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  • GARDIEN STAGIAIRE

     

     

    C O L L I G N O N

     

    G A R D I E N S T A G I A I R E

     

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

     

     

    Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

    Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

    Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

    Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

    Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions 

    VACHE, émilie,jospin

    d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

    La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

    Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

    J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

    les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

    Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

    J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

    La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

    C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

    Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

    J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

    La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

    Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

    La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

    Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

    Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

    ...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

    Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous, près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

    À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

    Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

    Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

    Plus beau.

    Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

    La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

    Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

    Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

    NOTE DE SERVICE

    détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

    De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

    Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

    Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

    Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

    Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

    Le facteur Eilath apprend le métier ;

    C’est en taxi que j’ai filé.

    Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

    Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

    Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

    Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

    Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit.

     

     

     

     

     

  • Fleurs, couronnes, etc.

    DERNIER ÉTAT

     

     

    NE PAS OUBLIER QUE STAVROSKI EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI

    DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.

    ANNE ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX MAZEYROLLES, DONT L’HOMME, (Robert Marqueton) EST COUSIN DE MYRIAM NÉE MAZEYROLLES DONC COUSIN PAR ALLIANCE DE Stary-Jerzy.

     

    FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.

     

    hhhhhhhhhhhh

     

    À la mort de sa femme, Jerzy ne fut pas accablé de chagrin. Il resta près du corps, assis au niveau des seins, répétant : Ce n’est pas possible. Une sourdine jouait Good bye stranger. Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois étages de couloirs : portes feutrées, salons, pièces imprécises, chuintements caoutchoutés de chariots et grommellements d’aides-soignantes. Sur le lit gisait Myriam en peignoir, tête calée par un coussin de glace. Ses lèvres ont pris l’aspect de fines cordelettes mauves. Le veuf dit : Je ne veux pas rester au Vieillards’Home ».

    - Vous occupez notre meilleure chambre, dit Claire.

    - Pourquoi nous avez-vous séparés ?

    - Son agonie vous aurait troublé.

    - J’aurais troublé l’agonie».

    Claire glisse dans l’ étui ses lunettes fumées. Un vif éclair de monture blesse l’œil sec de Stavroski. - — Claire, je ne veux pas mourir ici. »

    Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, fausset, tierce et sourdine. Quinze août.

    PUTAIN LA GLACE !

    Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Jerzy sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil

     

    X

    Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.

    2

    Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Jerzy – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…

     

    Première visite

    Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Jerzy juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.

    Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.

    - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.

    Il ne s’agit pas d’une spoliation, Jerzy ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”

    Fin du premier avertissement.

    Stary-Jerzy croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en claire est inébranlable. Elle a 23 ans, blonde, pommettes écartées. Que pèse une vieille Portugaise rue aux Juifs ?

    Le lendemain, Claire dit à Jerzy :

    « Tu n’aimes pas les femmes seules.

    - Je me comprends » répond-il.

    - Fermez bien votre porte à clé.

    Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».

     

    Stary-Jerzy digère mal son expulsion programmée.

     

    Deuxième visite

    Chez Léger. Passe devant.”

    Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “On ne peut pas loger une personne de plus”. « Pas de migrants ! » ajoute la femme.

    « Service Social » répond Claire.

    Ce qui est faux.

    Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe doublée satin.

    « ...cas sociaux » murmure Claire.

    - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.

    - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite.

    - Pour toi, et nos futurs enfants. »

    - Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »

    Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Jerzy, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Jerzy ! » Le vieux Jerzy ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Jerzy la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.

    - Eh bien Jerzy, restez donc hanté.»

     

    Tierce visite

    Claire tire Jerzy de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » -  ...encore ! dit Jerzy - « ...par les agissements de ma femme… »

    - ...Ne me parlez plus des femmes !

    - ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.

    - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »

    Un jour sur deux, Claire et Stary-Jerzy inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.

    « Je croyais que vous seriez triste, Jerzy.

    - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Jerzy, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.

    - Qui vous le demande ?

    - Eux-mêmes, ma biche.

    - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.

     

    À la Quatrième Porte, le locataire se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».

    Stary-Jerzy demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.

    - Vous les avez détruits, dit Stary-Jerzy, jusqu’à leur quatrième génération à venir.

    Alphonsine s’emporte : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées ; nez en couteau  : « Nous nous passons de vos sermons. »

     

    EXPULSION MUSCLÉE DES LOKINIO

     

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam. Où vous habitiez tous les deux ! ...autrefois !… À présent deux vieux y habitent, plus vieux que vous. c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – disons la friche – entre les deux maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, plus d’autres ordures… Ils disent : « Notre fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus ; ils ont tout fait virer, d’office : les encombrants, les déchets…

    - Mais ces Stary-là, les Mazeyrolles, sont des cousins de Myriam !

    - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont eux, à présent, les propriétaires.

    - ...Myriam avait perdu ses vieux cousins de vue. Ils habitaient tout près de chez nous. Quelle histoire ! quelle histoire !

    - Puis les Acquatinta les ont persécutés ; pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient longer le jardin. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, les quadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. Les cheveux peroxydés. Coquette hideuse.

    - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !

    1. - Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, Trapu, les épaules arquées. Il traîne des pieds.

    - C’est bien lui ! tout à fait lui !...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ».

    - C’est exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

    Stary-Jerzy se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus.

    - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène.

    - Vous entendez ?... trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »

     

    Eugène et Alphonsine commencent à se casser la gueule, ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent, le Ricard, pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine brailler : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.

    - Ils n’étaient pas méchants, commente Stary-Jerzy.

    - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.

    - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ?

    - Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».

    Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement, à supposer qu’ils en trouvent, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Stary-Jerzy répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau du visage de Claire, si exactement remplie par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde.

    - La vertu, Jerzy ?

    - La justice. L’égalité. Le droit. »

    Claire se met à rire, secoue ses boucles.

    Quinte visite.

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… deux vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin (la friche…) entre les deux maisons, les vieux entassaient leurs ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela, par camionnette » mais les jeunes – devant eux - les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets…

    - Mais, ces Stary-là, des Mazeyrolles ! sont cousins de Myriam... Eh bé ! Eh bé !

    - Les vieux Mazeyrolles n’ont pas supporté ce déblayage intempestif.

    - Eh bé ! ...des cousins de Myriam !

    - Les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis les ont persécutés.

    - Comment cela ?

    - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles doivent traverser le jardin. On appelle cela « une servitude ». Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluent humblement les Acquatinta, qui ne répondent pas, ou d’un ton condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les tifs peroxydés. Coquette. Hideuse.

    Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, voûté. Il traîne des pieds.

    - Tout à fait lui ...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétale ; ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent particulièrement. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télé qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds et s’engueulent en occitan».

    - Exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, secoue ses boucles et montre ses dents

     

    X

     

    Petite prise de bec Jerzy-Claire p. 13 tapuscrit.

     

    - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?

    - Faites chier.

    - Pas poli le pépère !

    - Je t’ai vouvoyée ».

    Stary-Jerzy ne supporte pas que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. use et abuse de la badinerie. Tout se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il ne se sent ni vieux, ni père, ni camarade.

     

     

    Apparition dans le récit de Anne p. 14 du tapuscrit

    Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie d’Anne Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ies cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?

    Les Mazeyrolles apprennent leur réemménagement

    X

    Les Vieux. Plus vieux que lui. Déclinant leur âge et leur identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, garnies, bâillantes, toute une vie. Le soleil joue entre les battants. Thérèse Mazeyrolles demande :

    « Il faut trouver un nouveau logement ?

    Jean-Paul :

    « On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.

    Au retour, hors de leur présence :

    « Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.

    X

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Jerzy ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! Au lit, on dort ! »

    Stary-Jerzy se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas.

     

    X

     

     

    Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Les deux sœurs trouvent le vieux « marrant », « sympa ». Le déménagement se fait dans l’austérité, ou la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Elle s’assoit et ne dit pas grand-chose : « bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.

     Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .

    Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste lointain. Stary-Jerzy éclaircira ce point. Ou non. Jerzy les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre - il tient jusqu’ici la balance - Jerzy est Sagittaire (vingt-quatre novembre)

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    Le lendemain Anne est reveuet. Elle est plus éloquente. Lorsqu’elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat coincé, crevé ? Toujours en virée, dehors. La lune sort des nuages sur les murs en sommeil. Il longe la « Maison Usher ». Elle demeure froide. Murée, terrible. Stary-Jerzy titube avec bonheur, doucement d’un trottoir à l’autre sans avoir bu. «  Ma chambre est à moi. Elles me l’ont donné. Une arrière odeur de rats.

     

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    Le lendemain Anne est revenue. Elle s’est montrée plus éloquente. Si elle rit son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à décongeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    « Les déménager n’arrangerait rien ; ils portent leur taudis sur le dos.

    - Vous êtes jeune, répond-il. Pourtant, vous aimez l’ordre.

    - Ce n’est pas incompatible. »

    Anne poursuit :

    « Leur friche sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.

    - Ce sont des cousins de Myriam. » Jerzy n’en dit pas plus. Myriam, les vieux Maseyrolles et leurs futures soignantes sont donc apparentés. Lafayette (Madame de) en eût pondu vingt pages. « Nous sommes tous cousins » reprenait Anne.

    - L’âge les a bien amochés, disait Stary-Jerzy : « Jean-Paul et Marie-Thérèse  Mazeyrolles». C’était la mode aux prénoms doubles. La vieille dame avait redoublé de laideur. Anne ajoute que Stary-Jerzy s’en est «mieux tiré » : très peu de rides. À quoi Jerzy répond : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne se met à rire, sans plus exposer sa pensée : Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Comment ! ...de cette laideur !? ...ils ne payaient pas non plus leur loyer ! - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné dit-elle ; nous avons annexé, ces deux-là, racheté le terrain des Acquatinta. - Qui mettez-vous à la place ? » Anne se tait et la sœur aînée ne vient pas.

    Une cloche tinte en cuisine : Oncle René appelle à table. Jerzy se lève pour le réfectoire, il parle volontiers de tout de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger aux paroles si poignantes adieu femmes étrangères  l’anglais ne dit rien des sexes perdus - good bye Mary, good by Jane aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée dont les mots nous échappent, lesquels sinon nous rempliraient de larmes) « gruyère pour tout le monde ! ».

    X

    Stary-Jerzy respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre, n’en sort plus.Myriam lui fait un souvenir de fond, morte jadis au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs chambres personnelles bien fermées. Jerzy erre pieds nus dans le couloir frais. S’assoit dans son propre salon solitaire, face aux cendres froides de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper ainsi la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure dans le jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles : lui, voûté, silencieux – elle édentée, volubile – chez eux naguère, ils défilaient de même, derrière une autre haie ; c’est ainsi que se crée la légende.

    Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Stary-Jerzy cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Home et le soir, de profil, contempler à loisir Anne et Claire, nimbés de marbrures lactées.

    « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée en La bémol dont la plupart ne comprennent pas les larmes. « Pourquoi passez-vous, ajoute-t-il, votre vie, dit-il encore, à observer des personnes âgées ? ... vous les tuez, dit Jerzy. Claire le regarde avec une intensité amusée.

     

    L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. «Ne vous apitoyez pas, Jerzy », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les vieux, baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Jerzy les revoit monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Ils auront vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dommage. Des voisins se sont regroupés. Certains font mine d’avertir les pompiers. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – Jerzy revient dans son logis indépendant. « On n’a brûlé que les meubles hors d’usage ».

     

    Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Jerzy lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Sa lèvre supérieure est striée. La vieille dame est souvent taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de René, son fils, escogriffe jaune et quadragénaire. Assistant sa mère, il la soutient avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé.

    Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait.

    *

    Le soir où l’on pendit la crémaillère, Jerzy les invita tous. Ils occupèrent le long côté des tables. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille dame s’endormit entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôt les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

    Sans doute Stary-Jerzy aurait-il mieux fait d’usurper la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de rejoindre si vite le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. Anne à sa droite. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas ici chez lui. Parfois les sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent vers lui, lui tendent un verre, un petit four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une autre vieille mère, Marie-Thérèse et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités.

    Jerzy lorgne sur son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les quiches. Il se bourre et s’occupe. La vie lui suffit. Ne sont venus que des inconnus. On ne nous dit pas tout. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux yeux faux bordés de bacon - « l’essentiel chez » un vieux, c’est les jambes ». Stary-Jerzy a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, disparus jadis des radars. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, guette la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? premiers mots du fils.

    Lorsque la vieille Marie-Thérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, Claire et Anne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Jean-Paul. ...Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. George s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles. Il s’est demandé pourquoi ces deux jeunes soignantes l’ont recueilli.

    Qu’est-ce qui leur a pris. A bien pu leur passer par la tête . Elles acceptent n’importe qui. Cette ivrognesse est venue s’abattre d’un coup… pourquoi la mort le frôle-t-elle sans qu’il s’en émeuve ? Quelles mesures Dieu Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposées dans son âme, derrière sa haie privée ? Quand Jerzy revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi, Pouzieff » ? - énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ».

    Sa voix est nasillarde. Savoir s’il le fait exprès. S’il étudie sa voix sous un casque de retour. Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Certains invités hurlent encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une qui boite aussi bien ? « À l’asile, j’étais bien ». Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Jerzy pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons blancs, gros reflets de bonne carrure.

    Il rentrera bien assez tôt ; possède à présent un domicile honorable c’est bon d’avoir soixante-dix ans marmonne-t-il. De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude en plein vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et l’odeur de foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie des nuages sur les murs en sommeil. Passe sur la Maison Usher (froide, murée, terrible). Stary-Jerzy titube doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul sur la chaussée, débarrassée d’humains. Si facile de passer pour fou. Stary-Jerzy a trouvé son chez-soi. Son plafond bombé jusqu’au ras du crâne – lattes en pont de navire, étroites et vernies, cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Très lourd, venu de la maison du père mort. Vieux meubles, vieux os. 70 années de terreur. Les pleins et des déliés de la vie.

    ...Myriam gagne à être regrettée.… les vieux se guettent en coin. Se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Sa tête décroche. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Tu es paresseux dit Claire.

    Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent… quand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre il a des absences. Les deux sœurs et Jerzy regardent Le Prussien avec Edmond Beauchamp. L’histoire d’un vieil époux homme qui survit, apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. Pour l’enterrement de son épouse, comme il marche péniblement, tous les autres le dépassent. Il arrive, seul et bon dernier, sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un élan du cœur dense comme un renvoi de malt. Stary-Jerzy : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc – on guérit à l’instant.

    «  Voyons Jerzy, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

    Il dit :

    - Je me moque d’être apprécié.

    - ...je rêve ! » - Anne bat des mains.

    - Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

    Jerzy s’en contrefout. Anne dit «  C’est dommage. Vous auriez pu en pondre deux chapitres. Nous allons vous détacher de vous.

    Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas dans leurs conventions

    « Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir accueilli dans « la Maison Mazeyrolles »

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »

    Sur le retour, après séparation, Claire dit : « C’est dommage . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement.

    Anne conclut à l’échec. . PAGE 27 SUR PAPIER

    **

     

     

     

    Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, Noël et Stabbs. ...Stary-Jerzy Svarov découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit trou du cul d’Anglais, crépu et maladif, maniéré mais capable de brusques grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne. S’est rabattu sur Claie. Mais tout ne va pas pour le mieux entre Claire et Stabbs.

    Les deux amants s’affrontent, mais rien n’est si grave. Anne, belle-sœur de la main gauche, contemple Stabbs plus souvent qu’il ne faut. La plus jeune est brune, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).

    Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement.

    Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Stary-Jerzy et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, déplié, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse, dépassant du complet-veston, une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien, s’il ne l’était pas déjà : il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres. PAPIER PAGE 29

    Voici le dialogue :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

    - Il ne veut rien faire.

    - ...ni sur ses intentions.

    - Il regrette insuffisamment sa femme.

    - Noël est inconsolable.

    - Qu’en sais-tu ? dit Noël.

    - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ?

    - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

    - C’est sa maladie.

    - Quelle maladie ?

    Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments.

    Noël se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Jerzy. Ne chassez pas Stabbs ».

    - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

    Noël poursuit sans répondre : « Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu.

    Stabbs répond sans comprendre :

    - Où irait-il ?

    - Dans une boîte à dingues, réplique Anne.

    - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux,morveux. Je suis son fils. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.

    - On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur.

    - Cependant il dérange, dit Claire.

    Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noël à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. »

    - Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort » dit Claire.

    - Il se fout de tout ! enchérit Anne.

    - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.

    Confusion, conclusion.

    X

    De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.

    « Quel désert, dit Stabbs.

    « S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».

    Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Stary-Jerzy, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Le vieillard absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes que jamais. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.

    L’alcool est indispensable. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus d’eux court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, Marque Déposée. Votons.

    Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.

    Gauchement, Anne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes.

    Vainement, chacun dépose en le cachant son bulletin, l’œil rivé sur le voisin. Le vote est NON. Stary-Jerzy exclus par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est voilée pour clarifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.

    Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre :

    Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.

    Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski. Ma punition viendra ».

    - Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» (le public : « sa thurne » !… - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf 

    - Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.

    - Veux-tu l’épouser ? réplique Noël.

    - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs.

    - Toi, dit Anne.

    - ...à quel titre ?

    - Nous en trouverons, reprend Noël. Certains pourtant trouveront un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. Le crime de l’Orient-Express.

    - Il sera vite convaincu, dit Claire.

    Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.

    Anne demande « pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».

    - Qu’est-ce qu’il faisait ?

    Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier

    - « Chier » ?

     

     

    x x x x

     

    « Que faites-vous là, Jerzy ?

    - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, bien disposées.

    Jerzy tient une râpe cylindrique ; il serait étonnants que les félins apprécient le gruyère.

    Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.

    Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre qui sèche, la sale, empilée, sur la gauche.

     

     

    Une goutte tape sur un fond de poêle

    « Vous vous êtes bien habitué, ici.

    Mauvaise entrée en matière.

    - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. »

    Une bande de terre entre deux bords de ciment, qui enserrent un rosier malingre, un hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais.

    Pousse là aussi un pêcher de deux mètres donnant sept fruits par an, gâtés avant maturité. Plus loin deux appentis en tôle.

    « Vous n’avez pas d’insectes ?

    - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. Ce sont des mésanges charbonnières.

    Stary-Jerzy si tu touches mon cul, quel beau prétexte !

    Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.

    À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.

    Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».

    - Cette langue n’est pas la vôtre.

    - Je me prends pour Anne...

    -J’en doute. DDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDD

    Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Jerzy traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Stary-Jerzy ; moi, je travaille.

    - ...Vous visitez les Stary-Expulsés.

    Nous y voilà. Jerzy évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans des couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?

    - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?

    - « Cadeau repris, cadeau volé ! »

    - Et le monde extérieur ?

    - Un sucre ou deux ?  ...je viens d’arriver, Claire. »

    (...dans ces hôtels, Jerzy est poursuivi ; monte à la course les escaliers. Entrevoit des grands lits défaits. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...j’arrive aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on aperçoit les chevilles humaines sous les portes, partout des fuites d’eau -

    - Les bibliothèques sont des labyrinthes…

    - ...j’arrive dans un cimetière

    - ...bibliothèques…

    - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous

    jjjjjjjjjjjjjjjjjjjnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

    2

    il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi

    - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.

    - Les pauvres ?…

    - Vous reprenez du poil de la bête, Stary-Jerzy.

    - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile…

    - Pour eux c’est pire que de mourir, Stary-Jerzy.

    - Arrêtez de m’appeler comme ça.

     

     

    - Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes des privilégiés.

    - Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.

    - Vous ne nous convenez plus.

    - C’est trop brusque.

    - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Stary-Mazeyrolles, vos proches parents ? Deux expulsions en si peu de temps !

    - Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.

    - Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?

    - ...Vous changez de sujet.

    - C’est votre dureté qui est en cause.

    - Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».

    Claire écoute. Elle n’a rien dit mais pouffe ; imagine des scènes.

    - Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.

    - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché.

    - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Le lendemain de notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.

    - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus.

    - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital.

    - Pourquoi pas,  Jerzy… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.

    - On ne se marie pas pour des raisons…

    - Je parie que si.

    - Cinquante ans de galère…

    - ...de galère ?! …Jerzy !

    Anne à son tour demande  s’il a des enfants.

    - Les enfants sont la plaie du couple ! » Stary-Jerzy frémit.

    - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Jerzy ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu dit Noël.

    Jerzy grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?!

    - Pas beaucoup d’impôts.

    - Boucher, «pas d’impôts » ?…

    - Commis boucher [oujenik jejnitchy]

    - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?

    - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.

    - Eh bien ! Pani Stavroski !

    - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.

    Claire éclate de rire.

    - ...un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !

    - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Jerzy.

    - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.

    - Que sont-ils devenus ?

    - Morts ou en retraite.

    - Ce ne sont pas des professions.

    - Il ne faut pas avoir d’enfants.

    - Trop tard.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul » dit-il. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.

    Il ne faiit plus grand-chose, Stary-Jerzy : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.

    «...une vie de feignant, dit Claire.

    - ...de nonchalant, reprend Jerzy.

    Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Stary-Jerzy possède le privilège de conserver son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour. Il conserve là-bas, dans son refuge, une platine ou « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Anne, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, soit la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.

    « Il nous ennuie » dit Anne.

    - ...nous instruit », dit Claire.

    Un jour vient où le froid empêche l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :

    - Il ne reçoit jamais personne.

    - Il est bien calme.

    - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux.

    - Des vieillesses plus dégueulasses…

    - Anne, voyons !

    Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin.

    Un jour le froid empêche l’ouverture des fenêtres et des chaises longues.

    Stary-Jerzy parle à voix basse – avec Myriam dit Claire.

    « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…

    - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.

    Anne émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.

    Elle fait des projets de mariage :

    « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.

    « Si mon genou me fait mal, il comprendra, et me le frottera du du même onguent que lui.

    «  Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.

    Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.

    - Quand nous étions petites…

    - Nos petits jeux ne suffisent plus.

    - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…

    - ...c’était hier.

    -  Il ne manque pas d’hommes en ville.

    - Plus durs les uns que les autres,

    Claire : « ...avec Jerzy, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».

    Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.

    - Mais c’est vous que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?

    - Quelle que soit la femme, Jerzy, soyez réaliste.

    - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé.

    - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?

    - Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »

    C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Jerzy conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Jerzy s’interrompent et surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    « Qu’est-ce que vous nous chantez, Jerzy ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?

    - Oui, oui…

    - J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.

    - Peut-être, peut-être ?

    - Et cessez de répéter chacune de vos paroles.

    - Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.

    - L’avez-vous aimée au moins ?

    - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.

    - Il faudra bien que moi, je vous suffise.

    Elle lui pose un baiser sur le front et détale.

    « Vais-je bander ?  pense Jerzy.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Jerzy, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Stary-Jerzy en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.

    Première entrée

    Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Jerzy pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense.  Bove, placez-vous en face du buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Jerzy précipitamment, « dès mon enfance.

    - Ta vue baisse ?

    - Mes souvenirs baissent, mieux que moi...

    - Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - ...mais comment donc !

    - Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.

    - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…

    Stary-Jerzy grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

    - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...ou déplacés…

    - Ce ne sont pas mes amis…

    Bove raccroche et se rapproche :

    « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.

    - Rue aux Juifs ? lance Jerzy.

    - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Jerzy. J’ai l’air juif ?

    Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies et bribes obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.

    « Les meubles ! s’exclame Claire.

    - Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.

    - Good bye stranger ?

    - Exactly.

    - Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.

     

    Seconde entrée

    « Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.

    S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».

    « Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …pas même une épée ?...

    - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.

    - C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) vous ne parlerez pas ?

    - Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».

    Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »

    C’est Noëldieu. Anne hésite à rire. Jerzy demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »

    Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Jerzy que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut ; et vous ? » - Stary-Jerzy dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite sans but comme une hôtesse qui reçoit, Anne s’exclame sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye tour à tour les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.

    Stary-Jerzy, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.

    - Et l’autre ?… le British ?

    - Son ami.

    - Pédés ?

    - Non ?

    - Bourrés ?

    - Oui, dit Mistress Bove.

    Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».

    Stary-Jerzy, lui-même polonais, pense détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne une assertion proverbiale : « Quand le bâtiment va... » (tout va, tout va). Son fils prend une voix de tante. No comment.Tout le monde se dirige vers le buffet. Stary-Jerzy se trouve un instant seul avec Mrs Bove, qui secoue ses cheveux roux sur son col rouge. Stavroski observe que devant lui, les femmes secouent souvent leurs cheveux ; Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto. Jerzy aimerait habiter une chambre, sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Jerzy dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.

    Fin de la deuxième entrée

    « Que sont devenus les enfants des Noirs ?

    - Tous mariés » grommelle Jerzy.

    - Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?

    - Ils se soûlent à la cuisine.

    - Pourtant je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.

    - Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…

    - Parlez donc, monsieur Jerzy – poursuivez vos propos déplacés…

    - ...il s’était fait dépouiller par sa femme. 800 000 francs de biens immobiliers se sont évanouis.

    - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous vouliez une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent des Antilles.

    - Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?

    - Votre bijoutier se plaignait sans cesse de ses déboires et mésaventures. Même Claire était fatiguée de lui.

    - Son ancien amant, bijoutier volé, doit demeurer au Vieillards’ Home.

    Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous pris votre anglais ? Il faut dire Old People’s House. Il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.

    - Il a été expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous pârlions. Pour nous marier.

    - Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.

    - Vous serez ma maîtresse !

    - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans un ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils, plus vous, dans un appartement de trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !

    - Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de TOUT mon espace.

     

    Surviennent les enfants

    « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Jerzy : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.

    - Claire ! s’écrie Jerzy ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?

    - Tu m’annonces la nouvelle avec le sourire aux lèvres ! il y a longtemps que je le sais.

    - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?

    - Mort, comme Myriam, complète Stary-Jerzy.

    Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Stary-Jerzy ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.

    - Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Staabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lancer sur moi « 

    Faute de mieux, Miss Bove a ri.

    Jerzy l’imite.

    X

    X x

     

    Violents coups de klaxon côté rue. Claire se précipite au pas de charge à travers le jardin, en même temps que Stabbs et Noëldieu disposent à toute vitesse sur la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre deux vieux homme et femme. Stabbs et Noëldieu automatisent leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Stary-Jerzy « libéré ? cavalé ? »

    . À partir de là tout le monde s’est mis à crier.

     

    Claire prend Jerzy à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La vieille Alphonsine s’écrie dans le brouhaha qu’ils sont relâchés, sans plus savoir où aller. Réclame de l’alcool, « comme à l’asile – parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » C’était la prescription pour les intoxiqués. Mais il avait fallu payer le pétrole, et la vieille ne le digérait pas. « C’est un comble », répétait Claire. Ça la calmait. Noëldieu l’invitait ici même, avec son homme Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sorti de ses fourneaux l’engueule en sourdine « je t’ai prêté mon pavillon, pas pour y faire venir n’importe quoi.

     

    54 - 29

     

     

    - Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles. Claire prend l’oncle par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.

    - C’est ce que je dis » répond René.

    Se mettre à table ne résout rien. Rosette et amuse-gueule. Rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Stary-Jerzy leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Maseyrolles. Eugène rapproche les sourcils, se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.

    « ...Voyons, les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme ! Celle qui est morte ! »

    - Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.

    - ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne sa chevelure à l’oxygénée vingt volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.

    - Évidemment dit-il dans sa barbe.

    - Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : brune, piquante, le nez fin…

    - ...qui fut, qui fut, rectifie Eugène.

    - « Qui fut ». Pourquoi voulez-vous nous parler de ces gens ?

    - Ils n’étaient donc pas avec vous ?

    - Où çà ?

    - À l’asile.

    - ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».

    Stary-Jerzy leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisment, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles,sortis de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant subrepticement les dos de fauteuils de table. C’est intolérable.

    TAPUSCRIT 57

    Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.Elle vit dans son monde. Elle ressemble à une Vierge dAnnonciation.

    Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.

    « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.

    - S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.

    Les Mazeyrolles disparaissent.

    Ils occupent deux pièces encombrée de toutes les armoires qu’ils ont pu posséder ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son

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    béret. D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.

    Il se tourne, redisparaît.

    C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :

    « J’aimerais un premier rôle ».

    - Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine (on mange beaucoup pendant les repas).

    Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».

    Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».

    Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler

    toute la vieillerie du monde ; « Nous avons le droit et les moyens de virer tous les viocs autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout est allé sur la sœur aînée : « Il n’y a ici que des hommes rassis

    É 59

    qui gratteront leurs croûtes sur mon lit de noces ! » (« même si je montrais mon cul, pense-t-elle, personne ne le verrait » ? Le rôti reste dans la gorge de Jerzy. La discussion devient générale et s’embrouille ; par exemple, Jerzy se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours ici. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent : lèves pincées, nez en couteaux. Eugène porte la barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles ont occupé, illégalement, une partie de chez moi ». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Jerzy Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles, dit Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était par-derrière chez nous. »

    - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.

    - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »

    - Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.

    - « Ses » contrôleurs : ça le reprend – pas plus à toi que le reste.

    - Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai gardé ».

    Un murmure parcourut l’assistance

    - Posez ça, Pépé.

    - On ne me dit pas « Pépé ».

    - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?

    - On ne dit pas « asile », dit Jerzy.

    Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus, d’ailleurs, n’était pas une sainte. Stary-Jerzy demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Stary-Jerzy a complètement oublié : « C’est de l’invention ».

    Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.

    « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Jerzy.Je n’avais que 17 ans.

    - À cet âge-là y en avait qui résistaient.

    - Moi je me cachais.  Et les Mazeyrolles ?

    - Tout ce qu’il y a de plus péainistes, jusqu’au 30 juillet 44.

    Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes de mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.

    Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien. Jerzy va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, eux, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est bien la seule. Anne intervient :

    « Vous arrêtez vos engueulades ? On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.

    - Je paye mon loyer.

    - Quel loyer, Stary-Jerzy ? Ça fait trois mois qu’on n’en voit pas la couleur. On ne vous demande rien, notez…

    - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?

    - J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, barbe en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.

    - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine, le nez pincé à tout rompre.

    - Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. Tout le monde se détourne, gêné.

     

    Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous leur graisse.

    « Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.

    La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.

    - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, des yeux bleus châssieusx.

    - One ! dit Mistress Bove, infoutue de dire « un » en français.

    - Two ! dit Jerzy pour se foutre de sa gueule.

    - Trois ! C’est Claire.

    Anne : « Quatre ! »

    Nicolas : « Cinq! »

    Stabbs : « Six ! »

    On s’arrête là. Sinon on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies.

    «  À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais Stary-Jerzy, qui dédaigne. Mais le Polack lui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ?

    - Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Nicolas Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Jerzy.

    Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Nicolas le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !

    - Je t’explique…

    Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.

    « Il n’y a rien à expliquer » réplique Nicolas. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.

    - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.

    Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.

    20 août 1991: Nicolas S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.

    20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.

     

    « Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.

    Cadillac, le 15 mai 1992

     

    « NICOLAS SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?

    - J’ai changé dit Nicolas, beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu’il est mort.

    - Tu veux que je paye ?

    - Ni argent, ni vengeance – juste curieux

    - Il ne m’as jamais parlé de toi

    - À moi, si. Mon demi-frère à la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.

    - Je te demande pardon pour ton frère.

    - C’est ce qu’on dit à Cotonou.

    - Pardon ?

    - Rien.

     

    X

     

    Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.

    Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-B atts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Nicolas, fils de Jerzy, qui râle. Son long nez, sorti d’on ne sait où, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Nicolas veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.

    - Je n’aurais jamais dû me confier à toi.

    - Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.

    - Je ne l’ai pas fait exprès.

    Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.

     

    X

     

    « C’est le vent » dit Claire.

    Anne dit que c’est Nicolas.

    Nicolas n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deuix hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Nicolas juste une blague.

    - Qui est celui-là ?

    - Le demi-frère de Stabbs.

    À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :

    - Vous êtes fous.

    - Nous sommes surveillés ;

    - Ils n’y penseront jamais.

    - C’est trop gros.

    - On vous cachera.

    - Il ne faudra pas sortir.

    - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…

    - Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Nicolas est  l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».

    - « Fous Dangereux »

    - Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.

    Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »

    Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Nicolas peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».

    Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Nicolas, calmé, demande à voir Jerzy, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Nicolas : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.

    Nicolas éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.

    Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».

    Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Nicolas trois jours pour se faire arrêter.

    - Raison de plus pour faire vite.

    Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.

     

    BIBATTS ET NICOLAS DANS LE MÊME LIT

    Il n’existe qu’un seul lit.

    « Nicolas, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs

    - Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.

    - Nicolas, n’enlève même pas tes chaussures.

    - Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.

    Ils vaporisent du désodorisant.

    Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :

    « Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.

    - Ne chipote pas. Crève.

    La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.

    « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.

    - Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Nicolas.

    - J’ai un plan.

    - Tu veux nous faire passer pour des salauds ?

    - Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.

    - Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.

    - Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.

    - Il est plein.

    - Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Jerzy peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.

    - Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.

    - Ta froideur m’exaspère.

    - .La tienne aussi. Assassin.

    - Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.

    - Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.

    - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.

    - Ce qui reste à démontrer.

    - Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.

    - Tu es dingue Nicolas. Criminel, dingue et dangereux.

    - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.

    - Tes cousines…

    - Demande une dispense au pape.

    Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Jerzy, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».

    Nicolas change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Nicolas qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.

    Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.

    X

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    Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Miss Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.

    Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Nicolas sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Miss Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »

    - Tu noies le poisson, lance Bibatts.

    Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Jerzy et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Jerzy. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Jerzy ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.

    Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ?

    Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.

    Croissants ! Thé ! Lait, café…

    Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.

    « Bonjour.

    - Vous êtes Nicolas ?

    - Votre fils.

    - Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».

    Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Nicolas paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :

    « Qui vous commande ici ?

    - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.

    - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.

    - Je ne le fais pas exprès.

    - C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.

    - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.

    - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).

    - Que voulez-vous ?

    Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Nicolas demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».

    Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.

    Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.

    Nicolas Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Nicolas fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Nicolas précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.

    - Quelles nouvelles ?

    Nicolas fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.

    - De fous ?

    - De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.

    Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.

    - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.

    - Des vieux.

    Nicolas intervient :

    - Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».

    Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.

    Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Nicolas partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.

    To wkurze. C’est chiant.

    Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Nicolas-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».

    La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –

    - Je n’étouffe pas dit Claire.

     

    Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Nicolas, indécollables, investissent et visitent

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Fleurs, couronnes, etc.

    DERNIER ÉTAT

    NE PAS OUBLIER QUE STAVROSKI EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI

    DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.

    ANNE ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX MAZEYROLLES, DONT L’HOMME, (Robert Marqueton) EST COUSIN DE MYRIAM NÉE MAZEYROLLES DONC COUSIN PAR ALLIANCE DE Stary-Jerzy.

     

    FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.

     

    hhhhhhhhhhhh

     

    À la mort de sa femme, Jerzy ne fut pas accablé de chagrin. Il resta près du corps, assis au niveau des seins, répétant : Ce n’est pas possible. Une sourdine jouait Good bye stranger. Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois étages de couloirs : portes feutrées, salons, pièces imprécises, chuintements caoutchoutés de chariots et grommellements d’aides-soignantes. Sur le lit gisait Myriam en peignoir, tête calée par un coussin de glace. Ses lèvres ont pris l’aspect de fines cordelettes mauves. Le veuf dit : Je ne veux pas rester au Vieillards’Home ».

    - Vous occupez notre meilleure chambre, dit Claire.

    - Pourquoi nous avez-vous séparés ?

    - Son agonie vous aurait troublé.

    - J’aurais troublé l’agonie».

    Claire glisse dans l’ étui ses lunettes fumées. Un vif éclair de monture blesse l’œil sec de Stavroski. - — Claire, je ne veux pas mourir ici. »

    Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, fausset, tierce et sourdine. Quinze août.

    PUTAIN LA GLACE !

    Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Jerzy sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil

     

    X

    Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.

    2

    Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Jerzy – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…

     

    Première visite

    Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Jerzy juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.

    Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.

    - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.

    Il ne s’agit pas d’une spoliation, Jerzy ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”

    Fin du premier avertissement.

    Stary-Jerzy croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en claire est inébranlable. Elle a 23 ans, blonde, pommettes écartées. Que pèse une vieille Portugaise rue aux Juifs ?

    Le lendemain, Claire dit à Jerzy :

    « Tu n’aimes pas les femmes seules.

    - Je me comprends » répond-il.

    - Fermez bien votre porte à clé.

    Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».

     

    Stary-Jerzy digère mal son expulsion programmée.

     

    Deuxième visite

    “Chez Léger. Passe devant.”

    Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “On ne peut pas loger une personne de plus”. « Pas de migrants ! » ajoute la femme.

    « Service Social » répond Claire.

    Ce qui est faux.

    Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe doublée satin.

    « ...cas sociaux » murmure Claire.

    - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.

    - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite.

    - Pour toi, et nos futurs enfants. »

    - Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »

    Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Jerzy, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Jerzy ! » Le vieux Jerzy ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Jerzy la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.

    - Eh bien Jerzy, restez donc hanté.»

     

    Tierce visite

    Claire tire Jerzy de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » -  ...encore ! dit Jerzy - « ...par les agissements de ma femme… »

    - ...Ne me parlez plus des femmes !

    - ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.

    - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »

    Un jour sur deux, Claire et Stary-Jerzy inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.

    « Je croyais que vous seriez triste, Jerzy.

    - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Jerzy, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.

    - Qui vous le demande ?

    - Eux-mêmes, ma biche.

    - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.

     

    À la Quatrième Porte, le locataire se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».

    Stary-Jerzy demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.

    - Vous les avez détruits, dit Stary-Jerzy, jusqu’à leur quatrième génération à venir.

    Alphonsine s’emporte : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées ; nez en couteau  : « Nous nous passons de vos sermons. »

     

    EXPULSION MUSCLÉE DES LOKINIO

     

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam. Où vous habitiez tous les deux ! ...autrefois !… À présent deux vieux y habitent, plus vieux que vous. c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – disons la friche – entre les deux maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, plus d’autres ordures… Ils disent : « Notre fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus ; ils ont tout fait virer, d’office : les encombrants, les déchets…

    - Mais ces Stary-là, les Mazeyrolles, sont des cousins de Myriam !

    - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont eux, à présent, les propriétaires.

    - ...Myriam avait perdu ses vieux cousins de vue. Ils habitaient tout près de chez nous. Quelle histoire ! quelle histoire !

    - Puis les Acquatinta les ont persécutés ; pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient longer le jardin. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, les quadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. Les cheveux peroxydés. Coquette hideuse.

    - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !

    1. - Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, Trapu, les épaules arquées. Il traîne des pieds.

    - C’est bien lui ! tout à fait lui !...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ».

    - C’est exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

    Stary-Jerzy se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus.

    - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène.

    - Vous entendez ?... trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »

     

    Eugène et Alphonsine commencent à se casser la gueule, ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent, le Ricard, pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine brailler : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.

    - Ils n’étaient pas méchants, commente Stary-Jerzy.

    - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.

    - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ?

    - Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».

    Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement, à supposer qu’ils en trouvent, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Stary-Jerzy répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau du visage de Claire, si exactement remplie par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde.

    - La vertu, Jerzy ?

    - La justice. L’égalité. Le droit. »

    Claire se met à rire, secoue ses boucles.

    Quinte visite.

    « Regardez bien, Stary-Jerzy : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… deux vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Jerzy.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Jerzy.

    - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin (la friche…) entre les deux maisons, les vieux entassaient leurs ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela, par camionnette » mais les jeunes – devant eux - les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets…

    - Mais, ces Stary-là, des Mazeyrolles ! sont cousins de Myriam... Eh bé ! Eh bé !

    - Les vieux Mazeyrolles n’ont pas supporté ce déblayage intempestif.

    - Eh bé ! ...des cousins de Myriam !

    - Les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis les ont persécutés.

    - Comment cela ?

    - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles doivent traverser le jardin. On appelle cela « une servitude ». Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluent humblement les Acquatinta, qui ne répondent pas, ou d’un ton condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les tifs peroxydés. Coquette. Hideuse.

    Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, voûté. Il traîne des pieds.

    - Tout à fait lui ...

     

    X

     

    Après chaque visite, Stary-Jerzy et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Stary-Jerzy est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétale ; ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent particulièrement. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télé qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Stary-Jerzy « qu’ils sont devenus tout à fait sourds et s’engueulent en occitan».

    - Exact, Stary-Jerzy ». Claire éclate de rire, secoue ses boucles et montre ses dents

     

    X

     

    Petite prise de bec Jerzy-Claire p. 13 tapuscrit.

     

    - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?

    - Faites chier.

    - Pas poli le pépère !

    - Je t’ai vouvoyée ».

    Stary-Jerzy ne supporte pas que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. use et abuse de la badinerie. Tout se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il ne se sent ni vieux, ni père, ni camarade.

     

     

    Apparition dans le récit de Anne p. 14 du tapuscrit

    Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie d’Anne Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ies cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?

    Les Mazeyrolles apprennent leur réemménagement

    X

    Les Vieux. Plus vieux que lui. Déclinant leur âge et leur identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, garnies, bâillantes, toute une vie. Le soleil joue entre les battants. Thérèse Mazeyrolles demande :

    « Il faut trouver un nouveau logement ?

    Jean-Paul :

    « On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.

    Au retour, hors de leur présence :

    « Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.

    X

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Jerzy ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! Au lit, on dort ! »

    Stary-Jerzy se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas.

     

    X

     

     

    Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Les deux sœurs trouvent le vieux « marrant », « sympa ». Le déménagement se fait dans l’austérité, ou la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Elle s’assoit et ne dit pas grand-chose : « bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.

     Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .

    Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste lointain. Stary-Jerzy éclaircira ce point. Ou non. Jerzy les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre - il tient jusqu’ici la balance - Jerzy est Sagittaire (vingt-quatre novembre)

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    Le lendemain Anne est reveuet. Elle est plus éloquente. Lorsqu’elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat coincé, crevé ? Toujours en virée, dehors. La lune sort des nuages sur les murs en sommeil. Il longe la « Maison Usher ». Elle demeure froide. Murée, terrible. Stary-Jerzy titube avec bonheur, doucement d’un trottoir à l’autre sans avoir bu. «  Ma chambre est à moi. Elles me l’ont donné. Une arrière odeur de rats.

