loin que moi dans les ténèbres : des formes et de la poussière. A ceux qui lui murmurent « Cet homme mourra de trop d'indulgence » Kragen répond : « Mes solitudes sont immenses. » Il faut lui tenir compte du noir des parois, de la fumée des torches, et de cet étau dans la gorge. Il n'existe pas d'autres existences que lui sous la terre : en vérité, il ne les sent pas . (ce document est antérieur à l'installation de l'électricité au quartier des relégués). Tout homme qui refait le monde - doit souffrir.

     

    Surface

    Je convaincs Dorimon d'ajouter foi aux prophéties que je lui révèle après nos coups de dés ou les cartes tirées - la règle n'est plus connue que de moi-même et de mon père, qui mourut. Tu épouseras Liz que tu ne connais pas, nous serons séparés - Je l'espère bien dit-il. « Tu auras d'elle deux filles, Diang, Evita. Tu resteras veuf, d'une tumeur cérébrale dont elle sera grosse, dont nul obstétricien ne l'aura délivrée : ce sera de la taille et de la consistance d'une orange. Supposé m'écriras-tu que ta femme ou toute autre personne attrape – ça ne s'attrape pas - un carcinome encéphalique – un temps : évite à tout prix le protocole de Clermont qui prolonge d'un an la patiente au prix de mille souffrances. » Dorimon se tait en frissonnant et nous encerclons nos possessions respectives, piquant au cœur des préfectures nos petits épieux d'allumettes, verts et bleus.

    Comme il veut aussi m'enseigner quelques tours, il pousse à toute force le ressort télescopique d'un Bullworker, puissamment calé dans l'angle supérieur de l'embrasure -: à s'en péter le biceps ; et dans le séjour, traînant la table, il m'enseigne les jetés de judo, se recevoir sur tout le plat du bras pour bien répartir le choc. « On épatera les gonzesses sur la plage. - Tu veux t'évader ? » A son tour il prédit : Tu épouseras telle femme, qui te fera tant d'enfants, veuve à tel âge, etc.- selon que je retombe coude à gauche, à droite ou devant ; selon telle douleur, expiration, grimace – contrôle ton souffle. Mais il calque à ce point sur les miennes – irréfutables celles-ci – ses prédictions qu'il me vient pour lui de l'amitié. Alors je me redresse, feignant de vives douleurs.

    Puis nous sommes revenus chez les femmes de l'immeuble rouge aux meurtrières :

    • Les fauteuses de troubles nous dit le garde ont été expulsées.

            • En effet poursuit la Drüften en se grattant le crâne à grands coups d'aiguille, toute putain se doit de s'abstenir de toute répugnance.

    - Sinon saquée, dit l'homme.

    - Je suis timide, ai-je fait sèchement.

    - C'est elle qui engage l'homme à poursuivre, dit-elle, poussant sa poitrine – l'homme érige, la femme dirige.»

    Nous avons remercié notre vieille gardienne. « Voici » dit la Drüften « les sœurs Babis ; ce qu'il y a de mieux. » Nous avons retenu nos soupirs de soulagement ; nos visites au placard masturbatoire se faisaint de plus en plus fréquentes : lequel tenait toute une cloison de l'appartement contigu, vide, sur le palier. Nous y avions accès, Dorimon et moi, clandestinement, à tour de rôle : une clé tombée, subtilisée. Il restait là des meubles et des coussins, et ce placard ou penderie gorgé de livres dont le Traité de Gynécologie, que nous feuilletions fébrilement, l'un ou l'autre, le mouchoir à la main. Nous laissions là nos marques, bien que nous polissions de l'ongle le tirage offset.

    Je repérais celles de Dorimon, lui les miennes, et nous évitions de les superposer : misères de l'homme ! Je crus déceler pourtant d'autres souillures : ce bouffe-bran de Mangonneau ne montait-il pas, lui aussi; à l'appartement vide ? exploitant lui aussi notre gisement ? Vers la même époque j'ajoutai aux paragraphes et croquis cliniques un catalogue épais, broché, charnu, de lingeries féminines, que je dissimulai à mon usage – bref, le temps que les sœurs Babis était largement venu.

        • Ce sont des femmes très soignées, précisa la vieille Belge.

        • X

     

    Babe, 23 ans, brune européenne, annonce d'emblée : « Moi, je ne supporte pas la sodomie. » Ce qui signifia vite que nous ne ferions que ça ; elle rit, nous tient tête et nous engueule : c'est le jeu. Mais nous n'avons jamais pu faire sandwich à trois : l'un prend son tour et l'autre prend patience en observant, de l'autre côté de la rue B. au même étage, nos rideaux translucides. Sous nos yeux successifs, ce sont bien les ombres parfaitement reconnaisables des Drüften, l'homme et la femme, fouillant consciencieusement notre cellule, ou bien, d'un coin de nos fenêtres, fixant les nôtres de ce côté-ci, où nous péchons péniblement par alternance. A l'heure du retour, le soir, posant sur notre table les plateaux qu'ils nous apportent, ils commentent grassement ce qu'ils ont cru apercevoir de nous.

    « C'est insupportable » rage Dorimon. Nos vraies difficultés pourtant commencent, dans l'immeuble rouge, avec sa propre fille. Une enfant. Vingt ans ferme. Que sa mère forme dit-elle en l'asseyant sur un pouf de Fez. Assistant aux ébats, tantôt morne et bâillant, tantôt participante du geste ou de la voix. Dorimon et moi disposions désormais tous deux d'inépuisables inquiétudes : au lieu de commenter nos performances, nous formions des projets d'évasion, de kidnappins et de séquestrations. Babs étant la seule femme que nous connussions, croisant dans nos eaux solitaires, nous sommes devenus jaloux l'un et l'autre. « Délivrez-nous » confirmaient-elles, mère et fille ; « traversez plus souvent notre rue - demandez à P. de vous seconder, offrez-lui d'autres armes !

    - Illégal, rétorquait Dorimon. Que diraient nos camarades ? - Quels camarades ? répliquait Babs. Pendant que j'allais seul chez les Drüften, à l'entresol, me plaindre de l'exiguïté de nos mouvements, de notre insuffisante culture et autres griefs, Dorimon un jour introduisit les Babs à l'intérieur de notre appartement cellule. Nous les avons séquestrées, sous les yeux fermés des Drüften. La fillette s'enchanta de tout un lot de diapos sur Tanger, Rabat et Marrakech : « montagne et océan », « poussière et or », sur une musique indicible, arabo-andalouse. Nos destinées désormais sans contrôle, une vraie femme qui ne refuse pas, une fillette trop souvent témoin de nos ébats - nous méritions à présent plus que jamais, éclaboussés de honte et de boue, notre Prison.

    Que les vieux gardes, que Pomarès, s'avisent seulement d'ébranlent le secret, et nous serions tués, mais nous n'éprouvions nulle crainte. Pomarès tient à la main son P. - M. et nous crache ses insultes sur tout le trajet, de notre cellule au grand bâtiment rouge. La gardienne Drüften traduit à mesure, et nous n'avons rien vu de plus suave que cette écume aux lèvres du geôlier, convulsivement cramponné à son arme, tandis que des joues roses pomme de la vieille s'écoulaient d'une voix flûtée les épithètes les plus ordurières. Mais il ne nous a pas flingués. La fillette pour elle n'a rien compris, et deviendrait folle ou peu s'en faudrait. C'est ainsi que disparurent en définitive, éloignées à tout jamais, les deux femmes, l'adulte et l'enfant, de nos deux vies bousculées par le gardien chef Pomarès qui sacrait en pur castillan vous purgerez double peine - ¡ Ya váis a cobrar el doble ! nous reçûmes alors en pleins tympans – la scène se passait dans l'escalier - la Cinquième, pour la première fois dans le bon ordre. L'éclat de Pomarès ayant ainsi retenti jusqu'au dernier étage, il ne fut plus jamais question de raffermir ces liens fragiles et progressifs que nous avions tenté de tisser avec les autres prisonniers : dans tout établissement pénitentiaire, les violeurs d'enfants sont appelés ceux de la pointe et mis au ban : voleurs, braqueurs, maquereaux, ont leur honneur. Les pointeurs se font tant violer à leur tour qu'il faut les reléguer isolément, et sans relâche les transférer. Dorimon médite l'évasion. Nos mois d'été s'écoulent.

     

    Sous terre, ce qu'ils ont pensé vivre

    Ici ni femmes ni musique audibles ou dignes d'amour ; juste ces prétentieux maîtres, qui si nous déplorons de ne pas « pouvoir » nous répliquent « vouloir » ; qui nous enjoignent, nous exhortent, au lieu de remédier à nos douleurs. Monde sans enfants, pourri de Penseurs – comme ils aiment se faire appeler.

    Note de service

    « Il faut aimer les autres hommes. Tout ce que la régie compte d'animateurs » - il y a en donc d'autres ? ...qui me succéderaient ? « Notre base émettrice fut fondée par suite de la Grande Reddition, pour ne pas écraser le peuple vaincu, et lui laisser Sa Voix sous le creux de la terre. »

     

    Trop d'hommes gravitent autour de moi (Kragen est d'un autre registre), que je m'entraîne à ne pas désirer. Tout est prison, souterrains ; chauves-souris, vespertilions, vampires. Je tremble aussi d'inspirer du désir ; celui qui bandera pour moi sera castré. Quant à ceux de mes rêves, je leur ôte le sexe, leur donne force et chasteté. Les femmes ? quelles femmes ? Elles n'ont aucun droit à me dominer. Pas elles.

     

    Parole de Liz

    On me l'a mise entre les pattes.

    « Je hais cet homme. J'aurais voulu rester indifférente. Je l'aperçois de dos penché sur le micro. Toujours incliné. Pas un ne m'ordonne de coucher avec lui. J'ai choisi Daniel, Daniel Tag ; cela me fait l'effet dans le cul d'un rouleau de beurre frais. Quant aux Vaincus, nous les voyons peu.

     

    Parole de Philippe Maertens

    C'est celui qui vous dit tout :

    « Tu t'imagines, Kragen, qu'ils vont me remonter, comme un cheval fourbu, aveugle,

    celui de Germinal, englouti sans retour, la sangle sous le ventre. Or voyant Jérémie là-haut sur terre, ses yeux capotés, ses plis de bière sur le ventre, j'avais cru, voici longtemps, flotter avec lui sur un seul fleuve - dis-moi si je mens, Jérémie, dis-moi si je m'y prends bien. Je n'aime pas les enregistrements de moi sur la bande. Si je respirais jusqu'au bout, posément, largement, le gros air poisseux de ces galeries, la sagesse même regonflerait mes poumons. Chacun vit, Jérémie, au-dessus ou au-dessous de soi. Je décris mon amour interdit : barbe orange, des yeux de bœufs élargis par la stout et nageant dans le gras des pommettes.

    « Le front haut et borné, le souffle fort. Il ne dit rien (« Wotan, le dieu qui se tait ».) Face Large  Europe sous le sein de l'Ourse – je cherche l'amour dans le ciel - je suis sûr au moins de ne rien trouver -  ...et une Pureté pour le six, une ! »

     

    TANGER – Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d'autres

    La chaleur est venue les premiers jours de juin. Les stores et la prison nous protègent. Nous avons peur du jour, l'air chauffé s'infiltre et imbibe la chair et l'esprit. Nous camouflons les vitres encore et rien n'y fait : le chaud s'introduit comme le sable en un cercueil. Le Vent d'Est se lève, brûlant. Dans la rue les Maghrébins portent un linge à leurs lèvres. Pomarès l'Ibérique, cancéreux, ne sort plus. De nouveaux gardes sont venus, en uniformes réguliers. Ils nous parlent du temps, de la « météo ». Ils s'expriment à travers voile, soulèvent le couvercle de nos plats semés de sable - «vous êtes mieux ici » disent-ils ; je réponds que « j'aime [leur] humour ».

    Ils nous décrivent les quartiers, dont Dorimon se souvient. Quand ils tournent les talons, Beethoven éclate ; cet hymne devient notre supplice. Nous chantons, sifflons ces mélodies. « Je pourrais les diriger » dit Dorimon. Alors le vent souffle sous les portes et contre les fenêtres, et le sable ne passe plus. Je dis aux gardes : « Le Vent d'Est ne durera pas. » Ils répondent « 7, 14 ou 21 jours. - Nous aimerions sortir. - Quand on aura dégagé les congères. » Je fais semblant de croire à leurs congères. Un jour Dorimon me dit : « Pomarès est mort. Je le sens. » Comment le sait-il ? lui qui ne sent pas même la mort de sa femme à venir - finalement, le P.-M. de l'Espagnol était bien sympathique, dans nos côtes, comme un jouet.

    Plus de femmes en surface non plus : défense d'aller dans la cellule vide, en face, pour se masturber devant le dictionnaire médical. Il faut peu de choses au Masculin pour rêver. Les gardes réduisent avec nous leurs rapports. C'est le règlement. Si nous n'avions pas touché de illes impubères, nous n'eussions pas été incarcérés. Je demande au moins des photos, des catalogues de dessous féminins : « Nous transmettrons », disent les gardes en replaçant à grand bruit le couvercle sur la soupière (« par grande chaleur, la soupe désaltère »). «Ne revoyez jamais » disent-ils « ces vieux Drüften qui vous ont débauchés.

    • Ils sont suspendus dit le second gardien. - A cause de la petite fille dit le premier.

      Nous ne trouvons rien à rien répondre.

       

    Emetteur souterrain

    Ordre du jour -

    Intérieur nuit

    « ...convertir le présentateur de l'émission » (culturelle) «Lumières, Lumières » - à moins d'exubérance, moins de bouffonnerie. Personnalité complexe. A ne pas brusquer. Multiplier les marques de déférence. Je ne suis pas un pion que l'on déplace, observation du 12 mars 199. - Signé D.[aniel] T.[ag] » - (« aux cheveux plaqués ») - pour moins que cela Kragen jadis (monsieur «Col ») fut saqué comme un malade ; et soudain tant d'égards pour M. Philippe M. ? « Le chef, dit Kragen, rampe, comme nous autres... » - wem vor ? devant qui ? ...signe de quoi ? Liz Savitzki aurait dit (parlant de moi) « Je ne peux plus haïr cet homme ». Peut-être que j'ai séduit Daniel Tag. Il m'appelle « Sergent Serpent ».

    Je mords à l'hameçon. Je recommence à rire, à m'agiter sur mon siège à roulettes. « Que manque-t-il à cet animateur ? de croire en la lumière. » J'observe le bouffon dit Liz – Daniel Tag : la façon dont son regard fuyant glisse sur nos visages comme une lame de rasoir - sans pouvoir empêcher (pourtant) nos yeux de se croiser – de pupille à pupille. « Quel âne à Liz » ajoute-t-il, - « votre émission indispose en haut lieu. ». D'une voix vinaigrée, Tag me suggére « quelques adoucissements ». Il faudrait que je m'humilie, que je ressentisse une immense gêne d'avoir mis en œuvre de telles audaces, et je m'y emploie, je l'enjôle, renchéris - je l'écœure. « Il propose » dit Savitzki - Rapport sur Philippe M., animateur - « de moins parler ; de brider tout humour ; d'admettre à son micro des invités, devant lesquels il s'effacerait ; de proposer ses textes à la censure. Aussi, Herr Daniel Tag, tirons-nous tous deux de ce sac à merde. » Signé Liz.

    Désormais revirement total, immédiates exigences : puisque c'est ainsi, que je me fous d'eux, que le moindre écart justifie d'immédiates sanctions. « Hé bien hé bien », confie le chef à sa complice, « on joue son petit Couthon ? » (1755-1794 ; « il organisa la Grande Terreur »). Liz a la fragilité même d'un accusateur public. Elle éprouve j'en suis sûr dans ses étreintes une froideur totale, sous la barbiche du chef, lunettes à petits verres ; et s'adonne, comme toutes, au plaisir solitaire au sortir de l'acte, avec honte et détermination. C'est la première femme au monde dont je suis certain, en vérité, qu'elle se masturbe dans la résolution, l'autodérison et le désespoir.

     

    MALIK M-MAT !!

    Soudain dans les rues déferle en surface une marée humaine - malik mmat ! le roi est mort, malik mmat ! Nous autres Métropolitains cloîtrés casqués, nos gardes en pleurs, Dorimon les yeux secs. Penchés malgré tout sur le balcon dominant la foule effarée qui se hâte drapée de blanc vers la Mallah, convergeant vers l'Oraison du Gouverneur - pendant des semaines, en dépit des vacances d'été, nous attendons les décrets d'amnistie. Nous renforçons les portes. La chaleur croît, la grâce ne vient pas.

     

    Rétablissement de la promenade quotidienne

    Trente-cinq minutes avec les gardes. Ces derniers ne sont pas armés. Je préférais le P.M. de Pomarès - vieux cancéreux jaunâtre, muté d'office - nous déambulons le jour tombé, le thermomètre enfin sous 35, fenêtres battantes au troisième, chez nous.

     

    Musicales

    Plus de Beethoven. L'Américaine, le gigolo, sont à jamais partis. Ainsi en taule. Ainsi dans la vie. Mets la radio ! Depuis que le Roi est mort, règnent sur les ondes d'infinis flots sirupeux arabo-andalous : deuil national. Ou du classique européen. Juste les heures, en arabe, en rifain. Je soupçonne Dorimon de feindre une parfaite compréhension du dialectal. Nous demeurons silencieux, recueillis : presque religieux. Reprenons nos parties de Cartodep : victoires, défaites, équivalences... Aujourd'hui nous avons bien ri : le bouton rond cranté transmet deux heures durant toute une opérette d'Offenbach... Le programmateur n'y connaît rien – classique, classique ! Donc, La vie parisienne... Entre deux couplets, je prédis à Dorimon d'atroces détails sur la phase terminale d'un cancer à venir : son épouse Elisa, sur sa fin, ressemblera à un crapaud ; il ne me croit pas. Il se marre encore : « Offenbach ! Tu te rends compte ! Les cons ! Offenbach ! » Il me projetteen diagonale à travers chambre et vestibule. Je dois alors, comme il me l'a répété, prendre garde à passer le chambranle en pleine vitesse sans me péter le coude, à retomber bien à plat sur mes avant-bras pour absorber le choc.

     

    Espérances

    La grâce ne vient pas. Nous nous demandons si notre inconduite n'a pas provoqué la mort du Roi. « Ces gens-là sont si superstitieux ! » Mingot le petit foireux – mangiatore di merda ! – monte et descend toujours, flanqué de ses gardes, l'escalier carrelé de blanc. Toujours au-dessus de nous les lancinantes leçons de piano - « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier ! » - en ce temps-là tout francophone prononçait encore Marie-Paule avec un « o » fermé : chameau, bateau, Marie-Laure. Dorimon demande comment le voisin du dessus se démerde pour se soûler, par quarante degrés « de chaleur, et d'alcool !». Je ris la première fois - puis neuf jours de vent d'Est, plus que 30. Le Balzac secoué gémit. Nous aidons nos deux gardes, retour de promenade, à déblayer sur le marbre du corridor l'angle d'ouverture des portes : sable crissant sous les volants de caoutchouc, semelles tapées, gencives agacées.

    Au dixième jour, le bruit se répand dans l'immeuble : « Le Roi ! Le nouveau Roi fait grâce ! 

    - Annoncez-le à Miss Valdez, disent nos deux gardes – elle est donc revenue – seule - nous nous précipitons chez elle, dévorés de curiosité :

    My God !

    Une grande blonde ravagée par la soixantaine, dans une grosse bouffée de Ludwig van, face striée, rayée, labourée de haut en bas de longues rides vulvaires, cernes violets, masque et fanons violets, triple feston de mentons mous – my God ! mon Diou ! - tournant le dos dans son parfum poudré, coupant net le disque – pour la première fois, le petit diarrhéique ne mangea pas sa merde sur sa tartine, à travers l'escalier tout émaillé de blanc retentissaient de joyeux appels, et le piano se tut ou presque.

     

    Gibraltar, Gibraltar

    Ils nous ont tous menés hors la Ville. Imaginez tout le panorama du grand détroit, juchés comme nous fûmes sur la Colonne sud d'Hercule, flanc herbu dévalant sous nos pieds jusqu'au grand passage bleu où s'évitent les navires – la rive opposée tout escarpée aussi, mais sèche, à en crever – nos pantalons flottant dans le vent. L'administration pénitentiaire a disposé ici sur l'ultime promontoire, et dans l'ordre :

    - l'Américaine, son gigolo lui aussi de retour

    - la veuve du colonel Biord ou Biotte et son fils, Christian (prononcez Chrich-chian) huit ans ;

    - les petits pianistes («Jean-Pierre ! ... Marie-Paule !... ») et leurs parents – à jeun - sans le piano.

    - le fourgon d'où sortent à présent Babs, du Bâtiment rouge, et sa fille, scandaleusement tendre – tous autant que nous sommes, enveloppés, tout étourdis d'espace et de vent libre – jamais, de si longtemps, nos corps n'avaient inspiré de tels souffles – en vérité je ne pouvais abaisser ma poitrine, dilatée à l'extrême, abreuvée de beauté. Ne manquaient que les anges – les flics en fourgonnette azur – Dorimon se rapprochait de la femme, éphémère, Babs, qui nous avait relégués en prison, et de sa fille ingénue.

    Les policiers tous descendus se marrent lourdement, Dorimon murmure à l'oreille de Babs, qui baisse les yeux en secouant la tête, et la petite fille accourt vers moi, qu'elle aimait bien, je pensais que jamais je n'y toucherais, soudain il se passait quelque chose, dans la douceur d'un mauvais rêve, Dorimon contourna le fourgon sans être vu, faisant signe de la main - « Viens !... viens !... » J'étais gêné, à peine j'avais eu le temps de contempler le Grand Détroit, l'air libre et l'eau, le Rocher d'El Aktar, car même à supposer que l'on me renfermât jamais dans un cachot, ma liberté n'aurait plus eu de fin - malgré la vermine - et tandis que ma bouche puisait encore à l'horizon tout le bleu, tout le libre, le cou tordu vers mes splendeurs, ma main saisissait l'enfant et nous avons couru; couru pour dévaler la pente au volant du fourgon volé parmi les rafales et le fracas des tôles, tous gueulant dehors et dedans, pas elle criait Babs pas elle ! - Dorimon fonçait - « Vous vous aimiez » ironisait le juge, « Vous vous aimiez ! » Les confrontations me trouvent silencieux, la fille de Babs me fixe avec rancune, je fus astreint à suivre des soins - « Pour le cancer, c'est cuit ; mais pour le sexe, il n 'est jamais trop tard : en tôle !

    - Docteur, combien de fois puis-je faire l'amour ? - Une fois par semaine à votre âge, amoureux comme vous l'êtes – répondit-il avec emphase, estimant peu afin que ses patients surpassassent toujours ses prévisions ; je savais que jambes ouvertes l'épouse à venir d'Alain

    Dorimon lui crierait de son lit « Je suis prête ! » et que jamais il ne pourrait bander, ni donner du plaisir. Mais si je racontais cela au juge, il me dirait Vous avez besoin de repos.

     

    Au sein du palais souterrain

     

    Et cependant sous terre les émissions se succèdent. Le calembour de  « l'âne à Liz » poursuit sa carrière. Kragen éclate de rire en crachant ses derniers alvéoles. Il écrit dans les spasmes : « Jamais » - souligné - « ni Maerten » - c'est moi - « ni personne n'obtiendra la moindre caution du Chef Tag » - « ni de ceux qui gisent sous lui » - il existe donc, sous Herr Tag, une pyramide hiérarchique, d'ombres conscientes - je dis « Je veux me débarrasser du bouffon » Kragen répond « Tu es ce bouffon ». « Plonge, plonge » crayonne-t-il fiévreusement « ...qu'il ne soit pas question pour toi de conquérir cette femme » - qui songe à cela.

    Liz, cheveux noirs, livide, seul auditoire derrière la vitre du studio – si, j'y songeais, justement – qui sait ce qui se cache à l'autre bout des ondes, là-bas, de l'autre côté de la boule de mousse du micro ? Liz m'écoute. Kragen en cellule écrit comme on gratte sa plaie, sous son ampoule à 40 W, assujettit sa gaze, renoue son foulard. Le papier ne suffit plus, il émet sa langue à lui, agite buste et bras dans son trou mal cimenté : « Elle te fera passer par où elle veut, par tous les trous dans lesquels Tag veut te voir ramper - cette pédale décadente » - ce cancéreux de la glotte ne veut donc pas crever ?

    Kragen entre en fureur sous son ampoule et se rue dans le sommeil. Avant d'être transféré, je relis ces mots griffonnés : je ne me soucierais plus de mes « compagnons de captivité », je m'apprêterais à « trahir ». « On peut servir l'idéal par la pitrerie » écrit-il mais « par trahison, ou reniement, nul n'y parvient jamais parvenu » - sans blague Kragen, sans blague ? Je prie, comme au Prologue : « Gabri-èl, « Dieu est fort », délivre-moi de tous, au-dessus comme au-dessous. »

     

    Séparation. Retrouvailles.

    Le lendemain transfert. Dorimon ne m'apportait plus. Ne m'enrichissait plus. Il me dit « Amen », comme « adieu ». Je ne l'ai plus revu jusqu'en 2039, date lointaine, mon passé en cendres. A Grönstadt-Universität, il souffre deux années pour perdre son Epouse tout ainsi que je l'ai prévu, cancer encore, cancer encéphalique, ce vieil homme ouvre sa porte, «...mais c'est moi !

    ho ! Maerten ! c'est moi ! » - je ne le remets pas, voûté, crâne ras dans l'embrasure – « moi ! Dorimon ! » Dans ma tête Gavri-èl archange déploie tout le destin qui fut cet homme, sa descendance (Eva, Diana) et la condamnation du père par ses filles en jugement du tant de telle année. J'entre chez lui : trente années de plus, délaissé, avec sa mitraillette à crosse de buis, ses trois fusils couchés sur le râtelier en bois de cerfs, « qu'ils y viennent ! qu'ils y viennent !  - Qui donc ? je dis Qui donc ? Il répond par un vague murmure. Juste des mois et des années, sa voix écorchée la veille dans le répondeur : ...n'est pas là pour le moment – j'échappe à son histoire, à l'histoire.

     

    Analepse

    « Vous êtes arrivé ». La portière s'ouvre. Je descends seul. Dans mon dos les Drüften, 72, 73 ans, transférés eux aussi, le détenu et les deux gardes, qui ne crèvent jamais. Rue poussiéreuse à l'autre bout de T., trottoirs défoncés, ascenseur à trois collés à la verticale, je les sens je suspends mon souffle, à deux doigts sifflent les câbles tout pelés frôlant l'habitacle vitré. L'autre cellule est au sixième étage, les déménageurs éventrent une caisse d'où tombe la paille et la cafetière ébréchée, bleu vert, qui recueillait mon sperme par faveur spéciale.

    Frau Drüften s'en empare et la flaire.

     

    Lettre de Kragen

    « L'interminable agonie du cancéreux permet de parcourir toute l'échelle des vanités. » Sur l'échiquier qu'il me tend aujourd'hui à travers le passe-plat, Kragen pince du pouce un message ainsi rédigé : « Je ne souffre plus de devoir enfin mourir » - il raye le premier mot, je chiffonne tout. La partie se déroule avec faste, j'interviens pour qu'une meilleure lampe nous soit attribuée, tandis que là-haut Daniel Tag, informé, se lisse la mâchoire : « Ce petit progresse ».

     

    Analepse, suite

    Aux alentours de T., le vieux Drüften fut jadis ouvrier, très estimé. « A force de crédit et de compétence, il est parvenu à se faire confier la gérance [...] (...) tement, scrupuleusement - » tout est écrit petit ; plus gros, en bas de son contrat : Il traitera les détenus comme un père ». Tes doutes tu lui confieras.

    Les ouvriers charrient les meubles, la vieille garde crie, le Drüften mâle encule mon âme, plus tard il me promène au fond d'un vallon, sous un toit de tôle en ruines : « Mon ancien atelier », je ramasse au sol de vieilles revues humoristiques belges, soudées d'humidité, qui feront mes délices de prisonnier - aujourd'hui j'emménage : « Tu seras maté » me jette le vieux garde en se levant d'une caisse vide. Je demande : « Avez-vous des filles ? » Il s'éloigneet me laisse seul. Dans ma seconde geôle tout est clair, par une grande baie vitrée la seule mer en vue est celle des terrasses - Dorimon, qui te surveille ? et qui encombres-tu ? ...te raccompagnent-ils en Métropole, ta mère est-elle encore au monde, etc.) - dans ma cellule lumineuse un petit tas d'objets surexposés soit trois microsillons (Strauss, Messager, Wagner), plus une boîte étrange très compacte et capitonnée, contenant un accordéon d'Europe.

    L'instrument trop petit, deux octaves d'étendue sur clavier droit, bretelles rouges à se meurtrir les côtes et ventre rebiglant sous le soufflet : «...à chaque prisonnier sera gracieusement remis le Chtoudennt Fir afin d'améliorer leur sort en nos établissements » - nos établissements ! C'est dans la cour pour peu qu'ils jouent à deux ou trois une cacophonie à hurler, de ces plats arpèges aigrelets juste bons pour les hameaux – je cours donc au garde-fou du balcon, ne trouvant au sixième ni cour ni vis-à-vis, et je joue pour le ciel et la lune : 1m 20 de haut sur un demi de large parapet compris.Mes progrès sont rapides ; et par l'ascenseur ô prodige ! il me sera possible de rejoindre la prison d'en bas.

     

    Je redescends. Radio.

    Où je suis en bas le même qu'au sommet, comme nous l'avons toujours su. Sous terre, à ces 3 femmes que séparément l'Instance nous délègue, je n'accorde aucune prérogative : se succèdent la chanteuse, la versifiante et la musicale, au sexe de laquelle je prête une saveur d'endive, avec le nez en lame et l'accent traînant – comment vous est venue l'idée de composer de si jolies chansons (de si charmants poèmes) ? Mon chien Pataud / A le nez gros / Et lève la patte / Sur les tomates - ô terroir ! épargne-moi de respecter tout ce qui vit – voir et être vu – sur la terre comme au ciel. Ici très bas je n'ai que l'écroué Kragen, moribond sans issue au fond des galeries, à la dernière lampe ; en fin de conscience il me voit comme une brume, ses derniers doutes sardoniques galvanisent encore mes neurones en sursis.

     

    Rainier. Dorimon. Souvenirs.

    Pour le Premier du mois est arrivé Rainier, petit homme vert à la voix de crécelle, Belge Lorsque j'étais enfant dans ma rue de surface : ma préoccupation essentielle resta toujours de bien passer au large, au large de la boîte à tantes, tout juste visible de chez moi en me penchant à fond de mon balcon ; ils me hélaient au passage, grossiers, fardés : « Viens nous voir - 'aji ! 'arrouah ! » - du haut de mes culottes courtes je traçais en crachant la croix chrétienne dans la poussière. J'ai pris pour rentrer chez moi cette rue parallèle, m'imposant un long détour, passant ainsi devant les émigrés de Mourmansk, aux cheveux blancs si transparents. Je ne parvins jamais pas à séduire le fils afin de contempler la mère.

    Et je me demandais aussi rentré là-haut ce qu'était devenu à l'ancienne adresse Mingot-Mâche-Merde, que ses parents forçaient à bouffer sa diarrhée sur tartines, mon partenaire au jeu dont je lorgnais, par le puits d'aération, le postérieur scrofuleux ; c'est bien là de ma part un vif intérêt pour les autres. Rainier donc. Petit, myope et méfiant – un mouton ? dormant dans un coin, à même le duvet que j'ai fini par lui passer ? Un mouchard. Drüften apportait sa soupe, vieux, patelin, son gros nez rouge surplombant l'écuelle - artisan belge en retraite – il se prend, oui, pour un agent hors pair. Le Rainier m'est profondément antipathique : à ma grande honte - mais nul n'est maître de ses sentiments (nous connaissons vous et moi ces amis traîtres, révélateurs de vos faiblesses, de vos failles intimes, les sexuelles par exemple, à vos pires ennemis – mes ennemis du temps d'avant se moquaient de moi publiquement) - ce fut bientôt mon nouvel ami Rainier.

    Ce qui vient, ce qui se présente. Dorimon roux, le cheveu ras, le teint brouillé d'orange. Mon nouvel ami Rainier pose le cul près de sa pipe à côté des disques – il les sort de leurs pochettes,

    les laisse retomber d'un bruit sec : « Beethoven...! Messager !... Delibes !... » avec la moue : même sac, même panier. « Ils vont te mettre en liberté conditionnelle. » Décontenancer l'interlocuteur par de brusques lacets : ce qu'ils savent bien faire. Je reste incrédule. Rainier place mes disques noirs sur le plateau – je vois ses lèvres roses sur sa gueule verte. Il esquisse des mouvements de bras, de tête et d'épaules ; un air bourru, désapprobateur – j'avais pensé qu'il s'efforçait de ressembler à Beethoven – il battait la mesure en grognant. Il éclata : « OUM, pah... OUM, pah... qu'est-ce que c'est que cette musique : « OUM-pah... »

    Beethoven, un peu mieux, mais tout juste : « LA – pompe... LA – pompe... » - et sur les Quatre Coups du destin : « La pompe à mêêêrde, la-pom-pa-mêêêêrde... »

     

    ...Libre à Dorimon de rejoindre plus tard, hors de moi, sa femme à venir dévorée par la tumeur – toute la partie gauche du cerveau – tous deux se mettront à boire – les deux dernières années - les filles de dix et six ans trébucheront sur les canettes – mon nouvel ami Rainier ne me quitte plus, je suis sans abandon, privé de la moindre solitude sans apprentissage – un petit homme vert me veut du bien. Je n'ai pas la capacité de plisser les yeux – tandis que la disposition de cette pièce empêche qu'on s'abrite des lumières ; l'automne se révèle cruel et lumineux, Rainier s'absorbe: « Que fais-tu ? » - je le regarde brider ses yeux de rat au-dessus de ses lèvres roses : « Tu changeras ma musique? » Je dépends tant d'autrui.

    La façon qu'ils ont tous de confisquer, de m'obstruer comme un tuyau pincé. Le jour est proche où si Rainier se lasse, je me tue - la mort comme un dieu : y recourir en temps et heure.

     

    Antenne souterraine

    Une haine rentrée - vulgaire,  agressive, impensable, corps de garde  - est de règle absolue pour le présentateur : tout est rédigé mot à mot dans son morne galetas puis il s'assied plud loin face au micro sur le tabouret tournant, curseurs glissant sur la table de mixage. Liz vue de dos vernit ses ongles, abat la tâche administrative ; dans une histoire que j'écris un peuple fatigué de race blanche en un pays comme l'Egypte antique se laisse envahir par un second peuple, épuisé, de race noire, venu d'un pays semblable à l'Ethiopie («pays des Visages Brûlés »). Nul ne croit plus en rien, ni le premier, ni le second - deux fleuves alourdis, confluant à bout de basse pente dans les sables. « Khyrs et Tzaghîrs », tels sont leurs noms, Blancs et Noirs, et le titre du récit. « Hélas » dit Kragen, tout rongé de cancer : «Mon successeur diffuse mollement, dans un style avachi, les sujets les plus graves : Déclin et mort des civilisations, Renoncements économiques et tittéraire, Vie quotidienne ; La coagulation des sangs nouveaux – pourquoi noirs  ? Pièces confinées bâillant sur d'autres pièces confinées, à l'infini» - vrai que mes peuples, Mâle et Femelle, Noir et Blanc, se voient périr de contagion l'un l'autre.

    Se contemplent et se contaminent les Blancs, alanguis, littéraires ; femmes noires guerrières, affaiblies, croupissantes - (« les véritables inférieurs sentent bien qu'ils méritent leur sort ; ils se mangent entre eux dans leurs galeries »). Philippe Maertens, animateur, peut bien bouffonner, pitrifier : les souterrains regorgent de nous. Dénoncer la souffrance n'est pas soigner. »

     

    Surface, dernière

    Nous avons débouché en pleine ville. Libres non évadés : Rainier nous est venu de l'extérieur, service commandé ? Je découvre la ville, Tanger, Maroc, c'est son nom. Cent mélopées du fond des âges, litière à porteurs vêtus de peaux de bêtes, le chant retenu de leurs voix graves - et six microsillons pour tout bagage – marche à la délivrance – rue montante, sable et gooudron, et les collines aux buissons verts piquants, souliers sales.

    Tu verras une femme tu la reconnaîtras – on n'avait pas le droit de m'enfermer ainsi au début de ma vie, si long, si long – c'est une vaste demeure sur la crête, où se presse une foule qui danse – les cheveux noirs et les yeux froids - et la chanson fait Poïsen aï-vé-é-é-é-é-é – ce lierre empoisonné collant du Missouri rongeant la peau des bras – modulation finale envoûtante et non plate aaï-vé comme l'ont rectifiée pensaient-ils les porcs adaptateurs mais la vera monteverdiana sulla finale et tout est accompli, chante et danse au milieu de la foule et des chambres bondées au sommet de la côté et l'hôtesse Babetter du grand bâtiment rouge aux meurtrières il est tant d'ombres au bas du ventre où s'ouvrent et se ramifient les femmes, autant de portes au pied des murs aux clés perdues - soudain Babetter se met à hurler, me vole la vedette devant tous, convulsée sur un grand lit rose dans la chambre tamisée - avale, avale - vous l'étranglez  - de l'eau rien que de l'eau chagrin d'amour ? En vérité, une femme ?

    Ce sont des sanglots, des hoquets, un glaçon, le soutien-gorge ôté par-dessous, je découvre tant de choses et ces incalculables pièces aux volets clos tandis que j'allume à mesure tant de lampes aux abat-jour crevette, Combinaison  Cinquante-Trois le Vrai Sous-Vêtements Toutes Tailles. Rainier me surprend à fouiller : «  Tu quittes Babetter ? - Trop femme. - Que sais-tu des femmes ou des hommes, Maertens, ou de toi ? - Ou de la vie - qui m'a donc enfermé ? » Babetter si vite baisée cessait enfin de sangloter sous l'abat-jour et j'aurais dit mais n'ai pas dit « j'aime ton fond de teint, ton blush, ton mascara ; sur les méplats cuivrés de tes joues plates de kazakhe l'incarnation du cuivre martelé de vos ceintures acceptes-tu mon bras »?  - En vérité elle eût accepté dit Rainier. -Je l'aurais serrée contre moi.

    - N'y pense plus » dit-il – répandez à présent la nouvelle que j'aime torturer les femmes, les rendre folles sous les abat-jours de soie rose – et seul je redescends la colline sans congé, tandis que là-haut la fête bat son plein, serrant sur mon ventre le mocrosillon volé de Stravinski, Le sacre du printemps, portrait du maître sur carton glacé - musique : seule agitation permise.

    Ce ne sont plus les quatre coups de Louis Beethove [à la néerlandaise] ni les cordes à l'unisson sous le Vent d'Est mais Stravinski aux parfums de bourbon, mon cœur , étouffant d'espoir, bat : ni l'aventure ni la vie je n'ai rien. Je me souviens des câbles d'ascenseurs frémissants c'était le  tremblement de terre  aussitôt je bondis aux premiers staccatos du Sacre j'ignore la danse mais je bats des ailes escalade les murs et me cogne en poussant des sons entrecoupés rien n'est semblable au plaisir de heurter ses barreaux, d'intensément crier jamais je ne me suis senti plus libre qu'en cellule sur mon disque volé bien payé de neuf longs mois de taule. Séjour lumineux Main qui me guide impossible de me perdre.

    J'écoute jusqu'au bout, creux de l'estomac, faim et satiété, souffle approfondi, plus tard j'ai vu la danse primitive tous en rond tenus par les épaules dos de crabe à dos de crabe et pinces dessus dessous - crustacé tressaillant multiple ingéré par son propre corps – pulsion musique éternité peut-être.

     

    X

     

    De mon balcon de pierre blanche du sixième à parapet trop bas où je vis seul et dominant la ville, oublieux (par accès) des tourments du jeune prisonnier que je suis – vous ne savez pas mon âge - voici ma vie : au-dessus du dernier palier trône au-dessus de la cage d'ascenseur le mécanisme à levée-descente, bête métallique suspendue au ras du carré de plafond. Dehors tout en bas, très étroit, bosselé, le trottoir défoncé en cuvettes d'asphalte aux rebords coupants laisse échapper le sable qu'il veut recouvrir. Deux amis passent portant la moustache arabe, qui fait d'en haut sa ligne étroite et noire. Même veston, même chemise chic. Je crache alors dessus. Je ne crois pas d'abord que le crachat volera sur l'un d'eux.

    C'est juste pour voir, comme à New-York la poussière par vent moyen (vingt centimètres d'amplitude au 120e étage) qui forme entre les buildings des figures : mon mollard tombe en s'aplatissant, souple galette hélicoïdale. Pour autant que j'en puisse juger, au grand sursaut que fait le premier ami, le crachat ne s'est ni dissous ni désagrégé : l'homme se tourne avec douleur, pousse son ami des deux mains, ils s'insultent et le vent leur emporte les mots de la bouche. Le dédicataire, le récepteur – escalade alors en furie dans son petit costume la terrasse la plus proche, au-dessus d'un garage et cernée d'un placage aluminium/goudron ; il piétine à quatre pattes en

    grinçant des dents. Je le vois creuser les angles, racler, se retourner les ongles. Il ressaute à terre, écumant, se frotte le falze, les deux s'éloignent en braillant, les bras giclant comme des pattes de crabe, ils finissent par se casser la gueule – et moi j'étouffe sur mon balcon, je suffoque, plié en deux, je m'enferme sans le moindre bruit et je me roule sur le lit en hurlant de rire.

     

    X

     

    Le vieux Drüften me voit le soir même. Sans révolte et sans sagesse. Se laisse tomber sur le pouf, main rouge pendante, blair d'inquisiteur – sa lippe de vieux. A présent dit-il tu es fort . Nous t'avons vu danser. Je suis filmé même quand je me branle. Tourné vers le mur. Tu aurais pu t'évader dix fois. Cela me regarde. Ils m'auraient viré. J'en doute. Pour le mollard pas davantage – nul n'a pensé à lever les yeux. Ton short est plein de sperme. On ne m'aura plus. De cette façon. Les tortues fraîches écloses crèvent par milliers sous le bec des prédateurs avant qu'une ou deux atteigne le rivage. J'avais apprivoisé une tortue sur mon balcon. Elle a disparu. Du sixième étage. Bizarre. Je m'incline sur le parapet trop bas, jusqu'au creux du ventre : j'aperçois le visage levé d'Ingeborg Josz, Danoise.

    N'estimer personne en dehors de sa présomption d'innocence. Se faire un droit de ses persécutions afin de reléguer le monde hors perception. C'est pourquoi je suis prisonnier. Mon geôlier prévoit pour moi la plus belle des rencontres : « Tu feras connaissance avec une femme auprès de qui la Babetter, prostituée en fuite, ainsi que sa fille – dont tu n'oserais préciser l'âge – te paraîtront ternes, à oublier, jusqu'au jour de ta mort ; ce jour-là tu réclameras un prêtre et un rabbin, dans les sanglots. » Je meurs de honte ; Ingeborg Josz, nouvelle femme, me poursuit dans la rue à grandes enjambées, talons hauts sur trottoir défoncé. Je me refuse à elle. Jamais je n'ai cru aux souffrances des femmes.

    Babetter était plus qu'une pute. Je ne m'en doutais pas alors. Je ne l'ai jamais retenue. Ni ne me suis demandé la raison de sa présence, ou de son absence. Ni comment il se faisait que la Danoise, Ingeborg, se trouvait le lendemain devant moi : « J'ai reçu ta lettre » dit-elle (écrite en danois ?) - les yeux brillants. Si les Drüften mes gardes n'étaient pas si horriblement laids, ne serait-ce pas la chose la plus désespérante au monde ? Je me suis laissé rattraper ; j'ai pris Josz dans les bras. « Il se sent prisonnier » dit Rainier. « Il se plaint beaucoup ».

    X

     

    Soudain mon lit captif se met à bouger, secoué d'arrière en avant, d'avant en arrière, nauséeux, maritime. Tout l'immeuble. Dans ma pièce centrale, mes deux Drüften, mâle et femelle, se sont regardés dans la terreur. Le séisme d'Agadir est encore en mémoire : 10 000 morts le 29 février ; un colon s'exclama : « Ce n'est que du bétail ! » Cela fit rire. De toutes les rues de T. monte une rumeur, puis une tempête de klaxons : c'est un flot de population qui s'enfuit le plus loin possible des immeubles – et où cela ? – Vers la plage ! » Nos voisins de palier sortent blêmes, décomposés, réconciliés : la femme ne veut plus quitter son mari - « Remontez-moi ça ! » disait-il la veille aux déménageurs – un collègue l'avait averti : « Ta femme se taille avec les meubles, les mômes ! » - à présent dans les yeux dilatés de tous l'épouvante tranquille – devant nous les câbles de l'ascenseur vibrent en interminable accord grave – d'immenses les tentacules noirs pelés.

    Pour peu que la pendulation forcisse, chutant de biais ou de haut, nous serons morts ; si l'immeuble se replie, nous pourrons survivre. Une forte odeur de merde s'éleva, et la terre cessa de trembler ; je ne reverrai Tanger que lorsqu'il sera trop tard : mes vieilles mains frémiront, mon regard s'assombrira. Je veux dans mes bras serrer de vraies femmes. Et me rouler, vite, sur des chairs clandestines. J'ai dévalé par les escaliers, sans que les deux vieillards aient osé me poursuivre; Josz attend au pied des marches, nous nous précipitons parmi la ville effervescente, nous aimons debout contre un mur de briques, arc-boutés, branlants, rapides, elle s'enfuit nue et seule sous les pierres tombantes, je la vois s'effondrer sous un porche dont le linteau glissant l'aura tuée dans sa peau blonde.

    Affolé sans chagrin je cours dans les rues parcourues de frissons et de véhicules, mais tout grouille vers les navires à quai exigeaient le prix fort, il se rend aux autorités, nul jugement ne fut prononcé.

     

    TRANSFÈREMENT RUE LAFAYETTE

     

    Prison numéro 3. Immeuble aux balcons de faux silex ventrus sur le carrefour, tout prêts à s'écrouler en sandwichs mortels. Disparition des Drüften. Semi-liberté. Josz et Maertens ont réchappé. Entre deux lippes du balcon les voici enlacés L'immeuble tint bon. Ses lèvres de ciment

    ne se refermèrent pas. Notre héros obtint Josz Ingeborg par droit de sauvetage (d'épave). Ils en rient. Partagent leur vie sous les plafonds bas, entre balcon du haut et balcon du bas : "Je fuyais nue par les rues. Tu m'attrapais par le bras, évadé, en pyjama, la main sur la ceinture." Comme les citoyens de revenus aisés prennent le soleil entre les lourdes lèvres de façade. La rue tangue sous les coups de vent, les camionnettes filent, chargées d'hommes assis criant cramponnés aux ridelles, brandissant des armes de leurs main libres. Cela distrait les amants. Maertens vivait enfin son grand amour, une fille rieuse et blonde sur un balcon fleuri, et qui ne pose pas de questions ("D'où viens tu? Quelle est ton histoire ?") Excellente humeur. Dents propres. L'immeuble tient bon.

     

    Noms oubliés

    Jérémie des Instances descend en sous-sol, messager de sa ville : un effondrement s'est produit (cet homme à lui seul occupe un espace considérable ; un gros ne saurait trouver place en nos galeries étroites enfumées) - ainsi se trouve vérifiée la Prophétie : « crevaison », « rupture du sol », « infiltration », «monde morne », éternelle expiation » – jadis je croyais que je pouvais vivre. Je reportai les yeux sous ma terre : un groupe a surgi dans une de nos salles, sous son ciel peint a giorno : seules y resplendissent les faces de nos dieux, en qui je place ma confiance – ainsi Jérémie, messager, un collier de barbe orange et des yeux en mares de bière, pommettes grasses. Front haut et souffle fort. "Il est le dieu qui ne dit rien". Une grâce m'est offerte.

    Supposé que tant d'hommes débouchent dans les couloirs obscurs de notre station émettrice ; que Liz en soit sur-le-champ subjuguée (tous bien portants, jeunes et forts). Daniel Tag leur parle à voix haute, ses mains soudain volubiles, ses lunettes de fer cerclant ses yeux de supplicié, souriants : « Un vote » réclame-t-il, « un vote » - il prononce "veaute". Au-delà des verrières de notre studio éclatent des flashes multicolores – l'homme d'ombre que je suis ne s'éblouit que des faces divines. Et c'est alors, le vote dépouillé, que nous apprenons tous la destitution de Daniel Tag, qui pleure tout droit, les yeux rougis d'un gosse, décomposé sans geste de défense, exit, exit Daniel Tag, tandis qu'autour de lui se pressent les restes d'une cour aux échines inclinées, Tag exécute sa sortie, s'appliquant à ne pas chanceler.

    Sous l'ovation Jérémie dit que désormais [je] parlera[i] librement. Il me sourit. C'est alors que dans son dos s'élèvent deux gigantesques ombres, dont l'une porte un melon volhynien de juif. La Volhynie est une région forestière du nord-ouest de l'Ukraine. L'autre ombre, en retrait,

    indistincte, prétend me représenter, passer pour moi ; que va-t-il dire ? seul à détrôner mes dieux !

    Faites sauter tout le couvercle (sky, skull/ ciel et crâne).

     

     

    Attention, espoir

     

    Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave) : il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc, clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées : versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit, le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants se contemplent.

    A l'étage Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille) dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblement de terre oublié – trente mille morts d'un coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez ! ¡ por Dios, huíste ! » - la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque, trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿ Aló si ? - puis le silence - Ya màs encontraré el descanso « jamais plus » dit la survivante « je ne connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire passer pour juif ?

    « Snobisme insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de mètres cubes de diarrhée glacée « Tais-toi dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie restent froides - la mort en masse. Camps et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui » dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être juif - c'est proprement intolérable.

    A peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux, pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé, nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer un juif aussi jeune » - alibi, alibi. «  Attention, dit Maertens, il n'est pas juif.

    - Il avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ». Mentionne expressément les yeux, la  bouche , les volutes d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche. Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur » dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport : il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en, soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai retrouvé ma dignité.

    Ma clairvoyance. Le marquis s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari » - de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ? - « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort, comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire mortelle.

    Jusqu'ici nous évitons d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis, bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue, silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan », rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime  - Non sans mal » conclut-il. Josz et moi jouons ainsi : nous montons et descendons ventre à ventre dans les ascenseurs de bois vernis, cercueils verticaux, scarabées doubles portes battantes, un aller-retour par cage – l'immuable portière andalouse en haillons locaux nous crie depuis sa loge ¡ y qué ya no os vuelvo a pillar ! - que je ne vous y reprenne plus ! Nous détalons galopins de trente ans nous explorons la Ville d'immeuble en immeuble Tanger Européenne Quartier Blanc Barrio Blanco enserrant le Zoco Casbah féconde « aux terrasses imbriquées » – de tant de métropole je n'aurai connu que les «buildings trop neufs» plaqués de marbres aux veines glauques, déserts depuis peut-être ou démolis, ciments verticaux sur le sable et le vide, lifts étroits claquants leurs vantaux de saloons à grilles losangées, coulissantes, pinçant, bloquées.

    Arrêts d'urgence et déclics décalés, sifflements reptiliens des poulies huilées, souffles caoutchoutés des câbles et clôtures, avec au ras des yeux les parois défilant plâtrées striées de hiéroglyphes : Aqui me quedo (« j'habite ici ») je reste suspendu d'un geste inadapté nous aurions détaché le panier métallique précipitant coupant nos poings sur les fers ouvragés nous empalant sur les ressorts du fond. Il y a des enfants sans famille qui se suspendent aux câbles et tirent à toutes forces et lâchent tout, d'un cri, la cabine file crever le plafond plâtré puis retombe écrasée par le contrepoids – PENDANT LES TREMBLEMENTS DE TERRE NE PAS EMPRUNTER L'ASCENSEUR - DURANTE LOS TERREMOTOS SE PREGA ENCARECIDAMENTE « instamment » - (…) Rappoport à qui nous ne cachons rien répète « je t'en sortirai » - mais nous ne voulons pas sortir - quand Dorimon, au moins, ne disait rien – je n'aime pas les gens qui crient « je t'aime » (Ingeborg) – j'ignore, en définitive, le véritable sens des ascenseurs.

    Le père du marquis fut un escroc à présent mort qui lui légua cette démarche de faussaire, sang bizarre et moustache blanche, teint mat et grains de beauté douteux sous le col. « S'évader », dit-il : je n'y tiens pas. Il nous enseigne l'hébreu – d'un accent velouté, voilé. Josz répète adonaï élohénou, blonde aux ongles vernis, Rappoport eût aimé je le crains la mettre en rapport avec moi pour en toucher le pourcentage et cela l'impatiente. Il nous lit ses écrits de jeunesse dit-il, sur un mystérieux vélin, bien que je voie par translucidité la succession foncée des paragraphes : « L'amour sous les bombardements – contre les pierres sèches avant qu'elles s'effondrent » - « Notre histoire ! » dit Josz à voix basse, le juif imaginaire agite les feuillets qu'il tend devant ses yeux ; ses paupière sont bordées de rouge – il raconte des fuites échevelées, gravats et poussière, vêtements déchirés sur les seins, femmes hurlant sous les sirènes – Ingeborg : « Il vient de l'écrire ! vois, l'encre est encore fraîche ». Dans la nouvelle suivante : un homme fou d'amour, une femme éperdue tendant les bras du fond d'un transformateur éventré, tous deux électrocutés grillés dans les déflagrations – nous nous confondons en admirations évasives « une ignoble odeur de brûlé s'éleva ».

     

    X

     

    Si jusqu'ici le Marquis espère vivement notre évasion, les comparses discrets qui se succèdent à nos chevets sont proprement ses auxiliaires. La vision exaltée d'amour n'est pas si véritablement passionnelle : tremblements de terre, rapts, bombardements, tout ce qui s'ensuit. Le sauvetage où s'astreint Rappoport impose une tâche malaisée : rechercher en la femme non pas un bonheur, ni l'accomplissement, une harmonie peut-être – prisonniers qu'ils sont comme nous de la ville, de ces arrachement, de ces passions de prisonniers, incapables d'en éprouver d'autres que cette injustice qui leur est faite. L'étendue de la perte à subir lui est représentée par le biais d'une série de photographies : Ingeborg sur le balcon, parmi les plantes vertes fraîchement acquises, et souriant à contre-jour ; nous lui montrons cela.

    Poker. Enjeu Josz, Ingeborg. Je perds, le faux Marquis modifie les règles à mesure , tu vas perdre ta femme dit-il, « je n'en ai pas » lui ai-je répondu, je l'entrevois courbée dans l'autre pièce au-dessus d'un rouleau d'exégèse massorétique ; « elle a progressé !» s'exclame Rappoport « jamais je n'aurais cru qu'elle eût progressé à ce point » - il rafle les mises et nous baissons la voix. Nous sortons lui et moi dans la rue, sous un auvent trois Arabes assis en djellabas blanches, comme trois figurants prisonniers à vie. Rappoport et moi programmons à mi-voix quelque viol de femme, Josz nous rejoint et dit « J'y pensais justement », « Ta gueule » dit le Marquis en hébreu.

    Ingeborg s'enfuit, Je ne te retiens pas lui dis-je, Prisonnière ! et le Marquis devint imprévisible ; je vis la volupté de sa joue d'enfant mat, le dessin souple de ses lèvres, sa moue pour un chapitre de grammaire mal su, ou toute idée obcure où se concentre tout l'humain.Rappoport veut m'isoler, m'avoir tout à lui, se servir de moi, me passer dessus, me délivrer sous lui. C'est le premier homme de cette sorte. Il invente à mesure un poker dont les règles changent, de sorte que je perde : je perds mes jours de liberté que j'ai misés, il consent à recevoir des indulgences au sens ecclésial du terme ; quelle Eglise ou Synagogue représente ce petit homme, ce goy honteux ? j'abats

    mon jeu « pour voir » : il me prend six jours encore, plus une semaine. J'ouvre la fenêtre. Toute femme a disparu. Grande. Inextricable Casbah. Je respire à pleins poumons, cerclé d'angoisse, au balcon d'angle arrondi – baigné de soleil tout le jour ; mais pour Tanger, pour le Maroc, il fait froid. Le faux Marquis me propose de partir à sa recherche – je gonfle ma poitrine d'air sec et frais – je devine au-delà du Détroit ce vent d'est qui crête les vagues au-delà du ressaut... Rejoindre ou ramener mon Ingeborg ? ma Josz ? ma Bettendorf ? l'amour pour moi n'interroge plus rien ni personne, juste ces motifs bleus de tenture immobile, sans tous ces remuements d'obscurités que nous brassent les femmes, les autres, celles que j'imagine dans les ténèbres si propices aux cauchemars... Pari tenu dis-je, mon Ingeborg est lumineuse, je suis le marquis par la porte vitrée du corridor aux moquettes mates, car je tiens en mains ce marché si resplendissant, quelques points au poker, en regard de l'éternité. « Nous la rattraperons » dit-il « et nous la forcerons » - Tu en prends pour perpète » - un tel propos chez lui est inhabituel, il faut qu'il soit sous l'emprise d'un souvenir atroce. « Avant qu'un fou n'en vienne là, poursuit-il, de combien de refus émerge le violeur, absous par les mépris accumulés – en vérité dit-il la femme porte sur son dos la responsabilité de la moitié des meurtres et viols du monde – il me vole au poker, il me rendra ces doux ongles vernis dont elle se griffait si violemment le sexe devant mes yeux hagards.

    Les muscles intérieurs des cuisses s'appellent virginitatis custodes, gardiens de la virginité, je sens dans les yeux de cet homme et leur flamme l'accomplissement de son Moi pervers et véridique ; son calmant n'agit plus, il halète, ses traits se crispent – c'est un trisme ou phase tétanique terminale et je verse de l'eau pour qu'il prenne un cachet : le tube est du plus fort dosage en vente au sud de la mer Méditerranée. Tout son corps tremble – nous ne pourrons pas prende l'ascenseur, je le soutiens dans les cages et le hall où je le remonte ; l'étends tout habillé, lui prends la main et lui dis des mots tendres : « Demain... Demain... » Il s'endort et je baisse la tête.

    C'est ainsi que j'apaise un violeur, sans un mot de pitié, tandis qu'il ronfle doucement. Le lendemain remis drogués tous deux nous parcourons en haletant les boyaux chauds de la Casbah (même souffle, même sexe que cet homme), chassons côte à côte parmi les rues blanches au sol poussiéreux, souillées de loin en loin par un crachat séché et véritablement tuberculeux en pleine efficace diffusion - au dernier moment j'écarterai ce chien d'un coup de pied j'entraînerai mon Ingeborg aux ongles faits (soyez tendre avec une femme , jamais vous ne saurez faire l'amour aussi longtemps que vous ne saurez pas qu'une femme, avant tout, veut s'imaginer ne fût-ce qu'un instant,

    se sentir unique pour vous. Tanger n'est pas ce que l'on dit : mais le point de contact, la ligne de fracture avec l'Au-Dessous, par la faille même qui le 29 de février dernier détruisit Agadir. Ainsi toute femme s'est enfouie, aspirée à travers l'un de ces trous d'enfer fumant d'écume du Cap Spartel : la vague sape, recule et frappe encore, les geysers jaillissent et le sol tremble encore, l'eau frotte dans sa gaines, je sens sous ces bouches de roc une infinité de vies. Rappoport souffle sous sa moustache : je le trouve grossier. Pestilentiel. Halètement du bouc en quête de reproduction. «La voici » crie-t-il à voix basse. Nous ne sommes pas où je l'aurais souhaité : c'est, un autre jour, une espace de terre battue, noire, un de ces polygones en ville mal délimités par des murs bas, mi-écroulés au-dessus du Détroit, très loin.

    Dans un angle le soleil se couche : une masse allongée de buissons et de ronces recouvre une dépression du sol si féminine que je retiens un éclat de rire – j'ai appris à me défier, en de longues captivités, des manifestations si incongrues de joie, des enthousiasmes, des compagnons. « La voilà » répète-t-il en écartant les épines. Recroquevillée sur une toile de sac, main levée sur les yeux, le coin de son voile mordu, c'est une femme de ce pays. Elle s'est étendue pour dormir, attendant la pleine nuit pour descendre les pentes jusqu'au port. Il écarte son voile d'un coup sec, et je lis sur les traits de la femme une extrême fierté. Nous l'avons violée dès son révéil, et notre épouvante devint extrême : derrière nous dans le jour déclinant quantité de parents, amis et voisins, accouraient hérissés d'armes découpées sur le ciel. «Ils me tueront avec vous » souffle alors la femme : levée d'un bond elle ouvre plus profond sous les ronces une trappe de fer qu'elle a verrouillée sur nous tous. Les premiers coups retentissent : « Je ne vous sauverai pas » dit-elle. « Vous sentez toute les lâchetés, la sueur et l'excrément. » Nous suivions dans l'ombre la frange plus claire de son vêtement glissant de marche en marche. J'ai traité Rappoport de gommeur, sale gommeur de viol. Autour de nous la terre gronde sourdement. Le souterrain où nous allons devient une infinie prison, des dizaines de femmes s'assemblent autour de nous dans la pénombre, des galeries bientôt s'éclairent d'une série d'ampoules crues, monotones, irrégulièrement espacées. L'ai vicié monte à la tête, malgré le ronflement croissant de gigantesques aspirateurs. Je crains de disparaître. Un garde surgi là nous enchaîne : « Voici votre cellule » - un plafond noir, de vastes bruissements plus profonds, plus mugissants ; ces prisons cesseront-elles un jour ? les foreuses défonceront la terre : nul territoire n'est un abri pour la conquête. Dans les galeries éventrées, je prendrai fait et cause pour ce peuple, grouillant sur l'excavation en cercles concentriques, comme la houille ou le diamant. Il n'y a plus ni haut ni bas, juste domination de la masse inculte Vous devez comparaître et j'appris que c'était désormais « le matin ». J'ai vu près de moi les chaînes ballantes du Marquis de Rappoport, il m'est apparu libre aux côtés de Kragen, que je vis pour la première fois ; je me suis alors uni à mon double. Ce fut sans effort particulier, ni secousse, ni commotion d'aucune sorte. Nos maîtres alors se lancèrent dans un long marchandage.

    Mon double à l'intérieur de moi m'a proposé d'explorer cette matière gisant sous nos pas, multiple et uniforme, surface et profondeur, car les excavatrices échouaient à tout extirper. Contemplant Rappoport demeuré seul, Kragen à l'intérieur éclata en moi d'un rire déchirant, muet, qui nous emporta dans une gigantesque quinte de toux. Nous manquâmes mourir. « Artistes de cirque » lança le faux marquis, faux juif, devenu maladif et véritablement cireux. L'éclairage des galeries s'était fait particulièrement blafard. Kragen et moi nous étions considérablement améliorés, par cet inexplicable rémission maintes fois rapportée par les thanatologues ; notre fusion serait-elle éphémère ?

    J'étais venu, moi, du haut de la terre, de cette ville obstinément nommée par tous Tanger, dont ils ignoraient tout. Nous évitions mon double et moi tout mouvement, mais nous étions un homme, entier, fragile encore mais inépuisable. Vers moi seul vrai valide se tendent les micros, les caméras tournent, les articles paraîtront jusqu'après notre mort, à supposer que nous mourrions. Le double coulait dans nos veines et notre lymphe étrange diffusait une bienfaisante sensation de chaleur. Nos maîtres discouraient toujours. Tendant l'oreille enfin par-dessus leur rumeur, après qu'il eurent épuisé tous les penseurs passés, j'approuvai, parmi le ronflement double de nos sangs neufs, la découverte enfin que la Littérature, loin, bien loin par-delà tous les prêtres ou philosophes épris de vérités ou de mensonges, explore seule et catalogue sans rien omettre la totalité de l'homme.

    Les journalistes alors s'égaillèrent parmi les souterrains, ils ne nous recherchèrent plus. Bientôt ce dernier cercle des Enfers sera une carrière à ciel ouvert, amphithéâtre aux gradins effondrés, où grouilleront encore un peu, fourmis sans toit, les hommes noirs que nous ignorons. Nous tombâmes d'accord mon double et moi que tant d'efforts et tant de terre ne pouvaient avoir été remués pour notre seule union si exceptionnelle fût-elle ; nous avons éprouvé le caprice d'obtenir l'aval de cette femme de rencontre, forcée au moins par l'un de nous : « Ne craignez rien » dit-elle, « mes lèvres écrasées, ces griffes sur ma peau et mon viol, ne sont que symboles ou littérature ». Cruauté pure. Nos deux prisons d'en haut, d'en bas : verbe, verbiage. « Prenez garde dit-elle à ne pas mourir. Cette fois pour de bon. - Qu'importe » répond Kragen en toussant. La dernière femme nous installait dans un vaste fauteuil rouge face à l'écran. De telles salles fleurissaient partout, les ouvriers fouisseurs et déblayeurs s'étant pourvus d'amples distractions. Mais ce film-là n'était mobilisé que pour Kragen et moi.

    Nous avons attendu tous deux le défilé de nos vies antérieures, sous-titrées ; la femme nous apprit en dernière instance à presser, sur nos accoudoirs, les touches « accélérer », « retour », « image fixe », comme dans les cabines de pornographie. « Veux-tu dire, Constance, que tous nos compagnons de réclusion défileront devant nous, si peu qu'ils soient venus, afin de justifier nos vies à tous ?  - Tu es épuisé me dit-elle - par ce viol que tu as commis. » A la fin j'étais libre, et Kragen trépassé. Je salue de tout cœur mon peuple souterrain et mes amis d'en haut. S'ils ont volé ma place, la première au monde, ne vous attendez à rien de plus.

     

  • GRANDEURS ET AVANIES D'UN PROFESSEUR DECADENT - CHEF D'OEUVRE

    Grandeurs et avanies d'un professeur décadent

    BERNARD COLLIGNON

    Variation sur le Maître d'Ewigen B.JPG

    Qu'il soit beaucoup pardonné aux bouffons, pitres, fous de cour.

     

    - Qu'est-ce qui t'est arrivé ? - La vie...

    ...ce qui qui m'est donc tombé dessus...? toute une vie. La mienne. C'est bien moi. C'est toujours moi. “Peut-être que ce qui m'attend, ce sera simplement de devenir un bon prof - pouah » - rêves de gloire. « Mon nom dans le Lagarde et Michard !» Pour cela il faut peiner, bosser, s'agiter sans repos ni trêve. Je l'ignorais. Se fabriquer, se forger une volonté d'acier, une foi à toute épreuve. Franchir la souffrance et l'angoisse – car la terre entière, Jean-Paul, grouille de crustacés aux pinces brisées, aux volontés mortes.

    Je croyais, moi, qu'il suffirait d'apprendre, d'entasser les connaissances dans sa grange à pensée, et puis d'écrire. Pour cela, je suis devenu professeur, en ces temps-là où nul n'aurait prophétisé l'effondrement des savoirs. Désormais nous savons que tout bon professeur sera nécessairement le mauvais d'un d'autre. Tout enseignant, pour peu qu'on s'ingénie à lui trouver des tics ou des manies à répertorier ses erreurs, ses sottises, qui sont le lot de tous les hommes, tombera sans difficulté, quelle que soit son expérience et son charisme, du rang de l'excellence aux plus basses marches de la ganacherie.t où il vous plaira si vous ne parvenez pas à transformer le plus expérimenté, le plus chaleureux des profs en salopard incompétent.

    C'est bien ainsi que l'on extermina par milliers les enseignants de Chine dans les lao-gaï, camps de rééducation par le travail. Or il est proprement insensé, n'en déplaise aux petits plaisantins, de rétribuer les profs « au mérite ». Au moins autant que de mesurer le vin au kilomètre. Quant à cette fameuse «sécurité de l'emploi » dont les fielleux nous rebattent les oreilles, je leur demanderai simplement de tenir, allez, soyons bons, trois semaines derrière un bureau : nous les verrons supplier à deux genoux de retrouver le bon petit chômage à son pépère. « Vous ne saurez jamais », me jetait à la gueule Dieu sait quel dentiste, « ce que c'est qu'une journée de dix heures » - assurément, Docteur ; nous serions bien incapables, petites natures que nous sommes, de rester debout des dix heures d'affilée devant des mâchoires béantes.

    Mais notre vaillant odontologue ne supportera pas davantage vingt à trente misérables petits morveux dix-huit heures par semaine.  Nul ne peut s'imaginer, tant qu'il ne l'a pas vécu, à longueur d'années scolaires, ce que c'est que d'être à tout instant remis en cause dans ses méthodes et jusque dans son être même ; rabroué, insulté, copieusement méprisés par tous ceux qui feraient tous tellement mieux que n'importe qui !

    Je mets au défi tout dentiste ou plombier normalement constitué d'échanger ses fameuses dix heures debout voire tordu sous un évier contre quatre ou cinq heures de cours, susceptibles à tout moment de se déchaîner en lynchage. Non, je n'ai jamais su en effet, moi, ce que c'est qu'une journée de dix heures. Nous ne pourrions pas exercer vos professions, nous ne pourrions pas les exercer, en premier lieu par totale et complète incompétence - nous, du moins, le reconnaissons humblement. Par manque d'entraînement aussi, manque de résistance purement physiques, nous en sommes parfaitement conscients - quel métier n'a pas son calvaire et son martyrologue !

    Mais nos misérables quatre ou cinq heures par jour à nous, seuls et (cela va sans dire) sans le moindre soutien de notre hiérarchie - bien au contraire ! - livrés à deux ou trois dizaines d'apprentis salopards de 11 à 15 ans chauffés à blanc, soutenus mordicus par leurs parents et toute la presse, qui les flingue depuis quarante ans (ces journalistes-là ne sautent pas sur les champs de mines) ; en danger permanent de se faire gueuler dessus par un petit con qui vous rappelle bien devant tous ses camarades que vous êtes nul à chier et complètement infoutus de faire cours – ça non, quelle que soit votre profession, ces quatre ou cinq heures-là, vous ne les supporteriez pas. Un chauffeur de bus stoppé en catastrophe hurlait devant un de mes abrutis qui venait de balancer à 100km/h sur l'autoroute une canette de bière Vous n'avez donc aucune autorité sur vos élèves ?  - Aucune, Ducon. Je le revois encore, ce grand pédagogue, ce grand stratège, regagner son siège les bras au ciel : je ne pourrais pas... je ne pourrais pas... - on fait moins le malin, chauffeur ? Un professeur : nécessairement triomphant, ridicule, ou chiant - point barre. Le lendemain même de ma retraite, j'ai tout renié. Tout vomi. Tout. Je ne veux plus entendre parler d'avoir été ça, jour après jour, trente-neuf ans : prof.

    Comme une insulte. C'est que, voyez-vous, ça ne sait rien, un prof. Ce sont les élèves à présent qui savent, et qui instruisent le professeur : le moindre sociologue vous le démontrera par a + b. Les profs ? Ils n'ont rien vu de la vie – la vraie, vous savez, celle où il faut se battre, se foutre sur la gueule, gagner son bifteck, celle qu'on n'apprend pas dans les livres (c'est fou le nombre de choses « qu'on n'apprend pas dans les livres ») la Vraie Vie, quoi. Pas nos 39 ans de guérilla. Contre l'ignorance. Contre l'arrogance. Insurgeant vaillamment notre propre connerie contre celle des Autres. Enfin certains. Et j'aimais bien les élèves. Les filles – qu'est-ce que je n'ai pas dit là - castration, vite !

     

    ...Les collègues ? Un pote par poste. Pas plus. Désolé. Peu de contacts. Certains s'épanouissent comme des baêtes dans le Collectif. C'est devenu leur élément. Leur accomplissement, leur jouissance. Le Travail Collectif. C'est même devenu obligatoire. Tous ensemble – tous ensemble - même leçon, même jour, sous la houlette pistonoïde de Son Autorité le Professeur Référent. L'Individu. Ecoeurante prétention n'est-ce pas d'exhiber - mea culpa - une fondamentale antinomie entre eux et Moâ (« mes conlègues », ça ne leur a pas plu, forcément).

    ...Vous savez ce qu'ils leur disaient, eux, aux élèves ? faites des efforts, qu'ils disaient, encore des efforts, allez, le « bon coup de collier » - on me l'a fait aussi ce coup-là, quand j'étais morveux - seulement voilà, quand on n'y arrive pas, on n'y arrive pas : vous avez essayé, vous, franchement, de « faire des efforts », en maths ? je leur disais donc, moi, à mes élèves ! - qu'il y avait dans la vie, cette fameuse vie voir plus haut, le facteur piston, le facteur coup de pot, et le facteur belle tronche. Le travail, bien sûr, acharné même si tu peux, mais Travail ne fera jamais le poids sans Bellegueule, Culot et saint Vernis. Des efforts ? J'en ai fait croyez-moi des efforts, par charretées - total pas de gloire, pas de pognon, pas de voyages, pas de femmes (« pas ici, pas maintenant, pas comme ça ») - chacun son expérience - mais enfin, je ne dois tout de même pas être ici-bas le seul à se voir rafler la mise par tout ce que le globe vomit de jean-foutre à échines souples, grandes gueules et rectums adaptables tous formats : « Mon Kourage !», «Ma Volonté ! » - et je leur répétais, moi, à mes drôles, que tout le monde était con, moi compris, mais que les seules Grandes Choses, les seules qui valussent la peine, avaient pour nom Littérature et Liberté.

    Notre pauvre petite vie, après cela, on peut se permettre de l'envoyer se faire foutre. Va chier la vie.

     

    Les bordels, c'est moi qui les ai déclenchés, c'est moi qui les ai souvent domptés, j'étais le grand déconneur-chef, nul ne me surpassait : Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs (Cocteau). Le dernier mot, c'était toujours moi qui le donnais. Pas par volonté. Ni par courage. Mais par peur. Par uirgence. Juste pour avoir très vite compris qu'il ne faut jamais laisser le dernier mot à l'élève. Jamais. A personne. Le cours partait en tous sens. Prof-clown. Trente-neuf années de poilade. Quand je me présenterai devant le Grand Juge tous mes enfants seront là, deux trois mille : « J'ai fait rire les enfants » - car le rire est le propre de l'homme.

    Assurément nous avons passé le flambeau tant que nous avons pu –mais ne jamais tomber du fil – où donc aurions-nous trouvé le temps du recul ? mes rares intrusion dans le sérieux se sont toutes soldées par des échecs : on s'emmerde m'sieur - je regrimpais sur le fil, et je les y faisais pirouetter jusqu'à la sonnerie - peut-on s'enliser sur un fil ? réponse : oui. J'aurais voulu, sincèrement, me remettre en question.

    Mûrir, par exemple ("qu'y a-t-il de plus navrant que ces vieux profs qui vont ressassant ans les mêmes plaisanteries sur "le veau automate" et « le veau aux tomates", "soupçonner" et "sonner la soupe" ? ...je vais te le dire ce qu'il y a de navrant : c'est ton indécrottable obession de vouloir à tout prix des distribution des prix : "Bien" - "Pas bien" - or toutes les vies se valent, toutes...). Finalement tous ces parents nous auront tout de même bien tolérés. Aux States, on se fait saquer à la moindre blague douteuse. Ici même, en douce France, Fabre, l'entomologiste (dont on a littéralement massacré le village natal...) - s'est fait proprement virer pour avoir appris à des classes de jeunes filles que la reproduction provenait de la rencontre d'une cellule mâle et d'une cellule femelle. C'était en 1867.

     

    Lieux et fantômes

    Quand je suis retourné dans une classe, vide, ce qui m'asphyxia, ce fut cette bouffée de vieillerie, d'oxygène vicié. Du délabré. Du bout de ficelle. Sans espace. Sans issue. Comme l'enfer d' Huis-clos. Pour rien au monde je ne revivrais ce que j'ai enduré dans ces endroits-là. Toute une vie de poussière et de craie, dans cet incomparable bouillon de culture où nous débattions sans fin, disciples ou collègues, pétris d'intuition prise au vol et d'éclats de rires compris par nous seuls. Car le vide produit l'étincelle et l'alambic distille l'esprit. C'est là une sociabilité minimale – étouffante à long terme sans doute, moins à craindre cependant que la mise à l'écart, terreau des calomnies.

    Ces rapports professionnels, obligés, ne m'empêchaient pas de me sentir unique, glorieuse exception dans l'exception, Saint des Saints dans le Temple... Ils le découvraient vite, tous, que je les ignorais. A cette espèce de cache glissant soudain au fond de ma pupille - dont nulle précaution n'est jamais parvenue à me débarrasser - et qui signifiait tu m'emmerdes. Tous ceux que j'ai croisés resteront à présent figés, encaustiqués, dans mon petit panthéon personnel - sans qu'il soit jamais besoin, ni même question, de les revoir. Ils croyaient encore, soyons fous ! - à la vie, aux émotions - à l'action - quand à la fin des fins tout un chacun devient le plus actif du cimetière... - mais en définitive, mes seuls amis, mes seuls complices, par connivence de caste.

    Appréciés dans l'exercice et les coulisses du professorat, en situation - mais hors de ce cadre, dépourvus de toute pertinence vitale. Partenaires de brillance et de délire. Au grand jamais je ne me suis enquis de leurs santés, deuils ou dentiers. S'enquérir de l'épouse ou de l'époux, des trois enfants dont le dernier en route ou du cousin de Perpignan, sans intérêt ; si je parlais de ma femme à moi, ce n'était que sur le mode badin, pour tirer à boulets rouges sur le sexe dit faible qu'on ferait bien mieux de nommer sexe chiant. Me fussè-je d'ailleurs aventuré dans les fondrières de la véritable relation sociale avec ceux que la langue castillane, si lucide et si percutante, appelle los demás, “ceux qui sont de trop”, qu'ils en eussent été choqués bien plus encore. Du moins pouvais-je à l'abri de cadre strict peaufiner mon étiquette de clown.

    Ainsi telle matheuse havraise, s'étant un jour publiquement souciée de la dépression de telle autre collègue, je m'étonnai qu'elles vécussent désormais sur ce pied d'intimité - mais c'est qu'en deux ans me fut-il rétorqué d'un ton aigre, il s'en est passé, des choses ! Deux ans ! moi qui depuis 20 de ces mêmes années restais au stade des salutations et des calembours bons ! ...J'aurais à peine en ces vingt-quatre mois lié connaissance, quand ces deux femmes-là évoluaient déjà sur le terrain sensible des confidences ! Notre Havraise cependant (pantalon gris collant, moule et minois fripés, avait à mon égard usé d'un tel ton d'arrogante alacrité que je me sentis sèchement ravalé, moi le pitre, à mes infirmités sociales - dont je me targuais à vrai dire un peu trop... C'est ainsi, sans trop en souffrir, voyant à quelles complaisances il m'eût fallu descendre afin de me frotter aux amitiés d'autrui, que ma vie s'est bornée aux propos de surface, avant les sonneries de cours qui nous renvoyaient chacun dans nos chapelles attitrées. Introduire dans ma vie quelque collègue que ce fût ne m'effleura jamais ; mon épouse en souffrit, mais ceci est une autre histoire.

    Et que se disaient-ils donc, mes collègues ? ...les propos de salle des profs, lorsqu'il m'arrivait d'en surprendre, me décelaient de chaleureux conciliabules de mémères de tout âge, les lèvres et la prunelle tout imbibés de ces prénoms en vogue (Jérôme, Christelle ou Carole) à l'exclusion de tout patronyme, Taillebite ou Chattenbiais, trop militaires sans doute. Je confondais, ma foi, la Julie de 4eC avec celle de 5eB. Ce n'étaient qu'enfants en difficultés, tous invariablement « mignons » ou “infects” pour les garçons, « chipies » ou “mignonnes” (décidément) pour les filles.

    Echanges de ficelles pédagogiques, mérites comparés des manuels (interchangeables selon moi selon l'usage qu'on en fait), si bien que le travail se poursuivait jusqu'à la ménopause café, jusqu'au réfectoire, jusqu'aux chiottes par-dessus les cloisons.

    Consciencieux, scrupuleux, boy-scouts, non, je ne les aimais pas. Trop de pédagogie, trop de mémères balançant sur leurs ouailles leurs quintaux de couënne mammaire. Quant à me pencher sur les circulaires, très peu pour moi. “Dans la peau d'un prof ? »... rien qu'à les reluquer, pénétrés de pudique importance, et bien qu'ils fussent je le confirme les seuls interlocuteurs valables, je m'appliquais à ne pas leur ressembler - du moins de l'intérieur. Leurs barèmes de mutation, leur gravité d'adultes responsables et comptables pensaient-ils de tant de destinées me rebutaient. Je les rebutais souvent aussi, ce qui n'étais que justice : je fesais cours autrement ; sans méthode.

    Sans J.O. de l'E.N. Au rire, au flair, au sentiment ; à l'anxiété, au coup de gueule – au jugé - tout comme eux, après tout. Sitôt sortis de salle, il nous fallait tous rejeter ce tohu-bohu, ce bordel, ce péril imminent permanent - ce don de nos personnes, ce gaspillage du bien le plus précieux : le temps, notre temps, sans trêve. Le dernier de nos soucis était de recuire et de reruminer entre nous ces alternances d'inspiration et d'incompétence crasse constituant souvent les meilleurs cours - et cependant se blottissaient obstinément dans les recoins, près des casiers, d'obscènes conciliabules - obscurs et marmottants, confessionnels, compassionnels - polissages de clites et triturations de glands. Certes, nous savions apprécier les disputations sociopolitico-anthropolo-etc., et même les lamentations (vite rabrouées : Nous aussi, qu'est-ce que tu crois ?) - mais souvent aussi les histoires de cul, autrement fédératives. Pour ma part je creusais très profond les ornières de la fétidité, au grand dam du clown concurrent : "C., je t'inviterai chez moi le jour où j'aurai les chiottes au milieu du salon. - Eh bien, tu n'auras qu'à y faire ton entrée - mais je n'ai pas dégainé cette réplique foudroyante, hélas ! ...je ne m'en suis avisé, hélas ! hélas ! que dix bonnes années plus tard. La règle des règles en milieu professionnel, consiste à tenir le milieu entre soutien de principe (allez hop ! on reprend le collier !) et le grand numéro de guignol : "On n'est pas obligé" m'avait un jour gueulé telle collègue unanimement détestée "de supporter ton avalanche perpétuelle de conneries". Et je lui eusse dit, moi, à cette infecte teigne puante de la gueule aux aisselles, que ma foi si, tout le monde était bel et bien obligé de se supporter, tant bien que mal, entre couillons - on appelle ça "la vie en société" ma conne, lui eussè-je braillé - "autrement, c'est tout simple : tu m'évites" - et j'aurais ajouté - vous pensez bien que je me suis maintes fois rejoué comme tout le monde ma petite scène compensatoire - "personne ne t'a jamais que je sache instaurée porte-parole du Tribunal du Peuple".

    Dix ans plus tard bien entendu.

    Je cabotinais. L'essentiel est de bien montrer qu'on le fait exprès. De toujours maintenir le fil délicat qui sépare le comique du ridicule - "pas toujours, M'sieur » - le naturel, voyez-vous, ne vaut rien, à ceux qui manquent de naturel. Ces derniers se soucient sans cesse, justement, de ce que peuvent penser les Autres – pour se faire aimer - « ...que vous voulez donc leur dire, à tous ces parents ? m'interrogeait-on très finement – se faire aimer, voyez-vous, c'est très précisément la gaffe à ne pas commettre. Mais ça, on ne l'apprend qu'au bord de la tombe. Notre rôle, c'est à nous de l'imposer.

    Personne ne nous le demande. On ne t'a pas attendu, pour (ceci, cela) répétait mon connard d'oncle. "Sages cervelles" et autres pisse-vinaigre pourrons vous le marteler tant qu'ils veulent : nous ne pouvons jamais comprendre avant qu'il ne soit écrit que nous comprendrons. D'autre part, toutes ces autres-là ne se sont jamais avisés, du plus profond de leur épaisseur, de cette flagrante contradiction qui n'a jamais dû effleurer leur cortex : comment peut-on, à la fois, se prétendre « formé par le regard des autres » (« nous ne sommes que  ce que les autres vous considèrent ») et bramer, flamberge sartrienne au vent, qu'il faut «tracer sa route » « sans regarder personne » ?

    Reconnaissons tout de même qu'il faut, dans ce grand écart périnéal, une balourdise, une impudence, hélas partagée par une immense majorité... Si je l'ai fait tout le monde peut le faire ? à d'autres ; les flambards, contorsionnistes et autres comportementalistes, je les emmerde. Je leur interdis de baver leurs blâmes, leurs mépris, leurs insultes sur celui qui ne saute pas dans le vide. Celui qui échoue. Celui qui ne sait pas quoi faire. De s'ériger en procureurs du peuple, selon son appartenance (ou non) à tel ou tel type, à tel numéro de catalogue inamovible, c'est-à-dire en définitive en fonction, tout compte fait, du plus parfait et du plus intolérable racisme...

    Racisme centré sur le moi. Mon existence, Mon expérience à moi personnelle en tant qu'individu individuel, n'a jamais cessé de me montrer les Autres, précisément, automédaillés de tous les mérites de la clairvoyance, toujours se précipitant d'eux-mêmes en plein milieu de ma gueule sans que je leur aie rien demandé pour me trompetter dans les narines ce qu'il faut penser de moi, de mes mots, de mes gestes, jusqu'à la façon, parfaitement, dont je me permets de mettre un pied devant l'autre (t'as vu sa démarche ? ) - les autres, ces fameux autres ! ...pour qui nous devrions tous nous confire en abnégation militante ! ces autres qui ne se sont jamais gênés d'un poil

    pour vous dire grossièrement (sincèrement!) que non, vraiment "on n'était pas « comme ça » - et que l'urgence première était de vous rééduquer, de vous enfermer - ce serait donc par cette engeance, par cette race, qu'il faudrait à toute force se faire admettre, adouber, aimer ?

    Tel petit blond rasé de 13 ans et demie, comment je te l'ai soigneusement rempaqueté la moitié de la France d'après toi devrait donc se faire coffrer à l'asile, et l'autre moitié au pied du mirador avec un flingue pour canarder les fugitifs ? comment qu'il a fermé sa gueule, l'apprenti facho ! classe supérieure en fin d'année, allez hop, pour ne plus voir sa tronche en brosse ! ...je me serais donc très exactement comporté comme tous ceux sur qui je viens de cracher ? Mes collègues, je le répète, sont bien restés les seuls trente-neuf années durant avec qui j'aie pu partager les mêmes codes - mandarins et brahmanes : même bagage, même structure ; il était même fréquent (...avant la génération internet - faciès de celluloïd - les joues poupines et les yeux vides) - de découvrir jusqu'à des profs de maths, parfaitement ! hellénistes... bref, je nous compare, toutes proportions gardées, à ces poilus de 14-18 infoutus de se souffrir entre eux, mais scellés du même éclat d'obus : totale interdiction, pour les civils, planqués et autres pékins (los pequeños) d'articuler le moindre son, d'esquisser la moindre mimique à propos de la Guerre - ta gueule ! c'est à nous d'en parler ! pas à toi ! (chef-de-gare-mobilisé-sur-poste ! cocu ! - j'ai laissé, si je peux dire, mes collègues au front.

    Au casse-pipe. Rien au monde ne m'y ferait revenir. Prime financière ? – macache - à mon tour à présent d'être lâche. Quarante ans de tranchées, sans un poil d'évolution : raide je fus, raide je reste. J'ai bien tenté, deux ou trois fois, de modifier tant soit peu mon jeu avec mes disciples : sous des tombereaux d'ennui, bordel garanti en trois minutes d'horloge. Je ne me pardonnerai jamais cette Ballade des pendus que j'ai littéralement massacrée un jour selon les strictes directives inspectoriales paragraphes tant à tant ; il s'est très vite dégagé de la classe de telles vapeurs d' accablement que ce sont les élèves eux-mêmes qui ont fini par me supplier en chœur : « Du cul ! monsieur, une vanne de cul, par pitié ! » J'obtempérai dans un lâche soulagement ; François Villon ne m'en eût point blâmé. Le vrai, pas celui de Jérusalmy. Sans cesse catapulté d'une classe à l'autre au grand galop dans les couloirs, je n'ai pas eu le temps, même chez moi, du moindre recul, de la moindre remise en question, du moindre progrès, pédagogique, moral ou éthique. Certains, moins pressés par l'essoufflement, plus athlétiques, plus couillus, « s'en donnent les moyens », comme le répètent les « sages cervelles » - moi je n'ai pas pu. « Pas voulu », radoteront les mêmes et les psychiatres, que je conchie, avec frénésie. Le cœur du métier ? C'est que je m'emmerde, très vite - comme dans la vie, comme en compagnie - comme partout. Et quiconque s'ennuie ennuie autour de soi.

    Surtout devant des ados. De plus en plus tôt dans l'année, je n'ai plus eu que ce moyen de captiver mes élèves, de me stimuler moi-même : plaisanteries d'abord plates, puis, progressivement, scabreuses - dose maximale presque immédiate ; et ce, dès avant la Toussaint, en fin de carrière... Tous les manuels du Parfait Petit Pédagogue Illustré vous le ressassent à l'envi : « Soyez très strict dès le début, afin de pouvoir plus tard, peu à peu, desserrer la vis » - or jusqu'en 2120, à supposer que notre civilisation et ceux qui la bitent aient survécu, les descendants de mes disciples se souviendront encore de ceci : le jour même d'une rentrée, je me suis pointé en cinquième, bondissant tout le long du couloir, à la façon d'un kangourou.

    Quand je suis arrivé près de mes futurs élèves, ils se tenaient tous tassés contre le mur, terrorisés. Ils sont entrés tout raides en classe, dans un silence mortel. Sautant alors sur l'estrade, dardant un œil parfaitement inexpressif, je leur ai lancé, glacial : Asseyez vous (c'est un petit Roumain qui me l'a écrit dans une rédaction ; il précise aussi que j'étais « mal vu en ville » ; il m'apprit de belles et substantielles insultes dans sa langue : du coup, je me suis mis au roumain – ce qui est bien plus difficile qu'on ne l'imagine). Pis encore que l'ennui en classe : la vie conjugale chez soi. Lorsque mon épouse (ma mère ! voilà ! il est content le monsieur !) me submerge à domicile de récriminations et d'inerties boudeuses voire grabataires, moi j'emmerde en retour, en cours, mes disciples.

    A fond. C'est involontaire. Il m'a fallu de longues années à m'en apercevoir, à établir le rapport de cause à effet : tu manges, tu chies. Ceux qui prétendent régler par la volonté les mouvements boyautiques feraient mieux d'essayer d'arrêter de fumer, eux-mêmes, tiens - pour commencer. Ensuite, et ensuite seulement, ils s'arrêteront, si Dieu veut, et pas avant, de dire des conneries, et surtout de les publier. Turlupinade sur calembredaine donc, sans pitié, sans répit et à jet continu, sans laisser subsister la moindre faille où se glisserait le souk personnel de l'auditoire - mes rugissements recouvraient tout ; il est bien précisé cependant p. 26, §3 virgule 7 ½, que l'enseignant digne de Cenon (ou de Floirac) ne doit pas se laisser aller à se servir de sa classe afin

    de régler ses comptes personnels. Comme exutoire à ses diverses névroses. A d'autres. Pas le temps. A moins de bénéficier, de naissance, de cette propension à la schizophrénie, d'un côté l'homme d'affaires bien rapace, de l'autre le clown Woody Allen par exemple ; ou bien Jacques Brel privé, Jacques Brel sur scène : “Je fais travailler Jacques Brel” - formule atroce - trop avisé, Jacques ; trop scindé. Le trucage de scène, tu le trouvais dans ton écartèlement. Peut-être as-tu dit adieu pour tout cela.

    Réussir, c'est tricher. On s'arrête, ou on crève : Piaf. Fréhel. Weissmüller. Lugosi. On n' « économise » pas pour s'acheter « un avion », fût-ce aux Marquîîîzzzes – mais chapeau, Jacques. Moi, moi qui suis encore le plus fier, jamais je ne suis parvenu (jamais je n'ai voulu, os méprisant jeté aux trous du cul) à remettre de l'ordre là, voyez-vous : juste sous l'os frontal. Médiocre. Nombriliste. Né comme ça. Ennemi de toute méthode, de tout effort – dans le feu du boulot, si ; mais alors, tu brûles tout, sans autre dessein ni destin que l'Immédiat. Dans Martin Eden, chef-d'oeuvre universel, Jack London démontre sans échappatoire qu'en sortant du boulot, on n'a plus envie de faire de la bicyclette, ni de lire ni de rien : juste se taper une bonne cloche, et au pieu.

    Je voudrais bien que nos autoproclamés penseurs se mettent une bonne foi au turf, juste pour voir - il y en a qui y arrivent ! qui se transforment ! qui progressent ! - d'autres, en effet, oui. Beaucoup même (des sauteurs à la perche, des hargneux) - mais pas moi. Pas nous. Trop fiers, trop cons. Et nous ne sommes pas seuls comme vous nous le faites croire. Nous sommes des millions. Et pas des phénomènes de foire. Tous à glouglouter. À couler. Mon naufrage donc, mon sado-masochisme de sous-préfecture, eh bien si, en plein sur mes classes, par tombereaux - mais ! mais ! en le leur disant - et – ce qui est absolument indispensable. - en me foutant de ma propre gueule. Des types comme lui, il en faut un par établissement, mais pas deux, non, ce serait trop  - je cite ) - le rire, donc, et mes élèves tous complices, bon gré mal gré, de cette fausse duplicité : faux, mais dans le vrai (ou le contraire ? ou le contraire ?) - démontant, disséquant - on ne peut rien t'acheter, tu démolis tout - je voulais savoir “comment c'était fait à l'intérieur » : libre à certains de haïr ce ricanement perpétuel ; ou cette invitation à venir faire le guignol, à son tour, un par un, sur scène - c'est très précisément, tout arrive, ce que les instructions inspectoriales appellent ""veiller au développement de la personnalité de chacun" ; instructions laissées à l'interprétation de tout enseignant.

    A l'âge où l'on se construit, balancer le doute, plein la gueule. Bien sûr il existe d'autres maîtres. Plus croyants. J'ignore qui ment le plus, qui ne ment pas. Des comme lui, il en faut un seul par établissement ; mais pas plus. En dépit de tous les « modes d'emploi », de toutes les « philosophies », de toutes les « logiques ». Ce fut une terrible époque. Ni plan ni pudeurs. Mes agressivités furent d'absolues nécessités. C'était de l'amour. Ils le vivaient comme ça, mes disciples. Et non comme « une accoutumance ignoble des pauvres élèves au sadomasochisme relationnel, qui reproduit de génération en génération les comportements destructeurs » - ignares ; curés ; boys-scouts - en vérité, je vous le dis, vos gueules.

    X

    On me demande parfois ce que m'ont apporté mes élèves : sans eux en effet, sans leur appui, sans leurs souffrances, je me serais retrouvé en épave, bourré de neuroleptiques, dérivant de petit boulot en petit boulot... J'y reviendrai.

    X

    Mes deux premières nominations (non suivies d'effet) furent Draguignan, et Fougères. Heureuse époque, où l'on recrutait au petit bonheur, pour deux si prestigieuses affectations ! Je vous parle ici du fin fond de la préhistoire. Année 66. Du fin fond des toutes les profondeurs, où se forment les larmes, les vraies, les intarissables, celles qu'on ne verse plus. Polnareff, Kilimandjaro (Pascal Danel), une grande aube sur tout l'univers, avec de longs filaments fuligineux de persistante sinistrose. Nous habitions Nice, en voyage de Noces. Deux courriers le même jour ; en ce temps-là, à peine pourvu d'un certificat de licence - au moindre diplôme - tout de suite le pied à l'étrier, la préhistoire vous dis-je : Fougères, et Draguignan - pour cette dernière un fouillis de villas pris dans les cistes, on y brûla plus tard des pneus – il se pschitta surabondance de lacrymogènes – depuis, le Dracénois somnole au cœur de l'arrière-bronze-cul de la Côte. Nous avons tant rêvé, père et mère et moi, sur Le Muy, Brignoles, Trans-en-Provence - ils avaient envoyé des lettres naïves aux instits de là-bas, pour se renseigner, sur le climat, les productions agricoles et la proximité des services publics. Le plus beau fut qu'on leur répondit... Draguignan... Son accent (ou le nôtre) – Draguignan, « la cité du dragon » - des riches au km², des riches, des riches, portes fermées, pas de centre-ville (quatre bâtisses jaunâtres, jamais remis les pieds depuis). Pour Fougères voir plus loin. Or, comme j'avais potassé, je me suis payé 14 au certif de grec (première session, la cata : « Mais c'est du roman feuilleton ! » s'étranglait Aufuret - "quelle note voulez-vous que je vous attribue ? » J'ai donné la seule réponse possible : « Ce n'est pas notable !  - Pas notable, en effet ! pas notable ! ») - le même, en septembre : construction du radeau d'Ulysse.

    Il me l'avait gratinée mon explication la vache. Traverses, vergue, bôme et tout le toutim, syntaxe en foutoir de rigueur comme partout dans l'Odyssée. Je te lui ai tout décortiqué, recta. Aufuret s'effare : « Comment se fait-il  que vous ayez réussi à ce point ? » Et moi, cafard, carrément puant : « J'ai travaillé ». Mais ça valait 18. Pas 14, Professeur Aufuret.

    Fougères à présent. Si ma femme (n’est-ce pas...) n'eût pas été à ce point attachée à sa mère, nous aurions vécu dans la forteresse de Bretagne, « Vive Fougères et Clisson ». Finalement visitée en 2040, cette sous-préfecture n'était alors pour moi que la ville de Marche, vendeur de chaussures (ça ne s'invente pas), n'imaginant rien d'autre de toute sa vie que de vendre des chaussures et vendre des chaussures. Il m'écrivait de braves lettres bien appliquées. "Et moi, moi qui me croyais le plus fin", je lui ai répondu un jour que je le méprisais (« tes lettres sont con ») et qu'il devait cesser de m'écrire. Mon père m'en avait dissuadé : “N'écris pas cela ; tu feras de la peine pour rien.” J'ai posté ma lettre tout de même, car je m'estimais, moi, intensément rigolo, profondément original. Comment pouvait-on désirer une vie obscure ? ...j'envisageais alors, fort démocratiquement, la célébrité pour tous..

    Collègues, élèves, indifféremment, me servent de banc d'essai ; mon stock d' « histoires drôles » stagne, depuis la puberté, où je dévorais d'affligeantes publications humoristiques en vente libre. A ceux qui me flagornaient sur mon "esprit" je répondais "mémoire". A présent j'imagine encore un tas de pitreries à jamais virtuelles, et j'éclate de rire tout seul, d'un rire bref et sourd, comme un vieux clown à ressorts ; par exemple, à mon ami Cremoux, je n'ai jamais eu l'esprit si l'on peut dire de brailler « Tu es méchant, Cremoux. » ; je le regrette de tout mon cœur. Il est mort à 36 ans d'un cancer des couilles.

    Foudroyant. Etrange chose en vérité que d'apprécier si cher ce qui ne fut que l'excrément de mes cours, alors que leur substance même encore aujourd'hui me rebute. Des terminales à Beauvoisis m'ont demandé si je pensais ce que je leur disais. J'ai répondu que non, mais que je n'avais pas le droit de leur insuffler mon désespoir - ils m'ont regardé profondément : ils m'auraient parfaitement compris ; c'est à 18 ans que l'on prend toute la mesure de son désespoir. Ensuite j'ai stupidement émis des doutes, en conseil de classe, sur la sincérité de l'intérêt que tous me portaient, me demandant si ce n'étaient pas des lèche-cul, ce qui était faux.

    D'une semaine sur l'autre ils ont cessé de participer - je n'ai jamais pu rattraper le coup. C'est un vice atroce de se méfier de ceux qui vous aiment, et de sélectionner toujours avec un instinct sûr ceux qui veulent vous rabaisser. Je voudrais bien que tous ces grands savants que j'ai côtoyés, que j'ai crus, me guérissent à présent ; mais ceci est une autre histoire - bref : les abîmes de Pascal ou d'Homère me semblaient sans doute bien communs, à la disposition de tous, tandis que mes blagues de cul, ah ! comme elles engageaient bien plus mon ressenti intime, n'est-ce pâââs... Je revois levés vers moi tous ces jolis groins hilares et juvéniles dont certains déjà – lesquels ?- appartiennent à des morts. J'ai tant vu de ces corps tordus de rigolade - corps interdits – faces blanches des vierges aux fossettes rieuses - tant de bouches rigolardes et dévorantes, moi bisexué multiplié sans fin. Dévorant tout vif le dompteur, comme beuglaient aussi la gueule ouverte tous ces épiciers, représentants de commerce et autres parents d'élèves en congrès, acclamant à tout rompre leur porte-parole qui détenaient avec eux tous, n'est-ce pas, la «vérité vraie de la vraie vie », alors que les profs, n'est-ce pas, ne connaissent rien à la vie – figurez-vous, tenez, l'assemblée du Bal des Vampires, de l'immense Polanski...

     

    Quelques bien bonnes

    Je me souviens d'avoir dit : « Je ne suis pas si con que VOUS en avez l'air". Au premier rang un petit garçon, fils de collègue et pur comme un gosse de pub, reprenait l'expression en sautant de rire sur sa chaise - cette volte-face pronominale, il voulait me montrer, démontrer à tous qu'il avait mieux compris que tous les autres. Depuis je l'ai resservie souvent. Je me souviens aussi, par association, du fils Troïlus, (le Troyen, le Traître), spontané, aussi blond, vivant seul avec sa mère inf irmière ; il avait été exclus pour avoir composé un texte pornographique de la plus haulte graisse. « Mais tu t'es fait aider ?

    - Non non, répliquait-il modestement. Adorable. 56 balais aujourd'hui au bas mot. Peut-être mon voisin d'en face, qui n'a toujours pas mis son nom sur sa boîte aux lettres. Autre facétie : avoir répété toute une année scolaire, en me frottant les mains d'un air sardonique : « Alors les enfants, vous avez bien appris votre petit veau aérophagique ? » L'année suivante l'un d'eux est venu me trouver : il s'agissait d'une leçon de veau qu'a bu l'air. Sur celle-là, j'avais tenu bon. En revanche, je n'avais pu me tenir, au dernier jour, de révéler que mon fameux dialecte judéo-morave enseigné par ma mère (60 000 locuteurs dans le monde au plus) était du français : il suffisait de remplacer chaque voyelle par la voyelle qui suivait, de même pour les consonnes. Fi nôni rwazmit duttuppit. « M'sieur, vous nous avez eus... » A qui se fier ? ...Le fils Ducinge disait de moi, dédaigneusement : « Il n'a rien inventé ». Quand je sautais à pieds joints en couinant «kwika ! kwika ! », il faisait observer que j'avais trouvé cela chez Mandryka, dans « Fluide Glacial ». Le même Ducinge cependant me défendit : je n'avais jamais claqué le cul des filles, mais, par bouffonnerie, leur sac à dos - merci, scrupuleux Ducinge ; plus tard j'appris, du même, qu'il était bon de déclarer, à l'oral du bac : « J'ai fait du latin avec M. C. » pour obtenir l'indulgence de l'examinateur, car avec moi, comme de bien entendu, on ne faisait rien ».