     

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    Le lendemain Anne est revenue. Elle s’est montrée plus éloquente. Si elle rit son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à décongeler. La planche à repasser au milieu du salon.

    « Les déménager n’arrangerait rien ; ils portent leur taudis sur le dos.

    - Vous êtes jeune, répond-il. Pourtant, vous aimez l’ordre.

    - Ce n’est pas incompatible. »

    Anne poursuit :

    « Leur friche sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.

    - Ce sont des cousins de Myriam. » Jerzy n’en dit pas plus. Myriam, les vieux Maseyrolles et leurs futures soignantes sont donc apparentés. Lafayette (Madame de) en eût pondu vingt pages. « Nous sommes tous cousins » reprenait Anne.

    - L’âge les a bien amochés, disait Stary-Jerzy : « Jean-Paul et Marie-Thérèse  Mazeyrolles». C’était la mode aux prénoms doubles. La vieille dame avait redoublé de laideur. Anne ajoute que Stary-Jerzy s’en est «mieux tiré » : très peu de rides. À quoi Jerzy répond : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne se met à rire, sans plus exposer sa pensée : Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Comment ! ...de cette laideur !? ...ils ne payaient pas non plus leur loyer ! - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné dit-elle ; nous avons annexé, ces deux-là, racheté le terrain des Acquatinta. - Qui mettez-vous à la place ? » Anne se tait et la sœur aînée ne vient pas.

    Une cloche tinte en cuisine : Oncle René appelle à table. Jerzy se lève pour le réfectoire, il parle volontiers de tout de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger aux paroles si poignantes adieu femmes étrangères  l’anglais ne dit rien des sexes perdus - good bye Mary, good by Jane aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée dont les mots nous échappent, lesquels sinon nous rempliraient de larmes) « gruyère pour tout le monde ! ».

    X

    Stary-Jerzy respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre, n’en sort plus.Myriam lui fait un souvenir de fond, morte jadis au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs chambres personnelles bien fermées. Jerzy erre pieds nus dans le couloir frais. S’assoit dans son propre salon solitaire, face aux cendres froides de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper ainsi la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure dans le jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles : lui, voûté, silencieux – elle édentée, volubile – chez eux naguère, ils défilaient de même, derrière une autre haie ; c’est ainsi que se crée la légende.

    Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Stary-Jerzy cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Home et le soir, de profil, contempler à loisir Anne et Claire, nimbés de marbrures lactées.

    « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. aussitôt quittées que séduites, sur une lancinante mélopée en La bémol dont la plupart ne comprennent pas les larmes. « Pourquoi passez-vous, ajoute-t-il, votre vie, dit-il encore, à observer des personnes âgées ? ... vous les tuez, dit Jerzy. Claire le regarde avec une intensité amusée.

     

    L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. «Ne vous apitoyez pas, Jerzy », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les vieux, baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Jerzy les revoit monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Ils auront vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dommage. Des voisins se sont regroupés. Certains font mine d’avertir les pompiers. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – Jerzy revient dans son logis indépendant. « On n’a brûlé que les meubles hors d’usage ».

     

    Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Jerzy lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Sa lèvre supérieure est striée. La vieille dame est souvent taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de René, son fils, escogriffe jaune et quadragénaire. Assistant sa mère, il la soutient avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé.

    Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait.

    *

    Le soir où l’on pendit la crémaillère, Jerzy les invita tous. Ils occupèrent le long côté des tables. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille dame s’endormit entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôt les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

    Sans doute Stary-Jerzy aurait-il mieux fait d’usurper la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de rejoindre si vite le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. Anne à sa droite. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas ici chez lui. Parfois les sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent vers lui, lui tendent un verre, un petit four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une autre vieille mère, Marie-Thérèse et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités.

    Jerzy lorgne sur son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les quiches. Il se bourre et s’occupe. La vie lui suffit. Ne sont venus que des inconnus. On ne nous dit pas tout. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux yeux faux bordés de bacon - « l’essentiel chez » un vieux, c’est les jambes ». Stary-Jerzy a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, disparus jadis des radars. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, guette la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? premiers mots du fils.

    Lorsque la vieille Marie-Thérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, Claire et Anne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Jean-Paul. ...Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. George s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles. Il s’est demandé pourquoi ces deux jeunes soignantes l’ont recueilli.

    Qu’est-ce qui leur a pris. A bien pu leur passer par la tête . Elles acceptent n’importe qui. Cette ivrognesse est venue s’abattre d’un coup… pourquoi la mort le frôle-t-elle sans qu’il s’en émeuve ? Quelles mesures Dieu Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposées dans son âme, derrière sa haie privée ? Quand Jerzy revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi, Pouzieff » ? - énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ».

    Sa voix est nasillarde. Savoir s’il le fait exprès. S’il étudie sa voix sous un casque de retour. Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Certains invités hurlent encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une qui boite aussi bien ? « À l’asile, j’étais bien ». Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Jerzy pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons blancs, gros reflets de bonne carrure.

    Il rentrera bien assez tôt ; possède à présent un domicile honorable c’est bon d’avoir soixante-dix ans marmonne-t-il. De répéter deux ou trois prénoms de femmes sans se lasser. D’éprouver sa plénitude en plein vide. Enfin logé. Dignement. Seul. Et l’odeur de foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie des nuages sur les murs en sommeil. Passe sur la Maison Usher (froide, murée, terrible). Stary-Jerzy titube doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul sur la chaussée, débarrassée d’humains. Si facile de passer pour fou. Stary-Jerzy a trouvé son chez-soi. Son plafond bombé jusqu’au ras du crâne – lattes en pont de navire, étroites et vernies, cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Très lourd, venu de la maison du père mort. Vieux meubles, vieux os. 70 années de terreur. Les pleins et des déliés de la vie.

    ...Myriam gagne à être regrettée.… les vieux se guettent en coin. Se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Sa tête décroche. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Tu es paresseux dit Claire.

    Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrentquand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre il a des absences. Les deux sœurs et Jerzy regardent Le Prussien avec Edmond Beauchamp. L’histoire d’un vieil époux homme qui survit, apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. Pour l’enterrement de son épouse, comme il marche péniblement, tous les autres le dépassent. Il arrive, seul et bon dernier, sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un élan du cœur dense comme un renvoi de malt. Stary-Jerzy : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc – on guérit à l’instant.

    «  Voyons Jerzy, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

    Il dit :

    - Je me moque d’être apprécié.

    - ...je rêve ! » - Anne bat des mains.

    - Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

    Jerzy s’en contrefout. Anne dit «  C’est dommage. Vous auriez pu en pondre deux chapitres. Nous allons vous détacher de vous.

    Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas dans leurs conventions

    « Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir accueilli dans « la Maison Mazeyrolles »

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »

    Sur le retour, après séparation, Claire dit : « C’est dommage . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement.

    Anne conclut à l’échec. . PAGE 27 SUR PAPIER

    **

     

     

     

    Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, Noël et Stabbs. ...Stary-Jerzy Svarov découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit trou du cul d’Anglais, crépu et maladif, maniéré mais capable de brusques grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne. S’est rabattu sur Claie. Mais tout ne va pas pour le mieux entre Claire et Stabbs.

    Les deux amants s’affrontent, mais rien n’est si grave. Anne, belle-sœur de la main gauche, contemple Stabbs plus souvent qu’il ne faut. La plus jeune est brune, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).

    Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement.

    Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Stary-Jerzy et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, déplié, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse, dépassant du complet-veston, une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien, s’il ne l’était pas déjà : il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres. PAPIER PAGE 29

    Voici le dialogue :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

    - Il ne veut rien faire.

    - ...ni sur ses intentions.

    - Il regrette insuffisamment sa femme.

    - Noël est inconsolable.

    - Qu’en sais-tu ? dit Noël.

    - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ?

    - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

    - C’est sa maladie.

    - Quelle maladie ?

    Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments.

    Noël se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Jerzy. Ne chassez pas Stabbs ».

    - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

    Noël poursuit sans répondre : « Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu.

    Stabbs répond sans comprendre :

    - Où irait-il ?

    - Dans une boîte à dingues, réplique Anne.

    - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux,morveux. Je suis son fils. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.

    - On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur.

    - Cependant il dérange, dit Claire.

    Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noël à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. »

    - Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort » dit Claire.

    - Il se fout de tout ! enchérit Anne.

    - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.

    Confusion, conclusion.

    X

    De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.

    « Quel désert, dit Stabbs.

    « S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».

    Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Stary-Jerzy, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Le vieillard absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes que jamais. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.

    L’alcool est indispensable. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus d’eux court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, Marque Déposée. Votons.

    Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.

    Gauchement, Anne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes.

    Vainement, chacun dépose en le cachant son bulletin, l’œil rivé sur le voisin. Le vote est NON. Stary-Jerzy exclus par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est voilée pour clarifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.

    Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre :

    Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.

    Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski. Ma punition viendra ».

    - Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» (le public : « sa thurne » !… - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf 

    - Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.

    - Veux-tu l’épouser ? réplique Noël.

    - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs.

    - Toi, dit Anne.

    - ...à quel titre ?

    - Nous en trouverons, reprend Noël. Certains pourtant trouveront un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. Le crime de l’Orient-Express.

    - Il sera vite convaincu, dit Claire.

    Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.

    Anne demande « pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».

    - Qu’est-ce qu’il faisait ?

    Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier

    - « Chier » ?

     

     

    x x x x

     

    « Que faites-vous là, Jerzy ?

    - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, bien disposées.

    Jerzy tient une râpe cylindrique ; il serait étonnants que les félins apprécient le gruyère.

    Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.

    Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre qui sèche, la sale, empilée, sur la gauche.

     

     

    Une goutte tape sur un fond de poêle

    « Vous vous êtes bien habitué, ici.

    Mauvaise entrée en matière.

    - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. »

    Une bande de terre entre deux bords de ciment, qui enserrent un rosier malingre, un hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais.

    Pousse là aussi un pêcher de deux mètres donnant sept fruits par an, gâtés avant maturité. Plus loin deux appentis en tôle.

    « Vous n’avez pas d’insectes ?

    - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. Ce sont des mésanges charbonnières.

    Stary-Jerzy si tu touches mon cul, quel beau prétexte !

    Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.

    À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.

    Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».

    - Cette langue n’est pas la vôtre.

    - Je me prends pour Anne...

    -J’en doute. DDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDDD

    Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Jerzy traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Stary-Jerzy ; moi, je travaille.

    - ...Vous visitez les Stary-Expulsés.

    Nous y voilà. Jerzy évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans des couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?

    - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?

    - « Cadeau repris, cadeau volé ! »

    - Et le monde extérieur ?

    - Un sucre ou deux ?  ...je viens d’arriver, Claire. »

    (...dans ces hôtels, Jerzy est poursuivi ; monte à la course les escaliers. Entrevoit des grands lits défaits. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...j’arrive aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on aperçoit les chevilles humaines sous les portes, partout des fuites d’eau -

    - Les bibliothèques sont des labyrinthes…

    - ...j’arrive dans un cimetière

    - ...bibliothèques…

    - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous

    jjjjjjjjjjjjjjjjjjjnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

    2

    il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi

    - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.

    - Les pauvres ?…

    - Vous reprenez du poil de la bête, Stary-Jerzy.

    - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile…

    - Pour eux c’est pire que de mourir, Stary-Jerzy.

    - Arrêtez de m’appeler comme ça.

     

     

    - Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes des privilégiés.

    - Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.

    - Vous ne nous convenez plus.

    - C’est trop brusque.

    - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Stary-Mazeyrolles, vos proches parents ? Deux expulsions en si peu de temps !

    - Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.

    - Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?

    - ...Vous changez de sujet.

    - C’est votre dureté qui est en cause.

    - Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».

    Claire écoute. Elle n’a rien dit mais pouffe ; imagine des scènes.

    - Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.

    - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché.

    - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Le lendemain de notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.

    - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus.

    - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital.

    - Pourquoi pas,  Jerzy… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.

    - On ne se marie pas pour des raisons…

    - Je parie que si.

    - Cinquante ans de galère…

    - ...de galère ?! …Jerzy !

    Anne à son tour demande  s’il a des enfants.

    - Les enfants sont la plaie du couple ! » Stary-Jerzy frémit.

    - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Jerzy ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu dit Noël.

    Jerzy grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?!

    - Pas beaucoup d’impôts.

    - Boucher, «pas d’impôts » ?…

    - Commis boucher [oujenik jejnitchy]

    - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?

    - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.

    - Eh bien ! Pani Stavroski !

    - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.

    Claire éclate de rire.

    - ...un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !

    - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Jerzy.

    - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.

    - Que sont-ils devenus ?

    - Morts ou en retraite.

    - Ce ne sont pas des professions.

    - Il ne faut pas avoir d’enfants.

    - Trop tard.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul » dit-il. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.

    Il ne faiit plus grand-chose, Stary-Jerzy : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.

    «...une vie de feignant, dit Claire.

    - ...de nonchalant, reprend Jerzy.

    Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Stary-Jerzy possède le privilège de conserver son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour. Il conserve là-bas, dans son refuge, une platine ou « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Anne, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, soit la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.

    « Il nous ennuie » dit Anne.

    - ...nous instruit », dit Claire.

    Un jour vient où le froid empêche l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :

    - Il ne reçoit jamais personne.

    - Il est bien calme.

    - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux.

    - Des vieillesses plus dégueulasses…

    - Anne, voyons !

    Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin.

    Un jour le froid empêche l’ouverture des fenêtres et des chaises longues.

    Stary-Jerzy parle à voix basse – avec Myriam dit Claire.

    « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…

    - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.

    Anne émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.

    Elle fait des projets de mariage :

    « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.

    « Si mon genou me fait mal, il comprendra, et me le frottera du du même onguent que lui.

    «  Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.

    Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.

    - Quand nous étions petites…

    - Nos petits jeux ne suffisent plus.

    - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…

    - ...c’était hier.

    -  Il ne manque pas d’hommes en ville.

    - Plus durs les uns que les autres,

    Claire : « ...avec Jerzy, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».

    Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.

    - Mais c’est vous que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?

    - Quelle que soit la femme, Jerzy, soyez réaliste.

    - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé.

    - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?

    - Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »

    C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Jerzy conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Jerzy s’interrompent et surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    « Qu’est-ce que vous nous chantez, Jerzy ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?

    - Oui, oui…

    - J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.

    - Peut-être, peut-être ?

    - Et cessez de répéter chacune de vos paroles.

    - Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.

    - L’avez-vous aimée au moins ?

    - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.

    - Il faudra bien que moi, je vous suffise.

    Elle lui pose un baiser sur le front et détale.

    « Vais-je bander ?  pense Jerzy.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Jerzy, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Stary-Jerzy en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.

    Première entrée

    Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Jerzy pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense.  Bove, placez-vous en face du buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Jerzy précipitamment, « dès mon enfance.

    - Ta vue baisse ?

    - Mes souvenirs baissent, mieux que moi...

    - Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - ...mais comment donc !

    - Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.

    - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…

    Stary-Jerzy grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

    - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...ou déplacés…

    - Ce ne sont pas mes amis…

    Bove raccroche et se rapproche :

    « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.

    - Rue aux Juifs ? lance Jerzy.

    - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Jerzy. J’ai l’air juif ?

    Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies et bribes obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.

    « Les meubles ! s’exclame Claire.

    - Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.

    - Good bye stranger ?

    - Exactly.

    - Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.

     

    Seconde entrée

    « Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.

    S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».

    « Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …pas même une épée ?...

    - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.

    - C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) vous ne parlerez pas ?

    - Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».

    Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »

    C’est Noëldieu. Anne hésite à rire. Jerzy demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »

    Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Jerzy que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut ; et vous ? » - Stary-Jerzy dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite sans but comme une hôtesse qui reçoit, Anne s’exclame sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye tour à tour les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.

    Stary-Jerzy, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.

    - Et l’autre ?… le British ?

    - Son ami.

    - Pédés ?

    - Non ?

    - Bourrés ?

    - Oui, dit Mistress Bove.

    Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».

    Stary-Jerzy, lui-même polonais, pense détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne une assertion proverbiale : « Quand le bâtiment va... » (tout va, tout va). Son fils prend une voix de tante. No comment.Tout le monde se dirige vers le buffet. Stary-Jerzy se trouve un instant seul avec Mrs Bove, qui secoue ses cheveux roux sur son col rouge. Stavroski observe que devant lui, les femmes secouent souvent leurs cheveux ; Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto. Jerzy aimerait habiter une chambre, sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Jerzy dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.

    Fin de la deuxième entrée

    « Que sont devenus les enfants des Noirs ?

    - Tous mariés » grommelle Jerzy.

    - Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?

    - Ils se soûlent à la cuisine.

    - Pourtant je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.

    - Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…

    - Parlez donc, monsieur Jerzy – poursuivez vos propos déplacés…

    - ...il s’était fait dépouiller par sa femme. 800 000 francs de biens immobiliers se sont évanouis.

    - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous vouliez une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent des Antilles.

    - Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?

    - Votre bijoutier se plaignait sans cesse de ses déboires et mésaventures. Même Claire était fatiguée de lui.

    - Son ancien amant, bijoutier volé, doit demeurer au Vieillards’ Home.

    Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous pris votre anglais ? Il faut dire Old People’s House. Il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.

    - Il a été expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous pârlions. Pour nous marier.

    - Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.

    - Vous serez ma maîtresse !

    - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans un ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils, plus vous, dans un appartement de trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !

    - Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de TOUT mon espace.

     

    Surviennent les enfants

    « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Jerzy : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.

    - Claire ! s’écrie Jerzy ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?

    - Tu m’annonces la nouvelle avec le sourire aux lèvres ! il y a longtemps que je le sais.

    - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?

    - Mort, comme Myriam, complète Stary-Jerzy.

    Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Stary-Jerzy ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.

    - Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Staabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lancer sur moi « 

    Faute de mieux, Miss Bove a ri.

    Jerzy l’imite.

    X

    X x

     

    Violents coups de klaxon côté rue. Claire se précipite au pas de charge à travers le jardin, en même temps que Stabbs et Noëldieu disposent à toute vitesse sur la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre deux vieux homme et femme. Stabbs et Noëldieu automatisent leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Stary-Jerzy « libéré ? cavalé ? »

    . À partir de là tout le monde s’est mis à crier.

     

    Claire prend Jerzy à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La vieille Alphonsine s’écrie dans le brouhaha qu’ils sont relâchés, sans plus savoir où aller. Réclame de l’alcool, « comme à l’asile – parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » C’était la prescription pour les intoxiqués. Mais il avait fallu payer le pétrole, et la vieille ne le digérait pas. « C’est un comble », répétait Claire. Ça la calmait. Noëldieu l’invitait ici même, avec son homme Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sorti de ses fourneaux l’engueule en sourdine « je t’ai prêté mon pavillon, pas pour y faire venir n’importe quoi.

     

    54 - 29

     

     

    - Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles. Claire prend l’oncle par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.

    - C’est ce que je dis » répond René.

    Se mettre à table ne résout rien. Rosette et amuse-gueule. Rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Stary-Jerzy leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Maseyrolles. Eugène rapproche les sourcils, se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.

    « ...Voyons, les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme ! Celle qui est morte ! »

    - Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.

    - ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne sa chevelure à l’oxygénée vingt volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.

    - Évidemment dit-il dans sa barbe.

    - Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : brune, piquante, le nez fin…

    - ...qui fut, qui fut, rectifie Eugène.

    - « Qui fut ». Pourquoi voulez-vous nous parler de ces gens ?

    - Ils n’étaient donc pas avec vous ?

    - Où çà ?

    - À l’asile.

    - ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».

    Stary-Jerzy leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisment, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles,sortis de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant subrepticement les dos de fauteuils de table. C’est intolérable.

    TAPUSCRIT 57

    Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.Elle vit dans son monde. Elle ressemble à une Vierge dAnnonciation.

    Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.

    « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.

    - S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.

    Les Mazeyrolles disparaissent.

    Ils occupent deux pièces encombrée de toutes les armoires qu’ils ont pu posséder ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son

    É 57

    béret. D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.

    Il se tourne, redisparaît.

    C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :

    « J’aimerais un premier rôle ».

    - Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine (on mange beaucoup pendant les repas).

    Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».

    Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».

    Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler

    toute la vieillerie du monde ; « Nous avons le droit et les moyens de virer tous les viocs autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout est allé sur la sœur aînée : « Il n’y a ici que des hommes rassis

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    qui gratteront leurs croûtes sur mon lit de noces ! » (« même si je montrais mon cul, pense-t-elle, personne ne le verrait » ? Le rôti reste dans la gorge de Jerzy. La discussion devient générale et s’embrouille ; par exemple, Jerzy se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours ici. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent : lèves pincées, nez en couteaux. Eugène porte la barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles ont occupé, illégalement, une partie de chez moi ». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Jerzy Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles, dit Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était par-derrière chez nous. »

    - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.

    - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »

    - Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.

    - « Ses » contrôleurs : ça le reprend – pas plus à toi que le reste.

    - Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai gardé ».

    Un murmure parcourut l’assistance

    - Posez ça, Pépé.

    - On ne me dit pas « Pépé ».

    - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?

    - On ne dit pas « asile », dit Jerzy.

    Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus, d’ailleurs, n’était pas une sainte. Stary-Jerzy demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Stary-Jerzy a complètement oublié : « C’est de l’invention ».

    Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.

    « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Jerzy.Je n’avais que 17 ans.

    - À cet âge-là y en avait qui résistaient.

    - Moi je me cachais.  Et les Mazeyrolles ?

    - Tout ce qu’il y a de plus péainistes, jusqu’au 30 juillet 44.

    Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes de mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.

    Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien. Jerzy va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, eux, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est bien la seule. Anne intervient :

    « Vous arrêtez vos engueulades ? On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.

    - Je paye mon loyer.

    - Quel loyer, Stary-Jerzy ? Ça fait trois mois qu’on n’en voit pas la couleur. On ne vous demande rien, notez…

    - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?

    - J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, barbe en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.

    - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine, le nez pincé à tout rompre.

    - Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. Tout le monde se détourne, gêné.

     

    Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous leur graisse.

    « Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.

    La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.

    - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, des yeux bleus châssieusx.

    - One ! dit Mistress Bove, infoutue de dire « un » en français.

    - Two ! dit Jerzy pour se foutre de sa gueule.

    - Trois ! C’est Claire.

    Anne : « Quatre ! »

    Nicolas : « Cinq! »

    Stabbs : « Six ! »

    On s’arrête là. Sinon on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies.

    «  À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais Stary-Jerzy, qui dédaigne. Mais le Polack lui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ?

    - Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Nicolas Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Jerzy.

    Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Nicolas le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !

    - Je t’explique…

    Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.

    « Il n’y a rien à expliquer » réplique Nicolas. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.

    - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.

    Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.

    20 août 1991: Nicolas S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.

    20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.

     

    « Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.

    Cadillac, le 15 mai 1992

     

    « NICOLAS SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?

    - J’ai changé dit Nicolas, beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu’il est mort.

    - Tu veux que je paye ?

    - Ni argent, ni vengeance – juste curieux

    - Il ne m’as jamais parlé de toi

    - À moi, si. Mon demi-frère à la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.

    - Je te demande pardon pour ton frère.

    - C’est ce qu’on dit à Cotonou.

    - Pardon ?

    - Rien.

     

    X

     

    Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.

    Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-B atts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Nicolas, fils de Jerzy, qui râle. Son long nez, sorti d’on ne sait où, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Nicolas veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.

    - Je n’aurais jamais dû me confier à toi.

    - Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.

    - Je ne l’ai pas fait exprès.

    Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.

     

    X

     

    « C’est le vent » dit Claire.

    Anne dit que c’est Nicolas.

    Nicolas n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deuix hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Nicolas juste une blague.

    - Qui est celui-là ?

    - Le demi-frère de Stabbs.

    À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :

    - Vous êtes fous.

    - Nous sommes surveillés ;

    - Ils n’y penseront jamais.

    - C’est trop gros.

    - On vous cachera.

    - Il ne faudra pas sortir.

    - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…

    - Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Nicolas est  l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».

    - « Fous Dangereux »

    - Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.

    Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »

    Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Nicolas peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».

    Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Nicolas, calmé, demande à voir Jerzy, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Nicolas : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.

    Nicolas éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.

    Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».

    Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Nicolas trois jours pour se faire arrêter.

    - Raison de plus pour faire vite.

    Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.

     

    BIBATTS ET NICOLAS DANS LE MÊME LIT

    Il n’existe qu’un seul lit.

    « Nicolas, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs

    - Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.

    - Nicolas, n’enlève même pas tes chaussures.

    - Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.

    Ils vaporisent du désodorisant.

    Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :

    « Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.

    - Ne chipote pas. Crève.

    La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.

    « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.

    - Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Nicolas.

    - J’ai un plan.

    - Tu veux nous faire passer pour des salauds ?

    - Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.

    - Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.

    - Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.

    - Il est plein.

    - Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Jerzy peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.

    - Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.

    - Ta froideur m’exaspère.

    - .La tienne aussi. Assassin.

    - Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.

    - Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.

    - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.

    - Ce qui reste à démontrer.

    - Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.

    - Tu es dingue Nicolas. Criminel, dingue et dangereux.

    - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.

    - Tes cousines…

    - Demande une dispense au pape.

    Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Jerzy, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».

    Nicolas change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Nicolas qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.

    Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.

    X

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    Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Miss Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.

    Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Nicolas sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Miss Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »

    - Tu noies le poisson, lance Bibatts.

    Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Jerzy et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Jerzy. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Jerzy ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.

    Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ? 

    Tulle,boudin, Célestin

     

    Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.

    Croissants ! Thé ! Lait, café…

    Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.

    « Bonjour.

    - Vous êtes Nicolas ?

    - Votre fils.

    - Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».

    Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Nicolas paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :

    « Qui vous commande ici ?

    - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.

    - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.

    - Je ne le fais pas exprès.

    - C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.

    - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.

    - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).

    - Que voulez-vous ?

    Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Nicolas demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».

    Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.

    Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.

    Nicolas Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Nicolas fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Nicolas précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.

    - Quelles nouvelles ?

    Nicolas fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.

    - De fous ?

    - De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.

    Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.

    - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.

    - Des vieux.

    Nicolas intervient :

    - Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».

    Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.

    Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Nicolas partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.

    To wkurze. C’est chiant.

    Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Nicolas-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».

    La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –

    - Je n’étouffe pas dit Claire.

     

    Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Nicolas, indécollables, investissent et visitent

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • La femme, le prêtre et le psychiatre

    C O L L I G N O N

     

     

    L A F E M M E , L E P R Ê T R E  E T  L E  P S Y C H I A T R E

     

    Le jour de mes cinquante-six ans je me suis pris une grosse claque dans la gueule.

    Je reviens du travail et qu'est-ce que je trouve chez moi, deux arnaqueurs du genre à m'emprunter sept briques remboursables au compte-gouttes en criant misère tous-les-mois-quand-j'y-pense, total c'est encore moi le blaireau qui râle, ma meuf me dit j'avais pensé tu penses ma conne ? que ça te ferait plaisir d'avoir des invités putain c'est tes amis pas les miens, ton idée pas la mienne, ce prêt à la con dans le dos pendant que je bosse et que t'as rien à foutre at home à part glander, ni talon de chèque ni reconnaissance de dette merci bobonne t'es l'amour de ma vie, bon anniversaire et bonne soirée jusqu'à deux heures du mat' à 7h je repartais bosser ma femme toujours au lit et d'un seul coup d'un seul j'ai plus voulu voir personne plus parler ni boulot ni famille, ma carte bleue le train jusqu'à St-Flour et me v'là.

    Ceux qui me disent que c'est pas le bout du monde Bordeaux-Clermont par St-Germain je les emmerde parce qu'ils ne sortent pas de leur trou franchement qu'est-ce que j'irais foutre à Sucre à Mexico à me chier la tourista sur les grolles Rapatriement Europe-Assistance vos gueules. Avant j'avais l'avenir derrière, pension des vieux et agagah parce qu'en ce temps-là y avait pas les progrès de la médecine la longévité tout ça c'était 65 70 et la mort porte en face au fond du couloir où qu'il est passé ce foutu couloir et j'encule tous les magazines et les campagnes de presse et les papy-mamies qui se traitent de jeune homme en se tapant sur l'épaule t'es bien conservé pour ton âge. Moi je me vois bien dans ma glace mon menton qui s'affaisse et le cuir sur les joues comme des plaques de rhinocéros, 24h sans rasage ta joue vire blanc-lichen, les blonds prennent du bide.

    Tout ce que j‘ai pu faire ç’a été de stopper la clope,la boisson, je flaire la sèche tout le long du papier puis le vin qu’on remue au fond du verre le bouquet plus que le vocabulaire bientôt le fumet des femmes T’as jamais pu les sentir quel esprit

    mon gendre. Le prof en retraite dégaine d’épagneul avec le pull tout mou sur braguette et les épaules en dedans, la tête dans les épaules comme un taureau cherchez l’erreur, les plis du falze niveau jarrets plus la godasse qui bâille et 

    Jules,Corrèze,mort

    la chaussette qui retombe. Aujourd’hui ça va mieux je me suis lavé au lavabo de l’hôtel après le déjeuner sur plateau, chambre à cent balles au rez-de-chaussée, patronne aimable et qui m’a vu au lit moitié à poil.

    J’ai enfilé ma chemise et mon futal, coup de peigne et coup de rasoir, dans les toilettes toutes sortes de livres, Le Cid – Horace, Mickey-Parade (je chipe), plus un Carlos Fuentès, la chambre impec derrière moi - respect pour l’entretien.

    Dehors sois fier dresse bien la tête et le corps, pas trop les pieds non plus, la chapka sur la tronche avec les oreillettes mais sans les nouer, un tour sur Chanturgue et back to my room, je voulais foutre le feu au monde entier on m’appelle Va-de-bon-cœur, grand, chauve et voûté plus près de 60 que de 50.

    Il se retaille le poil dans les oreilles, méfiez-vous de l’eau qui dort et du héros qui râle. Si c’est la parano c’est incurable a dit la psy « j’ai beaucoup exigé de la vie je n’ai jamais pensé tomber si bas ». Si nous sommes le regard de l’autre comme dit l’autre, c’est pas grand-chose.

    Je t’en foutrais du Sartre.

    Dix minutes de gloire à 0h 30 avec PPD pour mon bouquin Le tas bourré au deuxième rang quand Bittbander t’a passé le micro, on n’entendait que lui t’as eu dix secondes il faut pas te plaindre tout le monde t’a vu remuer la bouche en gros plan. Plus à 8h du mat un samedi sur France-Q toute la France est au garde-à-vous onle samedi à 8h10 « c’est vachement facile à France-Cul suffit de demander » même que la zentatrice te faisait du genou sous la table à la verticale du micro tu ne peux pas oublier ça faut pas être ingrat envers la vie. Le guignol qui se poussait du col qui voulait diriger la revue à c’était moi on n’entendait que moi one more time avant l’émission putain comment que le dirlo t’avait remis à ta place derrière la vitre en débitant ses boniments d’une belle voix grasse et caverneuse Le but et les finalités la Déontologie parfaitement de Sa revue à Soi tout seul et tant mieux.

    Parce que tu sais les petits castors qui prennent le train en marche dans un Com’ de Rédac faut les remettre au pas clac sur la gueule ou tu les retrouves vite fait en train de tirer la couverture et tu te fais niquer par un petit merdeux qui te choisis ses disques et qui te pousse son édito comme une merde en se foutant de ta gueule quand c’est toi putain toi qu’avait tout prévu construit lancé - la haine merde molle neuf mois pour le virer qu’on n’entendait que lui cétait Ton émission Ta revue Ta vie Tes risques phynanciers faut comprendre aussi tu t’es retrouvé comme un con côté technique parce qu’on n’allait pas lui refaire le coup à lui l’autre…

    Les guignols faut les scratcher tout de suite autrement c’est à eux qu’on s’adresse donc pas un article pas une ligne pas une photo dans la presse même à Sud Ouest même « Trouville-Plage » bien fait pour ma gueule, l’autre là bien pro bien modeste la conférence et la pleine page Médaille en Chocolat de la Bonne Ville des Eyres et du Club Clitoridien réunis – ah !…

    ...c’est qu’il en connaissait du monde c’est ça la gloire tu l’l ‘a connue qu’il répétait (lambdacisme) au fond de ton secrétariat premier guichet à ta vraie place 18m3 « trois par trois  par trois » disent les analphabètes au 19 quai Badegerce entre Clermont et Montferrand. Tu sors le soir tu ne vois personne ni chat ni chatte le couvre-feu, le froid la pluie la nuit la neige, fondue ; coups de pied du vent au pied des tours de St-Wandrille rue des Gras rue des Chaussetiers. Des restaurants des fenêtres au premier avec des rires entre gens qui se fréquentent à 50 ans fini la chasse aux femmes la tienne t’avait viré on se marie trop jeune on ne connaît rien de la vie 30 ans de vie commune c’est de l’amour qu’ils disent les autres qui vous décorent vite fait, trois gosses partis dans la nature informaticiens ct cons comme leurs pieds.

    Tu revois ton ancienne maîtresse qui t’écrit « si j’avais su » et toi toujours fidèle à celle du Maire et du Curé putain 30 ans de vie commune à ne même plus avoir l’instinct de ce qui te branche ou non, même plus le réflexe de draguer la patronne à l’entresol d’ici et même plus de taches au drap, tu peux laisser le lit tout ouvert avant la balade du matin…

    Et pas de voyage non plus, sa première émotion c’était Coconut Globe-Trotters, le Pélican le Chimpanzé copain-copain « autour du monde » papa Singe et Maman Singe avec la pipe et le tablier pour la maman qui pleure c’était ça qui l’avait séduit, les parents qui pleurent à leur tour : le voyage, seul moyen de revanche – sa rage d’apprendre que le Père Noël, les Cloches de Pâques et la petite souris c’étaient les parents : cerné, raplati, toute cette petite métaphysique à portée de gosse – l’enfance était sans issue.

    Il vit un jour dans le ciel un aqueduc de nuages, parole, avec de vrais piliers très hauts très fins, des messagers de l’au-delà venus le délivrer, il dansa dans la cour, puis les nuées ou les fumées d’avion se dissipèrent. Il imagina que les hirondelles – heureux temps ! - se canardaient en formations serrées aux trajectoires zigzagantes, se mitraillant à bout portant de leurs postes exigus – partir – partir – partir et revenir toujours comme une balle au bout d’un élastique de Jokari après laquelle il s’essoufflait avec sa petite raquette, et sa cousine gagnait toujours. Ici le temps serrait toujours ailleurs, il se déroulerait toujours au-delà de sa vie – mais sans jamais rompre les ponts : juste les chemins creux du Limousin les départementales corréziennes sous l’orage ou le cagnard ou le brouillard et le petit hôtel du soir, pas cher et confortable, la bonne table et la bouteille à soi seul juste boire, voir et fuir.

    Bien sûr c’était les femmes qui l’avaient fait souffrir, les femmes, lui rognant le fric, les ailes, le sexe, se refusant sans cesse, flairaient l’homme bizarre, le pas net, le névrotique et fuyaient, le repoussaient dès le premier pincement de cœur mais ne versons pas dans la vulgarité tu ne me sauteras pas pensaient-elles « on sait à quoi tu penses » «tu t’es regardé » « tes fringues et tes cheveux et la tête » alouette « et tes conneries, les conneries que t’arrêtes pas de dire « ah çui-là » « ce guignol » coucher ça va pas non ? Variantes pour plus tard : Je veux bien mais laisse tomber celle que tu as celle que j’ai, celle que j’ai fini par obtenir de haute lutte quinze mois de résistance – même folle même grosse (« Laisse-la tomber et je te donnerai tout « là-haut sur la colline » - jamais jamais je n’abandonnerai ma femme malade – la rancune avait tourné haine.

    Tuer n’importe quelle femme surtout sans aucun rapport avec nulle de celles qu’il avait connues possédant toutes d’excellentes raisons de ne pas coucher de ne pas aimer – ou bien « en camarades » comme avait dit sa femme les premiers temps camarades : « qui partagent la même chambre » - non, une femme abstraite, une blanche, un écran – avaient-elles eu de la pitié, elles ? « Quelle homosexualité disait le psychiatre ? vous ne me parlez que de femmes, uniquement de femmes ! plus tard le ciel s’ouvrira » Manuel du Parfait Dragueur (MPD) envoi discret 320F votre conscience accrue vous ouvrira les culs tout ira bien votre comportement suivra, « l’action l’action vous dis-je, vous serez guéri vous aurez de l’argent des femmes et des voyages » plus de peur de la mort adieu bordels je suis venu j’ai vu j’ai vaincu niquée la reine » - les psy fond des promesses – j’ai cru.

    Non tenues. « Sauver les autres. Aider les autres. Écouter les autres. » Six psy en 18 ans. Marie-Antoinette notait dans mon dos. Vous ne faites que des va-et-vient sur la feuille. Le bruit s’arrête net. .Puis une autre. Puis un autre. Une autre. Plus de femmes que d’hommes. Les mecs plus pontifiants. Plus solennels. Cons. Reste un personnage à tuer. J’hésite. Un Prêtre. Un quatorze cent soixante Villon pris de boisson c’était lui ou moi poignarde un prêtre – et si je me contentais d’un sacrilège ? Souvent dans les églises je prie le vent, j’écoute les sermons, exemple :

    nous fêtons saint Hubert en ce jour de septembre parce qu’en novembre il fait moins beau, saint Hubert aimait la solitude ah c’est pas bien ça, la souffrance nous révolte et nous ne l’acceptons pas à moins que la Vierge Marie ne nous conduise par la main vers Dieu comme des enfants (Vayres Gironde29 septembre 1997, Limoges cathédrale 30 12 2000) ôte la souffrance imbécile et le christianisme n’a plus lieu d’être, je revois ce fameux petit garçon des « Hommes de bonne volonté » qui du haut de son impériale « a fait le tour de la condition humaine » et «considère de haut toutes ces touchantes petites misères de l’adulte » (impôts etc.) - « Dieu veut que nous soyons heureux » à d’autres, nous ne sommes pas sur terre pour être heureux mais avec le devoir d’être dignes « dans le christianisme il faut en prendre et en laisser Pharisien Pharisien « pardonnez-nous parce que nous sommes pécheurs » quand j’entends ça en début de messe j’ai la bouche pleine de gerbe je vous salue cuisine pleine de graisse le cuistot est avec vous / vous êtes vomie entre toutes les tables – ô dolorosisme ô culpabilisme ô flagestionnisme y a-t-il quelque part nom de Dieu d’être à la fois chrétien et digne ?

    Bouddha : « Ne souffrez plus mes frères » « La vie c’est souffrance donc mourez » (« tous morts aux désirs ») les Autres la Compassion les Autres on te dit tu te laisses bouffer tu fermes les yeux au mendiant qui te tend la main ça fait le septième tu es bouddhiste qu’est-ce que tu fais «ah faut savoir se défendre ne pas se laisser marcher sur les pieds quand même et accomplir son destin dans le courage et dans Bouddha « en prendre et en laisser » chacun pour soi et Dieu pour tous pas la peine de nous les casser avec vos doctrines à la voisin de palier Bouddhiste va chier.

    Tuer nous disons donc un prête un catholique pas un juif - hors sujet – s’avancer vers l’autel crâne ras crâne bas, claquer des talons saluer Sieg Heil ! résonance garantie, prêtre indigné surgi de la sacristie, dégainer le Mauser et Paf l

    ae chien. Une femme, un psy, un prêtre. Dans l’ordre.

    Femme, promesse d’amour : non tenue.

    Psy, promesse de paix : non tenue.

    Prêtre, promesse de Dieu, non tenue.

    Aaaah ! je suis puéril…

    Aaaah ! je suis morveux...

    Je t’en foutrais du morveux.

    PAN. PAN. PAN.

    Une psy prêtresse ?

    Trop facile. On va fignoler. Trois cibles bien distinctes, bien dé-tail-lées.

    Pour les femmes, s’exercer. Ça ne se tue pas comme ça, une femme. « C’est comme les sangliers. Quand on veut les tuer, faut pas les rater ». Balzac. Partir des images. La femme est une image. Eïdolonn, l’idole. <la femme ça s’imagine, ça s’idolâtre. Balancer son foutre dans la gueule ou dans le con d’une photo ou foutre son poignard – nul, archinul. Jeu des phosphènes : tu fermes les yeux, et sous tes paupières avant de dormir, tu t’appuie sur les globes, tu vois des lueurs, des éclairs, et si tu modifies la pression, le doigt, l’intensité, la partie de l’œil – tu multiplies à volonté le kaléidoscope interne : formes, couleurs, dimensions.

    C’est la masturbation des yeux.

    Tout le jour comme une fille tu attends le moment d’écraser tes globes oculaires, pour entrer dans le monde inépuisable des fantasmes à l’état le plus brut, le plus pur. C’est tout de même moins voyant que de se gratter les berles ou le clito. Dangers pour les yeux : larmoiements, conjonctivite – ne pas frotter. Même phénomène que la persistance rétinienne.

    La persistance rétinienne a permis d’inventer les comics, le cinématographe. Si dans la rue tu croises un homme, une femme ; aussi indifférents que tu leur paraisses, il t’est toujours possible, à la dérobée, de les enregistrer tous à l’intérieur de ta muqueuse et de fermer tout de suite les paupières – prends garde à ne pas heurter qui te précède ou te suit – tu conserves à son insu la personne sur l’écran velouté de ta conjonctive comme un vivant phosphène, jusqu’au grain de sa peau, jusqu’aux nuances de l’iris, aux crevasses les plus intimes de ses lèvres – tu domines et la décortiques – te l’incorpores.

    Mieux qu’un viol.