    De lui, ou de sa sœur : enfants Ducinge, enfants prodiges, je vous emmerde. Mais une Justine très brune m'avait félicité de ne pas avoir été prise au dépourvu lorsqu'il lui fallut faire un petit commentaire de texte latin : «Très bien Mademoiselle ; les autres, quand je leur demande cela, ont toujours l'air de tomber de la lune. » Ce que ne faisait pas le père de

    Gamaliel, juif, PDG, cancéreux, laissant seul son fils à quinze ans ; lequel me confia que son père possédait une vaste culture. Il me montra un jour son vrai prénom de juif : « Haïm », « La vie », en hébreu, sur un fin collier d'or. Il me dit aussi, seul à seul, dans ma classe, que tel texte obscur, tiré de la sagesse médiévale, l'avait beaucoup aidé à surmonter son deuil. Comme tout est bizarre.

    Cassé...

    Voyez-vous, ce qu'il faut, c'est “casser” les élèves, de façon qu'ils en retirent une jouissance : l'un des plus puissants ressorts humains. D'aucuns interprètent cela dans le sens défavorable : celui de dominer, de faire adorer la domination - pas du tout; il faut en vérité se trouver atteint d'une perversion bien terre-à-terre pour imaginer que la domination du maître soit un écrasement. Les latinistes survivants distinguent nettement le magister, ou maître d'école, du dominus, maître d'esclaves. Le grand Nicolas Bouvier, immense voyageur, s'était fait huer à Montréal dans un congrès lesbien, en affirmant haut et fort que l'apprenti demande quelque chose au maître et n'a qu'une envie, celle d'apprendre et de s'instruire...

    De même une diarrhée de connards, parmi lesquels Jean-Charles et, trois fois hélas ! Jacques Brel, ont décrété que le latin « ne servait à rien » (prononcer bien « Sassè'ha'hien », d'une seule émission de voix, en grasseyant bien les « r » et la tête en arrière, « à moi on ne la fait pas », si fier de casser de l'intello.) - le peuple, parce que peuple, emboîta le pas : le sarcasme se fit serviteur de l'ignorance ; et le latin, fasciste, fut enfin éliminé.

    X

    Quand mes disciples se plaignent du trop de devoirs, je leur dis : "Fallait pas naître - On n'a rien demandé". Je me trouve en profonde adéquation avec le ressenti adolescent. Ne pas leur débiter de boniments genre « travaillez, faites des efforts, vous aurez de meilleures notes, et une bonne situation (qui rapporte...) » - rien de tout cela. Certains conlègues sont furax : “A quoi sert tout ce qu'on leur dit, si tu leur apprends exactement le contraire » - bien vu. Je vais vous expliquer comment Véra, éducatrice et virago, traite ses prédélinquants ; elle les engueule, et c'est elle qu'ils préfèrent. Les autres instructeurs et -trices en effet les apostrophent : “Vous en avez de la veine, qu'on s'occupe de vous comme ça !” Véra : “Non, vous n'avez pas de veine. Pas du tout même. Vous savez qu'à la première gaffe, vous retournez devant le juge, qui vous renvoie croupir en taule. Alors vous arrêtez de faire les cons, n'essayez même pas, parce que vous êtes sur le fil.” Les mecs répondent : “C'est vrai madame. Vous au moins, vous racontez pas de bobards".

    Il faut donc dire aux élèves : “Vous êtes ici pour en baver. Vous ne travaillerez plus jamais autant que ce que vous faites maintenant, avec juste le temps de bouffer, de vous faire engueuler et de vous remettre au pieu.” Ajouter que les trois années que personne ne voudrait revivre pour rien au monde, c'est la seconde, la première et la terminale. S'ils ont vraiment trop de travail, accepter les accommodements. Mais discuter. Concéder ce que l'on peut, sans hargne, un compromis reste toujours possible -- discuter, afin d'expliquer pourquoi, la plupart du temps, on ne peut rien changer.

    Non, rien de rien... - ça ne se décrète pas - moi, je regrette tout.

    Le jour du bac : “Si vous avez un renseignement à demander, venez me voir, et je vous expliquerai pourquoi je ne peux pas le donner”. Ils aiment ça la brutalité les élèves. C'est ça le respect. Leur dire tout. Les tenants, les aboutissants. Comme aux grands. Malgré ma "grossièreté", Monsieur l'Inspecteur, j'étais respecté - avoir raison ? Tout le monde peut avoir raison. Il suffit de posséder à fond sa sophistique : Montaigne écrit que nulle cause n'est assez mauvaise pour ne pas avoir malgré tout ses défenseurs de bonne foi, munis de toute une panoplie d'arguments valables - voix de Chirac: « Ta gueu-ll-e... » - toujours avoir le dernier mot ; j'enseignais aussi cela.

    Je leur dis ça, aux élèves. Ça les fait rire. Parce que c'est complètement crétin. Mais tellement vrai. C'est même à cela qu'on reconnaît le prof : il a toujours le dernier mot. Va te faire enculer. - Ça tombe bien, j'ai la diarrhée. Souvenez-vous de Camus : “Il faut bien frapper, quand on ne peut avoir raison” - je préfère “Quand on ne peut avoir raison, il faut bien frapper”. Elmer Hubbard, mort en 1915, a dit : “Vous ne pouvez pas répondre à un argument de votre adversaire ? rien n'est perdu ! Vous pouvez encore l'injurier.” Il est illusoire, bas et profondément mercantile, d'enseigner aux enfants qu'ils peuvent convaincre (ou persuader) au moyen de procédés logiques : l'utilitarisme, le rase-motte a encore frappé : le français doit “servir” à quelque chose, n'est-ce pas.

    A se défendre dans un procès. A “convaincre” - je défie quiconque de distinguer l'argument valable de l'argument fallacieux : c'est le cœur qui entraîne l'intime conviction. Pas le cerveau. « Mais alors, mais alors - la porte est grande ouverte à tous les excès fanatiques !" - c'est le risque. Descartes parlerait de « raison », Jean-Jacques de « vertu » ; l'une comme l'autre, vicieusement appliquées, justifièrent souvent l'inqualifiable. Question pour toujours en suspens. Mais le but, le propos de l'enseignement du français, ce n'est pas la "technique de conviction" ni l'esprit de chicane - non. C'est le plaisir de lire. Et d'écrire. Ensuite seulement, et loin, loin derrière, l'« utilité », de l'engagement pour les "bonnes causes" - lesquelles ? les vôtres ?

    L'utilitarisme en vérité a vérolé l'enseignement jusqu'à la moëlle, voire toute la littérature. Certes, écrire implique, obligatoirement, une dimension d'engagement. Mais à l'insu de l'écrivain. Par pîtié. Que ce soit à son corps défendant. A sa plume défendante. S'il le fait exprès, il risque de laisser choir, par le fait même, la littérature : il distribue des tracts paroissiaux. Vous pouvez sans doute les déduire de son œuvre, voire très facilement. Mais il ne l'a pas fait intentionnellement. Il ne s'est pas dit, sciemment : “Voilà ; j'ai raison, j'ai trouvé la balance à peser les balances, je vais vous démontrer ça et ça, et ceux qui penseront autrement seront des chiens qu'il faut abattre.” Jamais.

    On ne peut pas raisonner. Bien sûr que je prends les autres pour des cons. Tout paranoïaque qui se respecte, chacun de nous s'il s'examine, prend les autres pour des cons. “Par rapport à moi-même, je ne vaux pas grand-chose ; mais par rapport aux autres...” - signé Monsieur Tout-le-Monde" – la signature fait partie de la citation, qui est de Villiers de l'Isle-Adam si j'ai bonne mémoire. Certes, déclarer cela tout à trac vous expose immanquablement à passer vous-même pour un fieffé imbécile. Eh bien, battez votre coulpe, qu'est-ce que cela coûte ? affirmez haut et fort que oui, vous êtes encore plus con que les autres - cela leur fera tant plaisir ! et quand tout un chacun se sera finement esclaffé, reprenez votre connerie, et lisez ce qui suit : j'avais cru pouvoir un jour démontrer par a+b à tel contradicteur qu'il n'était pas raciste, mais simplement détestateur de la fraude, quelle qu'en fût l'origine; il acquiesça avec chaleur. Puis sur-le-champ, j'ai bien dit sur-le-champ, très exactement comme si j'avais pissé dans un violon, il se remit à me dévider, tels quels, au mot près, comme un perroquet mécanique, l'intégralité de ses propos racistes: les gens ne se convainquent pas. Ni par la logique, ni par la cuistrerie rhétorique dont les pédagogistes tiennent à nous submerger (j'ai acquiescé, à ma grande honte, dans ma propre classe, au fichage administratif de mes élèves étrangers... heureusement d'autres collègues, plus courageux que moi, refusèrent de collaborer à cette "simple démarche statistique" ; elle fut sur-le-champ interrompue...)

    Apprenez bien cela, théoriciens cravatés : les convictions humaines se fondent sur des critères affectifs, émotionnels, névrotiques, burlesquement drapés d'oripeaux rationnels. Et ne modifient aucun comportement. Un lâche reste un lâche, une brute trouvera toujours une batterie d' "arguments" infaillibles pour justifier ses brutalités et vous fermer la gueule.Anche tu hai le tue buone ragioni déclare Corto Maltese avant de flinguer le salaud de service. Telle est la nature humaine. Comme les bras ou les jambes. Vice de fabrication. Péché originel si vous y tenez. Simplement cachez-le. Ne nuisez jamais sciemment aux autres cons vos frères (au passage une bonne formule : « Rigolez, rigolez de ma connerie ; ça vous évitera de pleurer sur la vôtre ». Une seule s'est tournée vers les autres : « Vous vous rendez compte de ce qu'il vient de vous casser, là ? » Mais au milieu du brouhaha, personne n'avait entendu.

    Grossièreté

     

    Je n'ai jamais compris ce qu'on me reprochait exactement. J'ai

     

    sursauté, reculé d'un coup, à sept ans, quand les enfants de Guignicourt,

     

    que je ne connaissais pas, que je n'avais même jamais vu, m'ont déclaré

     

    soudain, tout à trac "On ne joue pas avec toi, t'es grossier". Je n'avais pas

     

    encore ouvert la bouche. Ce n'est que tout récemment, à plus de cinquante

     

    ans, que je me suis ressouvenu, à l'improviste, de ma mère susurrant à ma

     

    grand-mère, du coin des lèvres : "Et puis, je ne veux pas qu'il joue avec les

     

    gamins de par ici ; dis-leur n'importe quoi, qu'il est grossier, par exemple".

     

    Mission accomplie. La même année, au Thillot près de

     

    Remiremont, je me fais pourchasser par une horde de gosses : je leur avais

     

    dit "J'ai un secret ! j'ai un secret !" - ils ont fini par me coincer, hors d'haleine, sous un abri

     

    de tôles disjointes. "Celui qui paraissait être le chef" m'a fixé droit dans les

     

    yeux : "Alors, c'est quoi, ce secret?" Et moi, tout minaudant : "...Je suis

     

    grossier. - C'est tout ? ben nous aussi on est grossiers, c'était pas la peine d'en

     

    faire toute une histoire" Il s'est retourné vers les autres : "Allez, on laisse

     

    tomber". Je n'ai plus joué avec qui que ce soit.

     

    "Je suis grossier. - C'est tout ce ue tu trouves à lui dire ?" me

     

    lançaient mes parents ; je me souvenais à peine d'avoir joué avec cette fille

     

    dix ans plus tôt, à trois ans et demie. Ses parents à présent ébouillantaient des

     

    poulets vivants, la têt en bas par paquets de six, pour un groupe industriel.

     

    Et nos quatre parents nous couvaient des yeux : "Eh bien, allez-y ! Dites-vous

     

    quelque chose ! ...mais enfin, dis-lui quelque chose !"

     

     

    En classe, c'est de plus en plus tôt dans l'année que Maître Moil'Nœud se livre à des flirts avec le caca-prout. Il pète par la bouche. Sans arrêt. Surtout quand il se baisse pour ramasser quelque chose. "Heureusement qu'on sait qu'il est intelligent, sans ça quelle vulgarité..."

    Evoquer Chardon que je suis arrivé à faire passer en seconde par son sens du français ; avait sorti la blague ignoble : « Papa, caca... » - j'ai dû me farcir l'intervention indignée d'une espèce de conne, scandalisée que la classe ait pu rire : « C'est ce que vous faites tous les soirs à votre fils ? » Je me fis ensuite un devoir d'emmerder la fifille à maman tout le reste de l'année. À chaque plaisanterie scabreuse je précisais : « Et pour les débiles, je ne fais pas de propagande ». La fille regardait autour d'elle, morte de honte, mais personne jamais n'a rien soupçonné. Il y a vraiment des parents qui ont du temps à perdre. J'ai parfois pris des airs entendus pour proclamer que mes ddisciples abordaient tous désormais cet âge où « les garçons commencent à s'intéresser aux filles ; et les filles aussi. » Un temps. «...aux filles. » j'ajoutais que là, oui, je faisais de la propagande – devant les filles, soudain plus indéchiffrables les unes que les autres...

    Garbi Effendi, outré de tant de plaisanteries de cul, m'offrit pour finir son sermon, d'homme à homme et non sans condescendance, un énorme cigare ; et son fils, à la fin de l'année, un 33 tours de Fernand Reynaud, sitôt subtilisé par mon honorable épouse, qui haïssait le rire - j'étais marié ! – pourquoi ne pas s'assoir pourtant sur un fauteuil en décrétant : « nous allons rire ? » « Un fusil, c'est fait pour fusiller ! Une mitraillette, c'est fait pour (toute la classe) mitrailler ! Un canon, c'est fait pour (toute la classe) canonner ! Et un tank... » Enfants de s'esclaffer - «...pourquoi riez-vous ? à quoi pensez-vous, bande de petits vicieux ? » Les hurlements redoublent... (« c'est vous, M'sieur ! c'est vous! ») Concours de faux pets.

    On se lasse avant lui ; mais un beau jour un vieux gaz lui descend le rectum, au Moil'nœud : il entrouvre la fenêtre, il se lâche sournois - et hop, le petit coup de vent coulis bien traître qui rabat tout vers l'intérieur – et d'un seul coup d'un seul tous les gars du premier rang comme un seul homme qui se remontent leur col roulé sur le nez - ah la vache... ah l'enculé - tous étouffés sous le tricot - admiratifs, tout de même. Et moi je ne les détestais pas trop les garçons du premier rang. Moins beaux, mais plus francx. « Vous êtes tous là à me regarder avec vos yeux en anus de mouche". La fille Braillard, bien forte en gueule : « Je vous emmerde ! - Torchez-vous mon amie, torchez-vous." Tout le monde s'est foutu de sa tronche, elle l'a fermée ; le Principal – pas de majuscule ; « principal » suffit - appelait ça « les cours à la C. » - ce principal portait plus ou moins sur le dos sa déprime - peut-être une pédophilie larvée – allez savoir : il ne m'a jamais inquiété (la fille Braillard, pour en revenir à elle, s'imaginait que le but d'une femme, c'était de rendre un homme heureux : « Détrompez-vous ! » lui disais-je (féminisme oblige...) « on n'y arrive pas ! » - en définitive, elle avait raison).

     

    Ne fais pas aux truies...

    Je raconte (inventée par moi, mais chacun prétendra le contraire) la blague immonde du grand con de puceau de paysan qui n'y est jamais arrivé avec les filles (je mime). Alors comme il garde les truies dans la prairie, il se dit : « Tiens, si je me faisais une truie ». Il baisse le falzar, et hop (je mime). A ce moment-là le fermier patron, dans sa ferme, regarde sa montre : « Mais qu'est-ce qu'il fout? » Il va voir, il trouve le puceau en train de (je mime). Il s'enlève la pipe de sa bouche : « Ah le salaud ! » Il baisse à son tour le pantalon (je mime) et s'encule d'un coup le commis qui gueule « Aaaaah !... » et le patron le lime bien à fond en décrétant (je mime) « C'est bien fait ! T'as qu'à pas faire aux truies c'que tu n'veux pas qu'on t'fasse ! » Alors on a ri.

    Après ça on évoquait l' « Évangile selon saint C. » (je m'appelle C.) ; c'était, je le précise, au réfectoire des profs : le grand moment du collège, le seul truc vraiment marrant, c'est la cantine. J'en rêve encore, la nuit, des cantines ; des cours, jamais. Ou en cauchemar. Lorsque je me suis hasardé à ressortir la truie aux élèves, curieusement, ils ont moins ri que les adultes. Manque de références bibliques, probablement. « M'sieu, j'ai fini ! - Tirez la chasse. » Dès la sixième, systématique... Ça passait pour une audace folle... A l'époque... Ça le redevient. On rebrûlera les anormaux. Il y a des journées sans alcool, sans tabac, sans autos. J'ai entendu qu'il y avait aussi une « journée sans humour ». “Vous avez été légendé, Monsieur, légendé ! » - c'était au salon du livre de Nantes - remplacé par celui du gode - pas un élève pour se faire dédicacer mon premier ouvrage... Que sont mes enfants devenus... « et tant aimés » ? Tous ces gens de 44, 46 ans, sombrés corps et biens dans l'immense melting-pot de l'Ille-et-Vilaine...? C'est grand, l'Ille-et-Vilaine... Est-ce que ça serait une si bonne idée de les rechercher sur internet ? si j'ai servi à quelque chose ? ...si ça a vraiment existé ? Certains me recontactent en effet. Que j'ai oubliés. J'aurais aimé assister à l'un de mes cours – mais que de procès en perspective, si cette pochade que j'écris par extraordinaire atteignait les rayons de librairies...

    Immunité

    L'hiver on étouffe près du radiateur. À présent les classes sont bien chauffées, il y en a partout des radiateurs... Toujours au premier rang un enrhumé me fait ouvrir, fermer, rouvrir la fenêtre. Il me graillonne dessus, il me tousse dans la gueule. Je n'ai jamais été malade : vacciné.

     

    Vannes sévérement réprimées par la loi.

    Moil'nœud tient absolument à passer pour homo, du moins pour expérimenté. A Dolmessac, il passe tout un trimestre à minauder du cul avec une voix de tapette, sans débander. Et cela, dans une seule classe sur quatre. A la rentrée de janvier, d'un seul coup, voix normale. Les élèves : “Vous savez, M'sieur, on vous détestait, au premier trimestre.”

    Il faut trouver le mot "génie" : "Pensez à moi et à une marque de lessive – ("Génie") – trois filles au fond qui hurlent : "OMO, Monsieur !"

    Une fille, hargneuse, les dents serrées, me traite de pédé : "Mademoiselle, c'est où vous voulez, quand vous voulez..." La fille d'un seul coup écarlate.

    La bande dessinée où un touriste se fait enculer par un nègre (ce sont des filles qui me l'ont offerte) : "Il y a une inexactitude ; ça ne fait pas mal." Les deux filles font exprès de ne pas se regarder ; il sait laquelle des deux pourrait dire à l'autre : “Tu vois, ça ne coûte rien d'essayer.” Ah les filles, ah les filles... « Poil à la crête » ; la fille Braillard à sa voisine, avec geste à l'appui : « Tiens, c'est vrai, ça me fait comme une crête, là... » Adoration des filles de quatrième. Pour leur spontanéité. Leur franchise. Leurs branlettes portées à même la gueule. Mais à dix-sept ans, pas un jour de plus, elles se mettent leur masque de Femme. C'est fini. En avant pour la langue de bois : « Oh mais pour faire l'amour il faut que je sois très, très amoureuse ! » - pour te branler, Madame,

    t'es amoureuse de qui ? - Oh mais c'est pas la même chooooose ! » me dit un jour une maîtresse de 28 ans - pas une ancienne élève - je ne l'aurais pas supporté ; elle se branlait bien, d'ailleurs. En gros plan. Super.

    Saint Absurde.

    Sur un texte de Bosco (“Les sangliers”, du Mas Théotime), une heure de pur délire, de gigantesque bordel non-stop... Facile : appliquer aux sangliers tout ce que l'on peut dire sur des automobiles. Les sangliers à clignotants, avec gestes à l'appui, bruitages motorisés... « Des exercices de bruit », qu'ils disent, à l'institut de formation – eh, c'est ce que j'ai toujours fait ; bien avant vous. Et d'autres avant moi. Vous savez, à écouter bien calmement, sans rire, les sketches des professionnels, l'on s'aperçoit qu'ils ne contiennent presque rien de véritablement drôle ni profond. Trois grimaces, trois bégaiements, quatre jeux de mots approximatifs - et c'est dans la poche. Le tout est de créer une atmosphère, une complicité.

    (chercher aussi "vos agissements...")

     

     

    Catalogue , suite

    Mazzini, au fond de la classe, derrière deux filles plantureuses “Je vous vois là comme un médaillon entre deux seins” ; c'est lui qui parle de “la” brosse à dents familiale. Toute la classe se récrie d'horreur - le drame, plus tard, à la maison ! C'est ainsi que j'ai réussi à persuader de ne pas laisser un garçon dormir dans le lit de sa mère, car il n'y avait rien de tel pour le rendre pédé ; tout le monde avait protesté, mais j'espère qu'on en a tenu compte. En compagnie de mon collègue Duboncœur nous ramenons ledit Mazzini chez lui avec des vannes du genre : “T'habites Bourg-la-Reine ou t'habites Choisy-le-Roi ? t'habites à combien de Tours ? t'habites au Cirage ?”- et lui, outré, ravi : “Oh ! Monsieur ! oh ! Monsieur !” Un peu plus tard, je trottine derrière Duboncœur, 2m 10, en déblatérant des vannes de cul : "Ça ne m'intéresse pas" dit-il en accélérant - je suis tout désappointé : il a cru que je le draguais. X

    Arriver par-derrière, saisir l'élève par le coude et lui sortir, d'un ton pénétré, désignant les cuisines : "Piccolini ! - Oui M'sieur ? - Ça sent la pomme de terre... " Je l'engueule parce qu'il brûle des rats dans des cages de fer en les arrosant d'essence, mais il est absent ce jour-là. Je l'ai redit, cette fois-ci devant lui : “On les voit se tortiller, hurler - mais » - avec le plus grand mépris - ce ne sont que des rats ! - Ils souffrent ! je hurle, hors de moi. Il cesse de le faire. Il est à présent pétrochimiste. Ça brûle bien, le pétrole. Il m'a écrit dernièrement. Pour me relater un excellent souvenir. Avec Paladier. Un brave rougeaud, que tout le monde surnommait Gigot. Son père est venu me voir : je m'associais aux moqueries de ses camarades. À ma plus grande honte, je ne m'en étais même pas rendu compte...

    Un jour, Piccolini lui souffle  : « Vautours !... vautours ! ». Il répète : « Vautours... ». Moi, glacial : « Où voyez-vous des vautours ? Paladier, zéro. » Alors il se retourne vers Piccolini, mélodramatique : « Salaud ! » Son père mourut l'année suivante. Les pleurs de Mme Paladier quand j'évoque son mari amputé des deux jambes par une locomotrice ; le cœur n'a pas tenu ; il et mort alors qu'il y avait un "espoir"...Elle sanglote : « Excusez-moi », je lui tiens les mains : « C'est normal, c'est normal »... ...C'est le fils qui avait reçu le coup de fil de l'hôpital annonçant le décès de son père... Ce serait lui, le fils, GLOMOD dans Omma, île maudite. Dernièrement rue Le Bastard je croise un beau brun jovial. «Céla».

    Je ne me souviens pas de lui. Prudemment, j'esquisse mes grimaces. « Céla, poilade ! » Il me le rappelle. Et de me rappeler telle gueulante que je faisais pousser à la classe, à propos du prof de gym – dont ma foi je ne me souviens plus : M. Bordage. Je braillais, emphatique : « Allah... » et la classe s'exclamait « Bordage !!! » J'appelais ça « les pirates ottomans ». Il se marrait, mon ancien potache, en précisant tout de même que mes cours étaient « formidables ». Alors, devant l'anonyme bien-aimée qui l'accompagnait, j'ai incliné ma rondelle occipitale : « Avec ma plus profonde modestie... » Mais je ne me souvenais plus de rien ni de personne. Je devrais réclamer, si je suis reconnu, le rappel d'une connerie, d'un incident - j'imitais aussi M. Combrac, aussi minuscule que sa voix était forte, un véritable stentor – les incisives en éventail, les bras comme greffés directement sur la tête – et l'accent de Toulouse-Blagnac : « Monsieur, encore M. Combrac ! » et je remontais les épaules directement greffées sur le crâne, j'écartais mes petits bras courts et je me mettais à crachouiller en toulousain de cuisine...

    Une fois, j'appelle une jeune fille du charmant surnom « ma loutre en sucre » ; toutes les autres d'exploser de rire : c'était la dernière de la classe que je n'aie pas encore appelée ainsi...

    Refoulements

    Salle des profs. Un collègue, sur le panneau d'affichage, vend un fauteuil ; j'écris au crayon «transformable en vrai teuil » ; certains apprécient, d'autres pas du tout. Cela me rappelle une

     

     

     

    boutique de jeunes vietnamiennes parlant d'enfiler je ne sais quelle pincée de papier dans je ne sais quelle réglette en plastique ; et moi de susurrer :“L'enfilage, vous savez, ce n'est pas mon truc.” Dans mon dos, deux clients : “Je trouve ça très fort. - Non, moi je n'aime pas les gens “comme ça” - « comme ça » nuls ? ou « comme ça » pédés ? Placer ici l'inconvenance du sieur P., dé, fourruré de frais, qui m'arrache un collègue des bras  en pleine conversation :  Excuse-moi, c'est urgent » - excusez-moi, Monsieur P., c'est vous qui êtes vulgaire dans cet établissement, pas moi. » Je ne l'ai pas dit.

    Je n'y ai pas pensé ; toujours Jean Rochefort dans Ridicule. Et puisque nous en sommes aux enfilades : un collègue de Prahecq, puceau nasillard, se stupéfie à grand bruit je connaisse Prahecq, son village, au fond des Deux-Sèvres... Il me dessine je ne sais quel un itinéraire sur une feuille de papier, je lui répète, enthousiaste : « Vas-y, mets-moi tout, mets-moi tout ». A ce moment j'aperçois du coin de l'oeil un certain sieur Boulaouane, pédé de service, tout tortillé de haut en bas comme un lombric sur un hameçon : «Monsieur Boulaouane, vous êtes obscène ! » et lui de s'esclaffer : «C'est vous, cher Monsieur, qui êtes obscène ! » Le même, dans un bistrot, faisant allusion aux mœurs supposées du lycée : « Il règne à Ankara, mon cher ami, une atmosphère orientale ! Orientale... » Le même aussi disant : « Je sais le hongrois, le turc, l'arabe », mais refusant l'anglais, trop vulgaire.

    Son arabe à mi-voix semble d'ailleurs ne pas avoir dépassé la phrase « Je sais l'arabe ». Le même Boulaouane enfin, entrevu au dernier repas de fin d'année, nous tourne le dos d'un coup et pour toute la vie, parce que j'ai fait reprendre en choeur à toute la table : « Boulaouane, gentil Boulaouane, Boulaouane je t'emplumerai » - à cela tiennent donc les séparations définitives, et l'omniprésence de la mort - à grand renfort d'emphase...

    Un jour mes élèves m'ont emmuré : ouvrant la porte en fin de cours, je suis tombé nez à nez sur un mur de moellons ; de l'extérieur, dans le couloir, devant ma porte close, toute une fine équipe, dans le silence le plus total, avait transporté, puis méticuleusement disposé, empilé jusqu'en haut sur papier journal amortisseur les parpaings d'un chantier tout proche Du grand art. Une pionne est venue me glisser, par une fenêtre entrouverte : « Monsieur C., faites bien attention en ressortant ». Toute la classe est repartie par la porte du fond. C'est véritablement le meilleur, le plus exceptionnel et le plus élaboré des canulars qu'on m'ait jamais monté - avec un autre, de filles cette fois : au début donc du cours, baratineur, dragueur, je tire machinalement vers moi la chaise de sous le bureau.

    J'aperçois alors, bien en évidence, un œuf au plat, bien étendu, bien dodu, sur le bois de mon siège. Je repousse le tout, feins de n'avoir rien aperçu, décidé à finir l'heure en position debout. Mon cours se poursuit ; jamais je n'ai observé d'élèves aussi attentives. Puis, fatigué, machinalement, je me suis assis de tout mon poids sur l'œuf. Vous décrire l'énormité de l'éclat de rire qui secoua la salle jusqu'aux tréfonds du rez-de-chaussée relève de l'épique. Je me suis torché le cul avec une éponge : du délire.

     

    X

     

    J'aimais à répéter : « C'est tout de même bien grâce à moi, une fois par jour, que vous pouvez vous sentirs supérieurs" – d'où ma surprise de recevoir d'un ancien élève, jointe à l'envoi de sa première pièce représentée, une lettre spirituelle, où il me déclare que je lui ai révélé ce qu'était le français et la littérature – assurément pas avec les « nouvelles méthodes » (une jeune comédienne (Alcmène de Giraudoux !) déplorant devant moi que le français n'avait plus rien, mais alors plus rien à voir, dès l'année 42, avec le français. Bande d'assassins.

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    Je défends les petits

    Un grand dans un coin de classe tabasse un petit. J'ai justement à même la poche un fromage dégueulasse, bien serré, puantissime, relief incongru d'un repas solitaire. Je frappe sur l'épaule du grand qui le temps de se retourner se prend le calendos en plein crâne : "Camembert disciplinaire !" ... Six mois plus tard, dans le train : “Tout de même, il y a des profs qui ont un grain, c'est pas possible. L'autre jour un élève s'est pris un camembert en pleine tête.” Assis juste à côté, je me pisse dessus en serrant les lèvres à me péter les mâchoires... L'élève portait le nom magnifique de Weininger, et se faisait prononcer à la française comme souvent les Alsaciens : Ouenninjé, ça faisait d'un con...

    Je défends les filles aussi. Dans une classe de seconde il est un garçon, appelons-le Robert, d'une rare impudence. Il arbore à l'égard des grognasses le mépris qu'on réserve visiblement aux tas de viande avec un trou au centre. Les filles le détestent de toutes leurs forces. Je fais l'appel : « Mlle Lehrmann ! » - j'entends alors bien distinctement notre Robert, suffisant, poissard, qui me la désigne du pouce par-dessus l'épaule : « C'est la grosse, derrière ». Pure calomnie, mais là n'est pas la question. J'hésite un quart de seconde – en début d'année, tout de même – et je lâche : « Tu parles de la grosse que t'as dans le derrière? » - toutes les filles, debout, hurlant, dansant, me font une gigantesque ovation.

    Fusillé, le Robert. Je ne l'ai plus entendu, le Robert. Juste, de loin en loin, le rictus antisémite de rigueur. A rapprocher d'une certaine collègue d'arts plastiques, mouchant dans les grandes largeurs un grand escogriffe qui déconnait en classe pour épater les gonzesses. Ma collègue s'interrompt : "Vous êtes comme les dinosaures, savez-vous ?  - Ah oui M'dame, et pourquoi ? - Une toute petite tête, avec une grosse queue. »

     

    Mes hontes

    Le dénommé Montier m'exaspère, multiplie les réflexions aigres, puis insolentes, puis méprisantes. Il cherche l'affrontement : je le tabasse. Montier frappé danse et pleure. J'apprends plus tard que son père le bat violemment chaque jour à coups de ceinturon. Qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait. Ongadeau a compté 26 coups – pas une plainte extérieure, pas un écho. Il ferait beau voir cela à présent. ...Pour avoir été reconnu à l'extérieur et quelque peu chiné dans une cabine téléphonique transparente, je hisse dès le lendemain Jean Dubert sur une estrade, le désigne avec véhémence à la vindicte publique, pointant sur lui au sein de Dieu sait quel bordel ambiant un doigt vengeur : « Regardez bien cet élève ! Il a fait la chose la plus ignoble qui soit, », etc.

    Plus tard, accompagné d'un camarade, il vient me trouver à la fin d'un cours : “M'sieur, pourquoi vous m'avez fait monter sur l'estrade?” Je bredouille « l'incident est clos ». Il s'est retiré en grommelant. Je l'ai traité ensuite comme n'importe quel autre, mais cela n'aura pas suffi. Moi aussi j'ai esquinté. Nguyen-ti-Thang, toute seule en fin de classe : « Monsieur, vous m'avez fiancée à tous les garçons de la classe, successivement. - Vraiment ? - Oui Monsieur. - Je ne m'en suis pas rendu compte. Je vous demande pardon. Je ne le ferai plus. » Elle a tourné le dos, grave et décidée : justice était faite. La métisse Schliff, ignoblement donnée par moi en exemple d'un teint olivâtre (chacun s'étant retourné pour la dévisager), m'épingle plus tard devant tous pour qualifier, longuement, ma couleur de cheveux : « Filasse... » Bien fait pour ma gueule.

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    Pour la fille Puttemans («Puisatier »), je me suis abstenu toute l'année de la moindre plaisanterie. Je l'aimais passionnément, je l'ai presque demandée en mariage : “Monsieur," m'a ré pondu sa mère qui prononçait avec apllication « P't'manns » à la néerlandaise, "je suis juste venue vous parler de ses résultats scolaires” - sa fille était l'une de ces incarnations même de la Grâce que les grandes brunes à peau nacrée incarnent si souvent ; se prosterner, l'effleurer peut-être, savourer les premières caresses, puis, impassible, de dos, décharger si profond que les cris s'y étouffent - car si transpercée qu'elle soit, nul jamis ne saurait la posséder. Ce sont précisément de telles incarnations, subies de plein fouet, qui pourtant prennent des notes à même leurs classeurs. Qui s'expriment à haute voix dans vos cours, ce que l'on appelle sur les bulletins "participation », sans que jamais votre adoration puisse concevoir la moindre reconnaissance ; mais bienheureux soit celui qu'elle baisera. J'ai lu que la beauté n'apporte bien souvent à ses bénéficiaires qu'une intense mélancolie. "Mademoiselle" murmurais-je à l'une d'elles qui par désoeuvrement contorsionnait devant moi son visage, "vous pouvez faire toutes les grimaces que vous voulez, vous ne parviendrez jamais à vous enlaidir" - "Te rends-tu compte" s'exclama sa camarade "du compliment qu'il vient de te faire ?" - non. Puis un jour un tonneau est venu me voir : masse goîtreuse taillée dans le saindoux - n'avais-je pas traité par exaspération de conne une autre encore de ces filles "descendues du ciel" - et tandis qu'à mon tour face à la baleinière génitrice j'usais de tous mes charmes afin de l'égarer sur l'objet même de sa visite, je m'interrogeais sans fin sur les gouffres insondables de l'hérédité.

    Demoiselle à qui je murmurai le jour suivant renversé sur mon siège qu'elle contournait pour gagner sa place vous êtes l'incarnation même de la féminité. Trois semaines plus tard elle fit son entrée griffée au front de cette double entaille verticale ou "griffe du lion" qui autrefois passait pour la marque du mal. Jai pensé ce n'est rien ou bien j'ai mal vu. Puis le front s'épaissit, ses yeux se bridèrent. A la fin de l'année ces traits si diaphanes s'étaient inexorablement fondus sous une peau peau d'orange qui fit d'elle à jamais la reproduction de sa mère... Etait-elle avertie (à ton âge j'étais comme toi). Dans quelles affres fatidiques vit-elle s'abîmer jour après jour la porcelaine de son teint sous la plus terne et granuleuse faïence, sans rien qui pût jamis faire soupçonner sa beauté engloutie...

    Je n'ai jamais pu, su, voulu, modifier ma façon d'enseigner, d'être, ni de vivre. Préparer des cours, donner des cours, acheter la bouffe, poster mes griffonnages à des éditeurs arrogants, tirer ma vie de famille. Cours, promenades, fuites - copies, cours, vexations, exercices de calme ; chahuts, corde raide, corde raide, télé du soir - comment pouvais-je – mettons - réussir l'agrégation, changer de profession, rassembler toutes mes forces ? ...quelles forces ? où cela, des forces ? « Mais je ne sais pas, moi, quand on veut que ça change, on s'en donne les moyens ! » - quels moyens ? « y'a qu'à » ! « le taureau par les cornes » ! ...et allez donc... - mais je bossais mon vieux, je me débattais, je vivais, vous pouvez marner, vous, 5h de rab après les cours en prenant sur votre sommeil ? ...vous le feriez...? sans blââââgue...

    ...Sans vous soucier de votre femme, sans regarder la télé, au bureau toute la soirée jusqu'à 23h sans visite ni promenade ni vie sociale ? « ...et je l'ai décrochée, mon agrég ! » - et tes élèves, ils ne t'ont jamais semé le bordel pendant toute la journée, et tu étais copain avec le Principal et les parents d'élèves ? Et en rentrant complètement claqué tu ne retrouvais pas de femme dépressive à crever - « change donc de partenaire ! » - ah oui ? comme ça, comme d'une paire de chaussetttes ? ...vous vous sentiez aimés au moins ? confiance en vous peut-être ? - moi non. Désolé. Ça vous la coupe mais c'est pareil. Et je viens me plaindre (« Ne viens pas te plaindre ! ») - mais si. Et je vous emmerde.

    Je me plains de n'avoir pas eu la force, de ne pas avoir résolu vos équations de fachos style « quand on veut on peut » - et comment on fait nous autres, alors ? Mais vous faites ce que vous voulez, chacun sa merde, je m'en bats lek ! Tenez, essayez d'arrêter de fumer un peu, juste comme ça, pour voir, et après vous pourrez parler. Quant à moi, oui moi, moi moi moi, le looser, je sentais les mois, les années me cavaler sur le dos, 42, 43, 44 ans, dès septembre je guettais la Toussaint, Noël dès la Toussaint (vite, vite, retour à Rennes), Mardi-Gras dès la rentrée de Noël (vite, vite à Rennes), Pâques à partir du Mardi-Gras (vite à Rerennes) - et ne pas oublier ses parents d'Orléans - « On ne te voit jamais, on est bien malheureux, et ta fille, elle est de qui, hein, elle est de qui, ta fille ? ») - la vie filait comme l'eau sale par le trou de l'évier. Et c'est ainsi pour tout le monde et je vous emmerde. C'est de l'humour. Si peu que je modifiasse ma formule, mon approche - les enfants se rebellaient. Nous n'étions pas encore au temps où les parents, le verbe haut, venaient vous expliquer votre façon d'enseigner, de vous comporter, d'être, en somme. Ils vont participer aux cours. Nous verrons ce qu'ils en pensent. Quant à moi, en ces temps-là, ne pouvant changer quoi que ce soit, en dépit des gâteux de la vieile école, je me contentais de prendre un mois de congé par an, pour fragilité nerveuse ; ça me faisait un bien... fou, et l'Etat n'en est pas mort.

     

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    Adieu Lycée Palladino d'Evreux, l'horreur. « Voici la clé de votre classe ». et c'est tout. Ma haine immédiate, viscérale, de ce lycée de garçons. Je déteste les garçons, cons et vulgaires. Mme Jardy me demande si son fils ne pourrait pas travailler, tout seul, au fond de ma classe ; il paraît que je ne fais que rigoler. Je ne m'en souviens pas. Ça doit me couler de la gueule comme du fiel. Elle dépense des fortunes, la pauvre mère  : tous ses enfants “réussissent leurs études” ; elle envisage même un cycle court pour le petit dernier. Mais préfère qu'il travaille en classe au lieu de m'écouter. Il faudrait savoir. J'essaye de la dissuader. Il a désormais 55 ans, le fiston. Ma rage à sillonner les environs sur mon 40 cm cubes, dès que j'ai trois quarts d'heure devant moi. « Tu nous les casses, Trey ».

    C'est vrai qu'elles étaient nulles, mes vannes. Je vais un jour à la piscine, sur l'insistance de ma femme. Des jeunes en maillot s'approchent du rebord : « Hein M'sieur, qu'vous nous aimez pas ? » Nous écourtons la baignade. J'apprends plus tard qu'un juge, un préfet, un flic, ne doivent se baigner qu'à la ville voisine, pour éviter toute avanie. Voir un élève hors contexte me rend infiniment gauche et vulnérable. Voûté. J'avais dit, en classe : « Déva, lisez » - pas fait exprès. Ça arrive. Rigolade. Je le retrouve sur un quai : « Déva, c'est vous qui avez pété ?  - Ecoutez, vous n'aimez pas qu'on vous parle en dehors des cours, alors, foutez-moi la paix » - quoi ? ce quatrième, qui me parle sur ce ton, éprouve donc des sentiments ? se vexe ? de quoi se mêle-t-il ? ce morveux ? Bien fait pour ma gueule –« T'étais moins fier, l'autre jour, à pousser ton Caddy ! »

    A Beulac une fois, remontant par jeu le long couloir des caves sous toute la longueur de la barre (des perrons souterrains marquent, à intervalles réguliers, les remontées aux rez-de-chaussée) j'avise à l'autre bout, immobiles, côte à côte, deux de mes escogriffes les plus infects. Chacun de mes pas les rend plus clairement reconnaissables. Si je rebrousse chemin, ils vont se foutre de ma gueule. Alors j'avance, de plus en plus rabougri, quasi cassé en deux, sous leurs rictus ; paniqué, vaillant, ratatiné. Le lendemain matin l'un des d'eux, Gastro, me demande ce que signifie en portugais à mañãe de mañãe - “...demain matin ?” - il se retire, satisfait.

    Plus tard, ailleurs, à la sortie d'un tabac, je me fais agonir de sarcasmes par le patron - dans le dos : « Ah, on fait moins l'important, maintenant ! » - j'ai senti sur-le-champ que si j'avais eu le malheur de me retourner, je n'aurais pas su maîtriser mes traits. Revenir sur mes pas, noblement, reposer mes achats sur le zinc, glacial : « Je n'en veux plus. Gardez votre argent » - je suis reparti sans le moindre commentaire - pour ne pas me faire cracher à la gueule.

    C'est ça, le peuple.

     

    Prodigue

    Je lance à la volée dans la cour une bonne poignées de "pièces jaunes". Certains sixièmes me les rapportent avec respect, je dis cadeau ! ils me remercient. Plus tard, l'un d'eux, passé surveillant, ceinture noire, me rappelle qu'une bousculade avait failli le jeter sous un bus. Il me rappelle aussi ce dialogue : « Un fusil, c'est fait pour... - Fusiller ! - Une mitraillette," - la classe, en choeur : "Pour mitrailler!" - Un canon ? - Pour canonner ! - Et un tank ?" – gigantesque éclat de rire "Pourquoi rigolez vous bande de petits vicieux?  à quoi pensez-vous donc ?  - C'est vous M'sieur ! c'est vous !" - hurlements, hilarité générale - le genre de truc qui me vaudrait aujourd'hui mise à la porte et trois mois fermes les fers aux pieds. Imbéciles. Comme disaient des correspondants allemands : "Un prof comme ça, chez nous, c'est la prison, ou l'asile" - jawohl !

     

    X

    Mon collègue Treter raconte ce qu'il a vécu : « Votre nom me dit quelque chose ; je n'aurais pas eu votre frère par hasard, autrefois, dans ma classe ? - Non Monsieur ; c'était mon père. » A frémir. Il aimait chiner, le père Treter, refourguant ses trouvailles sur la place, derrière les remblais du chemin de fer. « A l'école coranique, si vous disiez le dixième de ce que vous me dites, c'est à coups de bâton qu'on vous corrigerait. » En ce temps-là, les plaintes pour racisme ne se déclenchaient pas pour gagner de l'argent ; témoin ma prof d'histoire de 3e, sèche comme un coup de trique : «Je m'appelle Mickelson, mais je tiens à préciser que je ne suis pas israélite ». Je l'aimais beaucoup ; mes camarades, non : le lycée Garibaldi de Bucarest comportait un tiers d'Occidentaux, un tiers de Roumains, un tiers de Séfardim. L'année précédente, engueulant un juif et un musulman, elle avait sifflé : « Vous n'êtes pas de la même religion, mais vous êtes bien de la même race ! » - Davidonn s'est dressé comme un ressort : «  Suivez-moi chez le Proviseur, pour répéter ce que vous avez dit !" Elle s'en garda bien. C'était un excellent professeur.

     

    X

     

    Je m'aperçois que désormais mes souvenirs de lycées s'emmêlent à ceux du vieux prof. Comme si en effet je n'avais jamais quitté l'école. Mais j'ai vécu ma vraie vie - n'en déplaise aux obscènes revendications des parents qui firent un beau jour une ovation (style "Bal des Vampires") à leur tribun : « Les profs ne préparent pas à la Vraie Vie !" (on va leur montrer, nous autres!) (...à remplir un chèque ? à cocufier sa femme ?...) - mais c'est quoi, la Vraie Vie? ...celle d'un épicier ? d'un gendarme ? d'une infirmière ? soyons fous : d'un prof ? J'ai lu dernièrement, sous la plume de ce dandy qui traîne dans la merde ceux qui l'ont formé : « Les professeurs du secondaire, qui n'ont pas connu la vie mais s'imaginent l'avoir connue... » - pauvre con. Si la « vraie vie » en effet c'est ce bac à sable, où tout le monde s'assomme à grands coups de râteaux en se comparant la quéquette, je me flatte, je me targue en effet, je me glorifie de n'avoir jamais voulu la connaître - il a l'air complètement à côté de ses pompes - la Vraie Vie où tout le monde « se bat pour son bifteck » comme aux plus beaux jours de l'âge de pierre...

    J'ai même ouï parler d'une association dite caritative refusant systématiquement les profs, « parce qu'ils croient tout savoir et ne savent rien faire ». Assurément, je n'estime pas nécessairement cette corporation et je m'en suis toujours senti marginal. Encore m'a-t-on asséné que j'en présentais toutes les caractéristiques : intonations, expressions, sujets de conversation – mais je ne suis pas "un prof"...

     

    X

    Un fou

    Je descends dans la cour en serrant contre moi le porte-manteaux chromé à patères de la salle des profs ; je fais semblant de poursuivre les élèves avec cet engin : « Gourou gourou! » - tous se tassent peureusement aux quatre coins de la cour en détournant les yeux - « gourou gourou ! » Quand je suis remonté, Zakoski, prof de maths, me dit : "Tu as des troubles cons portementaux". Je suis mortifié d'avoir manqué ce calembour éclatant. Aujourd'hui je n'y couperais pas de l'asile, direct... Zakoski est un grand homme ; c'est lui qui m'initie au maniement d'une machine à écrire électronique. J'admire ses deux enfants, métis polono-bambara de grand-mère vietnamienne : ils sont couleur vieux bronze - magnifiques. Il me répète : « Tu baisses ». Les collègues me demandent pourquoi je traverse la cour dans un ample manteau, rogue et solennel : « Je m'exerce à marcher avec distinction. - En effet ! c'était très réussi ! » Et nous finissons par nous foutre de ma gueule. Theillol, directeur adjoint, se vautre sur la table devant moi ; puis il se redresse pour aller aux toilettes en beuglant : « Tiens ! Je vais aller me vider la bite ». Je me rends compte le lendemain qu'il a très exactement repris mes gestes et mon propos fleuri, sans avoir voulu m'engueuler autrement que par cette sanglante imitation.

    Theillol fut l'un des seuls administratifs à bien gérer les fous. Il me proposa de confisquer à mon profit tous les cours de latin, à faible effectif. J'ai refusé : question de solidarité - il me dispensait déjà des classes de "transition" ou "pré-professionnelles de niveau" (CPPN) où les "élèves" entrent en classe en se cassant la gueule. Theillol était un chasseur. Mort peut-être. M'avait conseillé un oto-rhino, Salem. Je lui dis : « Il ne serait pas un peu juif, par hasard, ce Salem ? » Et lui, ouvrant les bras, l'accent pied-noir au couteau : « Que voulez-vous, Monsieur C., il n'y a qu'eux ! il n'y a qu'eux ! » Dont acte... Theillol fut l'un des rares membres du personnel administratif qui m'ont permis, par leur hauteur de vue, par leur connaissance de l'humain, de connaître quelques adoucissements. Qui m'ont permis de tenir. Je le remercie de tout cœur.

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    Un fou, suite

    Je lance mon pied au cul d'un sac à dos en imitant Johnny : “Ah que cou-cououou...” - deux quatrièmes regagnent leurs salles en hoquetant de rire, titubants, écroulés l'un sur l'autre. Je reproduis dans un couloir, rien que pour moi, la démarche cahoteuse du Gnome à la hache dans Le Bal des Vampires : démarche de gorille, grognements baveux, décalage latéral du bassin, trottinement terrible de La Belle et la Bête ; deux collégiennes que je croise en perdent le souffle au point de s'étayer l'une à l'autre pour ne pas s'effondrer de rire.

    Réunion parents-profs ; deux mamans me repèrent : “On va suivre celui-là, il nous mènera dans la bonne salle” - je suis juste en train de me précipiter aux chiottes. Je leur jette par-dessus l'épaule : “Là où je vais, ne me suivez pas !” Drôle d'effet d'entrevoir deux femmes étouffant de rigolade au point de se tenir aux épaules en titubant.

    Je déclare en réunion : «  Etudier le latin sans faire de grec me semble aussi absurde que de faire du vélo à une seule pédale ; pour l'autre pédale, j'ai pensé aux Grecs” - silence de banquise - une seule trouve ça tordant, se retourne et s'arrête d'un coup devant les tronches glaciales de l'assistance ; plus tard j'évoque Alcofribas Nasier, alias Rabelais, « que nous aborderons en trois parties : les rats, les bœufs, le lait » - gueules imbranlables des parents – mais il est revenu, le temps du bûcher...

    X

    Une chanson ! Une chanson !

    Gibt's einen Stuhl da, Stuhl da, Stuhl da

    Für meine Hulda, Hulda, Hulda ? -

    “Y a pas une chaise là, chaise là, chaise là

    Pour ma Séléna, Léna, Léna » –

    ou à peu près ; mes germanophones d'Ankara trouvent ça plat : so platt Monsieur.

     Parademarsch, Parademarsch, der Kaiser hat ein Loch im Arsch ! -

    « Marche de parade, l'Empereur a un trou au cul » -  Pourquoi le Kaiser, Monsieur ? ...tout le monde ! »  - je précise : « von Preuszen ! » - les voici atterrés : on ne dit pas « von » mais « zu », « zu Preuszen », « pour la Prusse », en charge, par Dieu, d'une fonction subalterne, provisoire et révocable - « ...comme vous, monsieur ! »

    Troisième chanson : Moralès-seu, Moralès-seu ! - il s'agit du sketch de haute volée de Bénureau, Didier. Les filles me répètent « C'est pas ça du tout, monsieur ! mon frère le fait mieux que vous ! » - je m'obstine à barrir

    "toi qui aimais voyager /

    te v'là tout éparpillé" - sale mine -

    toi qui aimais batt' des r'cords / à vingt ans déjà t'es mort - tout le monde tape sur sa table - je n'ai connu le texte intégral que bien plus tard, quand je n'avais plus personne à faire rire...

    X

    LE PEUPLE, PUTAING CONG...

    J''éprouve une une répulsion irrépressible envers tout ce qui est peuple. “Culture prolo” me semble toujours particulièrement vide de sens : belote et pastis / Mozart et Haydn – quel rapport ? pure démagogie.

    ...Le degré zéro du slogan syndical me semble atteint par “Tous ensemble – tous ensemble – ouais ! ouais !” - avec ce hideux accent languedocien qui n'arrive pas à émettre le son « an » : tous angsangble tous angsangble - alors que j'avais pleuré, autrefois, à simplement ouïr au transistor la foule ouvrière de Toulouse interminablement psalmodier sur la place du Capitole Unité ! Unité ! Unité ! – j'en ai encore le frisson – jusqu'à ce que les chefs syndicaux se tombent dans les bras en sanglotant à la tribune - mais tous angsangmble, tous angsangble – à gerber - gnouf ! gnouf ! - suffit-il donc de beugler tous angsangble pour avoir raison ?

    ...Deux lycéennes hilares entrent donc en cours au pas cadencé en hurlant « Tous angsamgble tous angsangble - gnouf ! gnouf ! » J'adorais l'une d'elles, riche, métisse, à qui j'ai laissé entendre que vivre avec elle eût été mon bonheur pour peu que nos âges eussent concordé - tu ne te figures pas que j'épouserais ce vieux con ?  J'ai oublié son nom -dites-moi - mademoiselle - est-ce que vous ne parleriez pas l'allemand couramment, par hasard ? Ses yeux ronds : "Comment savez-vous ça ? - Parce que j'ai souvent eu l'impression d'être particulièrement bien compris. » Le latin et l'allemand présentent en effet des similitudes. Elle reconnaît que ses origines comportent également une tante autrichienne, qui l'a initiée à la langue de Goethe l'nnée de ses huit ans.

    Je me souviens de Roberte Hulafont ; jamais je n'ai dit ni entendu dire : « Il manque Hulafont ». Elle pensait que je ne l'aimais pas. En toute innocence. Hulafont était immense, osseuse, féminine comme une paire d'échasses. Mais une classe, mon Dieu - une classe...

     

    Les deux Brègue

    Je mêle souvenirs d'élève et de prof. Le premier Brègue était un grand dégingandé, rouquin, fils du commissaire, viré d'un lycée à l'autre, Laon ou St-Quentin, alternativement. Il jouait du saxo. Toujours la même phrase de jazz. Je l'ai poussé de tout son long dans une flaque bien boueuse. Les autres, à l'abri sous le préau, m'encourageaient, m'acclamaient ! Hélas, chevaleresque, je lui ai tendu la main pour se relever. Il m'a reflanqué la rouste, outragé de sa première défaite. L'autre Brègue, c'était la fille d'un patron de supermarché, gênée par tout son fric. « Je me suis fait voler mon scooter » ; mon père : « Ça ne fait rien, tu n'as qu'à aller t'en acheter un autre ». Ce genre de gêne dure peu.

     

    « Je regarde le disc-jockey »

    C'est une chanson très naze. Je l'ai fait chanter à toute ma classe. “Les garçons à voix grave  à ma droite, les garçons à voix claire (je n'ai pas dit « aiguë », diplomatie) à gauche, les autres au milieu. Ceux à voix grave, scandez “boum, boum” ; à voix claire : “tchac, tchac” ; on essaye : boum-tchac, boum-tchac. « Ceux du centre : imitez la cornemuse, en frappant le pharynx du tranchant de la main : ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, t'houououou , on se dégonfle ! ouin-ouin-ouin... On essaye – OK ! Ensemble à présent : boum-tchac-ouin-ouin – c'est bon ! » Les filles devaient chanter là-dessus, de l'air le plus con possible “Je regarde le disc-jockey... Allez les filles, encore plus con ! Tout feu tout flaaaaamme ! Et pour finir, l'hystérie ! Allez les filles, l'utérus entre les dents !” - épique.

    Je ne m'en suis aperçu que trop tard : il fallait les faire nasiller, les filles, à fond, comme des canes - auraient-elles accepté ? - nez en moins, quel triomphe ! du grand art, en vérité. Le fils Enten « ennteunn » (« Descanards ») se souviendra toujours de cette Grande Déconnation : “Arrêtez de vous fatiguer ! À vouloir nous démontrer - que vous nous aimez... ! » Son père vient me voir. « Souviens-toi de tes origines ! Pense à ton nom  ! » Alsacien, et juif, Enten. Je l'ai suivi dans le couloir, emboîtant mes jambes dans les siennes, vieille couillonnade de caserne, et susurrant : « Alors, on joue au docteur ? » Enten détestait les futures mémères, il les singeait, minaudant, impitoyable. Avec Küchenmeister : « Descanards » et « Maîtrequeux» - inséparables ; ce dernier rejeton ultime du fameux médecin légiste aujourd'hui bien oublié (1821-1890) ; qui s'était préparé pour une scène de Marivaux, l'un des rares garçons volontaires, puis désisté in extremis, se donnant de surcroît le toupet d'assister, au premier rang, à la représentation. Le metteur en scène l'aurait bouffé.

    « Maîtrequeux » se faisait prononcer « Kukinmestère ». Mais il reconnut que parfois, les autres membres de la même famille, les Schmahlhans, les Röcklingen, en toute tendresse et complicité, murmuraient : Küchenmaïster, à l'allemande. Il y aurait tant à dire sur cette aventure théâtrale du Lycée de Grénolas ! L'immense Goldenstein, jouant le personnage de Don Juan, se vit contraint par Bareski, notre metteur en scène, de se rouler sur une fille sur les planches ; refusant avec véhémence, il trouva le touchant subterfuge d'effectuer sa roulade hissé sur ses avant-bras pour épargner les deux pudeurs adolescentes... “Qué gratteux !” s'écriait-il au bistrot lorsque je comptais ma petite monnaie pour ne payer que ma part... Apostrophant le petit Moïse : « Eh dis donc, Moïse, tu ne serais pas un peu... juif, par hasard? » - un petit pâlot, tout racorni... je l'étouffais, ce Moïse ; les derniers temps, mes cours tenaient de la parade de cirque. J'incarnais si l'on peut dire ce genre de prof qui asphyxie ses disciples sans leur en laisser placer une. Le petit Moïse écrivait minuscule, ses dissertations tenaient en dix lignes. Comme s'il s'interdisait de penser. D'exister. Sa propre mère avait eu la douleur de perdre sa fille, suicidée à seize ans. J'ai voulu la rattraper par l'épaule, elle s'est dérobée d'un coup.

    Je devrais dans ces évocations chaotiques intercaler de profondes réflexions entre chaque anecdote ou série d'anecdotes (j'écris « sur les planches », guettant les réactions supposées du lecteur - ce qu'il ne faut pas faire n'est-ce pas) mais je ne vois pas du tout, moi, quelles réflexions faire : je ne connais que l'ennui, la peur ; la corde raide, le salto arrière, pile poil sur le fil - jamais la moindre promotion (« petit choix », « grand choix ») - toujours mal avec l'administration. Pour ne jamais trahir l'adolescence, rester de plain-pied total avec elle, cette si terrible adolescence, seule véritable dimension du monde ; c'est l'homme qui meurt, nom de Dieu, juste après l'adolescence...

    A 15 ans - puis tout compte fait 18 - je me suis solennellement juré de rester tel quel. A genoux bien plus tard sur le rebord coupant du tombeau d'Orélie, Roi de Patagonie, j'ai fait à haute voix le serment de rester fou à tout jamais. « Vous savez, vous l'auriez connu, l'Antoine, vous vous seriez rendu compte qu'il était complètement zinzin » - bien sûr, braves jeunes ploucs, aussi cons que vos pères - hors sujet mais pas tant. J'ai mené jusqu'au bout ce misérable projet de rester coûte que coûte fidèle à mes conflits ô psychiatres-z-à deux balles. J'ai toujours su que la révolte et l'inaccompli seraient le meilleur de moi, maman-ma femme e tutti quanti. M'étant trouvé chez ma correspondante à Reinosa (Espagne), je tâchai de convaincre cette grassouillette et Pepita sa sœur à quel point leur vie si docile pouvait comporter d'aliénation - l'aînée me répondit ¡ Tu eres siempre a decir profundidades ! "toujours à dire des profondités !” Peut-être des parents, pesant de tout leur poids, sont-ils indispensables à sa propre construction.

    Peut-être pas. Certains rompent, s'arrachent ; je n'en eus jamais le courage. A présent je sais à présent que mes vieux crevaient de trouilles. Au pluriel. Depuis la guerre. Ils ignoraient ce qu'on peut bien faire d'un enfant, d'un garçon. Ils braillaient. Je répliquais. « Tu étais dur, tu sais. - C'est vous qui m'avez rendu dur. »

    X

    Si on ne peut plus être xénophobe...

    Une élève italienne porte le nom magnifique de Critacci ; elle me dit : "Ce n'est pas bien beau, Cri-ta-ksi" - Elève donc la voix sur l'avant-dernière : Critátchi » - je l'aurais consolidée, cette jeune fille, ...si seulement je m'en étais avisé plus tôt... Mais Les étrangers sont nuls, Desproges, 1981 ! ...Le respect, voyez-vous, ça étouffe. Un jour, un petit Syrien tout brun faisant mine (peut-être) d'ignorer qu'il y eût un état nommé “Israël”, j'ai répliqué, de l'air le plus plaisamment outré : “Comment ! ...vous ne savez pas ce que c'est qu'Israël?” Un bon tiers de la classe éclata de rire en applaudissant - “ce que c'est qu'Israël” ! Extraordinaire complicité tout à fait improvisée – j'ai toujours été, inconditionnellement, pro-isréalien.

    Le cochon slovène

    La Turquie comprend une petite minorité de Slovènes, essentiellement urbains ; dans certains quartiers d'Ankara, les panneaux de signalisation figurent en deux langues – turc, slovène. L'un de mes garçons porte un nom germanique, Schneider, “Tailleur”, mais il tient mordicus à son orthographe slave : Šnajder. Un jour où je le fais lire, son effroyable accent transforme la langue de Molière en une atroce cacophonie de hache-paille ; je grommelle : “Eh ben mon cochon... ben mon cochon” - (“ben mon vieux... ben mon con...”) - mon Šnajder (peut-on le lui reprocher) ignore ces finesses argotiques : résignation sans fond, constat d'impuissance devant ce massacre phonétique. Soudain mon Turco-germano-slovène, jusqu'ici placide et ânonnant, laisse éclater son indignation : “Monzieur ! Che ne zuis bas fotre cochon !” Hilarité générale.

    Je la raconte encore en famille, celle-là. Personne ne s'en lasse. Enfin moi.

    Boulou-boulou

    Je me sens obligé d'intervenir, tout de même, lorsque le Portugais de service en 6e traite la petite Noire de “sac à charbon”. A vrai dire je m'en fous totalement. Les vociférations des antiracistes me semblent très exactement contreproductives... Mais une autre fois, salle 117, un petit sixième, noir, bouclé, minuscule, le vrai négrillon Tintin au Congo avec l'accent approprié, vient demander je ne sais quoi de la part d'un collègue, s'emphrouille dans ses brases. Mon Meilleur Elève (l'Emmureur aux Parpaings) l'interrompt brutalement “boulou-boulou !” - sans doute s'imagine-t-il imiter je ne sais quel langage simiesque - « euh... (comme cherchant ses mots) - boulou-boulou !” - renvoyant le sous-homme dans sa catégorie protoarticulée.

    Le petit sixième Dieu merci ne s'aperçoit de rien, recompose ses phrases en me fixant droit dans les yeux - puis se retire, poli, digne : la vexation n'a pas pris. C'est l'autre, le raciste, qui passe pour un con. Moi-même un soir, exténué, cherchant en vain une chambre à Bayonne, je m'attire la sentence tombée d'un tabouret de bar : "Le patron... euh... (ex abrupto) - il est pas là - pour bien signifier que de toute façon, le patron, pour un con de mon espèce – il ne sera jamais là. Ce premier de ma classe se montre particulièrement puant quand il s'y met : “Franchement, comment peut-on s'intéresser à ça... ta mère, « professeur de travail manuel...” Il en dégueulait de mépris. Son père d'ailleurs eût volontiers décrété «Faites des maths et foutez-vous du reste » - il en reste des comme ça.

    Pourtougaou, Pourtougaou

    “Comment appelle-t-on un cochon qui rigole tout le temps ?” Réponse : “Un porc tout gai”. Ça ne manque jamais son effet, surtout quand il y en a un, de Portugais, dans la salle. Il y a toujours un Portugais dans la salle. La mission consiste ensuite à se faire le meilleur ami du Portugais en question. Ce qui passe évidemment par le feu vert tacite de laisser traiter les Français de tout ce qu'on veut, et soi-même de con. Avec quelle conviction jouissive une jeune Lusitanienne ne m'a-t-elle pas répété, sur ma demannde « Va te faire foutre » : Vai te fudér ! - Fermé au maximum, le « é » ? - Oui c'est ça Monsieur, Vai te fudééér. Parole, elle en jouissait.

     

    Uruspur çocuk

    C'est aussi à la suite d'un magnifique ourouspur tchodjouk (« fils de pute ») lancé bien en face par un Ottoman que je me suis enfin mis à potasser le turc. Une langue splendide. Je me souviens aussi de ce désopilant face-à-face avec Djaïoun, qui me faisait répéter« T'tahhoui zzech », « encule ton âne » (« va te faire enculer ») : « Non M'sieur, c'est pas encore tout à fait ça », et je répétais, répétais, jusqu'à ce que je me rende compte qu'il se foutait ouvertement de ma gueule d'abruti. Mais celui que je n'ai pas apprécié, pas du tout du tout, c'est ce grand mollasson de Slovaque passé bien subitement de 6 à 16 (devoir fait à la maison) avec une telle proportion d'aide extérieure que je n'ai pu m'empêcher de le saquer comme un malade : zéro.

    Il est venu s'expliquer en fin de cours mais je l'ai repoussé : « Vous n'avez pas la culture nécessaire pour obtenir cette note » - « On ne laisse pas à l'élève d'autre choix que l'ignorance ou la fraude » braille par écrit l'affligeant pédagogue particulier, rédacteur à la virgule près du texte en question - qui poste illico, sous couvert courageux de l'anonymat sa dénonciation venimeuse et démocratique au Recteur - la « lettre au Chef » a toujours soulevé en moi un dégoût dégueulatif – non sans m'en avoir fait remettre une photocopie :« xénophobie », « négation de la culture slovaque » - or qui sait mieux que moi mon degré d'insondable ignorance en littérature slovenská ? n'existe-t-il pas cent fois plus de Ruthènes ou de Cosaques fins lettrés que de péteux immensément fiers d'ignorer jusqu'aux noms de Yanko Kral' ou de Hana Zelinova ? - encore et toujours notez bien, dans ce papier-cul épistolaire, l'indécrottable confusion de “culture” et de “coutumes” : quand j'achète ma baguette en effet, j'observe la coutume française ; mais en aucun cas je ne prétends incarner ma “culture”... Le fond du drame, voyez-vous, c'est qu'un tel élève ait pu se retrouver en première avec un tel niveau, pas si différent d'ailleurs de celui d'un Français dit « de souche » ; et d'ajouter pour finir, cet enculé du cul, qu'on aurait dû sans délai me radier des cadres de l'Education nationale. « Ne vous en faites pas », m'a dit le proviseur ; des lettres comme ça, le Rectorat en reçoit 20 par mois, et comme ils ont autre chose à faire en pleine période de bac, laissez tomber. » Il eut raison.

    Pour ma part, je ne me suis jamais gêné pour répéter l'année suivante, et sans aucune espèce de remords, que l'on m'avait reproché de saquer un élève en raison de son origine étrangère... Mais je n'ai jamais voulu révéler laquelle : tout le monde aurait deviné, et nous y serions encore.

    X

    Wazza

    What's up ? « comment va ? » publicité pour une bière américaine, en tirant la langue jusqu'au menton comme un malade. Au dixième de seconde pile poil suivant la sonnerie d'entrée , je me casse en deux d'un coup en gueulant wazzaaaah – sec et raide vers la moitié garçons – qui me réplique du tac au tac wazzzaaaaah - une fille, écœurée : “Fallait bien qu'il la retienne encore celle-là, tiens...”

    X

    Racisme ?

    Pour des raisons évidentes, celui que l'on repère toujours en premier dans une classe, c'est le Noir. La « minorité visible » comme on dit (je serais noir, je préfèrerais « nègre »). De même aux Antilles, pour le béké. Mon Africain du jour s'appelle Bongo. Médiocre, effacé. Je n'ai pas pu résister : peu avant Noël, je chante avec l' « accent noir » : “Bongo sapin, roi des forêts, que j'aimeu ta – verrrdûûreuh...". C'est parfaitement crétin. Il me répond “vous êtes rrraciste ; si si m'sieur, vous êtes rrraciste.” Choubert, le prof d'allemand, trouve ça « excellent ». Rien d'étonnant.  Tiyaré, Samoan, vient anxieusement me demander, en fin de cours si je suis raciste : les autres, pour se payer sa tête, le lui ont fait croire. Je l'ai formellement détrompé ; il est reparti tout triomphant.

    Un autre collègue, Lelorrain, prof d'art plastique, ne pouvait jamais s'empêcher d'éprouver les pires difficultés avec tout ce qui était tant soit peu bronzé, noirs ou arabes  : « D'une insolence !... » protestait-il invariablement. Il traitait, aussi, Satie d'"imposteur indigent". Ce prof était un personnage ; toutes les collègues ont sauté sur sa queue. Il trompait ouvertement Urbain, capitaine au long cours, jusqu'à se laisser surprendre avec sa femme au petit-déjeuner, dans le même lit. Lorsque l'épouse mit au monde une fille, chacun scruta sur le visage du bébé la ressemblance avec Lelorrain : peine perdue ; le couple ne copulait pas.

    Mais tout ce qui pouvait se faire, il le faisait. C'est d'ailleurs la même qui, après avoir bien regardé autout d'elle, un coup à droite, un coup à gauche, me susurra d'un air interloqué : « Mais... tu penses vraiment ce que tu dis ? » A quoi je répondis, tout uniment, « oui ». Elle s'écarta vivement et ne m'adressa plus la parole pendant les deux années qui suivirent. Et qu'avais-je dit, me croyant seul ? «Les femmes, c'est un sexe complètement ravagé par la masturbation » - l'explosion délirante de la vente des sex-toys de tout acabit consacre désormais cette banale évidence. Notre premier contact avait été d'ailleurs mouvementé : l'épouse Urbain s'était précipitée Il y a un fou dans l'établissement ! - Comment çà, un fou ? - Oui ! il a ouvert d'un coup la porte de ma classe et m'a tiré desssus ratatatatatatatata !  - Mais non, c'est Bernard - il est complètement dingue.» Autre évidence ; et celle-là, indiscutable.

     

    Les noms d'élèves ou les calembours impardonnables

    Deveyrac : “Jamais personne n'a fait de jeu de mots sur mon nom – Si : "de Véra Cruz". Gastro, surnommé Gastro-Entéro (suggestion d'un prétendu copain de classe). Grand fusilleur de cours. Rappels à l'ordre incessants. Plus tard : « On pouvait tout se permettre, avec celui-là... » - mille excuses - monsieur Gastro - il se trouve que j'ai aussi, tout simplement, un cours à faire... Alanic : « ...ta mère ! » – elle est sortie en trombe - j'en ai marre de vos conneries - mort d'inquiétude. On la retrouve dans les chiottes. Ce calembour débile faisait rire aux larmes mon comportementaliste de psy. Glissedent, surnommée “Tuteuleu”, parce que “Tuteuleu – Glissedent » - grassouillette, en couple désormais avec une femme - les hommes n'aiment pas les grosses.

    Le petit Léglisey, prononcé « Léglisêêê, Léglisêêê”, en référence au dessin du Canard où broutaient les moutons de Colombêêê-les-deux-Eglises... Il me répondait, à juste raison : “Colombin-in-in-in, Colombin-in”. Et surtout, ne pas oublier au fond de la classe la fille Cureton flirtant avec le fils Massœur, toujours l'un sur l'autre au dernier rang, cibles incessantes de plaisanteries fines. Je ralentissais la voix, avant de les séparer, non que je vous trouve antipathiques, mais il y a des endroits pour ça  - lesquels, bon Dieu, lesquels... Toujours bien séparer aussi les filles Lamouche et Dufossé, toutes deux vautrées des quatre seins sur la table à se dévorer des yeux en s'effleurant les mèches du bout des doigts.

    J'ai appris par la suite que les plus tendres et les plus vifs émois naissent dans l'adoration contemplative, et non des pistonnages de queue. Je dois aussi longuement me repentir pour Féranque - « Ulé » bien sûr - il l'est d'ailleurs peut-être devenu, enculé. C'est la vie. Pour le fils Pourchier, (le porcher) je me suis vaillamment retenu... toute l'année. J'ai fait admettre à tous sans difficulté que je ne lui compterais qu'une seule faute par groupes de mots, afin que, de temps en temps, il puisse obtenir sa moyenne à lui... La même année, dans une autre section, je faisais cours à Solange Porcher (jamais je ne me fusse abaissé au moindre calembour).

    Je ne me souvenais que de son nom. Je l'ai retrouvée sur Fesse-Bouc, tourmentée d'amours ratées, si pathétique et si grandiose dans sa lutte, si passionnée pour le Peuple. Ses photographies montrent une quinquagénaire alerte, meurtrie, épanouie. Elle ironise sur tous ceux qui prétendent qu'il suffit d'avoir « sa conscience pour soi » - « pauvres cons...». Elle dit que mes cours accentuaient le permanent déséquilibre où elle vivait. Que c'était un véritable bordel où je poussais chacun à « faire son numéro » (développer la personnalité de chacun ! ne laisser personne à l'écart !) mais qu'elle-même, Solange, n'éprouvait nulle envie de faire son numéro ; que mes blagues ne la faisaient pas rire, et qu'elle détestait ce ricanement permanent - « mais tu semblais si triomphant... »  Je me souviens aussi de la fille Duthil, qui crevait de ne pas baiser, à qui je conseillais de le faire, et qui me répétait : « Mais comment ? comment ? » - surtout se garder de laisser voir qu'elle aurait pu décrocher... le prof lui-même... (Si j'étais amoureux de vous, je risquerais la prison sans problème, or je ne le suis pas » (mon petit laïus était fin prêt) :  « demandez donc au premier venu, il ne refusera jamais ») - qu'est-ce que je peux bien y comprendre, moi, aux tourments des vierges...

    Que puis-je encore écrire en notre époque où telle conservatrice de musée - bac + 5, 1ère à l'INP ! - se permet, du haut de sa cuistre, de reprocher à Gauguin – à Gauguin ! - sa pédophilie, parce qu'il « dévoyait » ses petites modèles tropicales de quatorze ans ! Ô connerie, ô connerie ! Je me souviens encore des sœurs Phellip, dont la plus blonde, la plus effacée, obtint ma petite amphore d'Agde sur son trépied de fer, dont je voulais me débarrasser : arrivé en bout de liste alphabétique, je reprenais du début jusqu'au nombre 47, âge de ma mort – il n'en fut rien – je l'avais déjà interrogée la première en début d'année, selon le même procédé.

    J'aurais dû compter 47 de plus. Toute la classe lui a susurré « bravo Phellip ! » d'un ton gentiment protecteur, mais tous dédaignaient sa timidité. J'ai subi plus tard la même expression forcée (« Bravo Bernard ! »), pour ce petit lot de tasses à café pastel que toutes ces dames guignaient, et dont je me sers encore (du service). On ne m'aimait guère, à Grénolas – Grénolas et sa tour médiévale, et ce magnifique paysage, pour aller au travail comme on va en vacances... « Je me souviens » de Vladimir, grosse gueule de moujik, affublé par sa mère d'une chemise russe, l'air ahuri, la bouche ouverte et cinq de moyenne. Il m'a confié hors sujet, par écrit, sa lassitude : son exotisme le désignait comme le couillon de la classe, et si par malheur il s'avisait de répondre juste, mes collègues le complimentaient bruyamment, comme un chiot qui arrive enfin à chier dans l'axe : bravo, Vladimir ! (« pour un abruti, c'est pas mal ! ») J'ai répondu en marge que moi aussi, en classe, j'étais tête de Turc, et qu'il fallait tenir le coup. Certains pardonnent, moi pas. 

     

    Choubert

    C'est ce prof d'allemand qui, en plein week-end (ils ont tous un grain) fit venir tout exprès un ouvrier pour visser à prix fort sur les portes des chiottes les panneaux AGRÉGÉS - CERTIFIÉS - AUXILIAIRES - SURVEILLANTS. Pour les agrégés, papier parfumé, triple épaisseur, moquette au sol. Certifiés : double épaisseur, tapis de sol en jute. Auxiliaires, papier SNCF, pas de moquette, et pour les pions, papier journal et trou à la turque. Les délégués syndicaux, tous angsangble, se sont rués chez le principal, congestionnés, braillards, noyés dans la diarrhée de leur ridicule. Choubert portait toujours sur lui un tube de Lexomil. Il jouait l'homme du monde, très pincé, d'une petite voix nasillarde. C'est lui aussi qui plaqua au sol au lasso la Jolipiou, un jour qu'elle avait soûlé toute l'assistance d'un interminable chapitre sur sa progéniture ; profitant alors de ce qu'elle reprenait son souffle, Choubert lança d'un ton désinvolte : « A propos, et tes enfants ?" Jolipiou, pincée : Très bien, merci." Dans la cruelle rigolade.

    C'est Choubert, aussi, qui fit goûter à toute sa classe, en langue allemande, différentes pâtées pour chien, afin d'affiner le maniement des comparatifs... « Et ils l'ont fait, ces cons ! » Il méprisait ses élèves. C'est lui enfin qui donna une claque salutaire au Sieur Duponteau, qui tous les matins, bien à l'affût contre la cafetière, se tapait coup sur coup deux cafés bien brûlant, laissant les autres s'en disputer le fond jusqu'au marc. Choubert lui scotcha sa tasse au plafond. Tous collègues laissèrent Duponteau s'affoler à la recherche de sa tasse en jurant ses bordels de Dieu, pour la découvrir enfin, trop tard, et grimper sur sa table.

     

    La presse contre les profs

    Je me souviens de Volterra, courant chez le principal témoigner des coups infligés par Moil'nœud à son camarade. Lequel camarade était un grand con qui n'avait cessé de bavarder, 62mn par heure, affichant le plus profond mépris. Et qui accusait le prof de « ne pas faire [son] boulot » ; il te lui a foutu une putain de tarte ! mon arrogant fonce aussi sec chez le Principal, Volterra sur ses talons : « J'suis témoin ! J'suis témoin ! » Braillements hallucinants. Les père et mère dudit Volterra se fendent d'un déplacement : « Un gosse est en train de couler, et vous, les profs, vous ne faites rien ! » Pauvres cons pourris par la presse, ne vous est-il donc jamais venu au cervelas que sortis de leurs classes, les fainéants de profs sont tellement claqués qu'ils n'ont aucune envie de rempiler pour expliquer le cours qu'ils viennent de faire ? et qui ne sera pas plus compris la deuxième fois que la première ? L'aide scolaire fonctionne en Finlande ? Mais, en Finlande, bande d'intoxiqués du gland, où trouvez-vous cette meute d'ignaresqui depuis 40 ans traînent régulièrement les enseignants dans la merde et dans la presse ? on respecte les profs, en Finlande.

    Ce qui n'empêche pas deux étudiants de tiré sur tout ce qui bouge, en 2007 neuf morts, dix en 2008, « peut mieux faire» - fin du modèle finlandais.

     

    X

     

    Un jour Barran, magnifique jeune fille de 14 ans, entre en classe en me gratifiant d'une paire de bises bien claquantes sur les deux joues : « J'en avais envie ».

    Ai-je donc été si lâche de me confronter, trente années durant, avec une bande de jeunes? « Mais c'est pas des vrais ! » protestais-je, « pas des vrais! » - je m'aperçus trop tard que le fils, alors âgé de 18 ans, de mon interlocuteur, m'écoutait, écœuré.

    En vérité les anecdotes se multiplient, et je ne parviens plus à reconstituer ce que j'ai pu leur enseigner.

    De la religion

    Samstag est un élève bigot. Je psalmodie à son intention, à tout propos et hors de propos : “Célébrons le mystère de la fo-o-o-âââ” (d'après un prêtre belge et chauve) - Monsieur ? vous répétez cette phrase hors de tout contexte.  - Dites-moi un peu, Samstag : le Christ a bien pris sur lui tous les péchés du monde n'est-ce pas ? - Oh oui M'sieur, oui M'sieur. - Donc il était surchargé de péchés comme le plus grand pécheur du monde ? - Oui M'sieur, parfaitement. - Mais qui est le plus grand pécheur du monde ? n'est-ce pas Satan ? - Bien sûr M'sieur, Satan, exactement. - Mais alors - c'est Satan que l'on a crucifié...” Il se met à hurler : "Hérétique ! hérétique !" La salle était pli-ée, lui plus que les autres : "Mais c'est qu'il m'enverrait au bûcher ce con-là !

    - De grand cœur monsieur, de grand cœur!" - Monsieur C., chaque fois que je dis le nom de mon établissement, on me demande de vos nouvelles - vous n'êtes tout de même pas le seul enseignant de mon établissement ! » Mais si, Monsieur le Principal, mais si... C'était un petit Ardéchois brun du bouc et bien sec. Il s'est fait épouser par la secrétaire, qui avait tâté de tous les principaux avant lui ; ensuite, Madame la Principale hanta les couloirs de « son » établissement, intervenant à tout propos. Un adulte de plus sur place. Tant mieux. Au cul les mauvaises langues.

     

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    De nos jours je serais à l'asile. Ou en taule. "Monsieur Colombin, votre comportement..." - mais à présent, c'est de tous les profs que tout un chacun vient exiger de renier son comportement, sa façon d'être. Nous avons vécu, nous autres, nos derniers jours de liberté. Il est grand temps de ne plus dispenser nos cours que sur internet : plus aucun problème de discipline ou de Dieu sais quelle insertion sociale. Nous vivrons enfin dans un monde virtuel, le vrai, celui que

    déplorent tous nos pleurnichards de sociologues, et le monde soi-disant réel repartira chialer sur la loi du plus fort, comme depuis la nuit des temps, et jusqu'à la nuit des temps ; car le plus intelligent, le plus beau, le plus habile, tout ce que l'on voudra, sont bel et bien aussi, dans leur catégorie, les plus forts. Et lorsque la rue sera enfin rendue à la loi de la jungle, je me barricaderai chez moi pour jouir sur l'écran d'une femme virtuelle. Plus de naissances, plus de morts. Et nous nous clonerons entre femelles à l'infini, débarrassées enfin de cette infâme paire de couilles, et de la vie. Savez-vous seulement ce que c'est que l'enfer quotidien d'un frustré ? pouvez-vous imaginer de quoi vous vous moquez, vous autres les Zob-timistes, les Pétants de Santé ? y a qu'à, y a qu'à – NAGASAKI DANS TES CHIOTTES.

     

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    ...Ouvrez vos livres Allah page (tant) - deux ans plus tard, je ne les reconnais plus ; futures épouses et mères ? combien préférables les filles en pleine puberté, bourrées de de tics et de perversions ! ...mon dernier éclat se situa au mois de mai 2051. Une de ces fascinantes moches, toute rabougrie, vieillotte, jaunâtre et branlée jusqu'au trognon (Moil'nœud me faisait observer à quel point les filles de cet âge portent à même la graisse malsaine de leurs pommettes les stigmates de leurs inextinguibles branlettes) - refusait de m'écouter. Pérorant avec indifférence, en plein cours, le dos tourné, bien exprès. Dos et chaises tournés, discutant entre eux en m'ignorant - nous tenons à préciser une fois de plus que ce sont des enfants de pauvres qui se comportent ainsi, refusant systématiquement, et par principe, toute espèce d'éducation.

    Il n'y a pas d' « éducation bourgeoise » et d' « éducation populaire ». Il n'y a que de l'éducation éduquée. Nous aurons mis des générations à redécouvrir l'évidence : non, en aucun cas, l'instruction n'est faite pour le peuple : même, il la refuse. Elle n'est pas, n'a jamais été faite pour lui. Ce qu'il veut, c'est gagner de l'argent, être indépendant, consommer... Ce 21 mai donc j'ai surgi comme un dément de ma salle - 39 ans de métier, et se voir confirmer par trois torses de connes que je n'avais jamais rien su faire - que l'éducation, que la conscience ne se transmettait pas automatiquement d'âge en âge – atroce. J'ai déboulé sur le parking hurlant et zigzaguant, poursuivi par la Conseillère d'Education : « Monsieur C. ! Monsieur C.! Vous n'allez pas reprendre le volant

    dans cet état ! » - je me suis calmé illico sur le siège : on ne plaisante pas, sur la route. Plus, un mois de congé, huit grands jours tout seul à La Chaise-Dieu. Ces petites coupures-là, je n'ai jamais manqué une occasion de me les octroyer. À mon retour, j'ai offert à ma récalcitrante, à cette toute petite face ratatinée, un cactus en pot. J'apprends qu'elle l'a gardé longtemps, et que ses deux commères se sont toujours aussi, plus tard, souvenues de moi.

     

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    « Le Commis-Voyageur de la culture » : bon titre..

    Toujours se souvenir que dans une classe, trois ou quatre adorent le prof ; six ou sept ne peuvent pas le saquer – le reste, tout le reste, sans exception, n'attend qu'une chose : la sonnerie. Je revois les frères Pexter, Place de l'Horloge en terrasse : ils se parlaient en anglais, sans soupçonner que leur accent à la Maurice Chevalier les rendait parfaitement compréhensibles. L'un d'eux jurait ses grands dieux que mon père l'instite possédait “le génie de l'enseignement”. L'autre faisait la fine bouche, estimant que ce n'était pas du tout cela, et que mon père n'était qu'un médiocre. Mon père me confirma qu'il s'était bien entendu avec le premier, pas du tout avec le second, “mauvais esprit”.

    Depuis, je ricane sitôt que j'entends parler de professeurs “compétents” ou “incompétents”. Lhoste me disait (j'étais passé de 29 élèves à 2, d'une année sur l'autre, en latin) : “Tu étais un mauvais professeur.” Cette année-là, oui ; avec cette classe-là, oui... « Monsieur », me dit-on, « pourquoi est-ce que vous ne savez pas vous faire respecter ? » Je répondais que je n'en avais pas besoin, que ce n'était pas la chose que je recherchais... mon œil ! Mais lorsque je voyais des imbéciles comme le père Dehaisne : « Je me préjente : Monchieur Dehaisne, Agrégé de Lettres Clachiques, Lichenchié en Lettres modernes », me tendant un bras qui main comprise n'excédait pas la sphère de son bide, je me félicitais in petto de ma propre bouffonnerie.

    "Je suis le meilleur professeur du collège”. Mouvement de satisfaction chez les sixièmes. “Sans doute aussi de l'Académie”. Satisfaction plus vive. “Je dirais même l'un des meilleurs de France”. Malaise, flottement. Une voix de fillette : “Tout de même, il exagère...” ! Certains collègues, à qui ceci fut rapporté, estimèrent sans doute que je parlais au premier degré. Je les trouvais très cons, mes collègues de Gambriac. Très ploucs. Très « puting cong ». Jamais je ne fus aussi détesté que là-bas (je ne parle qu'à ceux de mon clan : Kampfort, Esdras, Kovalik. Je chambre Nicoban (« Quand Nicoban, tout le monde bande ! ») . Je me souviens de les avoir revus sept ans plus tard, ces pauvres cons, Forchonneau, Bedzet le prof de maths qui ne tirait jamais la chasse après avoir pissé ; ils serraient tous à toute force leurs bras croisés sur leurs poitrines, et moi je feignais de vouloir les arracher, prenant cela à la plaisanterie, mais je sonnais faux.

    Ils me toisaient en ricanant : « Ah mais non, après nous avoir méprisés toute l'année... » C'était vrai, hélas. Nous avions donc formé, à part, un groupe, Robert et son long nez rouge, Kampfort Juliette la pulpeuse que je me suis envoyée mais chut, en même temps que Pictès, l'autre Juliette, en alternance - nous chantions des niaiseries des années 50 dans la 4L de Robert : « Un petit cordonnier » (« ...qui voulait aller danser... ») La route longeait la Vilenne jusqu'au CES de Gambriac ; à présent, elle est en sens interdit.

     

    Ah les filles, ah les filles...

    Comme disait le vieux Moil'nœud, à qui l'on aurait bien dû les couper : « Vous êtes toutes là à rigoler à vagin déployé » « Ah non non » s'étouffaient les filles, « ah non... » C'est en quatrième qu'elles savent prendre les choses les filles. Très vite, elles tournent prudes. Des femmes, quoi. “Les filles ? Des petits tas de poussière avec une vipère à l'intérieur.” Indignation de Roberte, fausse gouine (adore la sodomie) (je vais la visiter : son mec, un gros rugbyman, lui a tracé des cernes sous les yeux en la niquant toute la nuit). Il disait, le père Moil'nœud : « C'est qu'elles porteraient plainte ces connes. » Surtout maintenant. Rien que ces pages vous mettent à la merci de la première détraquée susceptible de s'inventer Dieu sait quelle histoire d'attouchements.

    J'en aurai pourtant croisé, des filles... Mais si j'en avais touché ne fût-ce qu'une seule, je m'en serais souvenu. Allez expliquer ça à un juge. Jean Rochefort, dans je ne sais quel film, déclarait au malfrat Gérard Depardieu : «Trente-neuf ans d'enseignement... et pas un seul attouchement ! » Et Depardieu, au sommet de l'admiration : « Ça alors ! Ça alors ! » - il allait trop loin, le père Moil'nœud : « Elles m'en savent gré, les filles, parfaitement, « de les délivrer de leur chape de plomb : pureté mon cul ! je les traite comme elles sont, en branlomanes effrénées... ça les décharge... » Elles auraient tout le temps, disait-il, de jouer les sans sexe, de répéter à longueur de vie « avec un e » : « Ça n'est pas important... On peut s'en passer... C'est vous, les hommes, qui êtes des obsédés... » Un sale enfoiré, ce Moil'nœud : cinquante balais, venu sur le tard au professorat, une vraie bonbonne, qui ne devait pas pouvoir bander plus loin que son bide, ex-vigneron, encore un. D'ailleurs je ne m'entends pas tant que ça avec lui. Trop vulgaire. Moi je pète par la bouche, lui, par le cul. Et pas seulement péter ; il a dû rentrer précipitamment chez lui. A la fille Condrom, qui s'agite en classe : “Enlève ton doigt ! ». En face de la petite Gonneau du premier rang, il se passe un doigt à la jointure de l'index et du majeur, le tournant, le recourbant, le retrempant dans le creux, lui faisant effectuer toutes les circonvolutions d'une branlette savamment prolongée. La petite Gonneau, exorbitée, suivait toutes les manœuvres, accélérations interrompues, lentes reprises, virages et torsions, jusqu'aus ultimes halètements. Le soir même elle a dû se déchaîner. Ô mes petites amoureuses à cinq fois par jour…

    On a fini par le virer, le père Moil'nœud ; j''ai hérité de ses classes. Elles étaient dans un bel état, ses classes ! pour passer la porte, les filles se tournent de côté en pouffant, obsédées par la main au cul. Pourtant Moil'nœud n'a jamais tâté de ça - pas fou. La fille de l'entraîneur de foot, seule avec ce vieux porc un jour de grève, a dissimulé dans son sac une bombe de spray, avant d'être expédiée en permanence. Toutes ses amies se sont bien foutues de sa gueule (lorsque la mode est aux sacs à dos, j'envoie à toute volée deux ou trois paluches - mais, au sac…) - ces retraits de fesses me vexent au plus haut point. Je leur fais là-dessus tout un cours : je ne suis pas un homme de ce genre, les profs qui se permettent de balancer la louche sont des malades à virer d'urgence - j'ai terminé par “je vous aime, mais pas à ce niveau” - extase dans la classe.

     

    La fille Verlaisne.

    Je lui claironne à tout va “Je vous aime” en plein cours, ce qui est vrai, mais passe pour faux. Une de ces grandes brunes aux cheveux en bataille, aux ongles sales rongés court et gluants. A ma cinquième et bruyante déclaration, elle me sort : « Si vous m'aimez vraiment, sortons d'ici, allons dehors, à ce moment-là je serai une jeune fille de 17 ans, vous un homme de 42, et nous verrons » - ce n'est pas un refus, elle ne m'élimine pas - mais je n'ai pas relevé le défi - elle aurait dit  je vais réfléchir. M'aurait demandé plusieurs semaines afin de bien peser le pour et le contre - puis immanquablement, tout bien considéré, m'aurait présenté un beau mec de vingt ans, sympa, les yeux droits, qui ne m'aurait pas laissé d'autre choix que de leur souhaiter à tous deux le plus sincèrement du monde le plus bel amour qui se puisse trouver.

    Ce jour-là, salle 110, j'ai reçu la plus bouleversante leçon de dignité de ma vie.

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    Le contrepet fétiches du père Moil'Nœud : « Quel plaisir pour la princesse que la Dotation du Roi. » Martino se moque de la fille Corrèse. Qui lui allonge des tartes, tandis que Moil'Nœud s'évertue à répéter : « Vous avez tort, Martino, rien à voir avec ce que vous imaginez. - Tu vois ? glapissait la branleuse en frappant - pure délicatesse de Moil'Nœud : lequel se doutait bien que jamais le jeune Martino n'avait surpris la moindre jeune fille en pleine action ; ce puceau s'imaginait sans doute que la branlette s'effectuait en cercle à l'orée du vagin, premières phalanges à peine introduites. Or, il s'agit bien sûr des mouvements circulaires en surface, autour du clito, de plus en rapides et haletants, juste avant la suspension finale, au moment de ce fabuleux déclenchement interne dont nous autres, les hommes, ne pouvons hélas concevoir la moindre approche, même analogique... Il se donne ainsi les gants, le père Moil'nœud (Monsieur Frère de Louis XIV, comme son épouse lui demandait une petite branlette, réclama des gants : la classe...) - de défendre une pauvre innocente qui n'eût jamais imaginé, n'est-ce pas, Chozpareille.

    La cause précise de la révocation du père Moil'nœud, occasion si ardemment guettée, ce fut le manège qu'il avait cru pouvoir adopter à l'égard d'une section de quatorze latinistes, dont douze filles - les garçons furent épargnés : vicieux, le père Moil'nœud, - irréprochablement hétérosexuel ; cuisiné là-dessus, il ne cessa de répéter : «Je suis normal. Jamais de garçons Monsieur le Président ; ça me répugne,». Dix ans fermes, tout de même (les juges de notre bon tsar Alexandre IV, que Son Nom soit béni, punissent fermement toutes ces incartades à l'égard de nos magistrats, en défenseurs incorruptibles de notre Sainte Mère Russie. Nous espérons fermement que ces propos scandaleux subiront la plus ferme répression de la main même de notre jeune souverain) - le père Moil'nœud n'était-il pas parvenu à leur faire admettre, en toute humilité, qu'elles étaient toutes, sans exception, addictes à la branlette ? (il n'employait pas ce mot-là, mais ce genre d'allusions se comprend toujours - au quart de tour).

    Elles en avaient toutes convenu. Les deux garçons (“Neil » et “Med”) tendaient le cou, fascinés. Les filles l'année suivante m'ont confié en pouffant les mines écœurées de la Clitarel, prude et revêche, qui renaudait ferme - “Tu prends tes airs, », lui serinait la Fonseca, mais tu fais comme nous, on est toutes comme ça.” Le jeune Med un jour dit à Moil'Nœud que son propre père ne souhaitait le rencontrer, parce que « sinon [il] lui casserai[t] la gueule ». Le naïf et corpulent collègue afficha sa plus totale incompréhension  : «  Mais pourquoi casser la gueule ? » Ce pauvre Med ne sut fournir aucune explication, soit qu'il eût reçu consigne de ne rien développer, soit qu'il n'eût (bien plutôt) rien compris lui-même - ce ne sont pas les adultes, vous pensez bien, qui vont ternir l'auréole de leurs petites fées pour informer leurs gros branleurs de mecs. Or si nos jeunes mâles pétrifiés de culpabilité se figuraient le moins du monde l'intensité répétitive avec laquelle les filles aussi s'astiquent à s'en péter les poumons, ils les descendraient illico de leur piédestal, et la confiance entre sexes pourrait enfin s'instaurer. « Le respect des jeunes filles, gueulait Moil'nœud, ah ! j't'en foutrais ! j't'en foutrais ! » - et le vieux porc (on ne pouvait plus l'arrêter) ajoutait qu'une fois même, en début d'année, juste après la classe, trois gourdasses qui «  sentaient la crevette à pleins naseaux jusqu'à mi-bras» (c'étaient son expression, que le Tsar le foudroie) étaient venues le sommer, « au nom de toutes les filles » (qui ne leur avaient rien demandé) d'arrêter de les chambrer systématiquement.

    Or le père Moil'nœud l'a pris de très haut, car (voyez la malice) il s'était scrupuleusement abstenu, ce jour-là, très précisément, pour une fois, de toute équivoque. Sans vouloir prendre la défense d'une telle ordure, vous aurez vous-mêmes observé que c'est toujours en effet très exactement le jour où vous vous êtes soigneusement repassé la chemise qu'on vient vous reprocher de ne jamais la repasser ; où vous faites un cours de grammaire, que les élèves vous engueulent parce qu' « on ne fait jamais de cours de grammaire » ; et surtout (celle-là est est infaillible) : le jour précis où vous avez foutu en l'air toute la sainte après-midi à tout bien briquer du sol au plafond qu'un ami de passage qui vous veut du bien vient vous bramer en pleine tête : « Je n'avais jamais osé t'en faire la remarque jusqu'ici mon vieux, mais là, vraiment, excuse-moi, tu aurais pu nettoyer un peu ».

    Bref le père Moil'nœud, qui par-dessus le marché se trouvait à jeun, te les a renvoyées toutes les trois se faire foutre, en gueulant que justement s'il existait sur terre en général et dans cette classe en particulier une seule catégorie de personnes à remettre à sa place, c'étaient bien les filles, femmes, gonzesses, et toute engeance de cet acabit : qu'elles étaient autrement obsédées que

    les garçons, traités pourtant partout de répugnants satyres, et qu'elles feraient aussi bien, toutes autant qu'elles étaient, d'aller se rincer abondamment le majeur à l'eau froide à côté des chiottes. « Elles sont reparties, disait-il, la queue basse» - le père Moil'nœud a disparu loin au-delà du Cercle polaire, grâces en soient rendues à Notre Tsar. Je ne pouvais me lasser pour ma part de couler vers toutes les filles mes yeux envoûtés. J'imagine à chacune sa technique d'onanisme, puisqu'il en existerait pour elles une infinité, à la mesure d'un appareil génital adaptable à toutes les variantes. N'en ai-je pas connu telle ou telle qui se frottait, se triturait, transversalement, longitudinalement, ou en cercle, tel ou tel cm² de la peau de son sexe, afin d'expérimenter sans cesse de nouvelles façons de jouir ? inutile de souligner le peu que pèse un homme dans un tel contexte ; et ce qu'ils faut penser de leur insondable fatuité lorsqu'ils se targuent de « faire jouir » leurs partenaires... J'imagine les visages des filles sous les jouissances solitaires - les yeux clos ou écarquillés, les tressaillements imperceptibles – mais jamais, au grand jamais, je ne me serais permis d'effleurer qui que ce soit. J'ai toujours sincèrement, profondément respecté toutes mes filles, si frêles, si exposées à se faire défoncer par Dieu sait quel porc.

    Qui les éclate et qui les jette - un jour, dans les couloirs branlants d'un préfabriqué, Moil'nœud course une fillette à queue de cheval d'une épaule à l'autre, haletant lui-même et bavant comme un satyre... houle de rigolade dans les rangs – inconcevable de nos jours) - le premier qui aurait osé toucher à une fille, je l'aurais enculé au manche de pioche. Je m'attribuais la faculté de reconnaître, à la rentrée, celles qui avaient perdu leur virginité : le regard morne et fêlé d'une sorte de brisure : Ça ne s'est pas très bien passé...? - Comment le savez-vous ? - Ne perdez pas espoir. L'amour et le plaisir viendront une autre fois. Ce sont donc ces fantasmes secrets qui m'ont crucifié à ce « plus beau métier du monde », l'un des plus vulnérables.

    ...Les garçons ? ils m'intéressaient pas du tout : ils en étaient encore, et souvent pour la vie, au niveau corps de garde. Déjà convaincus qu'il suffisait d'ouvrir sa braguette pour faire tomber les femmes comme des mouches. « Les mouches, je n'en doute pas ; les femmes, c'est autre chose. » Quant aux réservés, aux timides, ils me demeuraient parfaitement insignifiants – disons que pour eux, les filles n'existaient pas encore. Tout ce que je dis étant parfaitement inepte, je n'en disconviens pas.

    Ce que j'ai appris de mes élèves se situe aux alentours d'un pour cent. Un article de Télérama (ce prestige de “Télérama” semblera bien étrange à nos descendants, qui vivront sans culture et n'y entendront pas malice) stipulait qu'en vertu du catéchisme couramment admis, les disciples en savent autant que les maîtres, et que ces derniers ne se trouvent jamais aussi bien heureux qu'à l'écoute de leurs classes. Non. Fondamentalement, je le répète encore, la classe révèle avant tout la Connerie du Groupe. Un bloc de rusticité. De vulgarité (vulgus, le peuple). Férocité, sadisme, vice et petitesse. Et qu'on ne vienne pas me baver, la bouche en cœur, que c'est pour l'avoir voulu moi-même : nous connaissons ces sous-ontologismes en culottes courtes.

    Bien sûr, j'appris aussi la façon de me comporter à l'égard dudit groupe, autrement dit mon métier. Je viens juste de m'en rendre compte, in extremis, et de bien mauvais gré. Mais pour la mesquinerie, l'hostilité la plus lâche (toujours dans le dos les attaques, et en groupe) – les élèves m'auront tout appris. Ils m'ont appris aussi ma supériorité d'âge, d'expérience, de quantité de savoir. Car si vous laissez l'initiative aux élèves, ô belles âmes, votre cours n'existe plus, la seule inextinguible envie du Groupe étant de taper dans un ballon ou de se gouiner entre filles. Vous ne tirerez rien, jamais rien, d'élèves livrés à eux-mêmes, comme le recommande béatement l'Inspection...

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    Avant son simulacre d'exécution, le père Moiln'œud proclama (voyez l'ignominie !) : “Je crois qu'à de rares exceptions près les filles m'étaient reconnaissantes de me faire le complice de leurs plaisirs les plus secrets, les plus accomplis (« quatre-vingt quinze fois sur cent / la femme s'emmerde en baisant). Ce monstre désespérait que pût exister un sexe si étrange. Et s'il ne pouvait d'aucune manière fusionner avec cet organe, du moins qu'il lui fût possible de le bouffer, de s'y vautrer, de s'y engloutir, pour que le monde enfin vous foute la paix. Dans ma mère à quatre mois de sa grossesse, le 18 avril sous les bombes à Noisy, j''éprouve mes premières terreurs.

    La peine de mort (béni soit Notre Tsar) fut commuée en vingt ans fermes incompressibles. Il existait à Vorkhouta depuis 32 un camp surnommé « Guillotine glacée », où bon nombre de ces immondes porcs judicieusement dénoncés par les Anciennes Elèves Humiliées, l'« A.E.H. », bénéficiaient de Stages de Réinsertion, convenablement modérés, avant de disparaître

    sous le knout et le verglas, et nous chercherions en vain là-bas leurs sépultures sous le lichen arctique. Certains ont suggéré, dans les milieux libéraux, qu'une longue rééducation pouvait donner des résultats, qu'une réintroduction sociale eût pu s'envisager. « La chose, murmurent-ils, était possible » - certains se sont permis d'en douter. Ils furent expédiés sur place, pour vérifier..