    Même ignoré, transpercé, insolenté – ce pli de mépris que les femmes ont toutes à la bouche – tu peux, quelques secondes, immobile en pleine rue, frôler ta vision peu à peu effacée, recouverte – la fixer, l’aimer toute une vie (tu veux ma photo pauvre type ? variante : je te fais bander, connard ?) tu peux te la faire, des yeux, la dévorer, tout ce qui te restera vieillard, t’abîmer dans la contemplation, jeux de puceau, jeux de vieux con.

    Puis tu leur parles, tenue là de la vulve à la tête et de la vulve aux pieds sous ta muqueuse palpébrale. L’âge aidant toutes sont belles, de 12 à 82 ans, tu les tiens dans les yeux sous ton bras et ce n’est pas de cul que je parle à mes prisonnières mais du temps qui passe et de l’amour, de maints replis imaginés dans leurs âmes de phosphènes, avec qui je ferais l‘amour, qui me répondent avec subtilité, jamais elles ne me trompent et nous faisant valoir l’un l’autre afin d’avoir vécu, expérimenté pour de vrai la plus infime pointe de l’amour ici même créé.

    Voilà comment se gâche un style.

    Impossible, impensable et plat que tout se résolve à quelques branlettes que ce soit : nous avons exploré ces contrée »s de Haute Adolescence (Haut Moyen Âge et temps des invasions)

    Reprenons :

    ...quand on fait ses premières armes entre garçons, en remontant sa main contre sa cuisse jusqu’aux boules (13 ans, 16 ans) contre un pilier du cimetière…

    ...ça ne me fait rien disait l’aîné désormais dans le cimetière sous la terre

    Effondrement du tunnel de Vierzy 102 morts

    ce bond du portail à la tombe avec aujourd’hui la petite photo sépia triste et craintive 30 ans dont la sœur se faisait mettre par le fils du fermier désormais sur fauteuil roulant tant de souvenirs lugubres très haut sur la carte de France -

    * * * * * * * * *

     

    J’avais ma petite amie, nous échangions nos recettes et des renseignements sur nos sexes, j’ignorais alors que les filles aussi comme nous se

    Chaque érection vécue comme une honte et je me détournais pour ne pas la vexer, c’était le temps où l’on trouvait dans le courrier de « Elle », de « Marie-Claire » il ne m’aime pas, il a demandé à coucher avec moi c’est bien la preuve qu’il ne même pas et chroniqueuses d’acquiescer

    ...où je lisais dans Au bonheur des dames (de mémoire « elle lui était reconnaissante de ce qu’il ne demandât pas ces mêmes chienneries que les autres » je me rabattais donc sur le fils du fermier sans même imaginer séduire la sœur que j‘emmenais pourtant dans la chambre aux parents (lits jumeaux 1950) aux couvre-pied rouges mon Dieu modifiez mon passé trop tard et vogue la galère

    * * * * * * * * *

     

    et d’autres filles entre elles dans les buissons – ce qu’on est déluré à 13 ans sans compter la fille au fermier dont je touchais la chatte sous la table en me penchant bien à fond pendant les parties de Monopoly on était tous gênés disaient mes vieux verts paradis des amours enfantines qui devaient rater à tout jamais

     

    * * * * * * * * *

     

    L’amour de moi au fond des chiottes dans l’odeur du ciment frais le foutre sur le slip c’est quoi ces taches c’est la bougie et je me roulais par tere à poil pendant qu’on m’agitait mon Petit Bateau sous le nez.

    Au lycée mixte de T. tout de suite tu choisis la plus belle plus fière plus pute plus vierge tes échecs fabriqués de toutes pièces on te dit, et tu ne comprends rien tu t’inventes des mines et des moues des regards filtrants « cahiers personnels » « à ne pas ouvrir » toujours à côté de ta mère qui se fout de ta gueule « Pas normal à 14 ans tu ne te rends pas compte allô Docteur mon fils se touche » la préhistoire on vous dit même le toubib croyait bien faire.

    J’affichais des airs misérables « cet air malheureux qui plaît tant aux femmes » j’avais oublié de lire « et digne », page après page notant scrupuleusement le moindre indice qui me confirmait perdant, plus le moindre souvenir de ces filles qui me recevaient chez elles une fois faisant semblant de s’être évanouie au lit dites-moi à qui je m’adresse tu fais fausse route tu vas dans le mur y’a qu’à mon vieux y’a qu’à

    - la haine les autres et l’enfance A BAS LES FEMMES écrit sur le poignet se branler sur les lingeries noir et blanc du catalogue quand à l’autre bout du fil ton amour t’attend pour que tu le touches, que tu le redresses dans les draps où elle fait semblant d’être assoupie elle t’aurait enlacé tu serais l’époux d’une juive car tu l’avais dit écrit en toutes lettres La première qui veut et qui ne soit pas une pute je l’épouse.

     

    Chapitre 2 § b3 ça s’intitule De quelques (cuisantes) expériences et tu précises « n’en a pas eu » - tu nous fais le film et le making off jamais une femme ne t’a dit « va chier » - pardon il y a eu Mussidan tout de même je ne l’ai pas inventé ce bled, qu’il me fasse un procès si ça lui chante, puisque maintenant les écrivains se font condamner pour « délit de ressemblance ». Ce n’est tout de même pas la faute de la municipalité de Mussidan si elle a abrité un connard en son sein.

    Trois expériences

    Moi, lourd : « On marche un peu ensemble ? »

    Sylvie qui minaude : « Ah non, on attend les autres. »

    Moi,balourd : « Pourquoi ? » (oui, pourquoi ? qu’on envenime, qu’on ferraille – vite, qu’on me refuse, d’emblée) - elle : « Arrête de me caresser » -

    Te souviens-tu d’Anxionzov ? (digression). Juste après La princesse de Clèves avec Marina Vlady. Et Porel. C’était beau. Et l’autre con. Anxionov. Qui t’arrive par le travers. Moche et con. Qui voulait se confier. « T’es toujours seul Coli. T’es comme moi. Les filles nous trouvent trop cons. »

    Et tu lui aurais bien parlé. Vous seriez même devenus les meilleurs potes du monde. Des confidents. Seulement voilà. Juste après La princesse de Clèves, avec Marina Vlady. Tu lui as battu froid. Pas le moment. Plus jamais le moment et tu le savais. Déménagement. Un de plus. Redoutable, à dix-huit ans. d’un continent à l’autre. On ne revoit personne dans la vie. Cela vaut mieux. Paraît-il.

    Mais dans le rêve Marina Vlady te répondait. Plus la petite Stuart, noiraude, maladive, qui devait mourir peu après le tournage. Tu revivais le film. Avec la femme, les femmes en toi. Anxionzov dans la rue, l’anxieux, sa tête de caniche battu, pas lui, pas maintenant. Il pouvait bien aller se faire foutre, pour le restant de ses jours, à tout jamais.

    À dix-huit ans on largue à mort, les amarres, le temps, l’amitié, l’amour, tout ça, par-dessus bord, et toi aussi on t’avait aimé, attendu, laissé entendre, mais trop rougeaude, trop joufflue, qu’est-ce qu’on aurait de toi avec ce boudin, il te fallait des fières, des pur-sang, des qui se cabrent, alors t’avais personne et tu te branlais sur ta cuvette à chiottes.

    ...La grande A… ! qui te dessinait l’Autre, sur la table, la concurrente, qui ne pouvait pas te blairer ! « Tu la préfères ? c’est celle-là ? » Toi aussi tu choisis, toi aussi tu exclus, qu’est-ce que tu nous chantes avec tes « avanies », comme la Colette (prénom d’époque…) - qui se frotte pour danser (deuxième expérience) – tu ne bandes pas pourtant ça se fait, ça n’engage à rien, et Colette (ce nom!) se met à gueuler « Eh ! le Bernard il est impuissant ! » et les autres n’avaient pas rigolé, cette fois la Colette elle exagère – et la fois où (troisième expérience) les six filles, les six garçons devaient se choisir, la sixième n’avait plus que toi pour s’assoir sur tes genoux , elle faisait semblant de chercher partout, de ne pas te voir, et celle qui (quatrième!) finit par t’accepter et te lâche bien fort « Pauv’ Bernard » - attends ! Attends ! Une à qui tu plaisais, qui te dit, devant tous, qu’elle aimerait faire l’amour avec toi, et toi qui réponds « J’préfère les putes au moins c’est net parce que toutes les femmes sont lesbiennes tu as déjà vu un sexe de femme bien sûr oui mais pas le tien bien sûr tu vois bien mais c’est idiot – toutes les garanties, tu les avais – fiancé marié dans l’année tu étais bien décidé la première qui veut bien je me marie tellement tu paniquais de ne plus jamais en retrouver une autre parce que tu ne concevais pas les choses autrement la première devait être la bonne, forcément – c’est alors que survient ton ami amoureux fou de la même aboyant, suppliant, larmoyant, pitoyable, écœurant, rampant, canin, queue basse, puant, puéril, tu le lâches sur elle qui rigole, qui s’étonne, qui s’écœure, que tu abandonnes à l’ami par pitié, tu lla regrettes encore, tu l’as regrettée toute ta vie, tu l’as aimée toute ta vie, tu l’aurais emmerdée toute ta vie, en conflit, pour toujours, comme tu l’as fait pour la suivante, dont tu ne parles pas, pas ici, parce que toutes les femmes sont interchangeable étant donné ton niveau de connerie, de ton – comment disent-ils – comportement pulsionnel.

    ...Plus haut, plus fort, plus loin ! Maggy fille de flic, baiser à bouche fermée ne tremblez donc pas comme ça elle me vouvoyait - sous l’arche du pont sur l’Isle, flirt jusqu’à la ceinture plus le cul trente-deux jours sans branlette mon recours (elle tous les soirs), le plus con, la plus moche ! disaient les autres, les autres que je fais le serment de haïr jusqu’à mon dernier souffle – Maggy couverte de cicatrices de varicelle, aujourd’hui je comprends pourquoi sa mère nous encourageait - « une fille de flic » disait ma mère « rends-toi compte » et je pensais très fort au moins celle-là n’est pas juive ils étaient chouette mes parents.

    J’ai revu Maggy trois ans plus tard en train face à face incapable de lui parler la bouche tordue de dégoût (vous contrôlez sans doute vous autres sans problème et en permanence les expressions de votre visage) tandis qu’elle tentait de ne pas pleurer puis descendait en sanglotant morte au champ d’honneur de ma connerie et j’en passe et j’en saute.

    En ces temps-là de 18 à 21 ans tu restais mineur c’est l’âge disent-ils où se ravivent les névroses psychoses nécroses ils en savent des choses les psys faut les tuer tuer tu es sais-tu ce que c’est que tuer ?

     

    De quelques mésaventures (fin)

    Longtemps après je rencontre F. pied-bot chaise roulante metteur en scène j’aurais voulu Alceste ou Trissotin tu remplaces en vitesse quinze jours pour le rôle trac de dingue un four pas possible t’as fait la totale expression crispée six pages sautées répliques inversées j’ai rencontré des femmes des filles à foison maquillées changées devant moi je ne suis pas jaloux Fergus le gnome en fauteuil sa canne et ses gueulantes tu joues le jeune premier tu discutes pas je suis amoureux tout de suite Hannah Stahlberg même quand elle marche on dirait qu’elle danse les yeux dans les yeux lèvres frôlées sur le plateau pas en coulisse j’éclate de rire amer le rire – je ne sais pas je ne peux pas jouer ça l’Amour pour moi c’est l’adoration les yeux dans les yeux de merlan frit mais les femmes quand on les regarde comme ça elles se foutent de toi on n’est pas dans les magazines mais enfin dit Fergus tu n’as jamais été amoureux ? ...comment tu faisais pour tomber les filles dis-moi ce qu’il faut faire – je ne sais pas tu fais comme d’habitude Mais je n’ai pas d’habitude – Tu te fous de moi ? - FERGUS MA PAROLE MA FOI JURÉE JE LES ENGUEULAIS PARCE QU’ELLES NE M’AIMAIENT PAS

    et toi Fergus tu fais comment d’habitude depuis ta chaise roulante. J’ai suivi ses indications à la lettre mais si c’était moi le moi de la ville elles se foutraient de moi Fergus elles se foutraient de moi et ce qui est plus grave je suis réellement amoureux de Hannah

    Dans Les vignes du Seigneur de Flers et Croisset se trouve une scène d’homos complètement bourrés je revois Rochegrosse pédé comme un phoque impossible pour lui de jouer tune peux pas à la fois éprouver un sentiment et le jouer Hannah s’en rendrait compte elle lirait à livre ouvert

    (…)

    ...J’ai appris, à frôler le milieu du théâtre une chose : même, même si je recommençais de A à Z tout reviendrait dans ma vie pareil entends-tu exactement pareil impitoyablement, les mêmes émotions les mêmes pincements de cœur les mêmes légères souffrances et leurs yeux jetés de biais le même rire le même mépris tout exactement pareil, épagneul répulsion tu perds. Il était une fois la nouvelle de Christian Congiù. Excellente. Je cite le nom. Je cite le titre Cinquante-neuf Madame cinquante-neuf c’est l’histoire d’un dragueur. Qui se fait remettre en place. « Mais enfin » dit la jeune infirmière « pourquoi » - le doute entretenu, soigneusement, jusqu’au bout - « pourquoi n’essayez-vous pas plutôt de draguer des femmes de votre âge, mettons, soixante ans ? »

    Et le dragueur, mortifié, drapé dans sa superbe : « Cinquante-neuf, Madame, cinquante-neuf ». Au-delà de cette limite… « À soixante ans sonnés – de mémoire – les Vieux se dandinaient par deux sur les marches au pas cadencé puis basculaient sur la ligne d’horizon, décérébrés ».

    *

    Dans tous les bras avec ses pulls jacquard. Ses cheveux d’épagneul. Au Windsor de Bragéra, « Club Junior », « Club Senior » à chacun sa musique ici des septua qui giguent sur Elvis P., des vieilles juteuses archivautrées sur Only you – plus jamais ça – je tente Junior juste la piste et les projos ma vieillesse on ne voyait que ça

    Hilare je m’dandinais Le bide en évidence Le sourire pointe en bas fer à cheval et la jouissance à bloc

    toutes les cinq minutes une avalanche de jeunes beaux cons virevoltants la jeunesse crèvera les vieux sont éternels Mozart encule Marlay

    On le laisse s’assoir il baisse baisse les yeux reprend son souffle en fixant la moquette juste un pied de fille dans le rayon rasant du nez-de-marche, vite – au bar trop vieux trop con déjà tout jeune à peine un mot à peine en confiance il sortait des conneries tu la voyais bien là dans le coin la lueur d’amusement c’est un clown les filles pouffaient de toi – moins grave aujourd’hui juste un rappel un exercice une preuve -

    - tant de propagande films-romans-photos l’homme défonce bousille et souille, ça salit ça féconde 6000 ans de terreur la femme y passe rien ne passe ni ne se dissipe après soixante années de féminisme ça reste là au fond no pasarán no pasarán

    Qu’est-ce qui ment chez moi qu’est-ce qui fait du mal me pousse au mal elles désirent à crever juste mes larmes rien qu’à voir sur la glace en pas de deux la femme l’homme qui s’accordent courbe après courbe, se comblent, fusionnent – abolissent la baise – j’avais démontré qu’un vieux ne peut pas emballer dans les bars l’honneur était sauf c’était juste une question d’âge et j’étais seul à savoir que « de tout temps » je n’avais su « m’y prendre » - je me suis senti vide avec l’obsession de partir non pas mourir mais partir au bout du monde NARBONNE par exemple CITÈ INCONNUE vous ne pouvez pas comprendre nous ne comprenons jamais. Comblée de monuments. Inondable et remontant la suite du temps, Narbonnaise Première, Seconde, ses hôtels 34000 habitants son vent son chômage et ses moustiquaires aux fenêtres.

     

    X

     

    Je suivais de près à lui frôler le coude l’hôtelière qui me précédait dans le couloir chambre 6 petit cube très propre à la chaux, serrer la main sur un bras provoque la tarte ou l’extase – fantasmes de clients

    Je me suis promené le soir en ville passant de vestige en vestige et ce canal désaffecté qui servait dans le temps des tissages ce sont toujours les coins sinistres surtout en plein soleil sans touristes ces enclaves que j’affectionne – cette écluse aux vantaux mal fermés laissant filtrer de gros jets d’eau rouillée – paysage soudain nordique et brumeux où l’on enfermait les enfants où régnaient aussi ces trop hautes façades aveugles des manufactures. Au « Terminus » je joue La Drague à la serveuse : « Tu promets, tu fais l’aimable avec la clientèle, mais moi tu me laisses tomber ».

    Elle à mi-voix : « Je ne t’abandonne pas ».

    J’absorbe mon demi-litre de blanc Maccabeo, puis dans une torpeur de somme si bien qu’au matin je ne pus savoir si nous avions baisé ou pas, puisque l’intégrité du drap dans ce cas ne prouve rien. Les femmes comme à tout autre m’ont apporté autant de bien que de mal, dût ma personne en souffrir, désespérément poursuivie. Il voyagea (Flaubert – L’Éducation). Narbonne. Navarre. Très loin du Venezuela. La neige en Navarre. Il faut l’avoir vécue. « Plus grosses chutes en avril depuis trente-et-un ans ». De nuit, bloqué sur la pente d’un col en lacets. Demi-tour au péril ridicule. Pas un hôtel. Cuistot en bras de chemise par la fenêtre ouverte et telle haute et déserte demeure indiquée logement chez l’habitant - alojamiento en familia où je passe la nuit pas de famille aval hôtesse au sourire fané robe de chambre entrebâillée la main n’ose suivre les yeux le fils ? le frère absents ? Attendant le premier geste et la neige tombe et la règle précise de ne jamais entreprendre une femme qu’elle ne soit sur son territoire à présent je mourrai sans jamais en plus rien savoir.

    Derrière la première porte venue m’aurait attendu ce lit grand ouvert sur deux étages désertés mes amis disaient Tu as du succès mais la femme restait muette, engageante et sans révélation. Attente excessive débranchement de la fonction. Lassitude vers la vallée la Navarre croule sous la neige, et j’ai lu dans le journal que très loin vers le sud, dans les marais de Huelva en las marismas, on avait découvert flottant entre deux eaux la tête coupée d’une fillette de neuf ans.

    On n’a jamais retrouvé l’assassin.

    *

    La séduction tient de l’assaut feutré en vue d’un attendrissement mutuel de muqueuses. Je l’entends dire sans certification car je n’ai jamais eu que films et frictions, car l’homme encore, désirant, s’expose à la sottise involontaire du regard d’un autre monde.


     

     

     

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  • Le fantôme de Combourg

    C O L L I G N O N

     

    L E F A N T Ô M E D E C O M B O U R G

     

    Nous connaissons ce revenant qui selon C. parcourt les escaliers venteux du château de Combourg – village dont le châtelain manqua de richesses. Or notre fantôme, Capitaine du «Saint-Louis », coula en octobre 55 du Grand Siècle au large de St-Malo : l'abîme s'étant dérobé sous sa quille. Borgne et unijambiste, souffle court, le capitaine fit de sa jambe de bois, fabriquée au Brésil, retentir les voûtes antiques. L'accompagnait un chat, qu'on entendait miauler sinistrement : c'est lui que l'on exhibe encore, gueule béante jusqu'au décrochage, découvert dans l'épaisseur du mur ou la coulée de mortier qui l'asphyxia, moulé mâchoire écartelée par l'épouvante ; ainsi le Prince des Poètes sur son lit de mort porta-t-il mentonnière , le cadavre bâillant sans qu'on le puisse clore - panique des visiteurs devant la bouche ouverte, noire et malodorante du Maître !...

    Pour qu'une ville, pour qu'une forteresse fussent inexpugnables, un homme à l'origine était fondu dans le mur, d'où le nom fondation : brève et atroce agonie. Un clochard se fit prendre ainsi station Cambronne, ses os voûtés roulant sans crier gare de son alcôve lourdement débouchée par l'excavatrice : toute trace écrite ainsi devant compter dès son début quelque père ou frère purement sacrificiels. Ce chat sans nom porta les premiers temps son collier de brillants : le château fut nommé d'abord de la Chatte aux Brillants. Qui voudrait éclaircir ce point sur le sexe passerait pour fou ; la chose est pourtant claire, quelle que soit par ailleurs l'acception du mot chatte. Muni de ces précieux sésames, voyez à présent un certain gnome, errant désormais sans prothèse sur la peau dudit félin ; ce pirate ou corsaire se nomme Briand, mesurait 5ft 7in, les yeux rouges et les cheveux roux, se gratte le crâne sous son bonnet pointu rouge ; si le chat passe sa patte au-dessus de l'oreille droite, il pleut ; le félin dont nous parlons ne peut atteindre la gauche, par suite d'arthrose.

    C'est une vieille chatte noire et revêche, tolérant difficilement les charges ; son poil sent le roussi, car le cul du gnome est très chaud. En effet, suite à d'inexorables processus rétrécissants, Brian est devenu gnome, d'abord chevauchant le chat, puis frayant de ses bras sa route à travers le pelage du fauve. Les doigts du gnome sont secs et gourds, sa bouche sinueuse et sa langue pointue, sauf du bout qui reste arrondi, signe d'une excellente prédisposition pour les langues étrangères. Mais Briand possède un cheveu sur la langue : l'allemand, l'anglais, le français, deviennent tous méconnaissables. Ses yeux rouges, petits, enfoncés, phosphorescents, n'empêchent pas sa vue d'être détestable.