     

    Crime et châtiment

    Sa substitution de peine inexplicablement promulguée, Moil'nœud fut pourtant, par les femmes, pour son plus grand bien ; compissé jusqu'en pleine gueule bouche ouverte, et conchié. Puis castré. Les filles, si copieusement, si ordurièrement souillées, lui avaient infligé le traitement dont il rêvait. Elles n'avaient pas toutes apprécié chez lui « tant de connaissances” disaient-elles. Je me souviens très bien qu'en ces temps reculés, toute allusion si légère fût-elle au plaisir solitaire des femmes ne récoltait qu'un regard soudain inexpressif, opaque  : « Je ne comprends pas ce que vous dites”, répétaient-elle, avec la plus exaspérante mauvaise foi, à donner des envies de meurtre - il va sans dire que le supplice et l'exécution du père Moil'nœud fut plus qu'amplement mérité ! Dolghii srok slouojbi nachihh souverennihh ! Dieu me garde d'ajouter là le moindre commentaire. Ne craignons donc pas d'affirmer une fois de plus la parfaite conformité du traitement infligé plus haut avec la fine fleur des fantasmes de ce vieux salaud : on ne parle pas d'onanisme à de futures femmes et mères, honneur de la nation , sel sacré de l'humanité.

    Moil'nœud pouvait terroriser, fasciner : il n'en restait pas moins la plus criminelle, la plus ignoble des pourritures...

     

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    Une rencontre.

    La première eut lieu sur le trottoir. Je revenais d'une consultation, suivi d'un jeune homme au pas résolu. Il m'aborda dans le dos, par mon nom. Je me retournai, il me dépassait de vingt bons centimètres, car le temps me rapetisse, hélas. Il me dit ses nom et prénom, - depuis, cela m'est revenu : Victor Tristur. Il tint à me serrer la mains, les yeux dans les yeux, et à me dire combien il me remerciait, pour tout ce que mes cours « extraordinaires » lui avaient apporté, « et [lui] apportaient encore ». Je répondis : « Ça en fera toujours un ». J'ai en effet la forfanterie modeste. Nous nous sommes donné de nos nouvelles ; il avait repris l'entreprise familiale, sans me révéler laquelle ; je lui répétai quant à moi mes « coordonnées » - il n'y donna pas suite. Juste avant de nous séparer, il m'a demandé, comme une faveur suprême - la permission de m'embrasser. Il m'étreignit avec émotion.

     

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    La sagesse

    Je serais tiré d'un fossé détrempé, puis hospitalisé ; je me ferais appeler « Monsieur Cohen », de mon ancien nom. Puis je remonterais la pente, au milieu d'un inextricable foutoir de notes écrites : ce sont les prémisses qui me passionnent, et je hais l'effort, lui préférant l'obstination. Je vois ces Bouddhas de vitrines en rangées invariables de bides et de têtes à claques - ne-rien-voir-ne-rien-entendre-ne-rien-dire” - ou des Christs bave-morale à deux balles - toute sagesse me révulse: elle se liquéfie comme une merde contre la moindre parcelle de vie quotidienne. Bouddha, va me ranger le beurre. Et que ça saute. Et toi Jésus, sors-moi la poubelle. La sagesse est la loi du plus fort.

    Que le plus fort gagne. Point barre. Le plus friqué, le plus optimiste, le plus futé. Et même, c'est lui, le plus fort, qui devient aussi le plus sage. Les autres ? ils torchent les culs et se font mettre. Toujours. Deux et deux quatre. Amen. Et je refuse, de plus en plus consciemment, de mûrir et de mourir dans l'adulte. « Prendre ses responsabilités », devenir « efficace » - un jour tu seras, pauvre couille, l'homme le plus efficace du cimetière. Que d'évidences, tas de cadavres ! en dépit de toutes vos condescendances, de tout votre baveux mépris sur « le sentiment de toute-puissance puérile », qui DOIT absolument disparaître pour devenir ACTION dans le domaine du CONCRET ! Jamais. Jamais. Plutôt me rechier dans les couches.

    La terreur du sexe

    Répandre son sperme, quelle horreur. Ces macrofilms d'aspirations glougloutantes en tourbillons d'évier, les spermato engouffrés là-dedans comme des merdes dans une chasse d'eau

    avec des trémoussements de friture, ce répugnant gargouillis précipité dans un vagin de cuvette à chiottes, sous les récris d'admiration de toutes les cruches ; les gamètes mâles engloutis comme autant de têtards pousse-toi dans le virage que je m'y mette cette bestialité digne des pires vertiges de la sélection naturelle me débecte, je gerbe, tout le monde rit, moi c'est de terreur.

     

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    J'ai déversé sur chacun de mes potaches, mâles et femelles, tout le tombereau de mes névroses et nécroses. « Tu vas voir ! Il va te faire payer pour ci, pour ça, qu'il a souffert ; qui ne te concerne en rien ! » - « tu vas voir ! pour marcher, il va mettre un pied devant l'autre ! » Quel scoop, ô Lazarus, Maître Philosophus !!!… « Faire payer » : mais tout le monde fait ça ! oui, je leur ai tout fait payer ! Et réciproquement, Lazarus, et réciproquement. Comme le monde entier. Toi y compris.

    Parfois j'éprouve envers l'ensemble de mon passé un profond sentiment de dégoût – c'est donc là tout ce que j'ai su faire ? En vérité nous ne méritons plus que de vieillir.

     

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    Au tour des garçons

    C'est au Lycée-Château Charlemagne de Laon que j'ai compris la vie, à grands coups de persécutions - « provoquées par moi-même » , air connu - que je me suis accouché de moi-même. Je raccompagnais Wojrzekowski chez lui, avec sa face plate de Podolien. Dans les établissements sans filles, on aime les garçons. Maquignon (celui qui m'avait muré dans ma classe) est venu plus tard me trouver à la fin de l'heure : « Savez-vous la différence qu'il y a entre un pédé et vous ? » je lui ai répliqué « Tourne-toi que je t'explique. » Il est reparti en répétant “elle est pas mal, celle-là, pas mal...” - Maquignon, si difficile ensuite à virer de la Chorale « Celestia » - c'était lui ou moi – tout à fait autre chose en vérité - mais je n'ai jamais su ce qu'il pouvait bien vouloir me dire avec cette histoire de « différence entre un pédé » et moi…

    ...Il avait commencé à me charrier, le Maquignon - à croire que la chorale tout entière devenait son annexe personnelle ; il débauchait tout le lycée d'En Bas. J'ai fini par le virer. A un emmerdeur de Grénolas, Moil'nœud jadis avait déclaré : “Ta gueule, ou tu ressors de là les jambes écartées”. Et même, « je te sodo...” - «je ne vous explique pas » disait-il « comment ils m'ont orthographié “Cosette et le seau d'eau”. À un élève qui le traite de “gros pédé” : “Je ne suis pas gros.” Quand Moil'nœud fait semblant de péter : "Ça fait jouir, mais ça déchire." Ou : "Ça déchire, mais ça fait jouir" – « différence entre « pessimiste » et « optimiste ». Mais ça, c'était de mon temps. C'est hélas à de semblables pédophiles que nous devons l'effondrement de notre école en ces années funestes, heureusement reléguées aux ténèbres depuis l'avènement de notre Noble et Tout-Puissant Alexandre IV, que le Ciel tienne en sa Gloire.

    Le jeune Gurénine un jour s'écria "Va te faire encu... » - Moil'nœud alors, suave : « Vous voulez dire sans doute "Va te faire encuVer" ? ...te faire mettre dans une cuve ?” L'élève, tout suffocant et blême et dégoulinant de diarrhée : « Oui M'sieur... ». Le jeune Cridor un jour, sortant de classe, dessine en vitesse au tableau une espèce de lampe de bureau coiffée d'un abat-jour : « Ça, à l'envers, c'est ma cerise dans un pot de colle" ; Moil'nœud lui donne le choix : la colle «  avec mention exacte du motif », ou la gifle – Cridor choisit la gifle mais au dernier moment se défile : simple calotte. Moil'nœud retrouve ce même Cridor à l'oral du brevet. Il tente en vain de se faire remplacer. Le candidat s'en tire avec 13, en toute loyauté réciproque.

    Nous sommes à mille lieues de Moil'nœud sexe-clamant à la fin d'un cours : «Miss Norme, je t'encule » - et la fille, du tac au tac : « Ça m'étonnerait » (la même, la veille, à son voisin de table : « j'ai la chougne qui me gratte », mais distinguons soigneusement l'exquise pudeur des vierges d'avec les atrocités pédophiles des monstres qui souillaient nos établissements, à présent Dieu merci exterminés jusqu'aux derniers au fin fond des tourbières subarctiques ou des asiles de fous – puisse Notre Sauveur tenir en sa Sainte Garde Notre Bien-Aimé Tsar).

     

    Les élèves nous ramassent à la pelle

    A Ankara, Moil'nœud lance à ses sixièmes : "Qu'est-ce qui est con, qui remue, et qui pue ?" (« une classe de sixième ») les enfants : "C'est vous M'sieur !..." "Il est tout petit ton monde, Moil'nœud : tout petit !" (élève Sévillan) – le prof : "Oui, mais vachement profond." Il était en colère, Sévillan. Il avait raison. Mais le prof n'avait pas tort. Grigadzé : “Oh M'sieur, vous avez dû rester puceau jusqu'à vos 40 ans. - Oui, c'est alors que j'ai rencontré ta mère.” Hurlements de rire ; bulletin trimestriel dudit : «  Grigadzé a tout vu, a tout lu... » - ayant assisté à l'intégralité du « Soulier de satin » par Vitez dans le grande cour du Palais des Papes, il ressentait depuis l'empreinte d'une extase dont nul ni lui-même ne l'eût estimé capable ; il considérait les autres, depuis, avec commisération. Ne jamais, jamais préjuger d'un enfant. Un jour cependant, je lui demande un commentaire sur telle scène du « Christ s'est arrêté à Eboli », à propos d'une plage fluviale infestée de moustiques. Le même Grigadzé de répondre “Ben y a des stiquemous”, je lui réplique “c'est votre stick à vous qui est mou.”

     

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    À onze ans je me suis roulé sous la table en criant : « Les autres ! les autres ! » - jeune marié Noubrozi levait déjà les bras : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » Ne croyez jamais, à aucun prix, tous autant que vous soyez, que ce soit chez les Autres que se résout le problème de votre moi ; il est pour le moins plaisant, voire ébouriffant, de lire ce grand prêchi-prêcheur de St-Ex : « La vraie vie ne commence qu'à partir du moment où l'on vit pour les autres », lui qui fut une si parfaite illustration de l'égocentrisme le plus exacerbé : n'oubliez jamais l'éternelle leçon : « Ce que je dis, pas ce que je fais ». Puis, à votre tour, fermez-la. Tant nos esprits, nos langages, souffrent en permanence de notre irréparable atrophie. "Je me parle toujours tout seul, confiais-je à mon public. Ainsi, je suis certain de ne pas perdre mon temps avec un con." Une petite voix au fond de la classe : "C'est pas sûr..." - Petterss, un grand doux rasé, terriblement puissant et tendu, toujours au bord de l'explosion. J'évitais de le croiser. Il disait de moi : L'homme qui rit. » - « quoi qu'il arrive, il rit » - de tout (c'était un article, signé par lui, mais caviardé dans « La Poule Oppo », le journal du lycée : « Vous comprenez, monsieur C., si vous acceptez cela sur vous, « ils » vont tous régler leurs comptes avec tous vos collègues » - Proviseur, vous avez raison.

    En fond de classe, le même Petters se balançait rituellement, le regard en biais - je répands le bruit que je suis juif : c'est absolument odieux.

    J'ai travesti Le Cid en parade de foire : "Un pied dans la tombe et l'autre qui glisse" (Don Diègue), "Monsieur le Comte a eu son compte" (Don Gomès) (Meurisse, Le Monocle rit jaune). Au premier rang Poxi, que je n'aimais pas, qui le sentait, qui me le disait, à qui je n'adressais jamais la parole : trop timide («...ce que je dis, pas ce que je fais ») ; sournois, terne, effaré, je le prenais pour un con. Mes yeux lui passaient dessus. Neveu du dentiste, qui me posta fin juin sa facture, salée et comminatoire ; j'avais pensé qu'il oublierait. Moi aussi je suis ignoble. Faut pas croire. Je portais une bague « tête de chouette », genre distributeur de chewing-gums. Un œil en faux brillant s'est détaché.

    Le sous-dirlo : « Mais... vous êtes marié, ou – quoi ? » Pédé. Je mettais tout mon honneur à le paraître. Pour la bague en chouette borgne, je fus couvert de calomnies ; le délégué syndical s'exclama qu'il avait entendu sur moi les pires atrocités.

     

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    Grande lassitude. Retraite, enfin ! (et bon repos éternel - oh pardon - j'étais plié – sacré collègue, qui pensait bien dire) mais fusiller, voyez-vous, toute ma relation aux adolescents eux les jeunes, moi le vieux - « non, merci ». L'âge adulte m'a toujours semblé une perte, un gâchis, une irréparable duperie. La vie de monsieur Pleutre en vérité, ma vie, n'est-elle pas suffisamment terne pour ne pas y rajouter ces efforts, ce reniements de soi - et puis j'ai peur, j'ai peur.

     

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    Des visages, des figures - je pourrais tous vous les classifier, par familles et par embranchements, genres et sous-catégories. Avec ce qu'ils recèlent, ce qu'ils dissimulent, surtout les filles, dont j'ai obtenu bien plus que le sexe. Enseigner ? Se trouver. ? Je ne refuse pas, en fait, que les autres m'enseignent, mais seulement si je veux. « Monsieur, pourquoi vous criez ? vous devenez tout rouge, vous êtes ridicule. » « A quoi bon vous faire des réponses, puisqu'on voit bien que vous vous en foutez ? » J'ai beaucoup appris de mes élèves. Mais c'est à moi de le dire. Pas à vous. D'autres assurément les auront mieux instruits. En respectant mieux le contrat.

    Plus profitablement. Le grand Larbi surgit un jour en plein Cours de Sixième. Il claque la porte à la volée sur le mur - 18 ans, Lycée Hôtelier de Mesnières -  Écoutez bien les petits, écoutez bien tout ce que dit ce mec-là » - une petite voix timide «c'est un bon prof ?  - ..pas important – mais retenez bien tout ce qu'il dit - sur tous les sujets » - vers moi - « vous vous êtes fait traiter de con en cours – j'étais outré - vous me répondez vous voyez de quel niveau ça vient ? et je devrais gueuler pour ça ?  ...on est toujours le con de quelqu'un – et ça monsieur, c'est grâce à vous, je l'ai toujours appliqué » - il repart en coup de vent – je minimise c'est moi qui l'ai payé - certains furent assez cons pour le croire – tant pis

    Une autre, 50 ans, alpaguée sur Facebook : « Tu es le prof qui m'a le plus marquée. Je vivais des moments atroces en famille. Tu m'as déstabilisée. Ta classe était un vaste bordel où chacun se voyait forcé à faire son numéro à son tour. Moi je ne voulais pas faire mon numéro. Tout le monde trouvait tes vannes tordantes. Pas moi. Je détestais cette ambiance de ricanement perpétuel ». Je remercie Mme Sylvie Vacher, seule ici à conserver son nom, pour son honnêteté - « on ne pouvait rien te dire, tu avais l'air si rayonnant... »

     

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    Filles (et garçons) dont je fus amoureux ; pour les garçons : le plaisir d'être humilié : Godet, avec sa réfutation des impressionnistes, qu'il accusait de « ne pas reproduite la réalité » préférant Vernet (Horace) « on dirait une photo » - applaudissant Smetana «écoutez, on entend bien couler la Moldau» - impossible de lui fourrer le nez dans sa contradiction ; Davidoff, qui m'enroule (j'étouffais de rire) dans une courroie de store : la seule présence de Davidoff empêche, à la lettre, le cours d'avoir lieu - “comment voulez-vous que j'admette votre fils dans mon établissement avec une appréciation pareille ?” - rassurez-vous, il a trouvé mieux depuis.

    A Ankara, ce fut Charrier : de celui-là, je devais d'urgence me faire un allié, sous peine de bousillage – on repère ça tout de suite - Charrier honni de l'administration (« le petit nain »,Zogandin, surgé, 1,30m, macrocéphale.) Charrier me visite (on jase) mais avec sa copine. Je le visite à Paris : “Laissez mon copain tranquille” dit-il à ses parents - « vous ne l'avez pas fait venir pour me faire la morale. » C'est à lui que j'ai prêté ce fameux Rabelais de Garnier – je ne l'ai jamais

    revu. Charrier fut viré pour deal dans la boîte, sans consommer lui-même, pas fou. Voulait fuir au Paraguay, grand producteur de came ; « en guarani (s'émerveillant), « dix » se dit « deux mains » . Aux dernières rumeurs, se serait converti dans la mode italienne. J'ai tremblé en vérité devant de bien maigres démons. Éprouvé cet abject besoin de servir - un malade  - une urgence.

     

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    Je me rappelle Portucelli, frappant comme un sourd du plat de la main la chaise vide d'à côté - « parachute, char à putes ! Génial ! » « faire l'amour, si c'est de la gym, c'est pas marrant ! » - c'est lui qui plus tard plongea dans l'eau glacée - arrête ! gueulait le prof, pour un ballon ! tu vas prendre la crève ! » Je revois Villeneau le Pruneau qui ramène mieux que moi le calme dans la classe ; Giordanescu, modèle des « Enfants de Montserrat, mis au piquet dans l'entre-deux-portes séparant deux classes ; quand je l'ai récupéré, les filles se « payaient ma tête : « Il est tout rouge ! il est tout rouge ! » - mais le toucher m'eût profondément répugné ; « les filles, ça sent mauvais ! » réplique immédiate de Sandrine Lunet : « t'avais qu'à pas y mettre le nez. » Je n'ai rien rectifié.

    On y serait encore. Il a grandi. L'élève. Je me rappelle Cacchimerda, qui souffrit toute l'année d'être appelé par son nom :  Chielamerde  en italien. C'est l'année où toute la classe (lui plus fort que les autres) avait gueulé : j'avais osé saquer les rédactions des parents. Je commis l'irréparable sottise de reprendre tout le paquet ; me battant les flancs pour infléchir mes observations venimeuses, en hissant toutes les notes à la hausse. Je me revois galoper d'autocar en autocar, distribuant ces copies mutilées - comment la classe a-t-elle bien pu me concéder ensuite la moindre bribe d'autorité. Je ne faisais qu'anticiper...

    A Bronville : le petit Nappaud (« Léon »), dont le père, un collègue, m'avait dit de préciser ce que l'on devait apporter la fois suivante - j'étais à ce point d'ignorance - Crapaudin : qui se souvient de Crapaudin ? Est-ce qu'il n'avait pas des taches de rousseur ? ...Bronville  encore : la fille Picasse, avec laquelle je suis toujours à parler dans la cour – des jambes en poteaux mais de si beaux yeux noisette – 17 ans, moi 21. « Monsieur C. » (convocation chez la directrice), vous êtes passé de l'autre côté à présent. Vous devez respecter une certaine distance avec vos élèves. » Muté d'office pour avoir signé la feuille d'absence d'une croix gammée. Mlle Damble, la même, estimant

    à juste titre que mieux valait d'abord se frotter à quelques années de pionicat, se réjouit que mon premier réflexe - et mes élèves ? - eût été pour elle un signe de Vocation - ne vous en souciez pas ; nous leur trouverons quelqu 'un. Je fus muté à St-Léard, décembre 12 - juillet 13 : une année de pion, pour bien me rendre adulte, sans flirt, sans croix gammée (« c'était une blague ! ») sur la feuilles d'absence («dans la région de Châteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particulièrement apprécié ») - mais je me fais reprendre au pas de l'oie dans le couloir en gueulant Sieg Heil - si on ne peut plus rigoler - cette avoinée devant des parents d'élèves !

    Je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : la joie d'humilier. J'ai retrouvé Picasse à St-Léard. Elle baisait avec Bac-Ninh, au bord de l'Ille : « J'ai apporté une couverture. - Tu ne penses qu'à ça. »

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    Mes petites amoureuses

    La petite Fantôme recopiait sagement son livre sous ma dictée sans s'en apercevoir : je n'avais jamais fait de cours d''histoire de ma vie ; au moins, ils auraient lu le manuel… désormais sa vie se souvient à peine de moi.

    Réby, dont je corrigeais en été les versions latines par correspondance. Si malicieuse, captant au vol mes moindres allusions. Devenue d'un coup à quinze ans colossale, costaude, paysanne. Elle est revenue me voir en cours. Mais quelqu'un l'attendait. Franche, pleine de vitalité, pour moi qui n'apprécie que les sournoises, s'essuyant comme un fard la cyprine sur tout le visage. Remonte aussi Francine, si fine, si pâle et délicate, Je l'avais insultée lorsqu'elle était belle. Sa mère accourut, pâteuse, informe, énorme ; j'ai manipulé, traîné cette grosse personne d'une divagation à l'autre, et mon pouvoir me bouleversa. Le lendemain même, alors que sa fille glissait dans mon dos vers sa place, je murmurai “Vous êtes la féminité incarnée”.

    En l'espace d'un an, le visage de porcelaine de l'ange aux loups se déforma, imperceptiblement d'abord, puis se chargea de haut en bas d'un masque inexorable de cagote : cela lui descendit peu à peu, comme un linceul - capuchon d'abord qui lui prit le front, la commissure des paupières, le nez – enfin la face entière - trois années de pure lumière et la vie sous l'épaississement d'une barrique. Je me souviens de Bataillon Thérèse, à qui Moil'Nœud l'année d'avant claquait les fesses – formez vos baths haillons – devenue à présent collègue d'arts plastiques : « A quoi sert le dessin ? - Pourquoi ne demandes-tu pas ça à ton prof de maths ? » Si liée à Ferencza, revues toutes deux au café - j'ai renversé mon verre sur les genoux de Ferencza : c'était l'héroïne de mon roman Omma, retiré du catalogue de l'éditeur. Toutes deux s'indignaient des propos tenus sur les femmes par les hommes de leur âge : « Pourtant s'ils savaient à quel point on les aime ; ils font tout pour qu'on devienne lesbiennes – le nombre de pédés qu'il y a parmi eux ! Nous avons bien envie d'en faire autant... » - eh oui, mesdames, les petites minauderies, c'est fini tout ça ; tant que vous voudrez "jouer à la femme", ne vous étonnez pas.

    Les hommes en ont leur claque d'être pris pour des porcs : "Tu veux ou tu veux pas ? eh ben c'est non dégage, ksss, ksss, ouh qu'il est pas content le monsieur" - c'est fini ce genre de truc. Bath-Haillons et Ferencza ne se voient plus, ne s'écrivent plus. F. vit en recluse, sous des verres teintés, sa porte anonyme ne s'ouvre plus. Elle a perdu son frère, devenu sous ma plume l'Homme- Cheval, « Marèk » : dans mes pages elle jouit de sa main sous mes yeux extasiés. Je ne pouvais saquer ce frère ; après son décès j'ai reçu sa main au cul à la volée dans le couloir. Elle fit courir le bruit que j'étais mort. Je suis allé dîner, plus tard, chez Fontanet - la mère tous seins en bataille, bagouses et brillants ; un fils aîné réellement mort, lui, en mission, à 32 ans.

    Le cadet Fontanet prit un jour ma défense, alors que je me vantais (une fois dans ma vie) d'avoir corrigé des copies jusqu'à onze heures du soir. Alors, tourné vers eux : vous voyez bien ! 

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    Plus tard Laparade, rouquine, fille de flic (« la rousse »...) ; ne peut fréquenter l'école des justiciables. Je lui révèle que son ancêtre est cité dans Saint-Simon : le Roi lui reproche publiquement de négliger ses devoirs envers son régiment, préférant traîner à Versailles. Elle n'en était pas peu fière. J'apprends voici peu qu'il était homosexuel, ce que Louis XIV abominait par-dessus tout : peut-être l'a-t-elle su. Je la trouvais laide et la flattais de toutes mes forces, ne voulant rien laisser paraître. Elle s'est transformée sans doute en grande rousse éblouissante. Jovanic, prononcée par moi Yovanitch, à la serbe, pour faire mon malin), son rire désagréable exprès ; se fait prononcer “Jovanik ». Internats de filles.

    Je les voyais se consoler, se passer les mains sur les épaules. J'imaginais des tas de choses sales et vraies. J'ai même révélé à deux d'entre elles qu'il existait des produits de propreté appelés « savonnettes ». Toutes filles dont je fus réellement amoureux. À Saint-Léon, les sœurs Lampin, très vite confondues (d'abord la cadette, puis l'aînée) - l'une d'elles retrouvée à l'oral du bac : frisée, avenante, sûre d'elle. Quelconque. J'aime les filles tourmentées, les femmes chancelantes, devant qui baisser la tête et demander pardon. La beauté pour seul rempart. Nul n'oserait en vérité leur adresser la parole. À quoi pourrais-je bien leur servir, éclatantes ? qu'elles aillent se branler.

    Ce qu'elles font. Llégas, brunette insolente au teint bilieux, dont la mère se paye ma tête dans le train en me qualifiant d' “excellent professeur” ; du coup, parmi les cahots d'aiguillages, je gagne les chiottes en tortillant du cul. Un fou. J'étais, vraiment, un fou. Je le suis toujours. La conscience ne m'en est venue que vingt ans plus tard. Il fait toujours soleil en ce temps-là, un inépuisable avenir. Souviens-toi de Daniela Badajoz, modèle de Nadine ( Les enfants de Montserrat), « très nerveuse » disait-elle, ravagée par l'onanisme. Signalée d'un petit cœur sur ma liste, vu par les élèves pressés autour de mon bureau. Apprenait à sa copine Monferrand l'art divin de la branlette.

    La mère de cette dernière vient me voir, mais n'ose pas m'en parler, parce que j'avais l'air si “bébé » - selon Bussy, les doigts tachés d'encre : « Elle a dit un mot de quatre lettres qui commence par "bé" (les filles s'imaginent que je pense "beau", je rougis, je sens que ce n'est pas cela, ce n'est que plusieurs années plus tard que j'ai découvert : bébé). A Gambriac, fille Bourdon, amie de Champin. La blonde et la brune, si heureuses de me retrouver en début de cinquième (ça leur est vite passé, car je m'en suis rendu compte). Leur meilleure amie, Benzikrane : “Je ne suis pas crâneuse”. J'écoute avec elles en classe un 45 tours tunisien, plusieurs fois de suite ; elles me le demandent une dernière fois.

    Elles sont à l'affût de mon tic : déclencher mon bras d'un coup sec, sur le premier accent du refrain - in extremis, je me suis retenu ; une fois de plus, et je leur balançais un doigt d'honneur, dans le rythme. Destins si désespérément semblables. Basculant tous inexorablement sitôt que l'on a soi-même enfanté. Je me souviens aussi de la la fille Debouxe, si propre et brillantinée, enflant sa minuscule voix pour lire Le combat de Roland et Olivier. Je l'entendais à peine, au comble de l'émerveillement ; ces intenses coulées de pure tendresse, prodiguées à toutes, avec passion. Son père, amoureux d'une immense Noire, me confiait, éperdu : « Je l'initie également à sa vie sexuelle » - que lui apprenait-il ? Chose que les barbares d'à présent ne sauraient concevoir. Ils nous foutraient tous en prison, et l'enfant chez le psy, pour « guérir ». Rhéda, fille de pharmacien, portait de petites lunettes rondes très sages ; elle m'a cru juif, ce qui est de ma part un snobisme du plus mauvais goût ; mais à l'apprendre, il lui échappa un vif sursaut de satisfaction. Melle Environ, « villa Norivné », seule que j'aie signalée pour ses résultats insuffisants devant ce gros porc de Gepetto, infect principal ; en revanche, Dumarais, le sous-dirlo, me traite bien, j'ai sa fille en cours, grande endive nasale, qui explose un jour contre la classe : « Mais enfin je ne suis pas responsable des conneries de mon père » !

    Cet homme-là sut me traiter avec déférence - mes yeux de fou devaient l'épouvanter. Sa fille m'a rejeté sur Fesse-Bouc : « Vous ne me dites rien... Je ne crois pas... ».

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    Je me souviens de ces deux années de premières où les garçons, en surnombre, m'avaient rendu les classes insupportables. Que des gueules d'abrutis – des gueules de garçons. D'informaticiens. « Est-ce que vous nous prenez pour des cons ? » J'ai répondu non, mais comme dit Nietzsche : « On ment, mais avec la gueule qu'on fait en même temps, on dit la vérité quand même ». Les cours se tenaient dans une salle de travaux pratiques, toute en échos, où le moindre mot se répercutait sans fin dans le brouhaha. L'un de ces venimeux du bulbe me jeta en vitesse à la gueule dans le couloir que la classe avait échoué à l'oral, à cause de moi : se figurant sans doute, scientifiquement, pouvoir passer à coups de formules...

    Parmi eux Sofiane, Arabe honteux qui se faisait appeler “Yann”, et qui prétendit que je lui avais mis 10 de moyenne parce que je ne pouvais pas faire autrement – désolé : 3, 10 et 15 égalent 28, divisé par 3 donne 9,33... Mais le 3 sur vingt, ton torchon de papier, tu l'avais oublié, morveux. X

     

    « Vous voilà en 5e à présent. Vous avez découvert pendant les vacances certains amusements solitaires » – la fille Piternal, à mi-voix : “Tiens, c'est vrai...” Je l'ai accompagnée avec sa classe, en Allemagne, lui offrant une glace ainsi qu'à sa correspondante. Cette dernière lui passe un papier plié en quatre : « un doigté ? », « ein Fuch » ; je n'ai plus retrouvé ce mot dans aucun dictionnaire ? Toute la classe défilait en déroute montagnarde devant des tartarins attablés en terrasses et qui nous exhortèrent, en bons Germains, à entonner un vigoureux chant de marche ! Wir sind Franzosen, ai-je répondu, und kennen nur obszöne Sänge ! Les tartarins ont éclaté de rire - « nous sommes français, et ne connaissons que des chansons obscènes ».

    Son correspondant le lendemain, fou d'amour, piquait un ultime galop forcené sur le quai au risque de sa vie pour la revoir – il savait bien, lui, que les séparations à 14 ans restent définitives - tandis qu'elle sanglotait devant moi – comme cet enfant de 7 ans tout en larmes, son premier prix de piano entre les bras, pour avoir si fort senti que l'instant ne revient jamais ; que jamais plus il ne reverrait son maître. Je me souviens de Maï, amoureuse des chevaux en dépit de père et mère, dont je pris maladroitement la défense sans la nommer mais reconnue de tous ; mon ancienne suicidaire s'est classée deuxième au Grand National de Liverpool... j'avais songé pour elle à ce cheval de cristal si cher dans la vitrine ; en fin d'année je l'ai prise en stop. Nous avons évité de nous frôler, sans plus savoir que dire. Je parle aussi d'Eulalie Dourmond, fille d'évêque abdicataire : il aimait bien les hommes disait-il, et surtout les femmes. Il estimait « désespérés » les terroristes qui se faisaient sauter dans les bus ! Je répondais pas la moindre excuse - et nous parlions alors de la kabbale, dont il me transmit le schéma des Trois Piliers : le courage ou Ghéboura, l'équilibre, et la miséricorde, Hésed. Ses fidèles en Guadeloupe débattaient à l'infini sur les shekirah et leurs innombrables liens. Selon Pirenne, péteux collègue, sa fille n'était qu'un thon  - Pirenne dont le partenaire arborait un appendice nasal à se l'enfoncer dans le cul, véritable canne en buis de Messerschmidt - Pirenne le fielleux dont le grand chic était de se glisser dans votre le dos pour épier vos propos et de surgir pour vous engueuler. Eulalie n'osa pas, le jour du Carnaval, présenter aux jurés son clown solaire orange et rouge, si exaltant pour ses rondeurs. Seule lectrice que j'aie connue de mon Jaurès, chaudement recommandé par son père.

    Sans en omettre une page avec bien du mérite, car jamais je n'aurai composé livre aussi désordonné, aussi disloqué - j'entends toujours mon éditeur à mi-voix qui est-ce qui va bien pouvoir s'intéresser à ça  - et comme il a cru bon de ne pas le lancer, forcément, le livre ne s'est pas vendu. J'ai revu Eulalie sur le marché aux Popes, où notre éditeur s'était fendu d'un étal de livres entre légumes et cageots de fruits (« le peuple aime la lecture » - c'te bonne blague…) - « vous voyez que les jeunes filles ont du bon » me dit-elle ; j'ignore à quel propos. Eulalie manifestait sa colère après la réception du sieur Blondet, poète autoproclamé : deux grandes heures perdues à écouter ses textaillons de bas étage (le petit Jésus risquant de s'érafler à la croix du Sacré-Cœur, et j'en passe...) - toute la première assise au garde-à-vous à baigner dans sa sueur :- « alors ? c 'était du foutage de gueule ? et notre programme ? » Chère Eulalie ! qui par la suite m'expédia une carte postale truffée de fautes émotionnelles : « J'ai enfin compris le pourquoi de vos incessantes digressions, et tout ce que je leur dois... » ! …

    Depuis, elle rame, de sous-emploi en sous-emploi, son père vieillissant m'ayant plus tard encore entretenu de Dieu dans les allées d'un Leclerc de la culture. Il ne me redessina pas les trois Piliers de la Kabbale, dont j'ai retrouvé un croquis sur une photocopieuse. J'ai « fait du théâtre », comme on dit, avec Eulalie, que je surpris un soir seul à seule en coulisses : « Ah ah, disait-elle, monsieur Kohnlili ! », (« à nous deux») contre le comble de ma gêne ; Bareski, le metteur en scène, nous faisait courir, en tous sens, puis stopper net devant la première gueule venue, pour lui hurler nos noms et prénoms : affirmation de personnalité juste avant de la perdre. Des inspecteurs, venus juger le bien-fondé de nos subventions, tandis que nous bramions sous tel ou tel projo : « Ce sont tout simplement les exercices d'Abramovitch » (1949) se disaient-ils en se poussant du coude.

    Je me souviens de Goldenstein ; de Charles , fils du marchand de biens, Charles, qui jouait si finement, si triste i : « L'animal le plus léger ? la palourde ! » - la fille Rondu, infoutue d'articuler son rôle, titubant sur ses talons comme une grue sur ses échasses : « Ah, c'est féminin, ça », raillait ma collègue lesbienne, qui s'était pourtant fait bourrer le fion (l'honneur est sauf) par son rugbyman toute une nuit, deux belles valoches sous les yeux. Je me souviens de la fille Sorte, qui jouait mon épouse dans  La peur des coups. Je lui ai demandé quelles seraient ses sensations à imaginer un rapport sexuel avec moi, son mari : « Le dégoût » - elle a joué dégoûté.

    Par la suite, en cours, nous ne pouvions ni l'un ni l'autre, malgré que nous en eussions, nous départir d'une gêne mutuelle. Quand je voulais purifier mes yeux, ils se chargeaient malgré moi de toutes nos souvenirs scéniques - n'est-il pas vrai, mademoiselle, que dans La peur des coups j'étais votre époux » En la croisant, je la voyais murmurer à sa camarade : « Il m'aura oubliée ». Hélas, si  pâle, si souffreteuse, si insipide, je ne pouvais pas la rater. Nous échangions des sourires hagards. Le metteur en scène Bareski nous avait prescrit de jouer le texte mécaniquement, dans une grande fatigue, comme un numéro archiusé: force comique ! Je n'ai compris ce qu'il voulait que des années plus tard ; mais il avait à cœur de laisser chacun maître de ses propres découvertes et de ses limites - au point qu'un jour, promu à la direction d'acteurs par son absence, je fus plus apprécié que lui par la troupe des lycéens, car plus directif : « Il nous laisse dans le vague ! » disaient-ils – or, livrés à nos simples naturels, nous autres personnages demeurons si embryonnaires...

    Je me souviens aussi de Jessica (défiguré par elle en « Jackie ») - dorlotée par sa maman, qui lui filait des biscuits en douce en coulisses avant la représentation. Un jour je me lance à l'eau : « Monsieur et Madame Potoku ont une fille, comment... - Jessica ! (ne jamais laisser les filles s'emparer du corps de garde : elles le couvriraient de honte) - ma mémoire de prof doit absolument se doubler d'une mémoire de comédien, car je partageais avec certaines de mes disciples bien plus encore que des atmosphères de salles de classe : Jessica jouait la fille du pasteur Paris, c'est-à-dire ma propre fille.

    X

    Je me souviens de Mlle Yassine, brune, juive, marseillaise, qui se contrefichait de la Tradition, la Massorett, et que j'ai bien failli bénir le dernier jour, les mains jointes sur sa tête, avec cette fameuse formule : « Baroukh chem kweït malhoussè loheïlem boët » - même Delécrou, juif pratiquant, n'a pas su m'identifier ce dialecte, différent de l'araméen. Ma bachelière s'est dérobée, voyant dans mes yeux cette lueur non de désir mais de théâtrale : celui d'incarner, même de façon parfaitement déplacé, le rôle du rabbin - Cocteau jouait à Dieu avec les Maritain, jouait aux sanglots à l'enterrement de Satie... Etchegarry, si déplorablement gênée par la mythologique Myrrha, fille du roi de Chypre Cinyrès, « qui aimait un peu trop son papa » dans les Métamorphoses – le père de ma petite protégée ne cessait de la mitrailler de sa grosse caméra - quel prescriptrice crétine s'était donc avisée d'inscrire cet interminable épisode d'Ovide au programme de terminales, dont les latinistes sont avant tout des jeunes filles ? assurément une fille abusée. Je me souviens de Kreutzfeld, qui ne s'appelait pas “Brigitte” « comme la journaliste » disait-elle. Dont la mère était algérienne ; et très sensible au fait que j'aie proclamé les musulmans les plus propres, les plus soignés des garçons, car je ne renonçais jamais au rôle d'homosexuel. Jouer : quelle chose sérieuse. J'aurai passé ma vie à jouer, avec la plus grande sincérité. « J'ai (non pas : oublié mais) évité de vivre », confiais-je à ma classe. « ...mais tu as su établir des contacts », répliquait mon meilleur ami, avec tous tes élèves ! - je me suis exclamé mais ce ne sont pas des vrais ! - je me suis aperçu, trop tard, de l'atroce grimace du jeune Mathieu, 18 ans, son fils, que je n'avais pas repéré.

     

    Je me souviens du « prof de gym » Sablon, que ces demoiselles avaient contraint (après délégation auprès du principal on n'ose pas lui dire) à porter des pantalons, parce que son short, n'est-ce pas, révélait un peu trop ses génitoires, qui ballottaient sous leur nez de façon dégoûtante... je l'avais croisé, ce couillu, dans un meeting du P.C., où ce jovial imbécile me fit adhérer au(x) parti(es), juste avant la mémorable culotte législative de 78 bien oubliée ; les réunions de section s'achevaient invariablement par la formule on n'a pas besoin d'intellectuels, dans le Parti  et lorsqu'on me chargea pour m'humilier de revendre des billets de loterie à la fête de l'Huma, j'ai renvoyé le tout par retour du courrier : devenir communiste ne signifiait pas pour moi faire le guignol sur un champ de foire en me farcissant les invendus...

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    Je me souviens aussi de la Schlott qui me dit à la fin d'un cours : “Et si je tombais enceinte, vous seriez emmerdé !” - d'après ma psy, c'était “une avance” - ça ressemble donc à ça, une avance ? - Mademoiselle, ai-je répondu, si on ne se fait pas confiance l'un à l'autre, ce n'est pas la peine.” L'année précédente elle frappait déjà du pied le sol juste entre mes jambes à plusieurs reprises, chaussée d'atroces baskets, pour me montrer un pas de danse. “C'est de la provocation ça”, répétait ma psy – ah bon ? - Mlle Schlott, « avec deux t », ne pouvait retenir même ses prétendues amies en classe, qu'elle avait invitées à mon cours : « Ben restez quoi merde...” Même chez les autres filles, elle échouait à se créer le moindre intérêt.

    Elle était d'une myopie affligeante. J'aimerais la revoir. Me la faire, certainement pas ; j'ai tellement vu, en long, en large et en travers, à quoi ressemble un sexe de femme et sa muqueuse qui ressort et rentre au rythme du marteau-piqueur - que cela ne m'intrigue plus, plus du tout. Je me

    souviens de Giustina, juive italienne (je prononçais « Justine») à qui j'intimai formellement - è un comando ! - de poursuivre les cours de latin. Elle obtempéra. Tant d'autres dont j'ai oublié le nom, dont cette Roumaine qui comprit parfaitement les ordures transylvaniennes dont j'abreuvais la classe : « Monsieur, pourquoi est-ce que vous dites ça ? » - jetant autour d'elle des œillades épouvantées : mais nous étions seuls, elle et moi, à comprendre. Je me souviens de Jacqueline J., qui m'affirma de pas avoir le moindre lien avec cet abruti de philosophe volontariste dont les sartroïdes se gargarisent (« puissance de la volonté » - les chômeurs sont donc tous des fainéants ?...).

    Elle était ouvertement (si l'on peut dire) lesbienne, venait me voir après le cours avec son pote homo. Ils m'ont dit que j'étais attachant. Je faisais – à vrai dire - tout ce qu'il ne faut pas :  il ne faut pas – je cite - attendrir ses élèves ; parler de soi ; faire déborder ses névroses sur ses classes. Bref, ne plus être ni soi ni Maître. J'admire en vérité ces grands prédicateurs qui se targuent de réduire l'infinité du jeu des acteurs à un seul jeu : le mécanisme de soi-même - j'ai joué l'interdit : complicité, attendrissement. Ce qui rappelle irrésistiblement ce proviseur qui recruta des « grands frères » « issus de l'immigration » : ces braves garçons des cités obtenaient d'excellents résultats. Mais l'administration les admonesta : « Vous leur donnez l'impression - désastreuse ! - que vous êtes avec eux, contre nous. » Les grands frères et sœurs changèrent donc de registre... et n'obtinrent plus rien des élèves.

    Bravo. Oui, j'ai projeté mes complexes sur mes élèves. Simplement, je le leur disais. Et nous avons tous joué entre nous. Tandis que d'autres, la Dédarian par exemple, n'en disait rien. Cette méduse venimeuse, pourrie de prétention, puant sous les bras, n'avait-elle pas exposé ses propres photos de famille à la plage pour illustrer une conférence sur le génocide arménien ? le jour de son départ, elle n'a reçu qu'un stylo à dix euros (mes 600 à moi se révélèrent tout à fait insuffisants pour le trombone à coulisse que j'espérais ; je me suis rabattu sur un bon logiciel piraté, qui n'avait pas coûté un centime au vendeur - mais ça, je ne m'en suis rendu compte que plus tard).

    X

    Je me souviens de Fidelio, toujours puni pour « bavardages », alors que j'assourdissais la classe entière ; il m'avait dit, le Fidelio : « Un peu plus fort, au fond, on n'entend pas très bien”. Il trinquait pour les autres. Viril, cheveux courts, propre et souriant. Son père est venu me trouver pour assainir la situation. Je me souviens de l'Allemande, à qui je traduisis les mots “vice” et “vertu” : Laster, et Tugend ; à qui j'ai présenté, en pleine cour, des condoléances forcées pour la catastrophe ferroviaire survenue dans son pays. De Hsi-Shiott (prononcer : chie-chiotte) (rebaptisée

    « Charlotte ») à qui je fis chercher toute l'année des mots dans son dictionnaire bilingue. Elle s'appuya d'un sein sur mon épaule, mais pas d'histoires, surtout, pas d'histoires... Elle m'avait demandé si j'étais homosexuel (j'avais montré le signe chinois dans son dictionnaire, à propos de Rimbaud) et s'était déclarée soulagée de ma négative.

    Si seule, si exilée, si amoureuse - rougissements, paupières closes... Elle écrivit « Je vous aime » au tableau, juste avant que j'arrive, en chinois, puis s'est dérobée, honteuse, au sein de la classe. Peut-être que là-bas, en Chine, à Taï-Wan, les professeurs usent de certaines prérogatives, dont les disciples s'estiment honorées ?... Je lui ai demandé si elle flirtait ici, en France. Elle m'a répondu que les garçons n'étaient « vraiment pas intéressants ». Elle a donné des cours d'écriture auxquels participait la Proviseur. Je ne sus pour ma part jamais dire que wo leï, « je suis fatigué », et « je suis vieux », wo lao. Ses parents sont revenus la chercher, en costume européen 1960, raides, conventionnels, timides - pas d'incidents avec Taï-Peh...

     

    Filles indifférentes

    Bourrassa, dont la mère précise depuis quelle date elle “s'est mouillée” en m'appelant Docteur ; je ne sais plus où me mettre. La fille non plus. Lenoir et Larosée, pour des cours de latin dont ni elles ni moi n'avions envie, et que je devais chercher dans la cour de récré, l'air féroce. La fille Noël, belle, sage, père médecin, qui levait toujours le doigt – je lui ai fait quatre heures de cours, pas plus, en remplacement. Noter : Toute épistèmè relève d'une idéologie – traduction : tout ce qu'on apprend relève d'une propagande. J'ai vu se préciser puis s'imposer au cours de ma carrière les thèmes de propagande citoyenne ; ainsi du féminisme («quoi, encore !! » s'est exclamée toute la classe, filles en tête).

    Avec de plus en plus de textes contemporains. Tous relevaient de la même idéologie : les Blancs sont des salauds, les autres des victimes. Et autres salades de journalistes, à la botte du dernier bruit qui court. Je ne me suis en fait aperçu que très, très tard à quel point les livres reflétaient les propagandes gouvernementales. A présent, il n'y en a plus que pour l'antiracisme et le

    métissage à marches forcées ; cessons de redouter les établissements parrainés par telle ou telle marque : la pédagogie idéologique, c'est déjà fait, et par l'État. Elles sont belles à présent, les salles des profs, gluantes de niaiseries lamentatoires et pédantesques...

     

    Blondes calmes méprisantes ou non

    Dineau, qui me faisait prononcer Catulle, pour se foutre de ma gueule égrillarde. Fusteilh, à qui j'ai dit “Quand on s'appelle Fusteilh, on n'a pas la moyenne en orthographe”. La mère vient m'engueuler. Sans oublier ce sombre crétin qui voulait à toute force innocenter sa fille, dans le cartable de qui j'avais pincé toutes mes dictées, recopiées à l'avance, avec leurs dates ; puis je me suis placé derrière elle pendant la dictée : elle repassait le stylo à bonne vitesse sur tous les mots, l'un après l'autre. Il a pourtant fallu que je dise à son père que je le croyais, sinon je me retrouvais avec un procès pour pédophilie au cul – tant qu'à faire. La fille Minime : son père bosse dans le pétrole au Bénin, voit sa progéniture une fois par trimestre pour l'engueuler : « Ce sont des imbéciles comme ça qui encombrent les bancs de l'Éducation Nationale ».

    D'autres parents, à qui je dois rappeler que malgré son embonpoint et ses 15 ans bien sonnés, leur fille a encore besoin de ses parents : « Monsieur nous travaillons au magasin jusqu'à neuf heures ; notre fille a la clé, se fait à manger et se débrouille.  - Avez-vous pensé qu'elle a toujours besoin d'être aimée ? » La fille éclate en sanglots. Se souvenir aussi de la Hurepoix, dont j'étais amoureux, dont j'aurais bien baisé la mère, laquelle me répétait : « Vous pensez vraiment, Monsieur C., que nous devrions avoir des rapports ? » - bien sûr, Mme Hurepoix...

     

    Filles turbulentes et conquises

    Ursule Kotonou calmée dès l'instant même où je l'ai appelée par son prénom, se dressant même pour imposer silence. C'est elle qui a réussi à ramener la classe du stade en empruntant le trajet le plus long. La bonne blague. Fille Convenade que je colle pour avoir dit “C'est dégueulasse” devant une sculpture balinaise de baiser ; incohérence totale de ma part. Je l'aurais bien sauvée, en fin de troisième, mais un rouquin fort en gueule, briguant le Conseil Général, me l'a envoyée en section vente, vers l'abîme. Quel gâchis.

    Turbulentes et venimeuses

    Boisseau, peut-être apparentée à un machiniste du Grand Théâtre, me trouve un surnom : “Pepsi”. Je ressemble en effet à un grand blond vaseux nommé “Colas” - je ne vois pas en quoi. La fille Lerouge, dont la mère me refuse toute espèce de pédagogie pour des enfants de cet âge. Sa connasse de fille, qui bavarde, me réplique : « Vous n'avez qu'à ne pas écouter ce qu'on dit ! » À qui je souhaite de crever, et de s'en souvenir : « Quand vous mourrez, dans très, très longtemps, et longtemps après moi, j'espère, pensez à moi, parce que je vous l'aurai souhaité. » Elle est devenue comédienne. Arielle l'a vue répéter Antigone  d'Anouilh, sans parvenir à savoir son nom ; dès qu'elle l'apprend, Arielle cesse d'assister aux répétitions.

    Je serais bien venu foutre le bordel dans son théâtre à Lattaqieh, jusqu'à ce qu'elle quitte le plateau en chialant. Même trente ans après. Heustreu (prononcer Hoïchtroï, « Foin-Paille »), Walkyrie venimeuse : « Il faudrait savoir si c'est moi qui suis incapable, ou si c'est vous ». Elle m'a confirmé que l'on peut dire, éventuellement es wird gekommen, « on vient ». Il m'aurait suffi de si peu d'autorité. De calme. East-Side, nasillarde, à qui je répétais qu'il n'y aurait pas toujours des guerres. J'étais exaspéré. Mais elle avait raison.

     

    ...Le fils Abrusovic, haineux : “Vous n'êtes même pas capable de faire taire une bande de gamins” , du coup je l'ai puni, lui, pour lui montrer, justement... Abrusovic : « Je sais que vous me prenez pour un abbrouttitch”. Il tenait absolument à la bonne prononciation de son nom : Abrouzovitch... Devenu écolo.

     

    Filles silhouettes

    Beretti paraît-il, « Sheila », quoique je ne m'en souvienne que très vaguement. Devenue éditrice, presque baisée. Jaunet, qui a dit « Mais tu es folle» à une camarade à qui je foutais une baffe pour s'être tordue de dire devant mon pantalon rouge ; j'ai servi de cible, ainsi caricaturé, dans un jeu de massacre  forain, en fin d'année. Les ballons à crever sont arrivés avec un retard énorme, juste avant la séance. J'étais bourré comme un coing : « Ce sera ça, ton prof ? » La fille Guinche, ou Guiselli, qui refusait d'avoir du poil et se le coupait. Melles Monde et Toulemonde : “Tout le monde

    m'emmerde ! » Toulemonde se dresse, au comble de l'indignation : « M'sieur, j'ai rien fait !” …de l'eau entre les doigts. Je ne reconnais plus le paysage. « C'est toi qui as choisi » - ô Grands Perroquets de la Doxa, qui paraîtront si exotiques à nos archéologues. Mais de ce choix, voyez-vous, personne ne se rend compte. Avoir choisi sa destinée, jusqu'en ses pires humiliations ? fiction des aveugles. Comptoir en zinc. Nous sommes tous épouvantés. Nous nous figurons avoir voulu tout cela.