    L'animal est nyctalope : cependant, acariâtre, il préfère dormir. Mais il capture les mulots ; quand il les envisage, le gnome en frémit : son front se ride. La barbe rase du gnome couvre sur le menton un champ de dartres douloureuses. Les fesses enfin, le sexe du petit homme tiennent du domaine conjectural : supposons-lui le postérieur taché d'escarres, et quelque sexe vil et secondaire. Pour se coucher, Brian le gnome ôte son bonnet. Ses cheveux rouges se déroulent. Il se peigne et fait sa prière : "Seigneur, pardonnez les péchés que je vais commettre." Et le chat bave en secouant la tête ; mais le petit cornac tient bon, serre les jambes et s'agrippe ; il faut un certain équilibre, de l'aplomb, pour prier un Dieu plus petit que le nôtre, partant bien moins puissant. Le nain range ses bottillons dans l'oreille du chat, tant qu'il ne secoue pas la tête.

    Ce fauve patient se nomme l'Hextrine. "Hextrine !" dit le gnome, "Tourne à droite ! A gauche !" - tout en tirant la bride en diamants du côté opposé (le chat, comme le renne, quand on tire à gauche, tourne à droite). Les diamants de la bride ont été vendus. Pour faire sa toilette du soir, le gnome dit : "Lèche-moi !" et c'est ce que la bête fait. Les culottes du gnome sont trop grandes, ses bas rouges collent ; il se retient aux poils à toute force. De ses bras petits, musclés, il confectionna naguère une jugulaire perdue sous les poils, resurgissant aux commissures labiales : tout gnome monté sur un beau chat ferait de ce bourg une ville enchantée. Quand le nain s'éveillera, le monde tremblera.

    En 1786, le pays du nain, c'est la France. S'il n'y avait pas le chat, il voyagerait beaucoup. Sans lui pourtant, il ne vivrait pas plus qu'une puce tombée. Il est le parasite de ce chat. N'en saute à bas que pour s'y raccrocher sitôt esquissé par la bête le moindre mouvement de fuite. L'Hextrine s'ébat dans un espace de dix mètres (des nôtres) sur cinq. La pièce où va de long en large l'actionnaire négrier, châtelain de Combourg et ruiné par l'abolition de la traite, correspond à l'ampleur d'un château à quatre tours : Nord, Sud, Est, Ouest. Le château des Chateaubriand est carré ; d'autres présentent la forme d'une aile perpendiculaire au milieu exact de la seconde : c'est alors un « château en T ».

    Ce soir l'Hextrine et Briand n'abandonnent pas la protection des murailles : il fait froid, les girouettes crient. Nous serons plus intéressés par le père de l'artiste, taciturne, tirant les choucas sur le haut perron, terrorisant femme et fils - que par l'écrivain même, fameux pleurard. Le gnome sur le chat prend ses quartiers de nuit. C'est à la tour Nord, où se trouve la chambre du jeune homme. Si les nuits de grand vent l'adolescent montre quelque inquiétude, son père lui dit : "Monsieur le Chevalier aurait-il peur ?" Etrange ville que Combourg. Du vivant de François-René, un ramassis de bicoques puant le fumier, de péquenots sans joie baignés de purin, manches tombant jusqu'aux chausses. A deux siècles de distance, un descendant fait connaissance d'une belle rousse, mouvance charismatique des "Lions de Judas" ; cette femme soudain ressent la présence du Christ : « Ne sentez-vous rien ? - A vrai dire non. » Elle halète, soupire des sons incompréhensibles, tenant sa main. Le descendant se croit entrepris - grossière erreur ! il pousse dans la bouche de la Lionne en question une fourchette à dessert garnie de gâteau, et lorsqu'il reprend le train, la croyante sur le quai tourne la tête, glaciale, indifférente à ses signes d'adieu.

    Dans les toilettes de Combourg, un long discours sur la paroi exhale le dépit d'un jeune homme : les filles seraient des chiennes, qui jouent les mijaurées, les chichiteuses, et toujours se refusent. « Un qui vous aime ». Nous aurions tous pensé qu'elles se paluchaient, de préférence entre elles. Ce jeune homme était un niais. Combourg contemporaine est une longue avenue 1910 de la gare au château, à l'entrée duquel on vend des cartes postales. Les rêves du gnome à cheval sur le chat sont de quatre sortes : Souterrains, Vastes Greniers, Toilettes ; dans les Cimetières enfin. Le rêveur franchit le temps : ce sont les couloirs combles d'inexplicables métropolitains - Briand débouche alors sur un quai de pénombre, bondé sous les néons maussades et tressautants ; passe la première rame éteinte, cahotante et comble - il pressent que passée la première courbe, l'inondation en embuscade sera froide et mortelle - parfois Briand monte, dans d'autres rêves, les étages sans fin d'un hôtel aux lits défaits, pourchassé par le gérant.

    Au grenier règnent des salles vides où se donnaient jadis des cours d'art plastique, fenêtres béant sur les cours en contrebas, salles jonchées d'équerres et de mètres abandonnés, gravats, croquis mal gommés : par dessous fonctionne l'Ecole, sereine, administrée, tandis qu'il demeure là-haut, lui, bloqué dans le rêve, marchant sur les craies crissantes. Les rêves les plus riches cependant se font dans les toilettes, immenses, labyrinthiques. Leurs cloisons, immenses, dégagent par-dessus les portes de vastes fentes indiscrètes tandis qu' en bas vingt centimètres indiscrets s'ouvrent sur les talons ou pointes de souliers selon le cas, de part et d'autre des cuvettes. Tout y fuit de surcroît, et la vaste cabine gargouille de liqueurs douteuses – comment pisser sans dégoût ? toilettes pour femmes au demeurant, qui, invisibles et furieuses, poursuivent l'homme et fouillent à grand bruit, secouant portes et cloisons.

    Quant au cimetière, il donne sur un carrefour oblong, pavé, bruyant, où se croisent en biais deux ou trois lignes de tramways aux rails incrustés. Les pylônes d'entrée de la nécropole se terminent en boules de cornets glacés, dont les demi-cylindres par-dessous laissent voir les cannelures, vergetées de vert. Le tombeau du Rêveur est au fond à gauche, à même le sable : quatre planches bordées de fleurs jaunes, d'où s' écoule, par-dessous, le sable. Parlons à présent d'une femme, vivante et minuscule, galopant sous les pattes de l'Hextrine, 1786, cherchant à s'accrocher aux poils très longs pour rejoindre le gnome, considérablement réduit, dans son creux de toison ; d'un prompt rétablissement sportif elle se hisse jusqu'à la loge de Briand, le cornac. Voyons à présent comment une liaison purement érotique, relevant de l'Aphrodite populaire, peut se tranformer en liaison dite platonique : la Nouvelle-Femme donc salue bien bas le gnome, semble sympathique, mais celui-ci (côté appréciable) se méfie des femmes sympa ; il redoute en effet, par-dessus tout, les épisodes (ils sont légion) où les deux sexes se contemplent enamourés dès le premier instant, ce qui est, proprement, pornographique.

    Viendront ensuite le bonheur, la précipitation - « mais plutôt se castrer que de perdre la face ». Une brune menue, les yeux en amande, nez retroussé, l'air du vice à deux frictions par jour, où l'on s'enfournerait jusqu'à s'y perdre - pourquoi les femmes rient-elles dès qu'on les fixe - seule façon pourtant de les aimer : fixer la beauté jusqu'aux larmes. Dialogue : "Comment allez-vous ? - Je m'endors. - Comment ? - Ce sont les poils qui m'engourdissent. - Nous nous connaissons à peine. - Est-ce indispensable ? - Je suis venue exprès. - Vous seriez belle sans cela. - Cela n'engage à rien. - Voulez-vous manger ? dit le gnome - Oui, vraiment ! que mange-t-on sur un chat ? - Un peu de tout." Il sort des poils quelques radis, du beurre et de la confiture. « C'est puéril !

    - Vous avez accepté de manger ; ne vous souciez donc plus de l'extérieur. - Mais je viens du monde extérieur ! » Le dos du félin toujours en mouvement oblige à s'agripper aux poils. Quand les radis sont achevés la femme se laisse enseigner les assiettes, qui sont les façons de s'assoir les plus stables : « Evitez les épaules, si rapprochées sur l'animal, sans cesse ondulant sous le pelage. - Si je m'assieds là, aucun risque ? - Non. - Il ne se lèche jamais ? - Si. Alors nous descendrons à terre. - Vous voyez bien qu'on a besoin de descendre. - Pourquoi êtes-vous montée ? » Elle hausse les épaules. « Et quand le chat dort ? - Je dors. - Je veux dire, s'il se met en boule ? » A mon tour je ne sais que répondre pense le gnome.

    La bête s'est lassée de marcher, les deux convives regardent au rythme palpitant du dos cardiaque tout le paysage de C., puis la bête se met en boule. Deuxième dialogue : « Si le chat bondit ? demande la femme. - Bon sang, dit Briand, vous pourriez vous intéresser à moi, par exemple. - Vous ne vous intéressez pas beaucoup à ma vie dit la femme. - Pardon : je vous ai donné à manger. - Pardon encore : je suis venue vous sauver. - Bien, dites-moi votre nom. - Je m'appelle Vicki. - Je préfère Catia. Je suis un capitaine de vaisseau, disparu au droit de Grouin. Dans Capitaine, il y a Catia, avec un C. Ou Catai, l'ancien nom de la Chine. Choisissez. » Quel imbécile pense-t-elle : ôté "Catia" reste "pine". Il va me demander de coucher, le salaud, je le sens, je le sens. Son vagin frémit d'horreur sur toute sa longueur. « Etes-vous une femme bien née ? - Bien sûr! - Je ne voudrais pas baiser à la légère. » Il me ressemble pense-t-elle.

    Il n'est pas si parfaitement imbécile. « Mais qui parle de baiser ? - Moi, moi. - Je ne veux pas baiser du tout. » Ah le brave homme, etc. Vicki (c'est elle) revoit ses positions : cet homme ne bande pas spontanément ; il est vrai qu'il faut le sauver (nous ne pouvons exposer la totalité des complications psychologiques suscitées par un coup de foudre). S'ensuit un long moment de silence. Briand s'efforce d'ignorer le sexe, car il en est privé. La femme ignore si les poils de chat isolent de la pluie - or le ciel se couvre ; dès la première goutte, l'Hextrine s'est levée, puis ébrouée. La femme qui rêvait tomba, le gnome se laissa glisser, retrouva sa compagne engourdie par la chute, siffla la bête agenouillée qui vint récupérer sauveteur et sauvée, puis s'engouffra par un soupirail. Un saut, un tas de charbon, une chattière un escalier montant, puis porte entrouverte et tapis.

    Repos. Briand évente le visage de Vicki, réveillée, qui pense encore : il n'est pas si stupide. Peut-être qu'il m'aime ; il n'a pas demandé la suprême chiennerie, qui est de coucher. Bien au contraire, il est descendu précipitamment de sa couverture quadrupède et mouvante pour me relever, moi qui ne lui suis de rien. Je lui dois donc une reconnaissance éternelle, etc - cette certitude d'abstinence la plonge dans cette euphorie précédant de peu généralement le paluchage bienfaiteur. Aussi poussa-t-elle un soupir qui fit que le gnome la lâcha ; à peine eut-il détourné les yeux qu'elle s'enroula dans une touffe indécelable de poils de chat et commença une série de trois solitaires grand train comme toute femme qui se respecte, de celles que vous croisez dans la rue, tombant de ce fait en un puissant sommeil réparateur, trouvant la force d'espérer dans un dernier éclair assez de force au réveil pour le refaire deux ou trois fois encore.

    Sitôt réveillée Vicki demande à jouer aux cartes,alors que Briand ne jure que par les échecs. « Qu'à cela ne tienne, dit Catia, nous jouerons aux échecs avec des cartes. » Et le chat se remet à marcher. Le jeu quel qu'il soit démontre que tous ne naissent pas égaux : certains annoncent deux tierces, et d'autres un cinquante, d'autres enfin quatre sept, valant zéro. Les échecs en revanche ne peuvent être nés qu'au sein de l'aristocratie et de la République des Egaux. Tout homme est responsable. Mais quel est l'enjeu ? la possession du chat. Le droit de le mener à gauche ou à droite, dans le salon parfois garni de visiteurs, ou dans les combles ; aussi l'occasion de vérifier si le félin peut hanter les toits pointus et fortement glissants – l'Hextrine fait ce qu'elle veut. Intervient alors la partie de jambes en l'air entre les gnomes : jeu et silence, excitations comme il s'en voit dans les bibliothèques, où l'on bande en lisant, électrité statique des poils mêmes, obsessions de débauches - par ouï-dire, à moins d'être castré.

    Ces deux-là, dit l'Hextrine, m'emmêlent le poil ; je vais redevenir puritaine. J'aime pourtant ces fous copulant sur mon dos ; cela me passe l'entendement - bienheureux ceux qui jouent ; nous autres chats cessons de jouer passé un an. » Brian ne peut envisager l'abandon de son animal : il sait qu'à terre, il aura peu de chance de survie, du moins de celle qui ne soit pas exclusivement consacrée à survivre (se battre, etc.) Sur la chatte on ne manque de rien ; l'atmosphère est toujours pleine, voire constituée d'une vapeur nourricière, la manne du désert. Va-t-il devoir désormais lutter pour la préservation de son épouse-gnome, elle est de même taille, aurait-elle oublié ? Faudra-t-il écarter les ronces de son chemin, pourfendre les insectes, trembler après chaque averse ?

    Il se répond : "Je ne puis. Quitter L'Hextrine, c'est abandonner le Sol où je m'appuie, le garde-manger où je puise, l'inestimable sécurité qui permet la culture." La femme revient à la charge : "Il faut que nous vivions ensemble." Le gnome triple l'expression : "Ensemble. Ensemble. Ensemble. Repas ensemble. Distractions ensemble. Prières, promenades ensemble, sur ce domaine si restreint, mouvant d'un dos de chat - que dis-je ? les déjections ensemble, dans les poils arrière - « surtout, dit-il, je suis pris d'effroi - songe à ces nuits, interminables, successives, devant couronner, ternir, couvrir de cendres les plus beaux jours, les plus échevelés, tous engloutis dans ces milliers de nuits où nos corps étendus parallèles inconscients navigueront sans fin dans les infinis répétés du sommeil - auprès de toi reprendre ce voyage des morts où je l'aurai laissé, dérivons pour toujours.

    "Prenons le cas que nous ferions l'amour : nos sommeils suivraient leur orbite irrésolue sans conviction ni fin. Dormants ou éveillés, nous deviendrions mi-l'un mi-l'autre, sans autre forme d'être, mutilations bien plus que doubles » et la femme restait silencieuse, mais plus tard tous deux partagèrent le territoire, sans qu'il fût plus question de spectacles, car ils sont rares, ni d'amis, pour la même raison.  « Je propose, conclut-elle, que nous divisions l'Hextrine en quart , en vue de permuter nos établissements. » Briand proposa d'abord de partager le temps : tantôt seuls, tantôt joints. Les négociations portèrent sur les répartitions temporelles, Briand réclamant ses 2/3 de solitude, ce qui les fâcha tous deux; puis établirent des tours de garde élaborés, agrémentés de présences mutuelles. La solitude prit place autour des oreilles, bon poste d'observation, mais exposé aux coups de pattes, et près de la queue, pratique, mais retiré ; il est à noter cependant que sitôt affublé d'une épouse, le gnome, désormais considérablement amoindri, fut tourmenté par d'anciennes pensées depuis longtemps éliminées, en un assaut sournois : il était affligé de traits grotesques.

    Pourquoi les femmes de sa race échappaient-elles à cette malédiction : pourquoi ? Ou alors : pourquoi Vicki restait-elle minuscule ? quel était son châtiment ? Quel homme avait-elle tourmenté ? Ils prirent le soir même leur premier quart. Déjà l'homme voulait s'isoler, alors que la femme désirait réitérer un emboitage peu concluant - mais Briand repartit que "de toute façon les femmes n'étaient jamais satisfaites » ; c'est pourquoi il ne se fatiguait plus. Déjà il développait ses éternelles théories sur le pouvoir libérateur de l'onanisme, mais la femme le coupa : il était vraiment le seul de cet avis ; il n'y avait que les hommes pour se livrer à des spéculations aussi sottes, expressément destinées à les dégager de toute responsabilité.

    Sur cette peau féline et mouvante, il existait des soirs et des matins. Cette naturelle alternance devint aussi l'objet de dissensions. Déjà les nuits s'étaient âprement négociées : devait-on se rejoindre, ou se séparer ? En effet Vicki adhérait pleinement aux préjugés de son sexe : le désir de l'homme devait être le plus possible brimé, car, disent-elles, « nous ne sommes pas des objets ». En revanche, le désir de la femme, sitôt sous-entendu, doit être assouvi, car il provient de leurs profondeurs sacrées, et c'était faire preuve du plus extrême manque d'égards que de décliner les offres d'une femme. C'est ainsi que l'acte sexuel passait sans crier gare du domaine de l'Interdit à celui de l'Obligatoire comme religion en Pologne.

    Ce couple parvint cependant, grâce à la fraîcheur de ses connaissances, à un compromis : ne jamais dire ce que l'on pense. Tout s'arrange. Mais contrairement à une légende tenace, les difficultés d'un couple tiennent moins à l'entente sexuelle, sur laquelle les femmes, adonnées depuis leur enfance à l'onanisme le plus frénétique, font volontiers l'impasse, chose qui les conforte dans leurs imaginations de créatures angéliques et sans besoins bestiaux, à savoir, elles-mêmes. Non. Les réels obstacles naissent des choses les plus minuscules. En effet Brian avait coutume le matin, s'éveillant parmi la rosée des poils de sa bête, ou dans le doux parfum de foin qu'exhalait sa fourrure après une nuit dans le château, de s'étirer, de se livrer à toute une gymnastique joyeuse, flexions de bras, de jambes, torsions du torse, avant de procéder à ses ablutions (rosée, ou coups de langue dont il fallait tirer acrobatiquement parti, car le chat n'obéissait plus : dangereux, râpeux, mais efficace). Est-il besoin de préciser que Vicki ne l'entendait pas ainsi, désirant s'éveiller lentement, tendrement, les bras de son ami passés sur son cou, avec de doux baisers et des paroles de bienvenue. Elle bâillait alors, prenant le plus de temps possible, sa seule gymnastique consistant à se parfumer ou à s'oindre soigneusement le visage.

    La seconde occupation du Capitaine Briand était la musique. Du naufrage au large de St-Malo, il avait conservé une flûte à bec d'où il tirait des mélodies aiguës propres à faire mouvoir en tout sens les oreilles du chat. L'exercice était drôlatique, bien que la bête parfois secouât la tête ; mais qui se fût fié aux mouvements précis et contradictoires de ces oreilles se fût perdu sans retour. « Tu es capitaine de vaisseau, dit Vicki ; pourquoi ne prends-tu pas les choses en mains ? c'est à toi de diriger cette bête, qui se couche ou se lève à son gré, à la toison duquel nous devons nous agripper quand il chasse, qui sort et entre lorsqu'il lui convient. » Le pirate ne l'entendait pas de cette oreille.

    La grande occupation sur un dos d'animal pensait-il est précisément la musique, ou l'écoute des signes extérieurs. Briand plaçait sa propre oreille au ras des poils, se tenant ainsi au centre des activités organiques : les ronronnements de l'animal le mettant dans un état extatique, il en arrivait même à se caresser, ce que la femme trouvait absolument dégoûtant – logique féminine. Peu importait à la jeune Vicki la manière de se nourrir du chat. Il chassait, car sous Chateaubriand nul n'avait inventé ces petites boîtes remplies de pâtées. La compagne du pirate se confectionna une lyre et fit courir des puces le long de ses cordes : cela produisait des sons aquatiques, tels qu'on en ouïrait sur les guitares sandwichiennes, découvertes par Cook en 1778.

    Le chat bondissait sur ses proies, les lançait en l'air. Ses passagers voyaient parfois voltiger au-dessus d'eux les tripes sanglantes de souris habilement projetées. Il fallait se faire à ces sanglants météorites, bien pires que les exécutions de matelots mutinés sous le commandement du pirate. C'était encore une musique - les cris des rongeurs suppliciés - dont le capitaine se délectait, mais que la femme tentait de couvrir en chantant - alors le chat s'ébrouait en couchant les oreilles. C'est ainsi que dégénèrent tous humains privés de société, travail et souffrance. Un amour ne peut s'épanouir longtemps en de telles circonstances. Notons surtout la perpétuelle divagation du chat. Hors les instants où il repose, qui forment tout de même, chat qu'un le sait, les deux tiers de sa vie, le chat marche toujours. Il n'est pas une pièce, jusqu'aux combles - pas une prairie des environs, jusqu'aux abords des douves ; ni même un sous-bois ignoré - qui ne soit l'objet des pas souples du chat. Cela rappelle le rythme souple et obsédant du fox-trot, ou "pas du renard" ; une chose obstinée, force simple et tranquille du petit carnassier certain d'échapper aux grand trot des coursiers anglais ; au dernier moment, le renard noble glisse dans un trou de haie, où les gails ne pourront le forcer.