    J'ai exalté les cimetières : « Au moins, tout est en ordre. Plus d'astuces, plus de tortillements. Tout le monde à la même enseigne : une dalle, deux dates, bien carrées, au cordeau, rien qui dépasse. Comme ça on le sait, dès le début, comment ça se termine. Ah, le désir d'être aimé ! je t'en foutrais de l'amour, tous au trou ! bien net ! L'Alpha et l'Oméga ! Définitif ! » - un élève, au premier rang : si c'est pas malheureux d'entendre ça  - je n'aurais jamais dû - la mort en bruit de fond - memento mori . Les perroquets des vastes profondeurs - j'ai choisi ce que je suis ! - s'arrêtent juste à temps, juste au niveau de vérité qui les confirme - sociologie, politique, psychanalyse - Jungle vaselinée du relatif  - mes miettes sont tout ce qui me reste – Narciso ! Narciso ! Vaffanculo, Simplicione…

    Je me souviens de Tran-Anh, buvant mes commentaires sur Malraux. Prenant fébrilement des notes jusque pendant cet oral même du bac. Sa beauté, son intelligence, m'exaltaient. Drague dérisoire. Pipa et moi n'avons-nous pas été surpris, cet autre jour, au comble de l'excitation, à nous étreindre par les doigts en nous postillonnant à la gueule ? il m'a proposé de me présenter le grand Brenaud : « C'est un homosexuel » - EN-CORE ! je hurle – Pipa aussitôt se fait tout fluet - « le contact -  les gens - ne passeront pas par moi.

     

    X

    À cet oral du bac les mâles brutes répétaient d'un air bovin « Quelle musique ? » « Où çà la musique ? » à propos de Rimbaud et d'Apollinaire - en vérité, un nombre impressionnant de professeurs de lettres ne connaissent pas leur métier  - ils se contentent des instructions du ministère... On en a même trouvé un qui faisait une thèse sur Rousseau sans savoir que ce dernier

    était musicien – vous avez bien lu, toute une thèse, sans se douter que Jean-Jacques faisait de la musique. Zorba le Grec, La Liberté ou la Mort, Le Christ recrucifié : criminelle inculture d'une examinatrice s'exclamant qu' « apprendre Kazantzaki, ça ne ser[vait] à rien (!!!)» Connasse ! PROF ...! « servir », de « servus », « esclave ».

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    « Je me souviens »

    St-Blase : Durrieu, sœur aînée élevant ses cadets. Fille Vincent. (J'y repense soudain : une grosse blondasse, à propos de ma fille : « Ça fait moche, Lili Kohnlili » sur quoi une autre avait répliqué quand on s'appelle Le Rat, on ferme sa gueule. La Frei que je fais passer en classe professionnelle et qui m'en fut infiniment reconnaissante : une grande blonde de 16 ans dont les parents exploitaient le bois en Amazonie, ou au Congo. Ils n'avaient pu scolariser leur fille. L'administration n'avait rien trouvé de mieux que de l'expédier en sixième, dont elle avait en effet, sur le papier, le niveau. Elle est devenue la mascotte des filles de la classe. À 24 ans, j'avais fait des pieds et des mains pour l'orienter ailleurs. Où elle souffrirait moins, se sentirait moins admirée, reléguée.

    Je finis par trouver une école de couture et de broderie. Cette réorientation fut ma plus belle réussite, malgré mon jeune âge. Je me revois sur la photo de classe : quelle jeunesse, quelle inexpérience – l'année même où j'appris l'existence de cette terrible maladie qu'on appelle « progeria » ; j'en fus horrifié. En fin d'année, les sixièmes n'avaient pas songé à demander à la grande fille comment on faisait les bébés ; ils m'avaient demandé à moi (c' était une époque où l'on n'apprenait rien du tout aux petits) ce que signifiait « violer » ; “M'sieur, qu'est-ce que ça veut dire “violer ?” ils articulaient bien « violer », pas « voler » - certains parents s'étant rabaissés jusqu'à la « faute de frappe »du journal.

    J'eus une inspiration de génie : « Cela veut dire « retirer la culotte de quelqu'un sans lui demander la permission », déclenchant parmi mes petits sixièmes une hilarité enchantée. Et chacun de se réapproprier la phrase en rigolant - « Je vais te violer, toi ! » - filles ou garçons – je ne précisais pas qui violait qui, car les femmes, Messieurs les Perroquets, ne violent pas. Ils s'imaginèrent donc, plus tard (« il va nous le dire ! ») pouvoir me demander comment se faisaient

    les bébés (chose impossible à révéler à des enfants, si purs...). Ma classe fut affreusement déçue que je me dérobasse : à mon tour je déclarais que l'on « mariait » les chiens. A mon tour je montrais mes limites, reculais, m'enlisais dans la plus pitoyable connerie - « mais qu'est-ce que vous voulez dire ? » - et moi de répéter : « On les marie... On les marie... «  Même lui, se chuchotait-on, même lui ne veut pas nous le dire » - comment avais-je pu leur révéler, à leur niveau, ce qu'était un viol, et ce jour-là, manifester tant de lâcheté ? La meneuse d'enquête dit aux autres « Ne vous en faites pas, je vais demander à » - grande sœur, cousine - “je finirai bien par trouver” - moi je ne voulais pas d'ennuis.

    Des calomnies couraient sur mon compte. Willemain, délégué syndical, me l'avait rapporté. En ces temps-là il était sale de renseigner les enfants sur la façon de faire les enfants. La moindre de ces jeunes filles pourrait à présent me poursuivre pour harcèlement. Tout le monde la croirait. Les ténèbres s'épaississent. Pendant ce temps les maternelles, dans la cour, se traitent d'enculés ou de grosses pouffes, on les entend jusqu'au milieu de la rue.

     

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    Je me souviens du dénommé Néron («  Menton Pointu »…) - dont la mère vantait devant moi ce qu'était à son avis la mission du professeur : enseigner la vie à ses élèves. Non madame. Pas ma petite vie à moi. C'est la seule que je connaisse. Notre rôle, à nous, est de transmettre un héritage culturel, sacré. Pour ce qui est de remplir un chèque, réparer une machine à laver, spéculer en bourse, désolé : ce sont les parents qui s'en chargent, ou la vie elle-même. Que pourrais-je transmettre, sinon ma petite expérience de prof ? J'ai dû sembler très archaïque ; vieux schnoque. Mais le malentendu essentiel de toute la parentaille vient de là : la culture, ce n'est pas « enseigner la vie ».

    Et à supposer qu'il y ait une « culture » de l'informatique ou du parachutisme, toutes deux sont assurément respectables, on s'est trompé de mots : appelons cela autrement, je vous prie, que «culture »... J'apprends à mes enfants Édipe, Molière et Rimbaud. Non pas à distinguer Volvo et Skoda. Ma « sécurité de l'emploi » ? faites donc des cours pendant, tenez, trois semaines ; ensuite, vous supplierez tous tant que vous êtes, à cor et à cri, de repartir au chômage...

     

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    Bûcheuses un peu con

    Buseville : Dudon et Condu surnommées par moi « Ducon et Ducon ». Condu n'a jamais eu le tableau d'honneur : 5 en latin toute l'année. La fille Cadou, même matière, 1 sur 20 les trois trimestres, quels que soient ses efforts. Ducon et Ducon, donc, viennent me demander si La ville aux portes d'argent, qu'elles composent à deux, est un bon titre, je réponds “Oui, pour la Collection Rouge et Or” -  Monsieur vous êtes vache ». La blonde Dudon : “Vous aimeriez bien savoir d'où vient ce nom...” - j'ai songé bien plus tard que le Don n'était autre que le grand fleuve d'Ukraine, il suffisait d'ouvrir l'Atlas. Lorsque sa mère est morte, tous les collègues et moi-même voulions participer aux funérailles.

    Il y avait à Buseville un directeur adjoint de grande qualité, dont j'ai tout oublié, tant il était souple et bon. Je ne me souviens que de ce connard de principal, Sellong, masquant de la main ses appréciations, « que je n'ai pas besoin de connaître », avant de me faire signer ma feuille de notation. Celle d'un petit maître auxiliaire tout jeune et tout couillon. Il m'engueulait, le Sellong, de ne m'être pas présenté après cinq semaines de grève de la SNCF – trente-cinq jours d'absence tout de même : « On n'entre pas dans mon établissement comme dans un moulin ». Qui refuse que j'aille, j'y reviens, aux obsèques de Mme Dudon : « Je ne vais pas, ricane-t-il, mettre un panneau sur mon établissement Fermé pour cause d'enterrement ». Péteux, petite moustache, mais surtout, pleutre, pleutre, comme tout chef d'établissement qui se respecte.

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    Je me trouve dans la salle aux ordinateurs. Derrière moi, huit femmes, mon métier étant féminisé à mort. Ce grand fendard de Carfini entre dans mon dos. Il sexe-clame niaisement : « Ouh là là ! huit femmes !  - Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? » J'entends alors un filet de voix, issu des lèvres pincées d'une pimbêche : “Si c'est pas malheureux d'entendre ça...” La pimbêche filait paraît-il le parfait amour avec le nommé Carfini. Je me demande encore comment une si belle

    créature si chafouine, si vicieuse, pouvait éprouver le besoin de faire l'amour avec un homme, alors qu'il était si clairement lisible sur son visage que trois branlettes par jour devaient largement lui suffire. Je m'avisai trop tard, plusieurs semaines après, que j'aurais pu m'exclamer : « Et alors ! Huit femmes et huit chaises, ça fait seize meubles ! » - ou mieux encore : “Et alors ? Faut qu'je bande ?”

     

    X

     

    Chemin faisant

    Mentionner Rinaud, qui tenait absolument à faire prononcer son prénom à l'anglo-saxonne, Braïce, au lieu de Brice (c'était bien avant Dujardin). Un collègue au long nez en couteau lui fit observer que nous n'étions pas en Angleterre, et maintint sa prononciation à la française. Je m'appliquai quelque temps à écorcher son patronyme à l'anglaise : « Raïnowd ». Je fus le seul à trouver ça drôle. ... Bossuet (« Monseigneur », évidemment), dont j'ai défoncé le pied d'un coup de talon pour m'avoir décerné je ne sais plus quel adjectif (de nos jours, trois jours de garde à vue sans pisser) ; son père est venu. Je lui demande sur le ton le plus patelin : « Dites-moi, M. Bossuet, quelle est donc la profession de votre femme ?

    - Secrétaire de direction, pourquoi donc ? - Parce que dans mes cours j'entends sans cesse votre fils brailler « Putain de ta mère ! » - alors je me pose des questions... » Je crois que le fils Bossuet n'a pas pu s'assoir pendant quinze jours pleins. Le même, évoquant à tout propos la sodomie en cours de musique, ce qui malgré Saint-Saëns n'a qu'un rapport lointain avec la matière, se vit infliger une rédaction sur ce même thème, afin de bien évacuer, une bonne fois, son obsession. Nous nous sommes passé entre nous en salle des profs un torchon rédigé dans un français infâme truffé de fautes d'orthographe (l'émotion sans doute), d'où il ressortait qu'une telle pratique, après tout, pouvait apporter un certain renouvellement dans la vie conjugale, et contribuer à son équilibre... (remarques horrifiées sur le petit mignon du pacha de Kazantzaki : Et il était d'accord ? - incapacité totale de Bernardo, 15 ans, bon en maths, à comprendre qu'il s'agissait d'une autre civilisation, d'une autre époque...)

     

    Garçons turbulents indifférents, à peu près beaux

    St-Léard (2012/ 2013) : Lemanche, Diterranée, qui répétait son nom dans l'extase, Rédora, qui réussit à faire lever une punition, sa mère m'agitant bijoux et nichons sous le nez. Garçons turbulents, et que je n'aime pas : Bouillon des Champs, Noir, à qui j'ai fait ranger « ce torchon » (le drapeau américain) (c'était la guerre du Vietnam) (on m'en a beaucoup admiré). L'épicier arabe m'appelait « chef ». Hiersaint, grand rouquin connard, passe avec 7 de moyenne grâce au prof de gym qui lui trouve « de grandes qualités de sociabilité » – justement, s'il a tant de qualités, il pouvait aussi bien redoubler sa sixième. Le collègue roule des yeux, je baisse les miens – à quoi tient un passage de classe.

    Ce même prof de gym, si libéral, si copain-copain, capable d'envoyer un élève en conseil de discipline pour avoir mal parlé d'un prof, sans savoir que lui-même écoutait par derrière. Il me donnait des leçons.

     

    X

     

    Rollet en 5e appréciait les cours de Moiln'œud, à s'en faire péter l'œsophage de rire. Très difficile à contrôler, mais l'adorant. L'année suivante, la grande mollasse Jomo l'a engueulé : « Madame, c'est pas un cours que vous nous faites. L'année dernière, avec Moiln'œud, ça c'était des cours !... » Quel beau métier. La sécurité de l'emploi. Moiln'œud bien sûr s'est indigné, mais savait bien que ses cours à lui étaient des chefs-d'œuvres de pitrerie. Convenant moins bien sans doute à certains élèves plus effacés. La mère Jomo ? elle avait parfois du mal à comprendre Molière. Indignation bruyante de Korner, brillante collègue – virant sur-le-champ aux amabilités les plus mielleuse dès la survenue de l'autre...

    Garçons que je n'aime pas :

    Varignac : Mon élève s'est tué en septembre, à Mobylette. J'en ai fait tout un roman. Peut-être qu'il m'adorait. Marèk, mon mort. Dont je fis un champion de horse-board sur mon île d'Omma, cent mille exemplaires en Livre de Poche haha. Véritable graine de facho, qui répétait après son père que les chômeurs étaient des fainéants. Tournant la clef de ma portière, j'ai pensé un

    jour très distinctement : Il vaudrait mieux qu'il crève avant l'âge adulte. Je fus exaucé dès septembre : il est mort pour de bon. J'en ai fait Marèk, tiré par son pur-sang sur sa planche à roulettes. Non, tu ne sortiras pas à dix heures du soir. Mon gaillard fait le mur et file à toute allure sur un petit chemin de campagne ; la chaîne tendue à l'entrée du Domaine d'Arzac, le garçon projeté puis retombé de tout son poids sur la chaîne ; perforation de la rate, décès le lendemain matin par lent vidage - toutes mes collègues au comble de l'excitation sexuelle. « Et alors? Et alors ? » D'autres détails suivaient.

    Beulac : Pogoudeau : “Oh Pogoudeaueaueau, Tu es le plus beau des barjots”. Pétoile :”Pétoile des neieieiges...” Ramirez : “Répétez après moi Ramirez : “cer-veau” - allez : “cer-veau” - plus tard avec mes impôts je serai obligé de payer ton chômage. Chevalet, qui voulait devenir pilote de chasse (4 en maths, 4 en techno) et qui ne m'a pas rendu le Iôn d'Euripide - à Chevalet ! un Euripide ! - Pigoudeau, Ramirez, Chevalet, toute la classe a poussé la même exclamation de dépit, lorsque nous nous sommes retrouvés en début de seconde année... Je devais « suivre mes élèves » ! «  Moi non plus je ne suis pas très content ; mais, nous ferons tous de notre mieux pour nous supporter cette année encore. »

     

    Garçons ternes : à Buseville, Surlarive, qui puait de tous ses cheveux ras. Mon appréciation : “Sait lire et écrire” - sous-entendu : “c'est tout” - trente ans plus tard, un compliment...

     

    X

    Bureau, brave garçon épileptique. Le principal prétend qu'il m'a prévenu, alors qu'il ne m'a fait que de pudibondes allusions. Retrouvé sous sa table dans un autre cours  - «  un Bureau sous une table ! Hahahah ! » La fille Taché qui renverse sa chaise en criant  devenez l'amant de ma mère et qu'on n'en parle plus ! - je suis inconscient du vice intense exprimé par mes yeux. – Miss September : “On fait toutes ça”, à propos de la branlette, présentée par Taché en grand mystère, à l'aide de ses doigts entrecroisés. La Bernardos, à qui Moil'nœud avait lancé “Vous riez à vagin déployé” (voir plus haut) et qui lance à Taché : “Tachié... sur les murs ? Tégozmou, dont je n'ai jamais pu déterminer l'origine (« mon toit » en grec?), Baba, à qui je reprends le magazine “Aménophis” consacré au trou (« pas d'histoires ! pas d'histoires ! »), Vangong (gitane ? Vietnamienne ?). Duchien, en latin, que je détestais, (« à peine entré en classe, il hurle, il hurle ! » hurlait Moil'nœud) – le petit Duchien pressentant puissamment, d'instinct, l'amour dépravé dont il était l'objet) ; il adorait cependant Suus cuique crepitus bene olet - « Pour chacun, son pet sent bon ». Lorgel et sa dissertation “Voltaire a-t-il enculé Rousseau ?” « Mais... tu as le droit de donner des sujets comme ça ? » Devenu brillant acteur, brillant danseur bien découplé, brillant chorégraphe et metteur en scène.

    Quant à Taubibec, surnommée toute l'année Bitaubec par l'inévitable Moil'nœud, elle haussait les épaules. Youpi au lycée d'Ankara, transformée en cri de cow-boy, “Yuppie ! » avec lancer de lasso : Kazoglou, fils de détective, et ses menottes en classe dans leur étui de présentation. Je me souviens (à mon tour!) de ces deux infectes connasses qui, pour l'option « informatique », abandonnèrent le grec –avec 18 de moyenne (« vous comprenez, les mauvaises notes, ça décourage... » - connards...) De cette autre abrutie qui abandonnait le latin pour faire de l'italien... parce que ça au moins c'est parlé – tu vas avoir des surprises, pauvre pouffe : en Italie le latin est obligatoire - « nos ancêtres les Latins... ») ... Manou, qui désirait ouvrir un restaurant, et qui s'imaginait, en toute bonne foi et comme 95 % des cons, qu'il suffisait de le vouloir, n'est-ce pas, pour se forger un bon moral et réussir...

    Revue à un carnaval d'établissement, voulait m'embrasser, pensait que je ne le désirais pas ; rattrapée de justesse. Alçeu, d'Ankara, sosie du Tadeusz de Mort à Venise, qui aurait bien cassé la gueule au vieux Moil'nœud si ce dernier s'était avisé de l'embrasser, le frôlant déjà de son sale sourire : Moil'nœud voyait perler la sueur sur le duvet de sa lèvre supérieure : désir ou répugnance ? Moil'nœud s'était doucement éloigné.

    Les sœurs Noiraud, neuf mois d'intervalle - “Bien sûr, Monsieur, avec la même femme” - j'aurais dû dire « la même mère », bien sûr, « la même mère » ! « Le drame est que la cadette voulait toujours faire la même chose que son aînée ; pas assez de différence d'âge » - quand toute la classe chahutait, elles restaient à peu près les seules à suivre. La fille Nara, vicieuse, sournoise, branlette et clito jusque sur la gueule. Son père, un collègue : “Vous en avez de la veine, qu'un prof

    vous fasse chanter Moustaki en classe” - qui devait bien me démolir dans le dos, comme les autres. Je me souviens aussi de cette chafouine, mère fanée d'un sombre con, qui me susurrait avec empressement : « Mais il veut vous garder, vous dis-je » (le Proviseur) « veut vous garder » Je lui ai répondu que non ; j'avais eu en main sa lettres au Concul. Ne voulait-elle pas me faire gober, cette truffe morte (je l'ai cru !) que tous les parents souhaitaient inscrire leur enfant dans ma classe :  « Il faut pourtant bien que je fournisse les autres professeurs ! » déclarait-il - traduction : surtout pas avec M. C.!  Je le lui dis, elle tourne les talons.

    Jamais connu de milieu, d'adultes aussi puérils qu'au Lycée d'A., sauf à l'armée : angoisse, hiérarchie, comportements de gamins. « Chef ! Chef ! J'peux leur montrer ? » MONUMENTS TRAMWAYS LANGUE IMPÉRIALE DU DIVAN– vidée d'habitants par pitié, qu'on la vide.

     

    X

     

    Blaser vient m'assurer qu'elle n'abandonnera jamais le latin : « Vous savez, je vous resterai fidèle, je ne suis pas de celles qui lâchent,». C'est la première à lâcher. Dont le nom s'apparente à “blasen”, « pomper », au sens érotique du terme – d'où son urnom de «Schwanzlutscher“ ou „Ibné“. Voici Nagy, fille de Hongrois réfugiés (prononcer « Notch »). D'après la fille Bataillon, très agressive. Peut-être touchée par son père, et traumatisée paraît-il par mes propos. Mentionner aussi une très brune et authentique Basque, répondant au superbe patronyme de

    Aurreralagunak!, (« Enavantlesamis »?) - jamais je n'aurais abordé une telle splendeur arrogante.

    À présent et pour une année elle se trouve là, à ma merci. Je lui demande un jour le plus négligemment possible : « Comment vont les amours ? » Une petite moue : « Pas mal - monsieur, vous n'avez pas le droit de vous renseigner sur des choses comme ça. » Peut-être, mais je t'ai eue, Panthère. Silencieuse, appliquée, farouche, 10 ½ de moyenne. Isolée : trop flamboyante. Condemont (« Démon Con ») et Buxerolles (Busserolles, comme Brusselles), qui sentaient chacune la branlette à deux, à pleins poumons. En même temps, si belles, si mûres, si sûres d'elles. C'est cela qui me désarçonne chez les filles : cet aplomb, cette solidité, cette certitude. d'obtenir n'importe qui. Depons (à qui je disais, concernant le classique et le rock : « Vous avez tellement bouffé de poivre, que vous ne sentez plus le goût des cerises. - C'est peut-être vrai, monsieur ».) Leroux et ses petits yeux de furet albinos (« Oh monsieur, vous nous faites peur ! ») Strengweiser, se faisant appeler « Tringue-Ouaizé », ce qui me semblait du dernier ridicule. Platte, qui se prenait pour un archéologue pour avoir découvert une omoplate en poussant la brouette sur un chantier mais n'en foutait pas une ; Benchinol fille de rabbin : « Chez moi monsieur il y a un livre comme ça » - eh oui, une Torah.

    Thommeville : mes lunettes cassées (bousculade) et remplacées ; tous les parents se sont cotisés. il ferait beau voir à à présent qu'ils me les remboursassent ! Déva, découvrant que j'étais "maître auxiliaire" : "Je vous disais bien que ce n'était pas un vrai". Trois semaines de suite de colle. Beauvoisis (2020/2021), noms merveilleux du Penthièvre : « Soupedail », « Mémé », le père Martino qui ne s'attendait pas à ce que je dise : « Le latin ça ne sert à rien » - et le fils, triomphant : “Tu vois ! Tu vois bien !” - du coup il l'abandonne. Blaireau lui aussi. Adultes connards qui me barrent la rue sur toute la largeur, pour me dire : "Eh oui ! A l'armée comme à l'armée ! » Pourquoi me suis-je laissé ainsi humilier ?

    ... Kramanlis et son aigreur surjouée. Mlle Lacôte : sa mère est ravie que je demande de ses nouvelles. Une classe de latin bien garnie qui se retrouve à deux l'année suivante, parce que je passais mon temps à faire de la discipline et à réciter, latiniste après latiniste, tel ou tel exemple correspondant à telle faute commise. Varignac, 2021 : je tombe amoureux de toute une classe de filles de troisième. Dès janvier, cela me quitte, d'un coup : « Je ne sais pas ce que j'ai, je ne vous sens plus. Dictée ». Au dernier cours de fin d'année, Mme Bergeron attirait tous les garçons plus une fille, l'homo ; et moi toutes les filles, plus un garçon, l'homo. La jalousie m'a tourné vers la Bergeron, de dos sur une autre table ; mais la greffe n'a pas pris.

    Le jeune Chétif à la fin du cours vient chercher une relation personnelle privilégiée -renvoyé à ses études ; la fille Angélès (« Angélès ! Vous me faites chier !”) - “Tiens, vous vous êtes masturbé ?” Je revenais les chaussures trempées par un pique-nique express. Elle m'a vexé. J'en disais bien d'autres. Milonga à qui j'ai fait croire sur sa bicyclette que si je notais selon la tête, “vous” auriez sans cesse de bonnes notes ; elle l'a pris pour elle, je pensais « vous toutes ». Elle est

    repartie avec un sourire indulgent, méprisant, mais surtout, indulgent. Car je sais prendre ou garder l'air con, à volonté. Ce qui n'exclut pas loin de là mes airs cons involontaires. J'avais aussi pour élève la fille Tchîta Bromo. Très laide, une voix de chimpanzé en plastique ; je l'appelais «Tchîta », elle tenait à « Bromo». Tous les membres de sa peuplade, toute sa famille, étaient surnommés « Tchîta » : quelque chose comme «Bouffe-Merde », ou dans le genre. Plus tard j'ai repensé aux cagots, très laids, qui possédaient dans chaque église une porte séparée, en dépit du baptême ; on les surnommait tous « chrestia », pour bien rappeler que c'étaient des hommes comme les autres, qu'il fallait les respecter.

    On ne le faisait guère. « Tchîta Bromo » remonte aux temps les plus obscurs, avant même l'arrivée des Celtes en Bretagne. Je me souviens de la fille Koah, « Force » en hébreu, qui rêvait de faire du foot ; des sœurs Guéatka, dont l'aînée avait une si charmeuse ouverture de bouche, avec sa petite demi-langue en plancher, des bandeaux noirs d'Esquimaude ; la cadette, frisée, plus vive, moins envoûtante. Je leur fait croire que ”guéatka” veut dire “la cuisse”. Les sœurs Télèphe, qui partent dans un fou rire à l'énoncé d'un groupe de rock : "Étrons Fous" ; les triplés Dinet dont le père s'est aveuglé en nettoyant son arme de service : « Le conseil des parents d'élèves émêêêt le vvœûû »... (voix poussive et geignarde, et poussive) ; plus tard, j'ai retrouvé l'un des trois frères sans me souvenir duquel.

    Il sortait avec la fille Sanglier, surnommée « Bassecour » en raison de ses saccades de tête à la moindre contrariété («rire, ou ne pas rire ? ») La fille Bougry,toujours appelée par son nom de famille – sans que jamais, hélas ! je n'aie songé à la surnommer « Sarah » - pourtant, je la voyais bien confier aux autres à mi-voix je ne sais quoi - sinon je l'aurais bassinée à longueur d'année ; en revanche, Bistrouille eut droit à son « ...qui rit quand elle dérouille », Dieu merci pendant un brouhaha. Bien fait pour sa gueule, elle n'avait qu'à ne pas couiner que je jouais très mal de l'accordéon : du sous-serbe – toute la classe qui se met à scander hoï ! hoï ! hoï ! 

    Même chose pour la délicieuse Letroude, appelée une seule fois « Letrouduc » - elle et moi, Dieu merci, seuls à l'entendre. Elle émet une grimace très jaune. Lavrille, brave blond un peu lent, fils de viticulteur ; les deux Blanque, petit brun et grand blond, pas de la même famille – que j'ai épatés en leur apprenant mon fameux dialecte « morave », tenu de ma mère, que nous étions 70 mille à parler tout au plus  - simple code, consonne suivante, voyelle suivante, à partir du français ; ils étaient écœurés. La fille Cheveuxblonds devenue prof d'esthonien ; Lorda, un cul à la place de la tête – elle enfanta trois ans plus tard à peine. Elle est heureuse et se fait bourrer le plastoc trois fois par semaine. La Dumont s'extasiait avec dégoutation devant mon pouce, carrément, en entier, introduit dans mon nez pour y chercher les crottes. Qui rapportait mes conneries : « Je n'ai jamais vu de langue qui soit plus disgracieuse et plus lourde que le latin » « Un temps », disait-elle. « Sauf l'anglais »...

    Cette fille considérait sans doute l'anglais comme une langue particulièrement harmonieuse. Jaunay-Clan (c'est ce nom poitevin qui me vient à l'esprit), écœuré jusqu'à la vomissure que j'extraie des bouts de papier-cul de ma raie pour les expédier d'une chiquenaude dans la corbeille, ce qui est pourtant n'est-ce pas on ne peut plus hygiénique. Zacaro, qui se scandalisait que j'assommasse un livre à la radio : « Vous alors, quand vous n'aimez pas un livre, vous le démolissez » - tu parles ! les conneries d'un Chochian ! je n'allais tout de même pas me gêner !!!

    Tallien s'excusant de m'avoir jeté une pile de livres à la gueule (je l'avais poussé à bout) ; abandonné par son père à quatre ans, un panneau autour du cou. Indigné que j'eusse appris cela « par l'administration » (j'ai menti) ; se foutant de moi parce que je le doublais très largement, moi en voiture (ma première), lui à Mobylette (sa première). L'apogée de ma carrière, là où je me suis trouvé le plus maître de mes moyens, ce fut Varignac ; en Turquie, je me suis heurté à l'administration et à la pudibonderie. Je pense que de nos jours, je serais poursuivi pour harcèlement.

     

    Ankarada (2025/2029)

    Schäf, connard latiniste, que je veux refiler à Dehaisne, qui refuse, car il n'a que 5 de moyenne. J'avais dit « Il va me pourrir la classe ! » Il me l'a pourrie. Jozs, que j'ai revue à Paris, se désolait que je prononçasse à l'allemande Yosh au lieu de de Yôj... « Je me disais : « Un Français, il va savoir prononcer ! » N'avait jamais voulu me dire “merde “ en hongrois : “Mais, Monsieur, cela ne se dit pas.” Elle m'a rappelé qu'un jour j'avais projeté depuis l'estrade le bureau entier sur le premier rang. Elle s'est rendu compte du point d'exaspération où j'étais : « Le bureau monsieur, vous

    vous rendez compte ? le bureau ! » Düshman, dont la mère, aussi sotte que lui, répétait en trottinant dans les couloirs : « Ah , efendim Zogandin! 125cm), j'en entends de belles sur mon fils ! On m'en met par devant on m'en met par derrière... » - et Zogandin, bonasse : « Eh bien Düshman Hanım, vous en avez de la chance... » Mouhasseum, qui m'offrit (ce fut un grand embarras pour lui, car il m'estimait « musicalement très cultivé ») des sonates de Mozart en hommage à et inspirées par Bach ; dès 19 ans, il publiait, quoique turc, dans la Wiener Zeitung. Merci tonton. Il adorait mon allemand de cuisine ( ich futiere mich davon), adorant ce dernier mot, qu'il soulignait vigoureusement du tranchant de la main : rejet hautain de tout ce dont on se « foutait » (Umurumda değil en turc, car il aimait m'instruire).

    ... « Vous êtes trop bons pour tous ces cons-là, susurrait Chiché özledim, ils ne vous méritent pas, laissez-les donc, repartez chez vous, en France, vers des gens qui puissent vous comprendre, c'est là que vous méritez d' être. » Voyez le fiel. Bitchak, si passionné par les Pensées de Pascal, une heure passée sur cinq lignes de texte. Mais aussi Calvary, proviseur indigne, qui me montre de ses photos en short dans les Alpes. Pour me dire que les Turcs attendent de moi des habits plus corrects, et une braguette fermée (Afghani özledim très embarrassée pour me le murmurer - me confiant plus tard que plus à l'est, certaines se faisaient assassiner sur le chemin de la piscine ; ses parents m'ont offert un flacon doré très précieux, que j'ai toujours trouvé très moche - Calvary, le gros fumier : "Quand un élève vient se plaindre, c'est l'élève que je crois, pas le prof." "M. C., cette fois-ci je vous ai convoqué pour vous engueuler".

    Surnommé le Gros Ppôhorc par Monchemin – je lui faisais répéter « dis encore « Gros Porc » » et il s'exécutait parmi les éclats de rire – tué dans le Taurus par une coulée de caillasses en pleine tête. Sans oublier le Con (seiller) Cul (turel) qui me méprisait, et réciproquement. Il m'a tapé dans la main après m'avoir exclus, mais gêné, tout de même. J'aurais dû la lui foutre en pleine gueule, nous étions seuls. Une mère bien venimeuse s'imaginait en plein conseil de classe qu'il suffisait de dire à chaque élève, un par un, ce que l'on attendait de lui. Nous lui avons dit tout de même que c'était d'une naïveté confondantes. Mais comme la prof incriminée répondait sur un ton doux, humble, quasiment inaudible, nul doute que cette brave merde famille ne s'en fût retournée chez elle plus convaincue encore si possible de l'excellence de sa prestation...

     

    Yossoun attendait anxieusement dans le hall son verdict de redoublement : 18 en maths, nul partout ailleurs : « Surtout, ne lui dites pas qu'il est admis ! » Il croise mon regard, comprend à mon œil niais qu'on a primé sa flemme et sa morgue, et dans son exultation me fout son pied au cul - comme disait mon dentiste (bis) : « ...une journée de dix heures !... » Connard.

     

    X

     

    Evarkada se retourne pour bavarder, je lui dis « La maison est priée de fermer sa porte de derrière » ( Ev », « arkada»), « maison », « derrière »). Son voisin s'appelle Moton, fils de collègue, blond et docile, qui comprend toutes mes blagues. Bwala, Sénégalais, renverse sa table de rage parce que je l'accuse de bavarder. Lefétout, prétendument disparue en avion (les copines sont mythomanes) ; Damassy, le Syrien, déjà grande folle (« Dame Assise » : les filles en sont folles) se demande pourquoi l'on n'étudiait que la “littérature française”. Galli, puant de crasse et de parfum bon marché, se prétendant gallois mais plutôt turco-vietnamien (tout arrive) ; Kanarlouche, qui déchiffrait Tacite mieux que moi ; et sa sœur, qui me l'a dessiné en palmipède ; Chichirel (« main enflée »), dont la sœur se voit retirée du lycée, parce qu' “une jeune fille ne doit pas entendre certaines choses” - le père attaché militaire à l'OTAN - dont le fils déplorait le retour du printemps parce que “ça allait recommencer à bourgeonner, à se reproduire, à suinter”...

    Mard, « l'homme », frère et sœur, à qui je n'ai jamais fait part de mes réflexions étymologiques : la terre, c'est « Erde » en allemand ; l'homme, humus, à une lettre près la merde. Laboratchian, Arménien colossal et placide se réjouissant de tous les attentats. J'apprends après mon départ que le brave gros polis de garde à l'ambassade azérie s'est fait buter à la grenade.

     

    Retour en France

    Yogas, magnifique Lituanienne, dont la mère n'admet pas qu'elle ait pu refuser une pipe au patron pour monter en grade ; Dordubas tondue à ras par son père, au point que de tout le premier trimestre je me garde bien de lui adresser le moindre mot au féminin, crainte de vexer cet étrange garçon roux ; grand-tante ukrainienne, mais repartie de justesse avant Tchernobyl. Seule à

    me poster une carte de prompt rétablissement après ma collision sur route ; placé près de son père au conseil de classe, je lis par-dessus son épaule : « Demander si on gardera le même prof de français l'année suivante ». Il n'ose pas poser sa question. Je me souviens de Rodez, qui pouffe comme une malade à m'entendre répondre aux femmes de ménage : « Qu'est-ce qu'a bien pu devenir mon balai ? » - moi, entre les dents : « T'as qu'à ouvrir les cuisses, il tombera tout seul ». Zanyeh, optimiste forcené, toujours fendu d'un large sourire, devient peintre en bâtiment, jovial sur son échafaudage.

     

    Défilé, suite

    Troupeau, qui empêche carrément une forte Portugaise de parler, en gueulant comme un putois ; reste désormais chez ses parents en "lisant" Ici-Paris... La fille Troupeaux, celle-ci avec un « x », devenue militante de droite dès sa majorité. Moustaca, répétant doucement « Non non...” en hochant la tête ; l'un des seuls dont j'aie une photo, près du grand écrivain Jean Raspail. Le fils Laroute (“Suis ta route, Kohnlili...”) - me prête à enregistrer un disque de Tonton David ; les Delaube, garçon et fille, écrivant déjà dans une feuille de chou locale ; les Grenouil frère et sœur, le frère : “Qu'est-ce que c'est qu'une truie ? - Demande à ta mère”, la classe se fout de sa gueule. De lui également : « Moi pédé ? plutôt me faire enculer ! » Son père, flic fringant, vient à ma répétition, avec sa moto et ses lunettes réfléchissantes ; se triture en parlant sa chaîne de poitrail.

    Leïkoun mime gentiment ma démarche dans la cour : « Ne vous étonnez pas qu'on se foute de vous, avec votre bouche ouverte », et me prédit qu'un jour je regretterais d'avoir si mal parlé de ma mère – j'attends toujours. Je connais sa sœur. Avec les filles Clarinet et Banquier, je les appelle « les trois Grasses ». Elles comprennent “Grâces”, je me garde bien de les détromper. Toutes fières de m'annoncer leurs trois noms : Euphrosyne, Charis et Thalie. Revenons au frère Leïkoun : appréciation du premier trimestre, « pose son sac sur la table, et attend... » ; deuxième : « Se prépare activement un bel avenir de chômeur ». Au troisième, enfin la moyenne : son père l'avait tellement raclé qu'il n'avait pu s'assoir ni sortir de toute une semaine...

    Beulac : La fille Bouquet me flanque sa main au cul et se prend une baffe, puis passe le reste du cours affalée sur sa table la tête enfouie sous son manteau, de honte. Gabelou, qui se reçoit une belle claque par-dessous, pour avoir bruyamment déplacé sa chaise ; m'en fous, son père est boiteux, affublé de cannes anglaises. Je n'ai jamais osé demander à cet homme ce qui lui était arrivé. Le Comorien à qui j'ai foutu, à lui aussi, une tarte, et dont le père, chez lui, refuse de me voir : ce dernier, à travers le verre dépoli, gagne précipitamment l'étage supérieur. Impossible de serrer la main du fils. Theillel m'a fortement déconseillé d'aller m'excuser à domicile : « Vous allez au devant d'une humiliation, Monsieur C. » Je retrouve mon Dzaoudzien

    l'année d'après : "Ça ne vous fait rien de me ravoir ?

    - Non Monsieur au moins avec vous c'est plus humain. - Main sur la gueule ?" Beulac : la fille Civil : "Va te faire enculer", dressée d'un seul coup, en plein milieu de la classe, sans aucun rapport avec la choucroute ; la fille Vorcher que je punis : "Tu peux courir, mec" – Theillel, toujours lui, se précipite pour l'exclure... Dissibourg, que j'ai vue en sanglots ; je la convoque en compagnie de sa meilleure amie : « Si vous êtes enceinte, vous pouvez m'en parler ». Stupeur épouvantée des deux filles : « ...Elle s'est disputée avec ses parents ! » C'était ma fille à moi qui l'était, enceinte, à 15 ans. Cette meilleure amie, Chongau, s'était branlée jusqu'au bout sous ses yeux. Dissibourg, admirative : “Qu'est-ce que c'était saccadé, à la fin !” Chongau revient me vanter son prof de première, « encore plus intéressant que vous - oh pardon », rien de plus normal chère amie.

    Je la vois un soir aux infos régionale, porte-parole de Dieu sait quel mouvement revendicatif ; naguère encore, Dissibourg lui confiait « Je n'ai presque plus d'oreille » (geste vers le bas – frotti-frotta ! Grénolas : je suis amoureux dingue d'Hélène, retrouvée trois ans plus tard engouinée avec une Afghane ; cette dernière m'apostrophe, sans me connaître, sur ces juifs qui veulent retrouver leur pays d'origine : « Et où se trouvaient-ils, les Juifs, avant d'occuper Israël ? ...en Irak… qu'ils y retournent ! » Mon Dieu, que les musulmans peuvent être chiants. La sœur d'Hélène possède, à s'y méprendre, la voix d'Emmanuelle Béart. Leur père ne jure que par Arte, que la famille écoute religieusement tous les soirs.

    Hélène boîte bas. Je lui offre Les fleurs du mal, dédicacées :

    « Même quand elle marche, on dirait qu'elle danse ».

    Je n'ai jamais vu sur un visage féminin se trahir une telle émotion. Je n'ai pu la convaincre de dénoncer une drogue-party ; je devine ensuite qu'elle y a participé. Nicole Dupuits,

    sépharade, que j'avais oubliée pour son épreuve de latin. Elle fonce à ma rencontre sous la pluie battante, à peine sorti de ma voiture. Pour la dédommage, je lui offre plus tard un gros album L'art chinois, tiré des collections paternelles - « si vous me dites, en plus, que ça vient de votre père... » - je l'ai persuadée que ça lui était bel et bien dû, à titre de dédommagement ; elle décline Judéité, alors que les autres l'en pressent - lu et relu par moi, il s'est passablement défraîchi.. Plus tard encore je la retrouve en union libre avec Moshé Biolan, très beau. La fille J. n'aime pas son nom de famille. Elle me méprise de ne pas maîtriser l'italien devant une Italienne ; « Même l'anglais, je suis sûre que vous ne le connaissez pas ».

    Fille d'une collègue. Qui tient absolument (la mère) à rester banale. Comme tout le monde. Ou universelle : « On fait tous cela », quel que soit le scandale du comportement. Nous tous. Les profs d'anglais en tout cas. Je joue sur les planches avec sa fille, en Samuel Parris, elle-même en Mistress Pastor (Les sorcières de Salem). Impeccable, intelligente, souriante, frigide. Novac, les deux frères (Charles, le blond, à présent étudiant en mathématiques, si doué pour l'esprit). Tant d'autres. La fille Cachenoy ayant enfin séduit la Plainchat. J'ai suivi son manège, comme elle la dévorait des yeux, elle toute noire, l'autre aux méplats de lune, et qui se laissa aimer, perdue pour les hommes, tout est si simple pour elles. Je le jure.

    Les frères de Neubourg dont le cadet me traite soudain d'enculé en sanglotant (« C'est vrai que vous êtes un sale enculé » - révélation ? Ils se ressemblent et je les confonds. Ils m'ont confirmé que leur ancêtre avait reconnu les côtes colombiennes. L'aîné, les larmes aux yeux, se refuse à me croire quand je lui affirme que certains ne rêvent que de rééditer la Shoah. Lucie « fai[t] ça tous les deux jours » (je la crois constipée, mais il s'agit de la bonne vieille branlette des filles). Plus tard j'entendrai dans mon dos en librairie « 36 caisses font 18 fûts, la main entre les caisses et le doigt dans le trou du fût », encore elle, qui me surprend en plein feuilletage – mon enseignement l'a marquée.

    La même s'exaspérait de ne pas saisir la différence entre le « jamais » négatif et le positif : « Qui a jamais pensé... » (même en opposant ever à never, rien à faire...) Je revois le fils Périgueux, qui fréquenta mon cours de latin, rien que pour me faire plaisir, une année de plus ; qui disait que chacun de mes cours était un événement. Pour ne pas le faire mentir, j'imprimai mon pied

    tout nu tout transpirant sur le mur de classe. Je l'ai revu plus tard, envieux de son chef parce qu'il avait beaucoup de pognon. Je revois Blanchet coiffé en pétard, retourné vers moi sur la banquette du train, désormais bureaucrate anxieux, capable encore de citer les douze Césars Au-Ti-Ca-Cla-Né-Gal-O-Vi-Ves-Ti-Do-Ner (« Traj-Ad-Anto-Mar-Com »). Ne pas oublier Quentineau, d'ascendance russe, plus ou moins convaincu par sa mère d'étudier cette langue. Il s'était esclaffé quand j'avais déroulé d'un coup ma cravate, exacte reproduction d'un immonde maquereau bleu : « Ce goût ! ce goût ! » hurlait-il, tandis que les filles se récriaient au contraire sur mon originalité. Ce fut Quentineau qui me tendit du bout des doigts le dernier jour, charitable et dégoûté, son adresse d'étudiant, car je m'étais plaint de n'avoir qu'eux seuls pour toute famille, ma femme se signalant par sa constante absence au monde. Je ne me suis jamais comme on pense servi de cette adresse. Je revois Paul Chien, que ses parents avaient sorti des Beaux-Arts parce qu'un prof commençait à le tripoter : « On n'entendait que nous dans l'établissement », me confiaient les parents, plus filiformes l'un que l'autre - « ah ça n'a pas traîné : dans la demi-heure !». Je me souviens de la fille Chamois, Walkyrie passionnée de mécanique auto et de cambouis, orientée selon ses désirs, qui plus tard enjamba les mecs avec une précision de pont-levant.

    De Varlope, soupçonnée de subir la pédophilie (ne parlez pas de soupçons ! me dit la conseillère d'éducation, juste que vous avez été « frappé par son émotivité particulière ») ; cette brave fille de douanier m'avait surpris (« vous parliez de moi ! ») - «...de votre nom de famille en effet, mademoiselle, qui désigne un instrument d'ébénisterie ». Flattée que je mentionne l'origine de son nom ; petite brune piquante. De la Grandin, très moche très jaune, rédigeant des fiches sur les personnages de Dostoïevski - “mais enfin pourquoi nous en voulez-vous ainsi à toutes ?” Même réaction des filles Entommeure et Lapomme : « Je vous en veux par jalousie de ne pas être une fille, comme vous ». Elles se montrèrent soulagées, l'énigme enfin résolue.

    Mon désir était de les pénétrer toutes, afin d'attraper leur sexe, comme par contagion. . Je me souviens du fils Framboise, qui avait poussé très loin la ressemblance avec son patronyme : gras, onctueux, bête et savoureux. Pour Lexcrème, jamais le moindre soupçon de la moindre once d'allusion - mais combien de fois n'ai-je pas répété qu' « il fallait laisser Lucie Fer » - mon Dieu que de conneries... Sa cousine s'extasiait au fond de la salle, après l'un de mes calembours, pillé bien sûr

    BERNARD COLLIGNON

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    à San Antonio  « néanmoins, et oreille en plus... » - je la revois toucher alternativement, vérifier son nez, puis son oreille, puis son nez, pour se pénétrer profondément d'une vérité qu'elle a dû répéter toute sa vie... Thomas Bastonneau, quant à lui, petit, moche, noiraud de St-Malo, me disait posément : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais... vous ne savez pas expliquer. » ...Je ne me souviens plus du chanteur qu'il savait imiter (il se fit prier par ses camarades, mais je m'aperçus, lorsqu'il se décida enfin, qu'il ne le pouvait faire qu'à voix très basse ; et, dans leurs yeux à tous, tant d'espoir...

    Toune, Lucien, devenu un ami épistolaire. Et qui m'a laissé choir (à cheveux), comme il est souhaitable, après tant de conseils à lui prodigués – car il est vain de donner des conseils : on écrit ce que l'on est ; améliorer son style ? changer soi-même – cela ne se décrète pas. La gloire est aléatoire, et ne s'accommode ni des velléités, ni même des grandes volontés.

     

     

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    Alphonse, c'est le garçon qui m'a rossé dans un sac en jouant Scapin. Un très grand sac, parce que je craignais de m'étouffer. Adrienne, c'est la fille si moche, revêche et concentrée dans une salle très sonore de grands couillons ; Brahim, celui qui crachait si lentement par terre, de façon bien répugnante, en me croisant, mais de l'autre côté, comme les Suisses à Saint-Pierre-le-Môtier pour Jean-Jacques ; je le retrouve aux caisses à Mammouth – il n'y a pas de sot métier - “Alors, on ne crache plus ?” Je me souviens de Schiavoni, qui m'inventa et m'écrivit dès la sixième une livraison de piano à roulettes, lequel s'échappe et déclenche une inépuisable série de catastrophes.

    D'un autre qui nous lut à tous les aventures de l'agent Bedebois, car j'animais un cours de théâtre bénévole tous les samedis matin. C'est moi aussi, ce fou, qui pour ma première année complète d'enseignement fus le dernier à lire une liste de distribution des prix, en 68, sous les regards courroucés du principal, qui devait mourir l'année suivante  - « et maintenant, soyez particulièrement attentifs » dit-il à la cantonade, réussissant à me mortifiant jusqu'au dernier jour ; BERNARD COLLIGNON

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    seul en effet de tous mes collègues, qui mettaient un point d'honneur à bâcler cette cérémonie élitiste et – forcément - fasciste, j'ai mentionné tous les prénoms, un par un, d'une voix lente, afin de conférer à ce rite moribond un minimum sinon de solennité, du moins de dignité. J'avais été le seul en mai 68 à mener la classe en cours à l'étage, avant de la relâcher, devant la révolte généralisée des enfants...

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    La fille Démonacci (prononcer à l'italienne!) s'était exclamée spontanément (que c'est sensuel ! ), à lire à haute voix la progression de la pirogue de Senghor déployant son sillage sur le fleuve ; ravie des allusions de Moil'Nœud, l'année précédente, aux attouchements clitoridiens. Cette jeune fille est devenue infirmière ; je lui ai fait dire par sa mère, croisée entre deux caddies, que j'aimerais plus tard être son patient. Je me souviens d'Eulalie Zino, la mienne était blonde – névrosée, géniale, absente incessante mais bachelière haut la main – 18 de moyenne. Tant de fantômes si vifs, désormais sur la pente décroissante de leur propre vie. Tant de visages dont le nom m'échappe - combien de personnes croise-t-on au cours d'une vie ? une nuit dans la ville de Vannes, seul et tous hôtels éteints, je me suis répété à haute voix, sans cesser de marcher, de l'Avenue de la Marne à la rue Martin, de la rue de la Brise à l'Étang du Duc - les identité, noms et prénoms, de toutes les personnes qui avaient croisé mon existence : la liste était inépuisable.

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    Ils ont été bien tolérants, finalement, les pères et mères, de m'avoir supporté comme ça... “Que voulez-vous dire à vos parents ?” me répétait Ingolstadt, psychiatre d'Ankara. Une amie m'a suggéré  me laisser réparer vos conneries, au lieu de me foutre des bâtons dans les roues – par exemple. Mes vieux

    n'ont cessé de hanter mes rêves jusqu'à plus de trente ans. Les parents d'élèves furent pourtant mon cauchemar.. Un article du Monde, avant qu'il ne devienne un torchon islamiste (mais ceci est une autre histoire) m'avait particulièrement réjoui : « Si un passager, disait-il, voulait à toute force diriger l'avion ; si un mari gueulard insistait pour superviser un accouchement difficile - on les

    expulserait sans ménagements pour les renvoyer à leur crasseuse ignorance... Pourquoi n'en fait-on pas de même à l'Éducation nationale ? » J'étais remonté à bloc contre eux... C'est le moment de rappeler Volterreau, qui vint me voir en fin de cours, l'œil tout illuminé, le teint enflammé, me réciter ce que lui avaient seriné ses géniteurs : que j'étais son professeur, que je pouvais paraître bizarre, voire complètement fou, mais que ma fonction professorale exigeait de tous les élèves un respect absolu. Il semblait si exalté de m'informer personnellement de cette vigoureuse mise au point, si soulagé de se voir ainsi recadré, que je m'en déclarai fort satisfait et le renvoyai tout pétant de fierté sous son auréole.

    Il tint parole et bossa de son mieux pendant toute l'année scolaire. En 2014 le père Latuile n'avait-il pas déclaré  : « Les mauvais résultats, ça peut arriver ; mais qu'il soit désobéissant avec vous, Monsieur C., je ne le tolérerai jamais ! » En ce temps-là, on ne venait pas casser la gueule du prof ; c'était le fils Latuile que j'avais laissé baguenauder en fin de dictée, le nez en l'air. À la fin, à une faute par mot oublié, ça lui en faisait 52, aux rigolades de toute la classe, la sienne comprise ; je faisais des farces. "Pas assez sévère pour un prof de français". Et personne ne se jetait par la fenêtre pour une mauvaise note. Pourtant j'ai déconné plein pot. Je leur ai même fait deux fois « permanence », lisant carrément le Canard les pieds sur le bureau ; la Censoresse m'a surpris comme ça.

    On m'a conservé parce qu'on me pensait proche parent d'un inspecteur général homonyme – après tout, la prétendue censoresse était bel et bien la maîtresse du proviseur... - et alors ? ça marchait mieux que maintenant. Mais un jour le vrai censeur est venu dans ma classe, flanqué de l'Inspecteur d'Académie : un rigolo qui faisait son jogging à six heures du mat avec son clebs - un farfelu, un frère. Mon cours s'avéra excellent. Monsieur l'inspecteur est reparti tout guilleret en répétant comme un malade : Que diable allait-il faire en cette galère ? C'est cette même année que j'ai rencontré le « divin frère » O'Storpe, avec ses cheveux longs - quand je dis « cheveux longs » - il ne «leur » fallait pas grand-chose.

    Nous étions les deux seuls. Nous nous sommes d'abord observés, puis abordés. Il en fut de même entre Noirs, au collège de Varignac : « C'est chouette, on a deux profs black ! » Au début, ils se sont évités, puis liés d'amitié. L'un d'eux s'appelait Répétalo. Je lui fis un jour décrocher un

    téléphone imaginaire : et maintenant, répète Allô  Il a raccroché, excédé. Plus tard il récitait à table, à voix basse, ses prières musulmanes. J'ai dit amîn, il a discrètement acquiescé. Il faisait tous ses premiers cours sur la négritude, afin que les élèves appréhendent bien ce que c'était que d'être noir, ou blanc. Je regrette aujourd'hui de n'avoir plus d'ami de couleur. Le père Lageot, blanc, Auvergnat, dit que je fais faire à la maison tout le travail qui n'a pas été fait en classe. Je demande au gosse dans quel village il passe ses vacances en Haute-Loire, il refuse de me le dire crainte de me voir débarquer (crainte justifiée d'ailleurs). C'est lui qui n'obtenait que dix ; ledit père s'inquiétant : « Laissez-le donc à 10, puisque ça suffit » !

    Louverture vient me demander si ma formule « avec les compliments de la direction » n'est qu'une formule, ou si ce fut au premier degré. Je l'ai revu 30 ans plus tard à un coktail, à St-Martial (Notre-Dame du Tapin) ; je fus alors aussi incapable de répondre au fils que jadis au père. Le petit Louverture était devenu œnologue. Prononcer énologue, même si toute la profession va répétant sottement heûheûnologue - je n'y connais rien en vin, rien de rien, je m'incline avec le plus profond respect ; mais en prononciation française, c'est moi le spécialiste, et personne d'autre, et la seule vraie prononciation correcte, n'en déplaise à l'ensemble des professionnels de la profession, c'est ééénologue.

    Car il y a l'usage, certes, mais surtout le Bon usage, celui du Grévisse. Louverture se montra surpris que je me souvinsse de João, le Portugais, dont je ne suis jamais arrivé à prononcer le nom. Et je me souviens, par-dessus le marché, du troisième compère, au front déprimé comme par un coup de masse : Zébra.

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    Figurez-vous qu'un jour mon estimé collègue Esdras me fit croire, d'un matin jusqu'au soir , que les parents d'élèves auraient le droit d'assister aux cours en fond de classe - et j'ai marché, comme un seul homme ! La solution serait excellente : remplacer, progressivement, les professeurs par les parents : il leur serait aisé de venir à bout d'un métier de fainéants, qui ne leur procurerait qu'un petit surcroît d'activité fort bénéfique.

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    Figurez-vous encore - ambiance ! - qu'un autre beau jour, le principal, Gepetto, abject gros porc, me fit dire en début de matinée qu'il me convoquait pour la fin d'après-midi, afin que je marinasse dans mon jus, et recherchasse bien tous mes torts supposés, mettant ma cervelle à la torture, alors qu'il ne s'agissait que de me faire signer un document insignifiant, selon les plus pures méthodes staliniennes ainsi que je l'appris plus tard dans une biographie de l'illustre Djougachvili. L'on écrit à Gepetto, unanimement surnommé Gépété, que je me comporte de façon méprisante, arrogante, avec le personnel de cuisine, que j'écrase en effet de ma morgue - lui jetant les fourchettes à la face devant ses éviers d'aluminium ; de plus, que mes réflexions fines, aux repas, sont particulièrement vomitives.

    Il refuse comme de juste de m'en révéler le signataire, me dérobe le pli prestement : il a bien fait, j'aurais cassé la gueule à l'auteur. Du jour au lendemain j'ai préféré manger seul mon calendos et mes biscuits dans une salle déserte ou l'autre ; je les ai toutes faites, l'une après l'autre, méthodiquement. Le Gepetto nous engueula un jour la Kampfort et moi parce que nous étions arrivés en retard : « Moi Monsieur sur les Hauts-Plateaux algériens, je me suis traîné à pied dans la neige pour arriver à l'heure ! » - Kampfort indignée qu'on nous ait ainsi traités comme des gamins... Gepetto me dit que je suis tantôt trop familier avec mes élèves, les traitant à égalité, tantôt trop raide, exigeant le respect ; me cite l'exemple du père Dubois, qui menace soudain son fils d'une grosse baffe. Attitude en effet incohérente.

     

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    Inénarrable rédaction de Boissonneau, sur le sujet « Une grande frayeur » : quinze lignes griffonnées sur un torchon de papier. « Un soir j'ai ouvert la porte du cabinet au fond du jardin, et j'ai vu deux gros yeux rouges qui me regardaient fixement. J'ai poussé un grand hurlement. A ce moment-là j'ai entendu : « Tu ne peux pas refermer la porte espèce de con ? » C'était ma grand-mère en train de chier. J'avais eu très peur. » Tel quel. Impossible d'engueuler l'élève, toute la classe braillait de rire, et moi avec.

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    J'ai rarement affronté des parents hostiles ; du moins par-devant. Des connards très remontés étaient venus voir Césarem, directeur adjoint ; je ne donnais « rien à faire» à la maison (eh oui…) Césarem, vigneron reconverti, nous avait offert à tous au réfectoire une séance de dégustation ; très en retard, nous sommes allés au devant de nos rangs d'élèves en zigzaguant... Les élèves se marraient... Césarem envoyait promener tous les parents : « Chaque prof a sa méthode ; les uns, c'est par la logique ; Monsieur Kohnlili, c'est par la rigolade. Alors il rigole, et ses élèves apprennent. »Et quand il a convoqué, Césarem, cette fille qui se plaignait qu'on ne foutait rien chez moi, il fit apporter le cahier de textes de la fille Kôah, une bûcheuse : « Et ça, tu l'as noté ? Et ça ? » Et la fille est repartie avec une baffe dans la gueule de la part de son père ; c'était celle qui s'était branlée debout devant ses copines, lesquelles n'avaient pas apprécié l'exhibition – les connes.

    Ankara  Les parents de ce bled sont tout de même spéciaux : ils trouvent tout à fait naturel d'aller cafter au Chef, carrément, au lieu de contacter le subordonné, voire de lui en toucher le moindre mot, lorsque quelque chose ne va pas. Au Lycée d'Ankara règne le culte effréné de la délation. Le père Vitos se permet d'apporter en plein conseil de classe, le cuistre, une copie de sa fille : « L'homme... » « On dit cela dans les débuts de roman » : certes, Vitos Effendi ; mais la suite du devoir n'était pas du niveau de Thomas Mann, tant s'en fallait... Il m'invitera chez lui, car sa fille m'avait foutu son pied au cul (quel beau métier...) Sa femme ne parlait que le turc, nous ne mangions que des assiettes de charcuterie (soudjouk, salami de dinde) mais nous n'avons jamais rendu l'invitation.

    Et que fait cette femme quand elle ne comprend pas ? Elle pense « ourouspour tchodjouk » fils de pute, me fixant dans les yeux avec haine. Son mari était rescapé de Makronissos. Il s'était dit “Je ferai tout pour réussir.” Tous les parents d'Ankara se sont mobilisés pour que je ne sois pas viré. Mais rien n'y a fait. De toute façon même si Arielle me défendait, je sais bien qu'elle n'attendait que de revenir en Franfrance. Nous fûmes aussi invité chez Esforso pour la bat-mitsva ; la fille de treize ans chantait d'une voix suraiguë. J'étais bourré comme un apprenti boucher, j'ai dit  shalom ou vrakha , et le père Vitos : « Peu importe la langue où vous vous exprimez, l'essentiel est d'être sincère ». J'avais un sourire d'ivrogne tellement faux qu'on en lisait mes pensées. Ce soir-là

     

    j'ai surtout parlé avec les enfants (le fils Yazar en particulier). Les Esforso voulurent que je rattrapasse en quatre heures à domicile leur fils qui n'avait rien foutu de l'année. Total : 4 au bac. Je ne peux pas faire de miracles... mais pour trente livres turques seulement. Je me suis fait mépriser. Tel est le résultat d'une recommandation scrupuleuse du regrettable Sofrak. Ce dernier qui avait voulu me faire faire une « remise à plat » en cours, « dites-moi ce qui ne va pas » : je n'ai plus jamais recommencé !!! Mme Tat dénonce tous mes propos de classe. Les parents s'inquiètent que j'aie passé quelques semaines dans un asile de fous (militaire, bande de cons, pour me faire réformer).

    Le père Ferréol prétend que je détruis les fondements de la famille, de la chrétienté, de tout principe d'autorité ! je revois encore son fils et sa sœur bras-dessus bras-dessous à Illiers-Combray, habillés dernier chic 1952, l'air d'un couple façon Musil. Pourquoi pas d'ailleurs. Le connard de Calvary, proviseur sans majuscule, me fait revenir de chez moi parce que j'ai raté l'horaire, et une fois que je suis sur place, annule le conseil et renvoie tout le monde chez soi jusqu'au lendemain huit heures, alors que les autres profs protestent. Le lendemain j'ai présenté mes excuses à tout le monde. Je me souviens de cette institutrice rougeaude qui est venue me dire qu'en sixième on n'a aucune idée de la mort, et je soutiens que je suis là justement pour les initier à des notions inhabituelles.

    Elle repart sans en démordre et drapée dans sa couënne. Les Tapur retirent leur fille, pour grossièretés. Ce sont eux qui ont occasionné mon départ d'Ankara. Parfaitement que j'ai dit son nom: “Une francophone”, disait le Concul (“Conseiller Culturel”) - non française, donc, la Haïtienne ! Je n'allais pas me gêner. La salope a vu son cahier conchié d'immenses zobs. Elle s'était esquivée quelques jours avant la fin de l'année scolaire. Sa meilleure amie n'a plus voulu la voir à Port-au-Prince. Ses parents possédaient l'art diabolique de savoir toujours lui tirer tous les vers du nez. Je fus ignominieusement chassé. Le Conseiller Culturel contre moi, tout le monde. Mais le proviseur , à son tour attaqué, nous saluait obséquieusement de sa voiture, Saint-Ambroise et moi, à la terrasse du café du centre culturel.

    J'aurais dû le dénoncer pour exercice illégal d'autorité. Il s'est fait virer l'année d'après, pour ce même motif, à un an de la retraite. Le Concul Kamsi : même charrette - et moi qui ai serré la main de ce con ! Lequel empêcha Arielle d'exposer ses toiles, pour ne pas avoir

    l'air, disait-il, de  cautionner» ma conduite ! Conseiller Culturel qui s'est foutu dans une rage insensée quand je lui ai dit que je plaisantais sur le cul pour le plus grand bien de mes élèves ! prenant ma rougeur pour de la confusion, alors qu'il s'agissait de forte émotivité ! J'ai dû me faire défendre par des collègues et Saint-Ambroise, le délégué syndical, leur cédant la parole, alléguant que sinon j'allais m'énerver ! et mes collègues : « Il se défend mal ! » C'était vrai. Devant cet imbécile imbu de ses pouvoirs, j'aurais pu plaider avec plus de conviction que la France n'était pas seulement Versailles, mais aussi Villon, Rabelais...

    Qu'est-ce que j'ai entendu comme morale, alors qu'il ne s'agissait que de pognon, puisque certains n'inscrivaient plus leurs enfants à cause « des » éléments peu sérieux (moi) dans l'établissement ! Il était à demi-privé, le Lycée Français d'Ankara ! On ne pouvait pas me le dire plus tôt, avant d'invoquer Dieu sait quelle « éthique » ? Et le Kamsi-Mes-Couilles qui trouvait que je n'aurais aucun mal à trouver en France un lycée laxiste où je pourrais me décadencer tant que je voulais ! J'ai retrouvé plus tard dans le bureau du principal de Beulac un reste de dossier où il était écrit que j'angoissais certains élèves, qui ne savaient « sur quel pied danser ». Tout n'avait pas été détruit...

    Le jour béni où Calvary donna son pot d'adieu, j'étais là, pour profiter au moins de l'apéro. J'en ai refusé un verre, il m'a dit : « Je vous en prie Monsieur Kohnlili... » (« Je sais très bien pourquoi vous êtes venu. ») Je me souviens aussi de cet ambassadeur tout frais nommé qui estimait tout à fait légitime, normal, dans son discours de réception, que les parents voulussent contrôler l'enseignement assigné à leurs enfants... Laissez-les donc chez vous. Ensuite, faites donc jouer vos brillantes relations pour leur trouver un emploi... Que tout cela semble lointain, insignifiant ! M. Sansonnet, de Beulac, n'est pas intervenu contre moi : sa fille lui a dit « Ah non, écoute, pour une fois qu'il y a un prof qui nous fait marrer, tu vas lui foutre la paix ».

    Sa gueule ensuite quand il me revoit aux réunions du P.S.... D'autres viennent protester parce que j'ai affirmé que leur fils, à peine viré, avait pissé sur la porte côté couloir ; je dis à Mme Nochame, principale : « Ecoutez, je n'ai pas vu sortir la pisse de... » - elle m'interrompt avec écœurement – mais, au moins, elle me croit. Mme de Gérond m'enjoint avec une profonde et sincère émotion de ne plus mettre en cause dans mes propos le corps des jeunes filles, je lui prendre la main pour calmer ses tremblements. Son mari reste assis à côté d'elle. Sa fille a fait le pari de ne plus se

    (disons le mot) branler - elle le confiait en d'autres termes à ses camarades – pour redevenir une petite fée très pure, et me sauver ! ...de toujours penser à ça. Au Vigan, la mère vient me regarder sous le nez, stupéfaite que nous puissions nous rencontrer en d'autres lieux qu'en ce collège de Beulac... Mme Passouvant, de son côté, grand-mère, se plaint que je n'aime pas sa petite-fille (dans ses devoirs elle parle comme sa vieille, des hommes dont il faut se méfier, et autres). Mémé n'a pas voulu rapporter les copies, parce que, devant elle, je les lui aurais violemment transformées...

    Mon leitmotiv : « Ça arrive, mais Passouvant ». À a longue, ça lasse.

     

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    Une abrutie vient se plaindre parce que « selon [moi] » Demis Roussos a perdu six kilos, en se faisant circoncire... j'aurais dû dire : « détartrer »... Il y a vraiment des parents qui n'ont que ça à foutre. Mme Diablet, furieuse que je révèle à sa fille des choses «qui devancent son programme d'éducation sexuelle ». Silence pesant de ma part, voire féroce ; je roule des yeux sans m'en rendre compte, n'en déplaise aux adeptes de la Volonté Personnelle qui peut tout. La mère finalement se fait les demandes et les réponses (je n'ai pas dit un seul mot !) et repart en furie contre sa fille « insolente », qui s'est fait engueuler à la maison ! Quant au brillant cousin de ladite, il m'avait sorti « qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de vos passés simples, moi tout ce que je demande c'est de conduire des camions. » D'un autre : « À quoi ça sert d'apprendre à lire, M'sieur, puisqu'il y a des bandes dessinées ? »....

    C'était notre chapitre « les pauvres ont envie de travailler ; salauds de profs qui les entravent ! »

     

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    Le père Colas me demande d'arrêter mon cinéma : lui aussi exerce dans l'enseignement. Mais je continue mes postures de cuistre... Quand un autre enseignant consulte pour les difficultés de son enfant, qu'est-ce que je peux bien lui dire ?... “Comment puis-je améliorer l'orthographe de mon fils ? - Si vous n'y arrivez pas vous-même, cher confrère... » Ankara, encore : Buhar Bey qui

    se marre parce que je gueule contre son fils, excellent élève, pour l'avoir confondu avec Buhran, complètement farfelu (devenu par la suite militant gay). Plus je gueule, plus le père se fend la gueule. L'avocat Müzisven, plus tard, me convainc de ne pas faire redoubler sa fille (5 de moyenne) parce qu'elle est pourrie par sa mère, et que c'est lui à présent, Müzisven Efendi, qui aura la garde de sa fille. L'année suivante, elle passe à onze... Elle se fait baiser par un type qui la méprise : elle est « comme une planche » (kaleup ghibi...)

    De quelques salopards

    1. Sanchez vient m'engueuler pour "les gros mots". Je finis par expliquer que je me laisse piétiner pour remettre en cause le principe d'autorité. Il en avale son râtelier. Ce saligaud est parvenu à obtenir mon dossier rectoral (« Pourquoi vous avez été mis à la porte d'Ankara»). Je n'ai toujours pas consulté mon dossier. Confidentiel. Si je tenais le fumier du Rectorat qui s'est permis de le montrer à un parent d'élève... Ténéré le démagogue, Principal, trop franc pour être honnête - accorde foi cependant à mes dénégations : non, jamais je n'ai traité telle fille de « connasse ». Je m'indigne de toutes mes forces - « comment pouvez-vous seulement imaginer que je sois descendu jusque là ? » - Pourtant, insiste le connard, celui qui m'a rapporté ça est un garçon de toute confiance... » L'accusateur est reparti penaud.

    Trois semaines passent, et soudain, à ma plus horrible confusion, ça me revient : j'ai bel et bien dit « dégage, connasse » - il s'agissait de Mlle Villard, vous savez, celle qui se roulait par terre au fond de la classe pour jouer au viol collectif avec les garçons... Je ne l'avais pas dénoncé, ce truc-là ; il est vrai que ça me serait encore retombé sur le nez. Quoi que je fasse, de toute façon. À Grénolas, la mère Zigne me tient trois quarts d'heure à vitupérer au téléphone parce que je "persécute" sa fille, je lui aurais fait "un doigt" - « vous savez ce que ça signifie,  un doigt ?» Oui madame, comme toutes les femmes – et tous les hommes. Et comme vous-même d'ailleurs. Sa fille manquait systématiquement mes cours, trop dégueulasses pour son clito sans doute.

    Encore un peu la Vieille Vipère me foutait sur le dos tous les faits divers, de Redon jusqu'à St-Malo. Quatre ans plus tard, la petite sœur ne revient plus sur un tournage dont j'étais la vedette, du jour même où elle apprend mon identité. Son l'aînée avait claqué la porte des Langues-O, parce que l'administration l'avait engueulée. Alors elle a boudé. Na. J'espère qu'elle vend des patates dans le Loiret à 5h du matin. Une année, j'apprends par ouï-dire l'opposition de certains parents de terminales à mes « méthodes », en fait à mes manières. Par chance, d'autres me soutiennent. Finalement je n'ai pas su grand-chose de cela, et tant mieux, parce que je ne me serais pas gêné pour renvoyer la claque. Le professorat en France est tout de même bien la seule profession (avec les footballeurs) où tout un chacun s'imagine posséder bien plus de compétence que les spécialistes. Curieux, non ? Mais juste avant ma retraite, une maman est venue me trouver : « Monsieur Kohnlili je voulais vous dire que par rapport aux autres professeurs, eh bien - geste par-dessus sa tête, très haut - vous planez loin, très loin".

    J'ai reçu deux précieux stylos, dont je me suis empressé d'esquinter l'un et de perdre l'autre... Je peux même, devant la mère tout attendrie, faire une bise à la fille en question : j'avais été le seul paraît-il, au premier trimestre, à déceler chez elle non pas de la paresse mais de la fatigue : “Tu vois, il reste tout de même une lueur d'espoir. Alors tu vas t'accrocher” - grâce à moi donc, elle aurait persévéré... Ladite jeune fille estime que mes plaisanteries, loin d'être toutes grossières, sont souvent extrêmement fines, et que bien peu les comprennent. Pure vanité de ma part, je sais, mais merde, on m'a suffisamment humilié pour qu'en fin de carrière je ne fasse pas la fine bouche.

    La condition féminine

    En sixième, j'annonce une série de lectures sur le thème de La condition féminine. Toute la classe, filles en tête, comme un seul homme : « Quoi, encore ! » Je ne me suis aperçu qu'en toute fin de carrière à quel point l'idéologie pouvait imbiber l'enseignement, au point d'en devenir le tremplin du gouvernement, c'est-à-dire des sondages : en ce temps-là, tous les manuels rabâchaient à qui mieux mieux sur l'égalité des chances, des races (qui paraît-il n'existent point, faisant de l'espèce humaine la seule et unique à n'en pas avoir), et surtout, surtout, l'immense culpabilité de la France - colonialisme, xénophobie, racisme, esclavagisme et impérialisme massacreurs. Simple détail : au temps des colonies, pas un bateau de naufragés en pleine Méditerranée...

     

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    Grande composition de thème latin (heureuse époque !) Il faut traduire le mot “plaisir”. Une frêle voix de jeune fille, Pastic, toute timide, dans le silence concentré de tous : “Monsieur,

    qu'est-ce c'est, “le plaisir” ? Alors on a ri. “Voluptas, voluptatis.” (“Est-ce vraiment à moi de vous l'apprendre ?”) A la boulangerie, je fous un coup de pied au cul à Du bonnet qui se paye ma tête : il répétait mon nom de famille en public, en chantonnant d'un air vicieux ; je te lui ai foutu mon pied au fion sur cinq bons centimètres. Au moins celui-là ne serait pas près de se faire enculer. J'ai tenté sur-le-champ de faire partager mon indignation à la boulangère, mais son employée se foutait de ma gueule avec elle, tellement j'avais pris l'air con, n'en déplaise aux adorateurs de la Volonté Personnelle.

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    Tant de bourgades nostalgiques à crever – voir le guide touristique. Plus personne. Je me souviens à Saint-Léon, rue Niel, de la mère Auxitain, de mon refus du gaz butane (« Pas de ça chez moi » - toute l'année toilette, et shampoing, à l'eau froide). De la chambre de N. , bien intimidante, juste à côté, rudoyée par son mec, à mon grand scandale ; ce mec avait raison – je t'en foutrais des airs hautains de pucelle outragée... En son absence, les gosses de la proprio venaient se planquer là pour se commenter le sexe. Ils ont stoppé net en m'entendant déclamer, à travers la cloison, l'Assimil de grec moderne. Souviens-toi du bistrot le K, dont le patron m'appelait « Mendelssohn » parce que j'avais fait mon entrée en battant la mesure. Tout ce que je me serai descendu comme alcool là-dedans…

    Adieu aussi, bistrot de Beauvois, avec son patron surnommé « Piéplu » par ce jeune collègue ivrogne, hugolâtre, flamboyant : Rillon. À St-Blase, je revois la descente « Lapin » vers l'arrêt de bus ; la môme Rieussec, toute blonde, toute vierge, que j'ai suivie à pied sur le plateau tout un kilomètre – tac, tac, ses talons sur l'asphalte, sans ralentir - nous aussi on rigole bien disait-elle – filles entre elles ? - et je ne cachais pas, à l'époque, cette morgue odieuse que je reprochais à toutes. Tous les ans à Noël c'était le même cirque : ils s'invitaient tous entre eux pour les réveillons. Il fallait vraiment beaucoup de surdité pour ne pas entendre ce qui se tramait : pas un seul pour m'inviter moi.

    Trop grossier. Je suis allé une fois chez les U. Je sors à mon voisin de table, correspondant de torchon, progressiste et de goche, une vanne peu ragoûtante il est vrai : Encore deux comme ça, et je fous le camp - total j'ai dû fermer ma gueule et je me suis fait chier tout le repas - c'est bien toi, collègue vertueux, qui draguais toutes les petites nouvelles - « qu'est-ce qu'il pue, l'ovaire », ou plus élégamment « trois coups dans le saignant, deux coups dans le merdeux » ? quelle classe ! Monsieur Bléré ! Parmi les jeunettes, la petite Céline, pendant la grande manif antifas d'après Carpentras ; la Barbounya, magnifique, se demandant sans cesse d'où provenait son nom  («  le turbot », en turc). Mais on lui cachait que sa famille était turque…

     

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    A peine chez moi, j'avais droit aux scènes les plus sordides : “On ne voit jamais personne !” Je me suis même abaissé jusqu'à placarder, en salle des profs, que j'invitais qui voulait chez moi, promettant de ne pas entasser les plaisanteries de cul.... Faut-il vraiment que je sois tombé si bas, au point de supplier autrui de me fréquenter... Un jour Léontine, prof de danse de ma fille, fit étape chez nous, avec un petit groupe de vrais amis, d'où nous étions exclus, bien sûr. Au bout d'à peine un quart d'heure, tous ces blaireaux voulaient plier bagages. Pas un n'avait adressé la parole à ma femme Arielle, qui s'était mise sur son trente-et-un ; je surpris de Léontine un petit geste : “Encore un effort, 5mn de plus !” Ce qui fut fait.

    Pas un regard, ni pour Arielle, ni pour moi. Le seul à m'avoir invité chez lui, Choret, ce fut pour me présenter un tortionnaire d'Algérie : « Elles gueulaient pour pas grand chose, les fatmas : tu parles, du 110V ! fallait bien qu'on se distraie aussi, nous autres, sur le Plateau ; c'était pas drôle tous les jours ! »  J'ai serré la main à ça... plus refoutu les pieds... Il est prouvé que notre cerveau enregistre jusqu'au moindre détail toutes les humiliations de nos vies. Nous avons alors invité un compagnon d'infortune, prof de Travail Manuel – hélas : une vulgarité à couper au couteau ; le genre à se planter jambes écartées dans les pissotières d'élèves pour interpeller de côté tout ce qui passe sans lâcher son bout de zob : « Tu vois la frite, là, dans le plat : même dimension, même forme ».

    Il les avait toutes draguées, une par une, toutes les gonzesses de l'établissement. Toutes se foutaient de sa gueule – ni lui, ni moi, ne pouvions rien changer. Alors j'ai invité un Noir ; quand il est reparti, mais pas avant, je me suis aperçu que je m'étais trompé de Noir. Voilà, c'était ça, mes contacts sociaux. Ça donne envie. J'en reviens toujours au vieil adage : moins je vois de gens mieux

    je me porte. Ce qui est faux. Nous avons fréquenté le couple Commisset - plus maintenant, vu leurs connards de jumeaux qu'ils se trimballent partout - mais avant leur naissance, combien de fois ne sommes-nous pas allés dîner chez eux ? ...après sept heures de cours bien sonnées ? – dentiste, ta gueule, viens les faire. Bien entendu pas question pour mon épouse de tenir le moindre compte de mon total épuisement. Il fallait faire bonne figure, boire, blaguer, briller, hihi, haha, rivaliser d'intelligence et de culture, sous peine de scènes de ménage dès le trajet du retour. J'appréhendais ces soirées. Le lendemain matin 8h., la classe pétait la forme.

     

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    Pipa, professeur de philosophie, (« qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? ») vient baver sur la Dédart, trois quarts d'heure appuyé sur mon poteau de stand au salon du livre, sans avoir même l'idée de m'acheter mon petit roman. Pipa, mon seul ami (pas un seul élève, ça ne lit pas, ces choses-là) (on n'est pas des fachos!) Autre ancienne conlègue qui vient me dire que je ne repasse toujours pas mes chemises (c'est exact) ; elle avait dû être amoureuse, sans me le dire - juste une allusion 22 ans après... on est femme ou on ne l'est pas ! Bronville : Une convive émet l'idée que tout le monde, ici, est bien sympa, à l'exception de certains qui se mettent à l'écart en jouant les ténébreux avec des gueules de martyrs - ça ne peut tout de même pas me concerner ! je scrute sous le nez le malheureux laborantin de l'établissement, dans sa blouse blanche, qui n'ose plus avaler le moindre petit pois.

    Le malaise est atroce. Je ne suis pas aimé. Mais ce serait la dernière humiliation de faire le moindre effort. Chez les pions je trouve tout de même plus de camaraderie, de spontanéité : la frangine d'Esdas, rouquine rigolote ; sa copine Céru, cheveux drus, faisant 45 ans, morte sur la route en se sentant mourir ; la fille Marchal, qui me maquillait en plein bistrot ; le couple Létificath, dont le mec buvait tant et plus. Les Chambertain, qui m'ont invité chez eux, croyant que j'allais enfin leur dévoiler ma supériorité cachée : raté. Le pion Gourmand, surnommé Manghyschlack, de la péninsule homonyme de la Caspienne, et la prof de géo bien fofolle. Que de fantômes, et moi, et moi, et moi… à bottillons dont j'oublie le nom. Plus : deux connasses mariées qui s'échangent des recettes : tu te coinces la serviette sous le couvercle, et hop ! 50% de cuisson de nouilles en moins ! ...On s'instruit, salle des profs... Maret, ce vieux con qui me draguait – combien de fois n'ai-je pas pris les autres pour des cons ? Je ne pouvais le dissimuler, le plus sincèrement du monde. On me l'a rendu avec usure. Chaussurier, et sa foutue prétention : je lui flanque dans les pattes un assureur collant qui m'a pris en stop, et que j'envoie chez lui - elles sont mauvaises, tes vannes, Colombin.

    Willemain, du syndicat : "C'est inimaginable, le nombre de calomnies répugnantes que j'entends sur toi". A Tintélian, je fréquente les pions : « Pourquoi tu restes pas avec les profs ?» Ils me mettent à l'épreuve : le dernier au bowling paye la tournée. C'est moi. Je me bourre la gueule, nous allons nous torcher à Redon. J'ai battu le plus con que je vois dégueuler à genoux, verdâtre, dans les chiottes. De retour à Tintélian, au patron du bowling : "Ta gueule, marchand de bromure ! - Ho putain ! tu me paieras une tournée, pour celle-là !” - plus refoutu les pieds - je fais, mais je ne veux pas qu'on me fasse. Me souvenir du pion Lecomte, avec son grand boucroux (Les bronzés font du ski) ; d'un autre, gabarit de pilier : « J'm'en fous d'être pion, j'veux juste faire du ruby ».

    D'une petite sucrée, à table : « Vous ne parlez que de champignons et de rugby, ce n'est pas très intéressant. - ...Tu voudrais peut-être qu'on parle de cul ? » - excellent. Le rouquin racontant que deux gouines se broutaient sur une banquette de bistrot : « Ma bière, elle passait mal ». Il me demande – j'avance courbé - si j'ai perdu quelque chose. Je réponds ça fait longtemps - Par devant, ou par derrière ?” Tout devient confus. Au Sieur Brume, interrompu en pleine envolée : "Mais tu nous embrumes, Lamerde ! » Je l'ai entraperçu un dernier quart de seconde, le temps que deux trains se croisent et que la vie passe. Plus tard, j'ai revu un petit brun sans relief, qui me reconnaissait, lui, avec extase, mais que je ne remettais plus.

    Sans oublier par contre ce petit merdeux qui m'humilie, au point de me faire jeter de rage un verre de vin sans viser sur la tronche de mon voisin de chambre, Mouchic : “Ne recommence plus ce coup-là !” Il paye moins de loyer, pour avoir su apitoyer nos chiens de proprios. Je déménage pour faire plaisir à mes parents : hélas, j'entends, là aussi, ronfler derrière la cloison, ce qui est dégueulasse. Mentionner Puydôme, grande gueule de sciences nat, mais obligé de céder à la principale. Sur le quai de Redon, il répète : « La principale est une vieille salope !

    Tous en chœur après moi : La principale...  - hors de sa vue, pas fou - je ne suis pas à faire grande gueule petit cul... L'assistante anglaise, face de lait saupoudrée d'éphélides, se désole : je viens de lui dire tu ne m'aimes pas alors qu'elle me collait partout. Elle se rabat sur le Bolivien de Cochabamba, bel Amérindien. Je demande au collègue Bousaud comment se dit « la bouse » en espagnol ; il me répond, dressé sur ses ergots ¡ la Bosta ! tandis qu'une collègue me pousse du coude : « Tu exagères... ». Et moi : « Il s'appelle Bousaud, pas Labouse ! » J'étais fou. Un vrai. Souviens-toi, bouffon, du Sieur Héraut, qui donne vaillamment des cours sur le chauffage central au lieu de l'histoire d'Europe, l'année du bac ; bacheliers de se répandre dans les couloirs en gueulant : « Il nous a encore fait un cours sur le chauffage central, le fumier ! » Je le vois sortir le dernier, serein, sous son petit chapeau : M. Héraut prend sa retraite à la fin de l'année. Souviens-toi, Guignol, de la grosse vache gouine et vierge, que tu emmerdes en passant à tue-tête un Mendelssohn à travers les parois - je voulais juste montrer à ma classe ce que c'était que la musique romantique. Et comme j'avais dit que je n'aimais pas recevoir d'engueulades en face, que ça me rendait malade, et que je préférais avoir des échos, des raccrocs, par la bande, elle ne m'a plus laissé passer sans grognasser.

    Ô silhouettes...

     

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    Affaire Russier. Je remets vertement à sa place l'unanimité de mes collègues : « On vous verrait tous venir, tiens, si ça se passait ici... » Et chacun, la main sur le cœur, de protester de sa sincérité. Je me souviens d'Istère, génial auteur d'une tragédie en vers hugoliens, sombré depuis dans l'institutorat et la bibine. Tout le monde n'a pas la chance de rencontrer Nodier aux soirées de l'Arsenal. Istère avait une petite fille, qu'il rudoyait en l'appelant Princesse. Obsèques de Nasser, 1er octobre 70. Je cours tout d'une haleine de chez moi, en pantoufles, jusqu'au bistrot, pour l'annoncer. Comme si c'était moi, comme si je l'avais fait moi-même. La foule déchiquette le cercueil Pourquoi la vie, pourquoi n'empile-t-on pas les strates indestructibles de tous ceux que l'on a connus. Souviens-toi, sous-pitre, du petit porc humain que tu as poursuivi à la course jusqu'au lycée, pour faire poli. Ne me suis jamais vraiment intéressé à personne.

     

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    Mes stages (Nominoë de Rennes, L'Epervier de Paramé) : avec les demoiselles Sentéral et Polissé. Moniteur Poil, au collège, enthousiaste de goche, cong... « Mais je n'en ai rien à foutre de la prononciation de votre famille ; on prononce « No-ël », et pas « Nowêle » - où voyez-vous un w ? » Autre établissement, le vieux montaniste Yodaud, qui me drague (encore !) (il me compare à Lucien de Samosate, « avec votre air de ne pas croire à ce que vous enseignez... » (une classe de Philo à Beauvois se posait la même question : j'ai répondu « Je ne me sens pas le droit de vous communiquer si peu que ce soit mon désespoir – Mais pas du tout, pourquoi dites-vous ça ? » Je les ai accusés en conseil de classe, histoire de dire quelque chose, de lèche-culterie ; ensuite ils ne m'ont plus parlé : vous comprenez, après ce que vous avez dit... ») Polissé, Sentéral, mes costagiaires : toutes deux sexagénaires à présent.

    Lycée Albatros de Paramé - gros proviseur con comme une planche à voile. Mes deux évaporées s'obstinent à franchir la porte de leur classe juste, pile poil, à la fin de la deuxième sonnerie, en même temps que leurs élèves... Sentéral, fille du Gérant des Pompes Funèbres ; ses parents m'avaient invité à table. Je ne sais plus où me mettre. Quelles gaffes commettre et ne pas commettre ? occasions manquées, où êtes-vous ? (...dans ton cul au fond à gauche). Polissé couchait avec deux amoureux à la fois, et me demandait si elle devait le dire ; je l'en ai dissuadée : “Tu perdrais les deux” - heureusement, heureusement ! je ne lui ai pas demandé si l'un des deux était moi.

    Mais d'extrême justesse. Son frère s'est fait longuement étriper dans un accident de moto (« Y en avait partout, sur 50 mètres... »).

     

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    Plus tard, très loin. Mme Huguet, avec son petit tailleur moule-cul bleu ciel, à qui personne n'osait chanter « L'autre jour la p'tite Huguette... ». Elle aurait bien voulu. On peut toujours dire ça. A St-Léard, la directrice me jette oh, celui-là ! même avant que j'ouvre la bouche. Une haine de lesbienne. Je me vire tout seul de la cantine après une vanne very fine sur la soupe aux

    menstrues (je déteste la tomate brûlante). Beulac : Une collègue vient m'avertir que dans sa classe à elle, à côté, on aimerait travailler. « La salope » commente Merlaud. Je dis à la même, en sortie scolaire : “Je vais te montrer un buisson qui n'est pas sur la carte ». Cancer du sein. Six mois. Merlaud, barbu, fielleux, à moi : "Faudrait tout de même pas te figurer que la vie de l'établissement tourne autour de ta personne » - si, justement  : à chaque fois qu'on parle de mon établissement, gueule Climens, Principal, on me demande de vos nouvelles ; il n'y a tout de même pas que vous ici ! " Merlaud, barbu, aigri : «Tous les élèves me prennent pour un vieillard ! à 35 ans ! » Chialant de rire à mon sublime jeu de mots c'est guerre épais (Tolstoï tâtant son steak).

    Merlaud fâché tout rouge qu'on n'ait pas mentionné la méthode latine à Son Papa complétée par Son Fifils : « Il y a une façon très simple de démolir un livre : c'est de ne pas en parler «   - tu découvres l'Amérique, Merlaud ? Comnène (autre barbu, ) de Quévilly, descendant du train ET d'un larbin de Byzance - Andronic ? Jean II ? - Rennes-Rouen, Rouen-Rennes. Je me souviens Du grand Jouy, crâne d'œuf : "Nous irons jusqu'à la grève", crayonné près d'un voilier, sur le préavis syndical. Jouy joue à Valence un « Ravel, ô Drôme ! » - nous arrivons pour la fermeture des portes – aucun auditeur ne sera admis. De Loyson de Moisselles : « Comment nos descendants nous percevront-il d'ici 200 ans ? - ...des hérétiques ! » - n'habite plus chez papa. Gourou aux Indes – belle voisine à Caen, très catholique.

    La grande pulpeuse Necma qui me dévore des yeux, sur la table face à moi, affalée, affamée, effrayante ; amoureuse aussi, follement (deux fers au feu, le feu au cul) du petit caniche Frank Pédol, qui en avait tout l'air. Souviens-toi, Mortecouille, remember, de toutes les chaudasses que tu n'as pas vues – Marie Ming-Nang qui aurait bien voulu mais qui n'a pas osé, à 3cm ½ de tes lèvres. Vespé la détraquée qui s'indigne de mes « tripotages  - outré, je me claque la porte sur le talon. Radino la frisée qui s'efface dans ma tête, Evény qui se presse amoureusement contre Merlaud pour bien me montrer de qui elle est femelle – pas de son mari en tout cas. Lauche qui déclare tout de go à un déconneur : « Vous êtes comme un diplodocus, une petite tête et une grosse queue" : on ne l'a plus entendu, le déconneur.

    Anavour, le petit brun, qui me vante les tartouillades de Motherwell. Je lui réponds : « Dans 500 ans, vous ferez rigoler tout le monde ». Et Raimbaldy

     

    de pouffer dans 500 ans on sera mort, plus rien à foutre – arriviste à deux balles, dont la préoccupation essentielle fut de savoir comment j'avais bien pu me faufiler jusqu'à son atelier d'Hârts Plâstiques mais par où t'es passé mais par où t'as bien pu passer à la cinquième fois je me suis tiré : on recevait du beau linge… C'est pourquoi je suis fier d'annoncer ici que le Grand, l'Immense Raimbaldy se trouve à présent réduit à sa plus stricte condition privée, sans que nul bruit de lui se soit répandu au dehors - pour la mesquinerie, je ne crains personne. Je me souviens aussi d'Ano le Bellâtre, qui me trouvait gâché par mes fréquentations de "goche" : « Mais tu ne vois donc pas qu'ils se foutent de ta gueule ? »( non) « ...et que tu fais partie des nôtres ? » Non plus, Sêu Ano.

    Je te trouve d'ailleurs parfaitement ignoble de dénigrer devant tous et bien blasé ton voyage aux Seychelles (trop chaud, et du poisson à chaque repas) alors que je n'ai pas pu dépasser, moi, Beauvais (30m. sous la voûte, quand même) ; dans le couloir la grande Korner me maintient par la taille pour m'empêcher de revenir lui casser la gueule – elle m'a reçu jadis chez elle pour écouter du Brückner - pour apprendre plus tard et dans un haut-le-corps que oui, j'étais bel et bien monté chez elle dans l'intention de tirer un coup. Les Occupant l'appelaient Kornfeld, « champ de blé ». Je revois Lizarot, alourdie de ses gros nichons, qui se proposait pour m'apprendre l'hébreu ; prédisant le pire avenir de voyou à quiconque ne dépassait pas 5 sur 20 en physique.

    Deballe, matheuse moche prête à me dénoncer au rectorat (elle se proposait pour compléter les dossiers électroniques des collègues ; je m'étais exclamé, pour meubler : « Bravo la discrétion » ; je la revois en sanglots prête à m'arracher les yeux, le principal tentant de l'apaiser. Lamontre, qui m'attendait à la sortie des chiottes, tout congestionné de rire pour m'avoir entendu piauler à travers la porte  voulez-vous lâcher ça ou j'appelle la police. Zinnia le prof d'histoire qui pensait vraiment que je parcourais la cité en faisant ra-ta-ta-ta-ta par la portière : « C'est une blague ! » Le voilà rassuré. La Maquignon, qui n'aime pas "les lèche-cul" – pas du tout : j'étais simplement très aimable avec l'épouse de l'instite de ma fille.

    Je me souviens de la Ducollier, qui s'est bien changée à part en plein air, pour se mettre en maillot de bain ; mais un coup de vent malencontreux m'a tout révélé, à bonne distance - elle rabat précipitamment sa robe - personne n'a rien vu... La Saint-Benoît, laide comme un pou, pitoyable devant sa table de pot d'adieu, et que tout le monde contourne, évite, ignore, sauf moi (quelques phrases par charité...) « Mais enfin, je m'en vais, j'offre un pot ! » - tout le monde s'en fout, ma pauvre.. Plus tard à mon tour j'organise un gigantesque raout pour l'accouchement de ma

    fille, 16 ans 9 mois. Je me souviens de Simonette, qui m'a si souvent reçu chez elle – ô patience ! - à qui je ne savais parler que de moi, et me plaindre, et qui refuse de coucher ; cinq ans après elle change d'avis, d'un ton rêveur, je réplique alors sur le thème des plats réchauffés. Mais je l'ai tant déçue, lors du décès accidentel de son amant : je ne sais rien de plus que les autres, moi, sur la mort... Simonette, ma meilleure amie pendant des années ; est-il possible mon Dieu que je ne trouve rien de plus à dire à son sujet. Je suis sincèrement désolé de déverser mon venin sur les autres, et de ne rien dire de ceux et celles qui m'ont accueilli, soutenu, tel que j'étais, prétentieux, victime supérieure, intolérable peste.

     

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    Desaudeaux pue de la gueule et répète à ses élèves "Faites des maths et foutez-vous du reste" ; il faut vraiment lui parler de biais pour ne pas tomber raide. Un jour je le salue : « Bonjour monsieur Désodorant » - deux ans de gueule, toujours ça de pris. La Moulin épouse d'Arc, raide comme un passe-lacets. Ne prépare ses cours qu'après avoir consulté, sur internet, tout ce que les Aûûûûtres ont pu déjà trouver sur des sujets semblables. J'ai appris, des années plus tard, qu'elle portait deux prothèses mammaires. Est-ce que j'en porte, moi, des prothèses mammaires ? Ali Dubruy affirme sans sourciller que n'importe quel excellent cordonnier peut s'estimer du niveau de Mozart. L'enseignement regorge de ces démaogues, et manque bien sûr de génies tels que le mien. Le même Dubruy engueula somptueusement, au conseil de classe, l'excellent élève Bernardo, coupable de mépriser ses petits camarades ; jamais je n'avais assisté à pareille explosion de haine démocratique, pas même contre le grand Suédents qui avait jadis foutu le feu à l'armoire du fond ; celui-là, n'est-ce pas, c'était un Rebelle, un Insoumis. On lui avait parlé doucement, avec tout le respect qui lui était dû. On est des révolutionnaires, à l'Éducation Nationale. J'épingle aussi Toutdret, syndicaliste bretonnant. Refuse de recevoir sur son courriel mes communications néofascistes. Je réponds : « T'as raison. Fais l'autruche ». Mme Peugot, qui m'a (peut-être, avec les femmes on ne sait jamais) dragué, comme elles disent, mais que j'ai la flemme de suivre sur ce terrain ; elle m'offre une boîte entière de chocolats de luxe, pour avoir accepté de me lever toute une année une heure plus tôt, afin qu'elle puisse mener ses propres enfants à l'école.

    La Bougala s'imagine belle et intelligente, alors que je suis seul, au masculin, à pouvoir y prétendre – cet insupportable jazz en sourdine dans la voiture où elle m'emmène. S'est trouvé un poste, tout près de chez elle, à 40mn d'embouteillage, pas une seconde gagnée, mais « c'est plus près ». Saluons, célébrons cette divine faculté de bien baver sur les travers d'autrui, sans jamais voir les siens. Glorifions ce double jeu, qui permet de brouter aux deux râteliers. Rappelle-toi aussi le petit Lamesse, qui me draguait outrageusement – entre hommes on s'en aperçois toujours mais je ne suis pas pédé faut pas croire  tu pourrais me lâcher la bite quand je te cause ? et se posait toujours, Lamesse, en fin redresseur de torts.

    La fille Duszak, latiniste, compose seule. Mon petit Lamesse, co-surveillant (il ne faut pas être seul ! risque de triche, de baise furtive ?) m'entretient à voix basse et précipitée de ses petits copains roumains, jadis, qui se branlaient mutuellement pour se faire du bien. Deux heures pleines. Notre candidate se surveilla très bien toute seule. Je me souviens de T. femme J., prof de russe au cul rouge vif lorsqu'elle s'est vautrée de tout son long sur la table pour atteindre son casier. Je me souviens de Nina Vangoesten qui me draguait avec enthousiasme, de ses branles flamands à tibias poilus ; de la Boulanger, prof de bulgare, insupportable de bonnes manières, ne parvenant jamais qu'à l'incarnation d'une « évanescence vulgaire », adepte des adieux à répétitions.

    Strelitza, prof de japonais, qui n'avait pas sa langue dans sa poche ; milite toujours pour Amnesty International. M'écrit qu'elle aimerait « faire l'amour avec moi » - se rétracte : «Je n'ai pas voulu dire coucher avec toi ». Des subtilités nippones ont dû m'échapper. Je l'abandonne à sa courte connerie. La môme Furet, sensuelle en diable, rêve d'un trou de gloire avec juste la bite qui dépasse ; sa meilleure amie Minimet, que j'aurais pu m'envoyer - trop garçonnière. La Zitrone, morte d'un cancer. Tout me dérangeait chez « les femmes » : froides, évasives et inconsistante, ou trop explicites, évasées, ridicules. Je suis infiniment con. L'hypothèse, du moins, mérite d'être posée. Je ne saurais manquer, dans mon exceptionnel discernement, le conlègue Duton, prof de maths très beau mais plein de vide – ça se voyait à dix mètres – avec sa tête de veau en gelée.

    Maurias me succède et n'aime pas le latin (« Tu as vu le fossé entre ce qu'ils savent et ce qu'on leur demande ? ») - excellente raison pour ne plus en faire du tout. Tarty, époux d'une Québécoise, interrupteur flamboyant d'une représentation chorégraphique de fin d'année (Les uatre tantes House) au nom de la vertu montréalaise – rien qu'au titre, il aurait pu se demander s'il était bien judicieux d'y amener sa nièce en robe de première communiante. Je lui ai demandé, toujours expert, ce qu'était un nain homosexuel. Un naing culé. Il en rit encore. Martha Depaule née Da Silva, m'ayant dragué (encore !) puis fourré son mari dans les pattes. Juste pour le plaisir de nier. Yaucu, hideuse secrétaire, vieillarde à 40 ans, à qui l'on eût appliqué bien à propos ce mot de Balzac : « Son visage n'eût pas été déplacé sur le corps d'un grenadier de la Garde » ; Munoz, non moins horrible, affligée de surcroît d'un hideux « nam'donc » tout droit sorti des Trois-Maisons de Nancy.

    Munoz me fit horreur dès le premier regard. Qui suis-je. Le pote Camion, sur qui l'on découvrit une tumeur commack au foie, très langoureux, très visqueux de langage ; mort dernièrement ; j'envoie mes condoléances par courriel et ne reçois pas de réponse. Ayez pitié de nous. Manzanilla, babouilleux rondouillard, qui sait ce que sont les écureuils volants et grenouilles palmipèdes. Catalogue, monument aux morts.

     

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    Adieu bourg de Beauvois, de nuit sous les murailles, plus belle cité où j'aie traîné mes guêtres, suivi partout du chat Fritjof Nansen que j'appelais sans cesse à voix basse, en frictionnant bien les consonnes : « Fritjof Nansen, Fritjof Nansen » . Le chien martyr confiné sous son perron creux, saluant l'aube de ses jappements à travers les fentes de sa porte. Plus tard la récolte des noix. Le paysan qui nous renseigne si cordialement sur le peintre hollandais, se renfrognant d'un coup sitôt qu'il s'aperçoit que nous ne le connaissons pas. L'établissement scolaire si pittoresque dédié à Brazza (Savorgnan de), premier Européen au Congo. Sous-directeur : Laforêt. Directeur qui veut me faire avouer que je prends « plus » que des médicaments, parlant de drogues, et à qui je révèle mes balbutiements homosexuels - je ne vous parlais pas de cela - gêné, mais gêné !...

    Adieu, Varignac, pique-nique solitaires vite faits sur les moindres carrés d'herbe à la ronde. Des cadres de vie exigus comme des cerveaux de moines : thurne, bistrot, rings professionnels à six rangées de chaises. Mais j'étais bien vivant. Mes soucis-souçaillons passaient bien avant l'Œuvre – quelle vocation ? Madame Salaise, principale : "Rhâ çui-là alors !" en plein repas ; ses réflexions hargneuses parce que je faisais taire mes élèves au concert, alors que j'en aurais pris bien plus si je les avais laissé faire. Sa surgée s'appelait Salochet. Toutes deux aussi moches, aussi graisseuses, aussi hommasses. Voisines de lit par ordre alphabétique depuis les dortoirs. Et frotti. Et frotta. Cuisse droite, cuisse gauche - « Attends, attends, j'ai pas fini... hmmmpfff... - va-y. Ha ! rrrhhâââ ! - Rhâââ !... - C'était bon... - Ce pied... » Elles ont bien de la veine, les femmes, de pouvoir se gouiner sans remords. On les avait coincées sortant de l'hôtel Diderot bras-dessus bras-dessous rue Jean François. Toutes les deux lorgnant venimeusement sur ma petite mèche : « Si je vous revois comme ça je vous renvoie chez vous » - c'était comme ça, du temps des Élucubrations d'Antoine.

    Mon premier boulot de tous fut de tracer des traits à la règle entre des rubriques manuscrites d'archives. Puis je patrouillais dans les couloirs vides, avec mon petit pupitre portatif. Je cueillais les exclus au vol pour les emmener se faire coller au bureau de la surgée. Je m'emmerdais, avec mon pupitre et mon Gaffiot. D'où ce fameux pas de l'oie « pour se dégourdir ». Le matin je traversais la salle des profs au pas - de charge - et je gagnais le fond de la cour, près des terrains de basket, prenant bien garde de ne pas me faire voir depuis la direction, à cause de la mèche ; ensuite, progressivement, l'air de rien, je surveillais la cour en revenant du fond, de groupe en groupe ; on envoyait après moi : « Si si, je l'ai vu, il est bien là ».