    Des circonstances extérieures viennent alors perturber leur vie fragile : la transformation du chat en paysage ; son pelage se fait plus gris, creusé parfois de profonds sillons. Des touffes se distinguent, croissant plus haut que tout le reste, formant des halliers, bientôt de véritables arbres. Le tout ondoyant sans jamais crevasser, telle une écorce terrestre en firmament inversé ! Ils se fabriquent des râteaux de poils plus rêches et plus longs que les autres. Ils commencent une fenaison, car la bête perd son pelage. Tout le sol tremble de ronronnements. Il suffit de s'approcher des deux oreilles qu'on voit encore poindre à l'extrémité du paysage, en criant d'un coup : "Gratte-gratte !" pour que tout le grand corps terrestre se mette à frémir, et le gosier, loin dessous, commence son doux et effrayant ronflement.

    Tout à présent rappelait une campagne. Les différentes végétations formaient des moutonnements de couleurs différentes. Les sentiers se laissaient tracer, mais disparaissaient aux premiers coups de pattes du matin, semblables à des tornades. A vrai dire, même pour des créatures minuscules, les proportions du chat devenaient gigantesques. Le jour où Vicki s'avisa que, mathématiquement, les puces d'un tel chat devaient avoir la proportion d'un chat, elle s'effraya, et jeta sa guitare par-dessus bord. Il valait cependant la peine d'explorer le tout. L'idée vint du Pirate, qui trouvait regrettable l'absence d'océans et de cours d'eau - on buvait peu ; on se lavait de même. Le ménage formé faisait peu à peu naufrage en raison du rapprochement de ce chat avec le plus commun des mondes. « Tout devient si banal, dit l'homme. Nous en viendrons peut-être à chercher un emploi. » Ils cueillirent des fleurs d'espèces inconnues, aux parfums lacrymogènes car établissant un rapport entre un "avant" et un "après", notions éphémères qui font pleurer les humains : construire une maison, vivre sur un banc, qu'on achèterait tous deux à la propriétaire animale de ces ombres mouvantes, là-bas, au-delà des épaules ? ainsi le sol ne serait-il plus, entre les quatre pattes, qu'une lointaine surface aussi méconnue désormais qu'un firmament céleste, mais inversé ! Et la pluie se mit à tomber. Le chat possédait-il son micro-climat ? Le Capitaine posa la question, Catia (Vicki) la trouva très plate.

    Ils firent ce qu'il avait décidé ce jour même au réveil : une exploration. "Mesurons l'étendue des dégâts. Nous verrons ensuite s'il est temps de rationaliser... Ou bien si nous pourrons vivre d'eau claire et d'imagination, comme avant.

    Ils grattèrent longtemps la peau pour en tirer subsistance : pellicules de renouvellement épithélien - il est très difficile de trouver ici-chat quelque chose à manger, manne céleste ou pas, tant l'animal se lèche avec application - et se dirigèrent vers la tête. Ils y parvinrent plus rapidement qu'ils avaient craint, le chat n'ayant point tant grandi - or des ronflements s'élevaient de ce crâne lourdement bosselé.

    « De quoi ronronne-t-il ?

    - Elle rêve. Mais nous la chatouillons. Laisse-moi m'agripper à ces poils en buissons : tout bascule autour de nous... Voici les yeux. Ils lancent des éclairs ! La gueule s'ouvre à l'infini !

    - Ce n'est qu'un bâillement, Vicki !

    A ce moment s'élèvent de trois points à la fois d'immenses panaches de scories, des éblouissements de lave. Le plus gros jaillissement provient de la bouche, et se dirige de côté. Le deuxième sort des naseaux, et se perd loin devant comme une galaxie très allongée. Enfin, une belle giclée de lave verte venue de l'oreille droite.

    « La gauche est-elle obstruée ?

    - N'y va pas ! je crains pour toi ! Vicki, reviens !

    Se repliant vers l'arrière du vaste dos, ils pensèrent au dragon chinois, fécond, dangereux : la vie même. Et tout fut calme soudain. La température du sol velu n'avait pas augmenté. La terre sous leurs pieds, puisqu'on peut s'exprimer ainsi, retrouva son mouvement ondulatoire : le chat reprenait sa déambulation. Ils mangèrent et burent, puis se dirigèrent vers l'arrière-train. Ils reconnaissaient leur emprisonnement lorsque l'espace, curieusement, s'élargissait ; rien de plus commun chez les humains, dont les prisonniers s'évadent, patthétiquement, à trois semaines de leur levée d'écrou : ils éprouvaient donc le besoin de sentir leurs limites. Ils remontèrent la médiane, de vertèbre en vertèbre, succession de petites collines raides, couvertes de bruyères. ...La queue fouettait le paysage.

    Nul ne sait au juste ce que signifient les mouvements de la queue d'un chat. Les spécialistes se laissent aller à l'embarras : est-il mécontent ? Satisfait ? Excitation sans doute avant la capture d'une souris, d'un oiseau ? - queue longue et fournie, passant et repassant au-delà des herbes rases de l'arrière-train comme une pale d'éolienne, et la pluie se remet à tomber – le chat possédait-il son microclimat ? Pour compléter leur exploration, ils se sont dirigés vers les limites latérales de leur domaine ; c'était de loin le plus dangereux de tout : les Anciens prétendent qu'au bout de l'Océan, les eaux tombent nécessairement dans le vide en toute éternité. Ils se sont accrochés sans céder au vertige, la rotondité du ventre s'incurvant sous eux, et l'on entrevoyait sous l'abdomen une forêt de poils dont le sommet pointait, contre toute logique, vers le bas...

    Ils rejoignirent leur campement de base, à peu de distance du double jeu des bielles d'épaule. La bête s'était assise et il ne pleuvait plus ; la pente du dos se fit raide, mais ses habitants s'étaient tressé des abris : par les fenêtres ménagées l'on voyait par-dessous, très bas, la queue de l'animal qui se perdait au loin comme un grand fleuve sur un carrelage. Rien n'empêchait à vrai dire de suivre l'échine, et de s'évader, côté pattes ou cul. « Que dirait-on de moi » dit le Pirate, «moi qui suis le fantôme du château. - Voilà pourquoi le chat se trouve toujours en ambulation ! s'écria-t-elle. - Pars si tu veux. - Point ne suffit de partager tourments et joies pour former un couple - Quelles joies ? quelles vicissitudes ? Nous sommes les hôtes bienheureux de la Grande Fourrure Universelle, qui nous chauffe et nourrit nos corps par la couche d'impuretés qu'elle produit."

    Car la manne avait cessé de tomber.

    Catia dite Vicki reprend : « Nous menons une vie trop proche de la nature. Au point que nous savons à peine qui nous sommes, peu différenciés d'un de ces innombrables poils qui nous cernent.

    - Veux-tu supprimer le chat ? dit le Pirate. - Ce n'est plus un chat, mais le monde : paysage et prison ; je voudrais vivre enfin parmi les hommes. » Un temps. Brian devint grave : « Sais-tu que nous sommes morts ? » Vicki se tut. Les morts en effet trouvent autant de difficulté à se représenter la vie réelle que nous autres la mort. Puis la jeune femme s'étonne de ne point voir d'autres morts, "ses frères". « Te rends-tu compte » dit le gnome « à quel point nous gagnons à ne pas nous encombrer de frères, qui nous imposeroent des règles sociales ? Ce félin nous protège. Nous ne désirons pas en descendre, quand bien même nous en fournirait-il toutes les occasions. » Alors intervint l'extraordinaire évènement : dans les lointains brumeux, aigres et désolés, bien au-delà du Rebord des Toisons, ils aperçurent une autre forme, comme la leur immense et imprécise, un animal - un Chat, un autre Chat. « Couvrons-nous, murmura le gnome, qui s'enroula parmi les poils : deux chats qui se rencontrent se battent ou copulent, souvent les deux ; dans tous les cas, danger mortel pour nous. » La jeune femme au sommet d'un branchage fit de vastes signes : "Ohé ! du chat !" Le leur fit une embardée. Brian se cramponna. Les passagers de l'autre bête, cramponnés d'une main à leurs poils de monture, envoyaient de l'autres de vastes signes ; les deux bêtes se trouvèrent alors face à face, dos arc-bouté : deux Femelles.

    Vicki lança de ferventes actions de grâces à Bashtet. Ceux d'en face n'occupaient visiblement leur bête, noire et blanche, que depuis fort peu, car leurs efforts consistaient autant à se retenir qu'à formuler des paroles articulées. Il apparut qu'ils crevaient tous de faim et d'ennui, bien que celui qui paraissait le chef affirma qu'il avait lancé toute sa troupe dans les jeux de société : leur bête présentant différentes couleur dans le pelage, qui permettaient d'inventer les règles d'un jeu de positionnement tout à fait analogue au jeu social des castes et des salaires dans la vie précédente. Vicki se tut, les échines retrouvèrent l'horizontale, et les deux félins infernaux reprirent séparément leurs courses régulières vers l'outre-tombe ; le Félin du Pirate allongeant le trot, jamais plus les passagers ne se revirent.

    Vicki plongea dans une méditation sans fond, le Pirate sortit de ses broussailles en rajustant ses braies du XVIIe - en vérité, à quoi bon mourir, se voir attribuer la chance inouïe d'un sort romanesque, si c'était pour reconstituer la hiérarchie des vivants. Elle en fit part à son compagnon : à qui d'autre se confier ? Brian repartit qu'elle-même, Vicki, n'était pas loin de reconstituer à son tour ce qu'il était convenu d'appeler dans le Premier Monde une "scène de ménage"... « Attends, Pirate, j'ai plus banal encore : j'attends un enfant. - Tu es plus sotte encore, lui dit-il, que je n'imaginais : comment peux-tu concevoir, que des morts donnent naissance ? » Vicki manifesta quelque désappointement, puis s'aménagea une chambre des plus confortables, en tressant de plus longs poils.

    En dépit du mâle, sa grossesse se poursuivit. Il y eut de longs jours. Le chat bâillait, se grattait, les deux insulaires avaient repéré très exactement où tomberaient la langue ou la griffe. La désoccupation régnait, rongeait. La femme seule, sachant qu'elle accoucherait, demeurait calme. L'homme errait dans son maquis, sombre, fermé, ou résolvant des grilles d'échecs. Il se trouva un autre jeu : coupant des poils de différentes tailles, tressant des voiliers, il en garnit les haubans d'équipages fictifs, les fit combattre à sec / sur le dos de la bête, se livrant aux sottises des fils uniques livrés à eux-mêmes, que leurs parents malavisés privent de tout contact (puis l'enfant cessant d'être seul, il en éprouve à tout jamais un désarroi farouche ; accompagne la femme dans son infirmité, où le ventre quadruple de taille, sans possibilité  d'interrompre jamais la mécanique infernale). D'aucuns prétendent que si l'on aime, la vie n'est pas perdue ; Brian pense que c'est duperie : la vie se composant de toutes les incohérences, ne vaudrait-il pas mieux pour se concilier Dieu vivre à toute force le plus d'incohérences possibles, afin de Le distraire ?

    « Tu te trompes, dit Dieu.

      • Fais chier, dit le gnome.

    Dieu illico lui chia sur la tête une énorme averse, et le chat se secoua, vexé jusqu'à l'os : un félin sent venir de tels phénomènes. Il ne se laisse pas prendre en défaut. Ce secouement d'oreilles à lui seul était un miracle, la preuve de Dieu. Brian se mit à l'abri sous une touffe et joua de sa flûte, bénissant Dieu de lui avoir fourni un chat à poils longs – qu'aurait-il fait du dos dégoulinant d'un gouttière ? Comme il avait aussi sur lui ses barques, il disposa sur une flaque (admirant les proportions infinies de L'Hextrine) ses bateaux de poils tressés, assez semblables aux esquifs du Grand Lac Andin, qui se heurtèrent en formations, plus ou moins, de combat. « Je veux, dit-il, une autre femme ». Aussitôt le désir bondit sous son crâne. En ces temps-là les femmes pensaient peu : accouchant, babillant, ne raccouchant que pour mourir.

    La toison, malgré son épaisseur, ne recélait aucun parasite comestible – qu'on écartât à l'infini les touffes qui formaient sur la peau rose autant de halliers alignés, nulle créature, pas même une puce (et c'eût été horrible) n'apparaissait - il n'y avait de Seconde Femme qu'à l'extérieur. Sur un autre chat. Brian préférait-il une autre morte, sur un autre félin des brumes, ou une vivante, dans ce monde où règne un Dieu ? Existait-il autre chose que des chats ? On ne voyait que des étoiles. « Examinons, dit-il, les procédés auxquels je suis réduit. Dévaler sur le poil des flancs, jusqu'au sol où je me fracasse pour peu que L'Hextrine bondisse.

    « Mon Dieu que tu es puéril » fit Dieu.

    - Depuis que je l'insulte Dieu me parle. Je suis le seul qui reçoit Sa parole. »

    Il devenait plus insolent que Moïse.

    « Je refuse ma femme et l'enfant »

    Brian se laisse glisser. Là-dessous les poils agglomérés ballent au gré des enjambées du félin. Brian se cramponne, observe d'en haut cailloux et parquets, structurant ainsi ses pensées, mieux que par des semblants de combats navals dont on ne possède plus la tactique ni le vocabulaire. « La mort certes interrompt le temps. Mais si le temps brise la mort, je m'ennuierai autant.

      • Assez ! dit Dieu - la mort - ne t'as donné aucune maturité...

    Le gnome poursuit sa progression latérale sous le ventre, suspendu dextrement d'une mèche à l'autre, pour ne pas se fracasser : rien ne garantissant qu'il fût immortel au carré. Les blasphèmes de Dieu le tourmentent : sur quel pied danser avec l'Esprit ? De loin en loin pointait le téton rosâtre des femelles. « Que ma chatte jamais ne soit couverte". Il ne chatouille pas son animal porteur : ventre et dos, pour le chat, c'est tout un. L'Hextrine se met au repos, bâille, puis s'enroule ; et le pli supérieur fermé sur l'inférieur, Brian suffoque un temps sous le pelage, puis poursuit en sécurité : confort plus grand, mais progression plus difficile. « Je ne me fais pas à l'idée que nous sommes les deux seuls habitants de ce parallépipède à pattes ; me voici justement sous les couteaux de la patte avant droite.

    De véritables faux, qui ne sortent de leurs fourreaux que pour d'apocalyptiques grattages. » Brian remonte par le ras du poil. Eprouve l'élasticité du coussinet supérieur - mieux vaut ne pas déclencher le dégainage de l'immense patte. Quand le chat se fut remis brusquement debout, le Pirate tomba au sol : de pas bien haut, de l'extrémité d'une griffe ! animal déambulatoire, chat sans esprit ! « Je percerai le crâne du suivant, s'il existe. Extrairai de là ses méditations... » - un grand coup de cœur mort bondit dans sa poitrine : à hauteur vertigineuse le dominait un gentilhomme de ce temps, méchants souliers, guêtres crottées. Le Vicomte, car c'est lui, le contemple sans y croire ni s'incliner : pour lui le gnome n'est qu'une ombre, dont il convient de se garder en murmurant quelques conjurations en anglais.

    Brian comprit qu'il était reconnu, malgré sa petitesse : l'ombre même de ce pirate qui jadis descendait, du temps de sa grandeur, l'escalier de la tour nord, à grands fracas de jambe de bois ; mais du pilon de cuisse, le Vicomte de Chateaubriand ne trouve plus trace : le membre amputé aurait-il repoussé ? ce chat du Diable pour sa part n'a-t-il pas pris du poids, de la taille ? Je raconterai son histoire se dit-il : devant moi il s'est dilaté soudain, disparaissant sous la voûte, appétant aux charpentes. Le gnome haussa les épaules autant que l'autre ses sourcils et s'éloigna en boitillant (tout de même) sur les lattes du parquet, sans être poursuivi. Quand le jeune vicomte revint pourtant avec une épée, fourrageant dans le trou de la plinthe, le gnome, qui s'y était finalement propulsé puis blotti, en fut quitte pour la peur. Il laissa passer du temps, puis repartit à la quête de sa monture, suivant les rainures du parquet – ce monde intermédiaire existait donc, des anges, des géants se mouvaient bel et bien sous les plafonds et dans les cieux - «Monseigneur ! s'écrie-t-il ; Monseigneur ! » Il s'était éloigné, tout songeant à travers les immenses guérets de parquet ciré : « Que veux-tu ? » - le Vicomte se tourne. « Donnez-moi du papier ! » Le poète à venir s'étonne, mais promet, « à condition que ce soient des questions, et non pas des réponses, que tu rédiges. » Le nain promit. François-René, soulagé, répondit : « Attends-moi près de ce nœud de chêne».

    Lorsque le pirate eut pris livraison des feuillets à sa taille, il les entrepose dans son trou de rat, fit de son antre son bureau, fabriqua comme il put sa plume et l'encre : il traça un nombre impressionnant de callligrames, formes vaguement lettriques disposées sous forme d'accouplements, avec des pleins et déliés correspondant plus ou moins à autant de seins ou de mentules. Mentula est ainsi nommée parce qu'il semblait aux Latins que ses modifications désordonnées impliquaient, sous sa peau fripée ou tendue, la présence d'un petit esprit malicieux, « petite mens » ou mentula. Ce qui n'entrave point l'impuissance du gnome incapable d'écrire deux lignes tant soit peu sensées.

    Au point que le jeune Vicomte parcourt les minuscules feuillets ainsi couverts sans y rien entendre. Il les retend au ras du sol à leur auteur et repart battre bois et halliers. Brian retrouve sa monture féline et son monde, chassé de son propre seuil à coups de balai ou de grosses chaussures, le chat lui-même reniflant parfois son odeur de souris dans son trou, à le rendre insomniaque. Sa connaissance approfondie des lieux de siestes de l'Hextrine lui permit d'escalader de nouveau, à la force des bras, la bienfaisante fourrure, dans laquelle il se mit à somnoler tout son soûl parmi ces poils longs et secs, régulièrement lissés : il n'avait quitté sa montagne mouvante que trois petites journées.

    La morte enceinte qu'il rejoignit ne faisait que croître et embellir. L'homme en effet souvent oublie que leurs femmes sont grosses, mais ces dernières ne l 'oublient pas. « Explique-toi » disait-elle, alors que selon lui, c'était bien plutôt à la femme de s'expliquer, pour les avoir tous deux réduits à l'attente d'un enfant, qui est bien l'être le plus déprimant qui soit. La femme en revanche, estimant légitime - « la sotte ! » - la propagation de l'espèce, trouve que c'est au mâle de veiller sur

    elle. Que si nous avions mis ici un homme et une femme ivres, croisant et décroisant les jambes ; accumulant nous-même les obstacles, pour que se produisît la fixation amoureuse, envie de voir et de toucher - ces partenaires n'eussent fait que multiplier les empêchements : incestes ou impuissance, caresses et pénétrations - nous aurions sombré dans le convenu, alors que le premier de nos explorateurs voit bien que nous fuyons le plat pour l'insipide. Mais sitôt revus et touchés, même (à supposer) entre frère et sœur, ou frigides tous deux (ce ne sont pas les plus mauvais couples), que faire d'un couple déprimé, promiscuitaire, sur un petit espace si mouvant toujours houleux, sismique et nauséeux, sans cesse jetés l'un sur l'autre à s'en rassasier le blanc des yeux ? L'enfant à naître ne se manifeste pour l'instant que par des borborygmes abdominaux disgracieux. Brian est revenu couvert de remords, et ne peut plus, sous peine d'inconstance, refaire ses maigres bagages. La femme, si convaincue qu'elle soit de son bon droit de petite chose fragile, n'est pas sans ressentir, par accès, toute la barbarie d'une situation sans issue. L'accouchement fut malaisé faute de sage-femme, le père ayant dû procéder à mains nues à la version in vivo de l'enfant vers les voies naturelles. La nouveau-née fut nommée Malvina. Elle naquit les yeux cousus, mais qui se décillèrent vite. Elle eut aussi, comme les veaux ou les chatons, plein exercice immédiat de ses membres, et se déplaça vite en roulant sur elle-même, s'accrochantn d'instinct à la toison féline plus abondamment humectée de salive en ces temps d'enfantement.

    Brian tout d'abord se sentit investi de toutes sortes de sentiments où jamais un pirate n'aurait songé, s'attendrissant sur sa fille au point de lui donner des surnoms d'amour, de lui jouer de la flûte, et se couvrit de ridicule. Jusqu'à la mère qui en ronronna, ce qui stupéfia son support poilu. L'homme mort à compter de ce six avril 1785 abandonna toute velléité d'indépendance ; il discuta à sens unique avec son Infante, ne pouvant pour elle imaginer d'autre avenir qu'un bon mari, de bons enfants, mais hors d'ici, et du meilleur cœur qu'il put. Pourtant l'enfant s'échappe, erre et se perd parmi les poils en tourbillons, rencontre émerveillée les grosses puces lustrées du félin, se place à la verticale du cœur pour chantonner au rythme de ses battements, au risque des syncopes.