    Lisardot me suivait sur les trottoirs . Il ne faisait pas le même métier que moi, ouvrier je crois, une horreur de ce genre. Il me disait : « Tu ne sens pas qu'il se passe quelque chose, qu'il va se passer quelque chose ? - Et quoi donc ? - Je ne sais pas, « quelque chose ! » - il va toujours se produire quelque chose... Nous ignorions alors que Berkeley commençait à s'agiter. Nous n'aurions pas voulu le savoir. Mais Lisardot, lui, « sentait » quelque chose. Et l'année 67, juste après le mariage, fut une apogée. Mon premier vrai poste fut St-Blase, en banlieue rennaise, où notre ménage s'était piteusement replié, espérant migrer plus tard vers la capitale - mais on n'échappe pas à Rennes : un jour dans la bouse, toujours dans la bouse.

    Dès la rentrée douche froide : les difficultés, c'est ma faute, uniquement ma faute, et l'administration n'est là que pour vous enfoncer, vous d'abord. Et l'année d'après, Soixante-Huit sur la gueule ! – je vous parle d'un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître - ça, ce fut du baptême, ça, c'était du dépucelage. Nous n'avons plus jamais revécu depuis. Plus rien de comparable, jusqu'à la Chute du Mur, pour les Allemands. Mais pour ce qui est de se prendre en pleine chetron ce que c'est que le métier de prof, on n'a jamais rien trouvé de mieux. Enfin j'ai pu « déconner avec les élèves », comme j'en avais exprimé la crainte auprès du Dr Gainsal, psy de mes couilles à Nantes. Je fus le prof dans le vent, démolisseur des rapports profs/élèves, semant sa zone de cul, clitorisant les cours au point que les gonzesses n'avaient plus qu'une envie : vite s'enfermer dans les chiottes à la récré pour se branler à 7 filles par cabines.

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    La principale Bonnegerse prise pour une gouine par mes collègues femelles ; sur quels critères ? à quoi une femme reconnaît-elle une gouine ? ...est-ce que ça se flaire ? La Bonnegerse avait une fille nommée Raymonde. Elle l'a retirée vite fait d'un collège public où les garçons lui présentaient leur zob : « Regarde ça, t'en as pas - tu fermes ta gueule ».

     

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    Je me souviens de l'assistante anglaise, laiteuse, adorable, qui me suivait partout. Je lui dis tu ne dois pas beaucoup me blairer « Pourquoi me dis-tu ça ? » Elle s'est barrée. J'ai toujours su y faire. S'est collée avec un Colombien de Cali – ville qu'il a révélée juste avant moi, juste avant que j'exhibasse mes connaissances géographiques. Je me souviens de Berray, wagnérien convaincu, modèle de l'Usurpateur dans Les enfants de Montserrat en vente nulle part. Il nous propose deux pics-verts en bois, descendant par saccades une tige de métal : l'un très régulier, tac ! tac ! tac ! L'autre, plus mou. Nous avons choisi le mou, tant les yeux de l'homme étincelaient en évoquant le bec brutal de son préféré.

    Ne pas oublier ce détraqué qui m'a gueulé dessus de loin depuis sa cabane dans les joncs en me traitant de PDG ; je portais les cheveux longs. Voir aussi les deux profs de piano, jumelles « mal voyantes », qui auraient bien voulu que je leur rendisse « un petit service », disait D. - j'ai compris, mais quinze ans après. Je n'imaginais pas que des femmes, des aveugles de surcroît, pussent avoir besoin de ça. Ce que voyant - c'est le cas de le dire - la plus moche m'a viré, car de plus, il me répugnait d'être effleuré par une aveugle qui contrôlait mes mains : mais pourquoi donc, vous autres voyants , n'arrivez-vous jamais à faire totalement coïncider votre main gauche et votre main droite ? Elle ne disait pas « je suis aveugle », mais « je n'y vois pas » (pour l'instant, n'est-ce pas, à cet endroit précis.) Elle refusa hautainement tout dédommagement financier : « C'est parce que je n'ai pas le temps ». Ce n'était pas d'argent qu'elles avaient besoin. Jamais je n'aurais pu m'imaginer ça. Je suis un con. Mais sur le piano du lycée, j'improvisais vachement bien ; des filles, assises sous la fenêtre, m'ont applaudi sans me voir. Tous les élèves redoutaient cette prof, qui leur demandait pendant un trimestre de ne pas changer de place ; ensuite, elle repérait pile poil tous les bavards par leurs noms. Le jour où j'ai laissé la porte entrouverte, je l'ai vue se retirer d'un coup en arrière, un millimètre avant le coup. Elle se fût assommée. Quant à moi, encore moi, je suis resté très, très longtemps dans la chambre de pionne de Nicole (par exemple) sans qu'elle m'accorde le moindre signe d'encouragement physique. Elles sont comme ça. Elles ne veulent pas nous forcer. Elles font comme elles voudraient qu'on leur fasse ; il n'y a peut-être pas que moi de con, en définitive. J'aurais peut-être dû lui demander : « Est-ce que je peux te prendre dans mes bras » ?

    J'y ai bien repensé. Je la tenais enfin, la bonne phrase. Trente-sept ans plus tard. Le trois janvier de cette année-là, ma femme Arielle m'a rejoint à mon poste : au pied de la rue Fondaudège, une Maserati Mistral avait défoncé comme un trou d'obus le visage d'une femme un trou rouge me dit-elle je ne voyais plus qu'un trou rouge Ne regardez pas ! criaient les gens Ne regardez pas ! j'ai vu voler une jambe au-dessus de ma tête à quoi bon nous disputer à quoi bon - c'était au retour de Paris quand elle avait rejoint Olive, qui se branlait à grands coups d'ongles Tu as joui toi ? disait Olive Tu te fous de ma gueule ? » C'était « la Chabanou » qui les avait unies, qui devait mourir trois mois plus tard de la douve du foie – un cancer, on n'avait pas voulu lui dire - personne ne se souvient donc plus de nous là-bas, ni à Paris ni à Tintélian ? ...ses bracelets de laine, mes cours époustouflants sur les sangliers, d'après Bosco ? (Le mas Théotime) - ou sur les causes de la guerre

    de 70, restituées par moi avec un tel brio que tout le monde m'a applaudi debout ? La dépêche d'Ems, as-tu vu Bismarc-ke, à qut'patt's sur son cochon, et Napoléon III... Mes enthousiasmes de fou, mes gesticulations, mon incessant seul-en-scène – plus rien ?

     

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    Mon premier poste fut Bronville, pays manceau. A Bronville, Mlle Damble, proviseur, s'est réjouie que mon premier réflexe, lorsqu'elle m'annonça qu'il vaudrait mieux que je me frottasse d'abord à quelques années de pionicat, eût été de m'inquiéter, spontanément. « Et mes élèves ? - Ne vous en faites pas, nous leur trouverons quelqu 'un. » Pour elle, mon exclamation portait à n'en pas douter le signe d'une véritable vocation. Il me fallait une bonne année de pionicat, pour me démontrer que j'étais désormais un adulte – un quoi ? mon Dieu... - qui ne flirtait pas avec ses élèves ; qui ne dessinait pas de croix gammées (« C'était une blague ! ») sur les feuilles d'absence en guise de parafe. (« Dans la région de Châteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particulièrement apprécié ») - mais je me suis fait reprendre à St-Léard juste après, défilant dans le couloir au pas de l'oie en faisant le salut hitlérien ; si on ne peut plus rigoler...

    Putain l'avoinée que je me suis prise devant des parents d'élèves... Qu'est-ce qu'ils aiment humilier, les chefs - je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : pour la joie d'humilier.

     

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    Pourquoi devient-on prof ? de toute évidence également, pour être admiré. Je fus applaudi pour La Mort du Dauphin d'Alphonse Daudet, ça ne vous dit rien non plus ? A 25 ans ! Devant des classes de 25 élèves, et non pas à la télévision ! Jamais célèbre alors ? jamais plus rien ? A tout jamais ? “Ô Ciel, dois-je le crère ? - Il arrive Madame, et tout couvert de glaire ! » A 25 ans vous m'entendez, j'étais génial, génial... Qu'est devenu ce jeune con de prof, si pétulant, si anticonformiste, qui avait renoncé au concours de bibliothécaire, pour cause de limite d'âge à l'inscription (26 ans, bande d'enculés ! 26 ans!) - d'autant plus qu'une dissertation portait obligatoirement sur l'avenir du rôle du livre, que j'estimais devoir s'amenuiser à l'infini ? C'est cela, une carrière de prof : un catalogue d'incidents savoureux ou douloureux, sans aucune vraie rencontre (deux ou trois ?), sans rien de constructif, sans qu'il y ait jamais « progrès » d'une année sur l'autre.

    Du moins ma carrière. Pas une personne célèbre pour tirer de là, pour faire accéder à la notoriété ce dilettante - « Remballez-moi ça », comme dit la Pianiste Isabelle Huppert. Pourquoi donc cette illusion de bel itinéraire en ligne droite, chez tous ces « autres » qui se gobergent de leur réussite ? Moi aussi j'ai roulé en ligne droite : prof-prof-prof. Comme sur des rails - ils le savaient donc vraiment d'avance, les petits génies, à quoi ils consacreraient leur vie, quels chemins, quelle autoroute ils ont suivie, d'étape en étape, sans blague ! sur la voie royale de la réussite ? Et que je suis intransigeant par-ci, et que je ne te fais aucune concession par-là ? disent-ils, Monsieur le Commissaire...

    Et que je te fais la connaisssance d'Untel (Aragon-Breton-Cocteau, au choix), et que je couche avec Unetelle, et que je te monte à Paris avec mes dents à rayer l'asphalte ? C'est donc ça, une destinée ? Et la mienne, alors, c'était de la merde ? Je revois Caqui, le principal farfelu. A notre première entrevue, Monsieur le Principal redescendait de son toit en short, les mains couvertes de plâtre : « Ah, Monsieur C . vous aussi vous avez des emmerdements » - que voulait-il dire ? mon agence immobilière exigeait une indemnité après désistement, et je prétendais au téléphone qu'on m'avait volé mes papiers d'identité ; ils veulent me voir en personne, je réponds que je pars au Nicaragua) (incohérent d'ailleurs : comment aurais-je pu, sans papiers ?) ; puis c'était mon propriétaire à Rostren, ce gros patriarche plein de barbe, qui entendait se faire payer pour un mois de plus (j'étais parti sans préavis), demandant à mon principal de me retenir mon loyer sur mon

    salaire ! D'aucuns l'auraient surpris, le brave monsieur Caqui, à quatre pattes sur la moquette de son bureau, en train de se faire les marionnettes... Suffisamment pernicieux tout de même ce salaud (fonction oblige) pour évoquer en plein conseil d'administration les “cours à la Colombin”, franc bordel organisé. Je me souviens de ce con de Bernais, autre spécimen provisorial, avec sa tronche de traître de mélodrame, dont je redis partout qu'il va m'emmerder afin qu'il ne m'emmerde pas. Il répétait sans cesse : « Mais enfin, c'est moi le chef, ici ! » Au prof de musique, en se rengorgeant : « Et puis vous savez, j'ai une culture musicale, moi ! » Ce fut le même qui s'absenta TRES précisément le jour où je reçus ce couple écossais qui avait adopté une vingtaine d'enfants, avec projection de film et conférence.

    Il n'allait tout de même pas m'accorder le moindre satisfecit... Enfin Climens, qui me supporte tant bien que mal. Vous savez, celui qui avait conservé les restes de mon dossier dans son tiroir... : "A chaque fois que je dis de quel établissement je suis le principal, on me demande de vos nouvelles ! vous n'êtes tout de même pas le seul enseignant du collège ! " - si, monsieur le Principal, si... j'étais fait pour le haut de l'affiche... Aujourd'hui encore, j'étudie soigneusement ma démarche et mon expression quand je déambule dans la moindre rue. J'essaye d'attirer l'attention, tout en le craignanr plus que tout, comme une femme bien tournée, qui ne voudrait pas qu'on la siffle.

    Je m'étonne toujours que personne ne me reconnaisse, ne m'arrête pour demander un autographe. Je ne le fais pas exprès. Mais il faut se surveiller, se regarder du coin de l'œil dans les vitrines, pour ne pas, non plus, en faire trop ; sinon, les moqueries, les sarcasmes, l'agression parfois - ce n'est pas votre expérience ? je m'en fous, c'est la mienne. J'assiste (sur ma demande) à un stage préparatoire aux fonctions de proviseur. Les collègues rigolent ouvertement : « Ce serait un beau bordel dans ton établissement !» Un proviseur se trouve toujours entre le marteau et l'enclume. Il est prié de tout laisser en l'état sans vouloir jouer le moins du monde le réformateur. Notre moniteur nous conseille de ne pas dire « J'ai assez servi de paillasson et maintenant j'aimerais bien m'essuyer

    les pieds ». Il nous conseille enfin, pour l'examen oral, d' « être nous-mêmes ». Je pousse alors un immense ricanement : « Ce coup-là, on me l'a déjà fait ». Notre formateur de rebondir : « Eh bien non, ne soyez pas vous-mêmes ; surveillez-vous, soyez tendus, voyez les pièges partout, soyez en pleine forme et prenez garde à tout. » Je me souviens du grand Tolédano, infiniment classieux. Ces dames l'adorent. Je ne l'aime pas : trop « classe », justement. Les personnalités supérieures ne m'ont pas admis dans leur sacro-saint cénacle ; j'ai toujours haï les personnalités supérieures. Elles me font trop sentir ma médiocrité ; vous savez, messieurs les experts, on ne guérit pas de sa médiocrité. « Connais-toi toi-même » disait l'autre.

    Je me souviens de Madame le Proviseur, Sastrier, adorable coiffure à la « Petite Annie », Journal de Mickey. Je me fais son chevalier servant, mais elle couche avec l'infect Olivier, le gluant laborantin, tout pétri de lacanisme mal digéré... Lui succéda M. Gornet, infect rat de paperasse qui ne connaît qu'une phrase : "Moi, je ne suis pas responsable" – et bien sûr, j'oubliais : « Vous me ferez un petit papier... » Je n'ai jamais su pourquoi, dès le premier regard,  nous nous sommes détestés. C'est lui qui m'a fait venir pour ma dernière rentrée, sans m'avertir que cette fois, je n'aurais pas d'emploi du temps, pour les six semaines qui me restaient. Ce qui importait, c'était que je me dérangeasse depuis chez moi, pour bien écouter le dernier baratin de rentrée, travaux sur le toit, présentations de petits nouveaux tout pleins de bonne volonté. Bonne chance les gars.

    Deux heures de merdouilles. « Je cherche mon enploi du temps. - Ah mais nous n'avons rien prévu pour vous. - Ça ne vous aurait rien fait de me prévenir avant ?

    TEXTES ETUDIES

    Textes et auteurs. Fragments, et œuvres complètes. Sujets saugrenus, sujets faciles, corrigés impossibles à rédiger moi-même (je souffle aujourd'hui sur de lourdes couches de poussière). Je ne laisse pas les élèves découvrir les textes. Ils ne voient rien, les élèves, ou si peu de choses, c'est justement pour cela que ce sont des élèves. Pour eux, tout est chiant, point barre, parce que c'est le prof qui l'a choisi. La seule fois où je leur ai fait choisir un texte, ce fut du Konsalik, le Guy Des Cars germanique . Le roman-feuilleton à la teutonne. Pour finir j'étais seul à me faire l'explication de texte à moi-même, devant toute une classe de bavards. Or il semble à présent, selon les crétins qui nous gouvernent, selon les assassins qui décervellent nos enfants, qu'il ne faille plus jamais rien dire de plus que les élèves. Criminelle conception. Juste le cours, juste les élèves apprenant par eux-mêmes. « Nous ne voulons pas que nos enfants deviennent des singes savants ». Rabelais, Condorcet, Lamennais, étaient des singes savants. Retenez bien ça : Molière, Voltaire, Hugo, des singes savants, des singes savants, vous dis-je !

    J'ai vu accueillir sans murmurer les conneries les plus plates, parce qu'il ne fallait pas cultiver les élèves plus qu'ils ne le sont. Le jour où la guerre éclatera, cachez-vous dans vos bras, rougissez à vous en faire éclater la gueule, inspecteurs généraux, ministricules et vice-sous secrétaires d'Etat : ce sera votre faute, et celle de nul autre. Seul le fils de riche, le saviez-vous ? peut prétendre au niveau de connaissance maximum susceptible d'exister parmi les élèves. Je revois ce ponte pontifiant décrétant à la télévision que l'on « ne pouvait plus enseigner l'histoire au lycée comme on l'avait fait au collège, et qu'il était temps, à partir d'un certain âge, de s'interroger sur le sens de l'HHHistoire ! » - se rengorgeant derrière sa cravate.

    Au nom de ta connerie, de ton incompétence, les élèves de 17 ans, désormais, répondent au journaliste dans la rue : « Napoléon ? Je ne sais pas... Un ancien roi, peut-être ? » Merci, trou du cul cravaté. Enseigner ce qu'on sait aux élèves, ce serait du dirigisme, du fascisme. Pour moi, plus habile, ou plus pernicieux, je précisais dès le début que chaque texte était valable, pourvu qu'il s'apparentât à la littérature, encore qu'il soit difficile de dire ce qui en est, ce qui n'en est pas. Et l'art, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent à eux tous, et chacun d'eux, avoir tout découvert tout seuls. D'ailleurs la simple observation (je vois tant d'excellents textes obstinément refusés par les marchands de livres - ils ont bien raison) n'avait pas tardé à me mettre la puce à l'oreille : passé un certain stade (la correction grammaticale), toute production de texte peut se revendiquer, plus ou moins, de la

    littérature. Toute production écrite pouvait donc faire l'objet d'une approche pédagogique ; ne révérons-nous pas les moindres relevés de comptes, pourvu qu'ils datent de l'époque sumérienne... Cependant mon fascisme veillait : il me semblait tout de même que Balzac, Chateaubriand, Huysmans, méritaient un tout autre sort que les mémoires d'Anicet Traverson ou Robert Machinaud. Il me fallait bien admettre que certains, visiblement, étaient mystérieusement supérieurs, et d'autres, non : neurones mieux affûtés, puissance de travail accordée de naissance, etc. Ainsi je découvrais, comme Pascal, que seuls en petit nombre les élus seraient sauvés, et je hurlais de peur de ne pas l'être.

    Horreur concrétisée par un petit volume un jour ouvert chez un bouquiniste Choix des meilleurs textes d'auteurs du second ordre. Titre cruel, qui disait tout... Le texte une fois bien choisi (pas Konsalik ! pas Konsalik !), je fais donc étudier systématiquement l'incipit et l'explicit (et non pas l'excipit, collègues ignares, qui imposez ce grossier faux-sens jusque dans vos ouvrages scolaires). Puis nous analysons au quart, à la moitié, aux trois quarts du texte. A la page près, à la scène près - tout se vaut, du moins chez lez génies. J'ai balancé tous mes bouquins de textes choisis. Il y a même des profs qui font composer du rap. Pourquoi pas. Mais n'éliminez pas Corneille je vous en supplie.

    Ni La Fontaine. La classe ne suit pas ? c'est à vous de la faire suivre, héroïquement, comme un capitaine qui saute de sa tranchée sous la mitraille. Tenez : voici une expérience ; j'ai commencé Horace par le vers 1, consciencieusement ânonné par une élève. «Vous y comprenez quelque chose ? » La classe : « Que dalle, m'sieur ! » Je comprends qu'ils ne comprennent pas. Ça les rassure. Alors je reprends le vers, mot à mot, j'explique, je décortique bien tout, puis le vers deux, puis le trois, puis je m'arrête. Là, ils ont compris qu'il s'agissait d'une autre langue. Et pour faire diversion, vite, l'histoire elle-même, les liens de famille. Ça les fait marrer, cette histoire de triplés qui s'entrégorgent, les fameux petits croquis de combat, trois contre trois, puis le petit blessé, le moyen blessé et le grand blessé, 3/4, 1/2, ¼ - Papa Ours, Maman Ours, Bébé Ourson. Horace distance les Curiaces à la course, et se chope le moins blessé, puis le moyen blessé, puis le débris qui se traîne à genoux : mimiques, humour noir à la con, gestes et tout. La classe rit. Sur « Horace » - vite vite, diversion numéro 2, discussion sur la psychologie, sur le « cas limite » : « Mon frère bute mon mec, qu'est-ce que je fais ? », « Qu'est-ce que vous auriez fait à la place - d'Horace, de Camille, du Vieux Père », on discute, on vote... sur la guerre, le fascisme, parfaitement (« L'Etat, la Famille, l'Individu, dans l'ordre) – et c'est lancé ! Débat, 5-6 vers par-ci par-là bien expliqués (vocabulaire d'époque, métaphores d'époque, problématique itou) – et ça marche ! Monsieur, vous avez intéressé mon fils à Horace, c'est un exploit ! Dont acte mon brave, dont acte. Et Marèk – mon mort - dit à mon propre père Monsieur on a le meilleur prof du collège ! Il buvait du petit-lait mon père... mon autre mort... Les premiers vers d'Horace ou du Cid sont d'une fadasserie totale. Corneille encore : un échec éclatants pour Rodogune, acheté en vrac, très difficile ensuite à se faire rembourser par les élèves, et rigoureusement incompréhensible en quatrième, y compris par moi-même. Je confondais les inévitables jumeaux de mélodrame, e tutti quanti. Deux incursions dans le bizarre : La Mort de Pompée, pas si mal accueillie, mais souvent dans l'inattention, et la non-motivation du prof à deux doigts de la retraite ; et Polyeucte, deux fois, que seul ce bigot de Péguy a cru devoir placer au-dessus de tout ; ce Polyeucte et ce Néarque n'étaient que de fanatiques vandaleux, cons comme des talibans pulvérisateurs de bouddhas... MOLIERE : autre gros morceau. Ce n'était que Molière,comme dit l'autre. Il faut tout de même avouer que Fourberies de Scapin mises à part, abordables aux cinquièmes disciplinées (on les fait jouer... et le tour est joué), Le Bourgeois gentilhomme aussi, les autres pièces, L'Avare, Le Malade Imaginaire, ne suscitent qu'un intérêt poli. Le Misanthrope et Tartuffe tirent à peu près leur épingle du jeu, quoiqu'on eût bien intérêt, fatwa ou pas, à remplacer le protagoniste par un imam ! aucun souvenir cependant de réussites particulières. Et qui voudra jouer Alceste en ridicule, à présent que pour l'éternité Rousseau l'a encensé ? J'ai une idée : ridiculiser les hippies... ou les pauvres – fasciiiiste ! fasciiiste !

     

    Quant aux Femmes savantes, le féminisme de Poquelin se résume à « laisser les femmes à leur place », en tant qu'ornements de salons, ou torcheuses de casseroles (même en chef...) Les Précieuses ridicules sont bien accueillies aussi ; mais quand verrons-nous enfin naître le Molière de notre temps, taillant en pièces sanglantes les connasses qui osent afficher à Berlin « Messieurs, pissez assis » (pour ne plus éclabousser les cuvettes), et qu'on ne voit surtout pas manifester devant l'ambassade d'Iran, après l'exécution d'une fille de 16 ans pour « inconduite » ? ...ces imbéciles qui considèrent le voile comme un « instrument de libération », au même titre que l'étoile jaune sans doute ? Quant à Dom Juan, il va trop loin pour les élèves.

    RACINE, Britannicus : élève Racine, assez bien. Phèdre : malgré de très beaux vers, l'héroïne a toujours des intonations de mémère, sans parler d'Andromaque dont les sanglots mamelus constituent à peu près l'unique langage : deux personnages féminins particulièrement repoussants. Esther, même chose, ça se lamente, ça se lamente... mais je n'ai jamais fait étudier cette pièce, non plus qu'Athalie. Iphigénie plaît bien aux jeunes filles, qui se voient volontiers indiquer au bourreau l'endroit où frapper, là, juste entre les jambes. PASCAL : à la trappe ; comment un esprit aussi brillant a-t-il pu sombrer dans la curaillerie la plus sotte ? Passée la première partie, éblouissante, ce ne sont plus que les adorations éplorées d'un certain Jésus-Christ, pur produit de fabrication ectoplasmique, n'ayant jamais existé ni chié ni surtout, beurk ! baisé...

    Sans compter les douteuses analyses du Sieur Blaise sur l'obstination dans l'erreur du peuple juif... LA BRUYERE : un texte par an. BOILEAU : à la trappe. Le Dix-Huitième me fait chier dans son ensemble, sauf Sade. Tous ces philosophes, Montesquieu, Rousseau, qui ont raison, Voltaire, Diderot, qui ont raison, qui ont toujours raison, que dis-je qui ont La Raison, en propriété privée, indéfectible, m'emmerdent. Trop facile de les encenser, à présent que tout le monde connaît la suite... Sauf Candide, qui est poilant. Et Micromégas. Mais Zadig reste un monument d'insipidité Et le XVIIIe siècle exclusivement présenté comme préfiguration de la Révolution française (tu la vois venir, toi, celle qui se profile ?) c'est trop facile, après coup : le Roi, la Religion, allez hop, mauvais ; Voltaire, Rousseau, hop, c'étaient les bons. À se demander pourquoi la Révolution n'a pas éclaté dès le premier janvier 1750. En prime, la vulgarité populacière de Diderot, fils de coutelier, l'Optimiste qui rote qui pète rien ne l'arrête, qui se fout les doigts dans les oreilles et qui, j'en jurerais, pue du cul... ROUSSEAU, les Confessions, presque unanimement condamnées pour la grandiloquence de l’avant-propos. Et ils ne vont pas plus loin, les élèves. « Il ne fait que se plaindre ! » - oui, petit con, c'est en effet la partie émergée de l'iceberg... Rousseau irrigue encore toute la politique de nos jours, mais cela, ils l'ignorent.

    Les profs aussi d'ailleurs. François Rabelais : personne ne partage mon enthousiasme pour Rabelais. J'en viens à lire en français renaissant, m'esbaudissant tout seul aux “débezillages de faucilles” d'un Frère Jean des Entommeures : et aux pillards qui montait à l'arbre, « icelui de son bâton empalait par le fondement » - M'sieu c'est pas drôle”. Je le croyais pourtant, moi, que c'était drôle. Je gloussais comme un malade, entre deux quintes de fou-rire. Ma lecture me semblait argument suffisant. «La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? » - avec l'exemple de Cléobis et Bitôn, fils de prêtresse, dont l'un s'endort et l'autre meurt.

    Nouvelles de Barbey d'Aurevilly (Le prêtre marié ). Grénolas : compliments du père d'élève pour Le Dernier des Justes. Je leur avais dit, à mes élèves : « Moi, je suis un goy pur porc. Donc, je dirai peut-être, sans aucun doute même, des approximations et des bêtises. Je vous prie de me les signaler, nous en discuterons. »

     

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    Je suis beau, intelligent et modeste. Cherchez l'erreur – Les trois, M 'sieur ! - Vous voulez dire que je suis moche, con et prétentieux ? - C'est c'là, M'sieur ! »

    Les Fleurs du mal, mon dernier livre : ce qui s'appelle terminer en beauté. Mais une de mes consœurs, à Beulac, avait fait étudier le grand Charles toute l'année - «Notre chère collègue se prend pour un professeur de fac ! » dit l'inspecteur – et pourquoi pas ? Elle en a cependant écœuré toute une classe. Les Nuits de Musset ; un garçon, à mi-voix : « Que c'est beau ! » - oui, un garçon. Le plus beau des supirs. Mme Bovary. Les Illusions perdues. Pierre et Jean de Maupassant : lourdingue. Un recueil de nouvelles (La petite Roques). Tristan et Yseut, trop modulé pour mes troisièmes : ils reprennent à mi-voix mon intonation, mi-gêne mi-dégoût.

    Moi je la trouvais très bien, mon intonation. Tout le monde peut se tromper. Les Éthiopiques de Senghor, découverte et répugnance – trop sensuel, mais la fille Démonacci adorait. La Chute de Camus. Les Châtiments de Hugo. Électre de Giraudoux. Oral du bac, l’inculture des collègues - « Clymnestre » , répétait la candidate, « Clymnestre » - Vous avez entendu cela toute l'année, n'est-ce pas ? » (et pour Agamemnon, « Agaga », je suppose ?)

     

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    Ce que j'ai voulu transmettre, c'est une élève qui me l'a dit : « Ne jamais obéir, sauf à certains principes qui sont au-dessus de l'obéissance. » ...Un prof qui donne un coup de pied à son cartable... A quatorze ans, on est peu sensible aux autres, mais là, j'ai compris quelque chose. Qu'est-ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? D'abord l'urgence, le danger : vite, au créneau, tirer, tirer sur tout ce qui bouge. Les cons, la classe, tout le monde. Une peur permanente. Le sentiment (bien à tort paraît-il) que le moindre silence va dégénérer en rejet. Ne pas laisser une seconde libre. Et, béquille indispensable, le Texte. Par peur du « métier », qui m'aurait coupé d'eux (« Monsieur ! revenez vite, le remplaçant est un con, il nous prend tous pour des nazes ! ») je me suis affronté au risque permanent de l'humiliation, du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ?

    - Non m'sieur : avec vous au moins c'est plus humain » (...main sur la gueule ?). J'aurai tiré sans cesse des feux d'artifices dans des caves. Ainsi parlait un journaliste des Nouvelles Littéraires, à propos... de Nietzsche. Je voulais que chacun vienne faire son numéro ? Non, chère ancienne élève grincheuse (il en faut) : j'avais ouï dire que chacun devait avoir l'occasion de se mettre en valeur... Qui se souvient de moi ? Faut-il que j'évoque tous ceux qui m'ont admiré ou subi ? ou qui se sont tout simplement emmerdés ? ... Qu'est-ce que j'ai pu leur apporter, à tous ? L'incertitude ? Le doute ?

    La dérision ? Pourquoi ai-je abandonné si facilement tout cela ? Ce n'était donc rien, que ma vie de prof ? En sera-t-il de même pour tous les êtres que j'aurai connus ? vie sociale, amoureuse, conjugale ? Toute vie est un champ de bataille. Impossible de rien transmettre. On croit qu' « ils » retiendront ceci, ils ont retenu cela. Transmettre la façon de se servir d'un engin, oui ; de goûter un texte ? rien de moins certain : aucun effet mesurable.

     

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    Les adolescents m'ont toujours attiré. Un jour, très tard, je n'ai plus ressenti que leur jeunesse, leur immaturité, leur côté prévisible, le mien ; de ce jour-là il m'a tardé de prendre ma retraite. Je me suis lassé de tout reprendre, sans cesse, à zéro. Il paraît que c'est pire à présent ; que le racisme, l'antisémitisme, l'intolérance religieuse, ont pris le pas sur toute autre considération : que les livres ne sont plus qu'une immense propagande en faveur de l'antiracisme et de l'accueil de toutes les populations hostiles - d'autres l'ont dit avant moi. Je ne veux plus de ce métier. Je ne veux plus avoir été prof. Voici un souvenir. Je jouais de l'accordéon dans une cave troglodyte, un tout petit accordéon faisait sur mon bidon une bosse de coléoptère ; les enfants dansaient autour de moi, j'étais leur clown bien-aimé - les dernières années, je n'y suis plus arrivé.

    Le fossé s’est creusé d'un coup. Un sol qui se dérobe. Tel ancien instructeur militaire vieux beau, monsieur Dufil, plus âgé que moi, raconta que les filles avaient cessé de l’apercevoir : il avait été avantageux, portant beau ; malgré la différence d'âge, elles pensaient : « Il devait être bel homme  en son temps ». Soudain, d'une rentrée à l'autre, elles n'ont plus levé le nez de leurs classeurs. Il ne vit plus que des têtes baissées prenant notes sur notes - «de ce jour-là », confiait-il, « j'ai compris que j'étais passé de l'autre côté» . Chez les vieux. Pour ma part, ce fut très exactement l'inverse : c'était moi jusqu'ici qui voyais les filles avec intérêt, voire convoitise ; du jour même où je m'aperçus à quel point mes petites, même de 18 ans, n'étaient plus à tout prendre que des gamines, - elles cessèrent sur-le-champ de m'émoustiller : des petites gonzesses, trop vite poussées, qui se grattaient frénétiquement l'air hagard, en se demandant ce qui leur arrivait - j'ai pris ma retraite.

    Reflux du charnel, reflux de vocation. Moi aussi j'étais vieux (jamais elles ne m'avaient trouvé beau  - sauf Dijeau peut-être, qui m'aurait bien sauté - « ça va pas non ? » disait sa voisine – à celle-là, Peinton, j’ai donné trois cours d'allemand ; quand j'eus posé ma main sur la sienne, elle n’est plus revenue ; elle me dit ensuite, devenue fort laide : « Avec les garçons, ça ne marche jamais », d'un air de profonde lassitude alcoolo-lesbiaque. Cet amour des ados tournait parfois au manque de respect mutuel. Je me souviens bien du jeu des soldats dans la cale ouverte du bateau qui nous ramenait du Maroc : un homme de troupe se tenait au centre, où il se faisait subrepticement toucher, puis devait deviner celui qui l'avait ainsi atteint.

    L'autre bien entendu se retirait vivement, dans une feinte bousculade. Si le touché décelait le toucheur, ce dernier prenait sa place. Mais le sergent n’a pas voulu se joindre au jeu : «Pour ne pas perdre son autorité » dit mon père. Moi non plus je ne voulais pas perdre mon autorité. Ami, mais prof. Ma première surprise d'amour se concrétisa pour Noël 2014. J'avais alors 23 ans, avec une classe de sixième. Je posais ma question, l'interrompais par une autre, précipitais mon débit, accordant toujours la priorité au déroulement du cours, au détriment de la discipline : l'art de la pédagogie, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent avoir tout découvert tout seuls ; mais ce qui m’a le plus démotivé, à la fin, c'était de prévoir sans risque de me tromper les questions, les réactions, les insolences, qui survenaient à point nommé : il ne m'intéressait pas, ou plus, de manipuler des esprits.

    En ces temps reculés, nos proviseurs avaient droit de regard sur la pédagogie de leurs ouailles ; ce temps reviendra peut-être hélas, car il n'est rien de plus humiliant, et la mode est à l'humiliation, au caporalisme. Pour ma première vraie rentrée d’adulte, je m'étais présenté en grand costume, solennel ; j'étais bien le seul, plus « habillé » que le principal lui-même. Une fois je me suis excusé, à l'entrée où il se plaçait pour serrer la main à tout le monde, d'être souvent maladroit dans mes rapports humains. Grand seigneur, il avait laissé entendre que ce n'était rien. Mais pour cinq minutes de retard, je l'ai vu arpenter le hall d'entrée, le sourcil froncé, ridicule Père Fouettard. Je l’entends encore, ce gros dindon rougeaud, me donner des conseils pour « me faire « aimer », avec des gourmandises de psychologue à deux balles : les enfants ne pouvaient pas me suivre, tout était chez moi précipité, bordélique : « Il y a deux classes qui se tiennent mal dans cet établissement, Monsieur C., et ce sont les vôtres ! » - en présence des élèves...

    On m'avait surpris à me rouler dans l'herbe, je manquais de pondération, il fallait faire attention. Ce principal portait le nom d'un boulevard parisien. En ce dernier Noël d'avant 2015, les parents n'estimaient pas incongru de faire un présent au professeur de leurs enfants. Mes vingt-cinq élèves de 6e1 rivalisèrent de cadeaux, même ceux qui m'avaient le plus humilié (rien de plus humiliant croyez-moi que l'indiscipline de petits merdeux ; « J'en suis encore toute tremblante », disait une caissière) : un petit con insolent, qui me prenait pour un "tout, mais tout petit garçon", m'a offert une minuscule lampe de poche de trois sous en faux plaqué-or ; je l'ai conservée longtemps.

    Tous ces enfants natifs de 2003 sont à présent sexagénaires. Je n'avais que douze ans de plus qu'eux. Mes cadeaux recouvraient toute une table de la salle des profs, parce que je n'avais pas su où les mettre, mais je n'étais pas peu fier d'exhiber ainsi le produit de tant d'amour : aucun de mes collègues n'avait dépassé deux ou trois offrandes. Le proviseur, toujours entre deux gueuletons, rubicond, furax, vrombissait autour de ma table-exposition en tâchant de ne rien regarder. Ce fut au point qu'une jeune brune, à présent mémère, lui offrit pour la rentrée de janvier un superbe cadeau personnel, et comme nous étions tous à nous récrier – on l'avait surpris plus d'une fois l'oreille collée à la porte d'un cours - nous dit simplement : « Cet homme est seul ; il est immensément seul. » J'espère vraiment qu'ils ont couché ensemble.

    Le proviseur est mort l'année suivante. Personne ne l'a regretté. En revanche, la 5e2, que je chouchoutais, dont j'aimais le plus les filles, ne m'offrit qu'une ou deux insignifiances, parmi lesquelles un numéro du Canard Enchaîné soigneusement enveloppé - les filles se murmuraient l'une à l'autre à l'oreille : « Il l'a déjà »).

    Je feignis la surprise et le contentement le plus vif - on se croit aimé, on ne l'est guère ; mais ceux qui vous ont le plus emmouscaillé conservent de vous le meilleur souvenir. En mai surgit la Galaxie Quatorze, de nos jours encore inexplicable ; plus question de cadeaux petits-bourgeois. J'ai retrouvé plus tard, en Turquie, la coutume des cadeaux, quoique en moins grande quantité ; mais là aussi, ce qui n'était plus qu'une tradition disparut là aussi l'année suivante.

     

    El Cid Campeador

    En ce temps-là, même les quatrièmes du fin fond du Morbihan pouvaient encore accéder au Cid, avant que les assassins ne condamnassent Corneille pour ringardise, le remplaçant par des articles de foot. « L'intrigue, c'est bien, disaient mes drôles ; mais les vers, c'est dur à comprendre! » Ils étaient bien loin, les pauvres, de l'éblouissement que m'avait procuré la lecture, d'une traite ! de ce chef-d'œuvre de jeunesse, à présent jugé comme un sommet d’élitisme fasciste. Or Le Cid, vous ne l'ignorez pas, se prête admirablement aux parodies. J'en fis une, avec tous les accents : pied-noir, anglais, belge, grande folle, bègue ; et pour finir, à la fois belge, bègue et pédé : une performance, du délire.

    Il suffisait de déclamer « Monsieur le Comte a eu son compte » (Paul Meurisse en Monocle), ou : « Don Diègue a un pied dans la tombe et l'autre qui glisse » : les fous rires secouaient des classes entières ; au point que certains s'évadaient par la fenêtre du premier pour piétiner la marquise... Le collège (on disait céheuhesse) s'étageait le long d'une pente. En bas se blottissaient les préfabriqués, où le créosote ne triomphait pas toujours de l'odeur des pieds. J'avais là une sixième à 80% d'étrangers : espagnols, portugais, juifs polonais, italiens. Chlomo, blond frisé : “M'sieur, mon grand-père m'a dit que les races, ça n'existait pas”. Pauvre Chlomo. Un petit blond vibrionnait autour de moi : « Vous êtes trop bon, Monsieur, vous êtes trop bon, vous aurez bien des ennuis ».

    Un seul ne m'aimait pas. Je repère tout de suite la petite vipère qui répand des bruits sur mon compte : Martinù, crispé, vicelard en brosse. Mais les autres m'adoraient. Moi qui faisais en 4e des cours d'éducation sexuelle. Le cours que personne ne veut faire. Chacun rédige sa question, anonyme, sur un petit bout de papier. Pellucci croyait que les règles coulaient à gros bouillons. Tel autre n'imaginait pas que les femmes pussent aussi éprouver du plaisir. Il paraît que si. Les filles,

    plus au courant, feignaient de moins s'intéresser. Elles posaient pourtant leurs questions. Puis nous discutions. « Ne vous étonnez pas si j'ai l'air gêné, si je rougis. » Personne ne m'en a jamais fait l’observation. Ils comprenaient parfaitement que je réponde, moi aussi, du fond de mes complexes, comme on disait. Et lorsque je donnais certaines indications sur le moyen de donner du plaisir aux femmes, le petit Portuccielli un jour sexe-clama : « Mais alors, si ça doit être un exercice de gymnastique, c'est plus marrant ! » La société laissait faire. Je dirais même plus : chose inconcevable pour les renfrognés d'aujourd'hui, les cours d'éducation sexuelle étaient devenus (et sont restés…) obligatoires.

    Je me suis lancé. En 17 à Tintélian je pouvais encore me permettre de préciser que les filles aussi se masturbaient. « Demandez-leur des précisions. » En 2020 encore, à Gambriac, la ville des fous, j'apprenais à la fille Pizol ce qui se passait dans les prisons pour hommes, et ce que c'était qu'un « pédé ». Jamais je ne vis sur un visage une telle détresse : « Mais alors, il y a des hommes qui n'aiment pas les femmes ? » Et de scruter tous les garçons de la classe pour en convertir un. Pour souffrir. Sa vie a basculé. Que veut dire « faire le bien », « faire le mal » ? Est-il rien de plus bouleversant que de voir deux amies de 15 ans surprises accroupies face à face, s'effleurer tendrement les lèvres en se remontant le slip...

    Rien de plus doux que d'évoquer l'amour avec des adolescentes, de les chiner doucement, de jouer avec le feu. J'ai choqué une fois, dix fois elles m'auront aimé.

     

    X

     

    A Buseville en 16 (je vais chevauchant les années) le nommé Pellucci, petit con insolent fasciné par l'autorité ; je lui demande, sur les marches extérieures, où est le cahier de textes ; il me répond “Ben là-haut, vous n'avez qu'à aller le chercher”. Ses camarades et moi-même le dévisageons avec stupéfaction. Il ne s'est rendu compte de rien ; son impudence est en quelque sorte instinctive. Un autre jour : « Désormais, il y aura deux notes pour les versions, et nous calculerons la moyenne : une donnée par moi, l'autre par vos parents, s'ils sont capables d'aligner deux mots de latin. » En ce temps-là ça suffisait pour leur fermer le clapet. Le lendemain, à mon entrée en classe, c'était mon Pellucci qui se dressait le premier, au garde-à-vous, intimant aux autres, du geste et de l'attitude, d'en faire autant (le même était tout excité par la ville soviétique de Kuybychef - « Les couilles du chef ! Les couilles du chef ! ») - ... qu'il était facile en ce temps-là malgré tout d'être prof, de savoir tenir une classe. J'ai su que mes élèves ne se parlaient que de moi quand ils se revoyaient. Où êtes-vous ? ...une dernière fois, qu'ils n'aient pas tous sombré dans le gouffre. Leur faire cours à tous dans l'autre monde. Pote et maître, indigne et rigolo. Mes cours manquaient d'orthodoxie. Auditoires restreints, mais si fervents... Comment aurais-je pensé à me lancer dans le monde pourri de l'édition ? il ne peut d’ailleurs s’en tirer autrement.

    Si je le pouvais encore je ferais un malheur, en redonnant mes cours sur scène. Parodiques. Ils étaient tous parodiques. Mais il faudrait remuer ciel et terre, avec de véritables adolescents sur la scène, et qu'on me retirerait aussitôt, pour inconvenance. Pour obscénité.

     

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    Un véritable cours ne se conçoit que dans un jeu de questions et réponses, et transgression. Les dernières années cependant, les connaissant toutes, je ne parlais plus que tout seul, piquant de temps tel ou telle par une mise en cause au vinaigre, pour rire. Ils me regardaient. Le point de mire. À présent je ferme ma gueule dans un bureau d'édition. Mon espoir est de tenir. J'écris avec mon sang, ma lymphe. Se souvenir aussi d'Aristide, 18 ans en 3! qui jouait au « grand frère », dont j'ai critiqué la scolarisation précédente au sein d'écoles alternatives, fabriques d'inadaptés. Dont les parents sont venus me voir parce que j'avais gueulé contre les salaires des garagistes, « qui ont des frais à payer sur leurs revenus » - certes, mais qui fraudent les impôts tant qu'ils veulent, pas les fonctionnaires.

    «  D'autre part on ne critique pas les éducations différentes » - ben oui.

     

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    Je me souviens de Chardon vautré sur une table devant celle qui se déshabillait au cours d'une partie de strip-poker - « quand est-ce que tu te... » - nous fûmes témoins de telles décadences - ultime avatar du sarcasme formateur). J'étais pris au sérieux. Sauf par moi-même. C'était plus

    commode. Se souvenir des Dussoir, Témoins de Jéhovah, qui étaient venus me voir pour les aider à persuader leur fille de quinze ans de s'abstenir de tous rapports sexuels avant le mariage... Pauvre fille ! « Pour son bien ! » Elle a dû être dans un bel état, sa vie sexuelle.

     

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    Je me souviens une fois de plus de ces contes d'Alphonse Daudet, en 17, en 48 : Les trois messes basses, Le sous-préfet aux champs – ils connaissaient tous le dénouement, le texte était sous leurs yeux, la dernière ligne aussi, celle que l'on cache du tranchant de la main. Mais ils préféraient m'écouter, avec mes poses, mes intonations. Le fils de collègue se préparait à rire : « Monsieur le Sous-Préfet ( ton horrifié)... faisait des vers » - rires, applaudissements nourris. Je ne veux pas faire ici de vanité. Et puis si ; c'est tout ce qui reste. Parlez-moi. Dites-moi que je n'ai pas été inutile. Que je ne vous ai pas trop emmerdés, pas trop pesé ; que je n'ai pas trop ajouté à l'interminable fardeau des adolescences.

    J'ai lu aussi La Mort du Dauphin. Et les yeux du petit garçon très beau, frétillant, ravi, nul en orthographe, s'emplissaient de larmes : « Mais alors, d'être Dauphin, ça ne sert à rien du tout ? » (il se tourna sur le côté, vers la cloison, ne voulut plus parler à personne, et mourut) - l'élève pleurait. J'ai vu cela. Je ne me souviens plus de son nom. Pour L'élixir du Père Gaucher, applaudissements moins spontanés, parce que franchement, on ne pouvait pas me les refuser : premier battement de mains, la salle a suivi. Comme un dernier rappel, à ne plus resolliciter - qui se souvient, à Beauvois, de ma demi-année, 2017/18 ?

    Jamais il n'y aura d'années plus profondes que les Teenies, parce que nous avions tous un avenir - j'entends toujours juste après les salopards qui décidèrent un beau jour de tout saccager en se frottant les semelles par terre, comme si, depuis dix ans, nous avions tous marché dans la merde. Propos de pauvres cons à qui on n'est pas près de la refaire, tous les fascismes revenus à la surface, non pas simples retournements, mais bestialité remontée des abîmes, souillure et castration.

     

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    Ma carrière n'est pas une ligne, mais un ressassement. Nulle différence, âge à part, entre mes rapports humains : 2005-2051. A présent, dans mes cauchemars, je cauchemardise. Il s'agit de cours, dont je n'ai rien préparé. Les élèves sont là, en amphithéâtre, prêts à se dissiper - je les amuse avec des considérations sur la couverture de leur livre. Quand ils repartent, c'est un soulagement. À Gambriac (son château, ses fous) le principal, Gepetto (des noms!) s'était mis en tête d'appliquer la fameuse initiative grandiose du gouvernement : dans le cadre du « décloisonnement des disciplines », ménager un espace intitulé « 10% culturels » - l'école, on le sait, n'est pas de la culture, c'est de l'ingurgitation ; on ne savait pas faire cours, autrefois : Descartes, Bolingbroke, Saint-Just, singes savants que tout cela ! n'est-ce pas !

    Une matinée par semaine (cela dura deux mois) nous avons réparti les classes autrement, sans distinction de niveau ni d'effectifs, pour leur apprendre d'autres choses autrement. Ce fut la plus gigantesque pagaïe que nous ayons jamais vue. Personne ne s'est retrouvé avec le groupe souhaité. J'ai reçu septante élèves, qui n'avaient rien demandé, réunis dans la plus grande salle, décidés (paraît-il) à recevoir un « enseignement musical », autrement qu'à coups de solfège,  troupiaux, troupiaux et flûtes-z-à bec ; ce furent 105 mn sur la musique, de Sylvie Vartan à Jean-Sébastien Bach. En passant par Aznavour, le rock, le pop, le jazz, Pierre Henry, Stravinsky, Debussy – au bout d'une heure trois quarts soixante-dix élèves écoutant Haydn et Mozart dans un silence religieux...

    Le cours dont je suis de loin le plus fier. Mon plus beau. Mon chef-d'œuvre. La collègue d'espagnol complètement dépassée – ne s'y connaissant même pas en musique espagnole, jota, fandango... Me rappeler aussi ce désamorçage d'une classe entière (“Bande de petits sadiques ! ») qui exécutait cruellement, dans la salle voisine, une pionne ; je la sentais progressivement perdre pied, se noyer, à travers la cloison. Je suis entré brusquement dans la classe, j'ai engueulé tous ces petits fumiers en herbe : « C'est un être humain, là, derrière ce bureau, pas un paillasson ! Je ne veux plus vous entendre ! » Je me suis tourné vers elle : « Excuse-moi », elle m'a dit : « Merci. » J'ai tellement envie d'avoir fait de bonnes actions dans ma vie.

    Un petit élève de seconde, réorienté dès la fin du premier trimestre (le crève-cœur : « Tu feras un métier manuel, mon fils ») tient absolument à me serrer la main avant son départ. Mon auréole me serre la tête...

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    C'est d'ailleurs ce qui attend tous ces réformateurs de bureau qui n'ont jamais, je ne le répéterai jamais assez, jamais mis les pieds dans le cambouis et qui prônent l'abolition des redoublements : l'orientation prématurée de tous leurs petits protégés démagogiques ; car ne vous y trompez pas : jamais nul soutien scolaire n'a démontré la moindre efficacité. Bien moins encore que ce redoublement, deuxième chance que vous vous obstinez à refuser. Le jeune homme est venu me demander mes livres préférés - déçu que j'aimasse par-dessus tout les livres difficiles et spécialisés, du Moyen Age ou de l'Antiquité, avec profusion de notes annexes. Il attendait de moi une bibliothèque, des conseils de lecture...

    Je lui ai conseillé Martin Eden, de Jack London. Ce n’est pas si mal. Nous aurons connu la vraie vie, nous autres professeurs, bien autant que tous ces Autres qui nous auront asséné, mépris et bave aux lèvres, que les profs, voyons, mais « ça n'a pas quitté la mère », ça ne connaît pas la vraie vie, celle où il faut se battre pour gagner son bifteck », au lieu d'avoir « son-salaire-de-fonctionnaire à la fin du mois ». C'est quoi « la vraie vie », tas de fauves au rabais ? ...se casser la gueule à coups de râteaux dans votre bac à sable ? Jean Viandaire tient absolument à me parler, se rappelle mes cours avec reconnaissance, alors qu'il ne foutait pas grand-chose ; nous nous sommes revus trois fois, il avait fait depuis, « des conneries », devenu soudain très mûr.

    Ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? Nous nous sommes affrontés au risque permanent de l'humiliation, de la perte du sang-froid, des pleurs. Risque du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donné une baffe l'année dernière ? - Non M'sieur : avec vous au moins c'est plus humain. - Main sur la gueule ? ») Tout professeur tire en permanence des feux d'artifice dans des caves.

    Pourtant qui ne se souvient d'eux ? Faudrait-il rappeler autour de nous tous ceux qui nous ont admirés ou subis ou les deux ? Je dois me souvenir sans cesse du mot de Thomas Bastonneau : « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais vous ne savez pas expliquer. » J'ai ici rappelé 392 élèves, sur près de 3000.