    Le pirate alors mène sa famille à dos de chat du haut en bas du grand escalier à vis de la tour nord, cornaquant sa monture féline : il s'est mis en tête, pour acquérir un peu de plomb, de reprendre son jeu de fantôme. C'est donc lui, à minuit, tandis que frémit l'horloge du rez-de-chaussée, qui conduit le chat docile, et retrouve d'ataviques itinéraires. Sa femme le lui fait orgueilleusement remarquer : « Dieu t'a mis sur cet animal pour exercer tes droits de père et transmettre nos gènes en péril ; ainsi, conduis ta monture, imprime-lui tes volontés. Ne considère ni finalité, ni utilité, mais le mouvement même. C'est ainsi que les géants de ce château vivent dans le respect du surnaturel. Tu en imposes jusqu'à ce petit vicomte de François-René, qui t'as traité, m'as-tu dit, bien légèrement. - Comment cela ? il m'a fourni d'encre et de papier. Les trois jours où je fus loin de toi, je vivais, j'étais moi." Vicki ne releva pas cette extravagance ; le chat quant à lui ce soir-là effectua trois rondes, à minuit, trois heures, six heures. Le vent hulula. Le vagabond des mers en éprouva de la nostalgie. "Je partirai", déclara-t-il. "Tu ne verras plus la mer, lui répliqua-t-elle ; jamais nos courtes jambes ne nous porteront plus loin que ces prairies qui cernent Combourg. Nous n'avons plus nos dimensions d'antan." Le pirate hésita : fidélité sans aventure, ou aventure ?

    La question se pose depuis qu'il existe des femmes qui viennent d'accoucher, et qui pensent ; et des homme soucieux de se conduire en cerfs, c'est-à-dire non pas portant bois, mais abandonnant toute conduite des affaires familiales, jugées efféminantes. La femme prit ici l'initiative, comme il est de règle. Produisant non des lamentations, mais la réfutation des arguments fondés sur la condition animale, le mâle dans bien des espèces se défilait selon les lois dites naturelles : « Je le lui concède, dit-elle, comme à bête brute et puérile. Je pousserai cependant la conscience bien plus loin que baleines ou oiseaux, car je prendrai soin du fruit de nos entrailles au-delà du terme nécessaire à l'espèce. » (ma fille sera toujours ma fille).

    La femelle du gnome est petite, vive, le nez retroussé, la voix fraîche sans fond de vinaigre. Qui relève de couches se sent plus forte - certaines au contraire se sentant dépossédées, rongées de tristesse. Le pirate alors se mit à hurler : ces vociférations de l'homme, quand elles ne s'accompagnent pas de coups, sont ridicules au lieu d'être odieuses. Ces ondes de choc n'ébranlèrent pas le Félin outre mesure, car les voix des deux gnomes avaient suivi le même chemin que leurs jambes : minuscules. Cependant l'Hextrine finit par hocher les oreilles, les deux infra-humains (je parle des adultes) se raccrochèrent au pelage, et celui qui criait le plus fort fut vaincu - les cris, aveux de défaite, produisent des effets contraires à ceux escomptés : imaginons en effet la déconfiture du vociférateur qui se verrait obéi - quelle confusion ! les hurlements de l'homme n'auraient alors qu'une fonction purement esthétique.

    Brian n'avait pas toujours connu de chat ; celui-ci fonctionnait aux dimensions réelles, in situ. La femme allaita sa petite Malvina, songeant avec bonheur que Don Juan était mort. Casanova aussi. M. de Chateaubriand n'avait pas encore pris son envol. L'enfant tétait. Mais la mère sentit croître en elle une aversion incoercible de celui qui remplissait l'air, entre les poils du chat, de temps en temps, de tels tonitruements. L'homme reprit ses méditations échiquières. La femme demeurait pensive. Du moins le semblait-elle. Ce fut un silence apaisant. Passons à la séparation. Désespérée de son abandon, la femme se dit : "J'ai parlé par bravade. Nulle femme ne saurait résister aux outrages verbaux de son mari. C'est l'enfant qui est cause de tout. L'homme en effet, contraint à procréer par ruse, voit plus haut, sombre plus que nous. Il ne considère que le sein de Dieu, à rejoindre au plus vite, quand nous ne songeons qu'au nôtre - Notre Dieu, c'est-à-dire notre ventre. Tuons l'enfant." Elle considéra le nourrisson dans son sommeil : "Hélas ! comment ne pas être attendrie ?" Elle se raidit alors, et passa en revue les différents endroits de la bête, d'où l'on pourrait précipiter ce petit être.

    Les flancs offraient une pente,un arrondi sous-ventral bien décisif. Le voisinage du museau permettrait aussi de forts chatouillis, qu'écraserait définitivement une griffe agacée. L'on pouvait faire enfin que le chat bondît, en projetant quelque amusant rongeur à l'agonie au-devant de sa tête. Mais on risquait d'être à son tour entraîné par ces cabrages : à quoi bon tuer son enfant si c'était pour ne pas lui survivre. Effrayant en vérité. Elle pouvait aussi étrangler sa progéniture avec un lacet en poil de chat. Ou ne pas la nourrir. Ou l'attacher soi-même au niveau des mamelles, puisque ce chat, tout compte fait, était femelle. Mais serait-elle en lactation ? Ne faudrait-il pas qu'elle fût couverte, autre source de tracas ?

    Comment se faisait-il que cette bête n'eût jamais ressenti de chaleurs ? Vicki se prenait la tête à deux mains. Le pirate en son for se livrait à de semblables réflexions. Tuer l'enfant lui paraissait, à lui aussi, le moyen le plus assuré de retrouver toutes ces interrogations fécondes d'un jeune couple, avant qu'il ne sombrât dans les soins d'une éducation. Il fallait transpercer ce petit être malfaisant. Se sentant assoiffé, Brian prit une descente connue de lui seul, et s'accrochant aux poils très emmêlés dans ces régions-là, se faufila jusqu'à la mamelle la plus proche pour tirer quelques gorgées de lait. Il était seul à connaître ce recours .

    Un léger sillon dans les poils attestait qu'aux jours de grande force, le pirate s'agrippait, par-dessous, de tétine en tétine, suivant la technique appelée "varappe". Il se rehissa dans ses domaines, envisageant toutes les brutalités envers la petite Malvina. Il pouvait aussi renoncer, se poster entre les oreilles du félin, lui murmurer dans les cornets de mystérieux ordres qui rempliraient de fierté sa petite famille : seul un père tel que lui pouvait commander au manteau garni de pattes filant ainsi à travers les espaces ! Il pouvait également, ayant bien menacé, se rendre avec son maigre baluchon dans les Poils de poitrail, au-delà du cou donc, en ces lieux périlleux où jamais femelle, jeune ou vieille, ne se hasarderait à le venir quereller ; insoupçonné, toujours présent, il dormirait à flanc de poumons, ficelé dans d'ingénieux hamacs. « Il faut pourtant que ma colère éclate ! » s'exclama-t-il. De l'autre côté de l'enfant retentissait aussi semblable malédiction, d'une voix de femme. S'apercevant, alors, qu'ils étaient parvenus à semblable conclusion sans s'être concertés, ils s'entre-regardèrent et fondirent en larmes.

    Qu'il était donc difficile d'élever un enfant, ainsi démunis de tout ! Le dénuement qu'ils avaient supporté leur semblait à présent indigne de leur propre fille. Ainsi leurs âmes ballottaient-elles entre des résolutions contradictoires, où le courage ordinaire de l'épicier le disputait aux férocités du mercenaire ; ce fut la barbarie qui l'emporta, quoique sous forme atténuée : "Je vais de ce pas, dit l'homme, prendre à l'abordage un autre vaisseau pour ma misère humaine. Je rechercherai un autre chat, j'y lancerai un grappin, ou je sauterai. - Mon ami, suggéra l'épouse, ne suffirait-il pas de mettre notre chatte en chaleurs, afin qu'elle fût couverte par un matou ? de la sorte, poil contre poil, votre migration s'en trouverait facilitée.

    - Cher ange, repartit le pirate, les accouplements de cette espèce sont très brefs et fort répétés. Ils sont précédés de batailles épiques, et de roulades griffues dans la poussière. » Mais il y consentit ; sans aucun doute pensait-il que ces circonstances mouvementées feraient périr le nourrisson, et qu'il ne serait pas besoin de s'exiler. Ils trouvèrent le moyen de chatouiller la chatte. Cette dernière s'excita et chercha partenaire. Ces bêtes, habituellement respectueuses de leurs territoires, croisaient à présent à faible distance les uns des autres. Les sollicitations retentissaient de loin, comme autant de cornes de brumes. Puis les vaisseaux se rapprochaient, énormes, virevoltant avec aisance.

    Il y avait des rauquements terribles, des crachements. Les petits humains rassuraient leur progéniture, lui promettaient en un avenir meilleur : il fallait ces convulsions d'astres griffus, d'atomes crochus, pour que l'Homme atteignît ses sommets. En premier lieu donc, les fourrures mouvantes s'avoisinaient. Les étreintes de chats sont microscopiques dans le temps : le pirate s'agrippait aux touffes inférieures, et rejoignait le paradis du chat supérieur ou «  incube ». Le coït fut gigantesque. De grands combats se déroulèrent sous la lune. Jamais le félin ne se mit à couvert. Les coups de griffes partirent en tous sens. Les cris souvent tirèrent l'enfant du sommeil. Jamais gnomes n'avaient vu tant de chats d'aussi près. Les adieux furent quelque peu brusqués, mais combien de fois ne les avaient-ils pas répétés. La mère contemplait ces cataclysmes d'un œil détaché. La séparation elle-même n'était pas plus douloureuse qu'un choc accidentel. "Nous aviserons à souffrir une autre fois", dit-elle à sa petite fille. Le mari, ou l'indigne individu, rampa vivement vers l'oreille de l'Autre Félin, lui demandant de croiser dans les parages du premier quelques temps encore, afin que le trio dont un enfant s'accoutumât à la désunion. « C'est idiot », dit le Nouveau Chat, de couleur noire. « Plus tôt vous serez séparés, mieux cela vaudra. » Le Pirate néanmoins s'installa près des oreilles et pilota seul. "Tu te trompes, pirate, dit le Nouveau Félin. Jette un œil derrière toi." Des hourras retentirent dans son dos, sur un ton clair que le capitaine ne reconnaissait pas.

    Or ce matou noir mâle était infesté de femmes, guère plus grosses que des sauteurs aphaniptères ou « puces » ; l'acclamation parvint au flanc de Premier Chat, la Femelle ; la jeune mère se mit aux fenêtres de sa chambre en poils, et poussa d'ardents éclats de rire : "Mon homme, s'exclama-t-elle, voulait trouver la paix, la chasteté. La solitude ! Harcelez-le toutes, poursuivit-elle, faites-lui d'innombrables enfants !" Le bébé se mit à pleurer, les deux bâtiments félins s'éloignèrent définitivement. La monture de l'Homme se mit à rêver, comme il advient dans les deux tiers de toute vie de chat ; c'était un mâle, qui rêvait plaies et bosses. La peau de l'animal frémissait en permanence, ses babines se retroussaient.

    Ainsi rêvait le Chat de l'Homme. Etrange animal ! c'est du félin que je parle. Notre Pirate reporta au lendemain l'exploration d'un terrain si mouvant. Il apprécia le dessein du Créateur de permettre que la nuit interrompît si souvent la suite des choses afin que l'homme, ce faible mammifère, pût digérer les vicissitudes des jours.

     

    X

    Les femmes savent toutes à quel point l'élevage - ce mot convient seul - d'un bébé hache, pulvérise la perception et jusqu'à la la notion du temps ; il faut donc se tenir prête à dormir ou se réveiller à disposition - la veille se composant d'une infinité de choses : compter les poils qui vous entourent, examiner ceux qui se plient, les souples, et ceux qui rebiquent. Examiner son corps, le comparer à l'épaisseur des poils, penser à la déchéance du gnomicat, scruter aussi les rythmes de son corps, les taches de son bras, sa fourrure intime en rapport avec celle du chat, la rapidité des respirations, considérable sans être haletante ; la différence entre un animal porteur si puissant, sa propre faiblesse, et tout ce qui concerne en général les différences de mesures. L'enfant au prénom changeant - elle hésitait, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, reprenant à son insu la coutume de tels peuple illyriens qui nommaient indifféremment "Drago" tout enfant dans les huit premiers jours de son existence, crainte qu'il ne s'éteigne - ne lui fournissait pas en effet ces afflux de tendresse auquel on eût pu prétendre. Il fournissait surtout de la fatigue et l'occasion d'interminables rêves. Elle descendit cependant Malvina, son fardeau, le long des flancs bombés de l'animal. Le nourrisson manquait de lait ; c'était une malédiction d'être femelle, quelle que fût l'espèce. "Je pensais, dit-elle, que le surmenage éveillerait en moi le sentiment d'une nécessité d'être-sur-chat ; mais il peut aussi bien coexister avec le sentiment d'une inutilité encore accrue - pourquoi fallait-il que mon enfant fût une fille ? Pourquoi moi, gnomesse, ai-je engendré quelqu'un de plus petit que moi ? Quel mari trouvera cette jeune femelle ? Pourquoi la féline, même pleine (car les chattes s'emplissent à tout coup) ne parle-t-elle pas ? pourquoi "le chat" en français, "die Katze" (féminin) en allemand ? » et autres questions qui ne manquent pas de naître du si surestimé farniente. La solitude peuple les cerveaux d'images étranges.

    La jeune mère seule prit l'habitude de se poster avec sa fille sur le dos, ou dans ses bras, au point culminant de son abri sursitaire. De là, elle scrutait le ciel, ou les plafond surélevés des chambres de Combourg ; c'étaient ces vastes pièces qui lui donnaient le sentiment d'être sous-dimensionnée. "Je ne vis pas dans un monde à ma mesure." Elle se sentit dans l'étrange situation d'un chat domestique, vivant en compagnie d'animaux immensément plus gros, qui le nourrissent, et dont il doit cependant se garder sitôt qu'ils se meuvent d'un pas. Elle savait simplement que son support la mettait à l'abri de la pluie sous des cieux de plâtre, ou de planches, et que parfois il bondissait - était-il donc si démontré qu'un univers privé de chats fût si invivable pour l'espèce des gnomes ? 

    port,terre,chat

    Cependant sur l'autre monture le Pirate, pensant tromper l'ennui en guidant sa monture (que croyait-il là!) prit possession de son domaine. Il lui vint un accès de puérilité : lui qui n'avait jamais été très mûr commença de tirer les poils de la moustache du chat, exerçant sur leur base des pressions avec la plante du pied ; l'animal éternua, se frictionna de la patte, si bien que Brian pensa flirter avec la mort. Le spleen le taraudant toujours, il entreprit une exploration systématique, bien que les dos et les flancs se ressemblent tous chez les bâtards – les poils présentant beaucoup plus de

     

    bourres et de touffes irrégulières. Il s'aperçut bien vite que ces touffes recelaient des créatures en nombre bien plus grand que sur le chat précédent. Plus petites aussi que des puces, et plus agitées, parfaitement humaines, et habillées avec soin, à la mode qui régnait en ce temps-là. Il passa ainsi de la plus extrême solitude, celle d'une île déserte, à la plus embarrassante concentration. Or sur cette monture, aux vallées mouvantes et imprévisibles, les femmes étaient battues par les hommes, au point que deux mâles venaient facilement à bout de dix femelles. C'était grande pitié de voir tant de facultés ainsi dilapidées, aux mains et aux poings de minuscules brutes mâles.

    Les roulis impromptus du félin haussaient et baissaient une houle de minuscules coiffures poudrées, piquetant de blanc le pelage noir, concentrées ou dispersées au hasard. Les hommes portaient perruques mais démodées depuis la fin du règne de Louis le Grand. Ils frappaient avec des cannes qui leur servaient à danser entre eux. Du bout ferré de ces cannes ils piquaient aussi violemment le cuir du félin, ce qui procurait à ce dernier une étrange volupté : aussi l'animal n'intervenait-il pas dans cette hiérarchie, les femmes n'ayant point de cannes. Aussi de grands concerts de hurlements s'élevaient périodiquement de tels ou tels secteurs du pelage : les hommes avec furibardise, les femmes en cadence.

    Du moins le sembla-t-il au gnome. Puis il tendit l'oreille : ces cris demeuraient très harmonieux. Il s'aperçut que les cannes s'utilisaient aussi bien comme baguettes d'orchestres, et que les femmes avaient perfectionné un art de geindre tout à fait apparenté aux chœurs d'opéras, de motets ou d'oratorios. Ce chat faisait donc de la musique. Notre pirate, qui ne connaissait que les chants des matelots alignés sur les vergues, avait parfois ouï quelques bribes de clavecin, quelques cantiques émis d'une voix grêle par Mme de Chateaubriand et l'une de ses filles. Mais jamais d'aussi puissants ensembles n'avaient frappé son oreille ; il regretta son ancienne compagne, avec laquelle il eût volontiers partagé ces sensations nouvelles.

    Il s'abaissa au niveau de ces chanteuses : plus petites, plus basses que la tête - plus basses aussi que son estime, car des femmes qui se laissent battre, chantent sous les coups et y prennent du plaisir affichent sans vergogne les preuves de leur infériorité ; pourtant le plaisir musical éprouvé l'incitait à rechercher des lieux de concerts. Ils étaient nombreux et gratuits. Quand un chœur féminin cessait de chanter, Brian se déplaçait vers un autre, dont elles devenaient à leur tour auditrices ; les hommes cessaient parfois de frapper, pour les écouter. C'était sur le pelage tout un va-et-vient, tout un remue-ménage musical. Le pirate fut rapidement repéré : sa taille relativement grande, son habit dépenaillé, tranchaient sur les tenues plus soignées de ses hôtes. Les lilliputiennes, saisissant un jour l'instant où il se retirait pour dormir entre les deux oreilles, le prirent à part, lui demandant de les sauver : les oratorios lassaient, les coups faisaient mal. Certaines exhibèrent leurs plaies : "Tu es un homme bon", dirent-elles. Nous sommes les plus nombreuses. Nous t'aiderons à démanteler cet empire. - Comment en êtes-vous venues à vous soumettre ? - Nos mères nous ont convaincues de cela. » Le pirate fronça ses petits sourcils ; n'était-il lui aussi qu'une créature sans autonomie ?

    Où ces femmes voulaient-elles en venir ? Il ne se sentait plus le courage des affrontements physiques.

    « Il ne s'agit pas de cela, dirent les femmes.

    - Donnez-moi du vin, dit-il.

    Se procurer du vin sur le dos d'un chat était impossible. Il fallut ruser. Elles demandèrent au Grand Conducteur Unilatéral du Félin, c'est-à-dire à Brian lui-même, de les conduire dans les cuisines du château de Combourg. Le pirate pilota l'animal, auquel ces lieux étaient familiers, et lui fit renverser une fiole de liqueur mordorée. Il s'en gaspilla une grande quantité le long de l'échine, menacée par ailleurs d'un gros balai de servante humaine. Mais il s'était formé sur la bête un petit nombre de belles flaques. Les femmes lui tendaient de leurs petites mains des calices où pouvait boire. Il fut rapidement gris. Les femmes applaudirent de leurs paumes libérées : c'était l'heure de la sieste des hommes, dans d'autres cantons du chat, et ces mâles interdisaient soigneusement tout dérangement sous peine de viol - odieux personnages !

    Brian reprenait son souffle entre deux coupes de mains tendues : il ne pourrait s'arrêter avant ivresse complète. Il le savait. Il se voyait rendre services à toutes ces femmes, et se remémorait malgré lui son ancienne compagne affublée d'un enfant, dérivant désormais tous deux en d'autres mondes... Incapable de secourir une femme seule, il s'en ressentait fort peu de délivrer toute une communauté. C'était un bon vin de Chinon, qui descend rond dans le gosier, se carre en estomac comme un cylindre d'acier vertical, irradiant - le goût de la vie même. La robe en était sombre, et du creux des flaques, où les femmes s'étaient mises à boire elles aussi sur la peau mouvante, montait, enivrante, l'odeur du mammifère.

    Elles commencent à se caresser entre elles, ayant acquis sous les raclées la haine de l'homme, et ne concevant pas qu'un pirate de si grande taille puisse les transpercer sans douleur. Brian regarde tout cela du haut de sa taille sans en éprouver d'abord la moindre gêne : ces corps enlacés lui semblaient animaux, sans plus. Bientôt montent à ses narines les parfums. Il ferme les yeux. Ce sont grâce au vin d'ineffables râpements de sinus et frémissements de muqueuses. A ses pieds pépient toutes les minuscules femelles. Aucun embrochage n'étant possible, nulle tension ne l'habite. Puis ses yeux se plissant, plus rien ne substiste dans ses lobes frontaux que l'impression d'une immense duperie, à coup sûr le plus puissant réseau de duperie au monde. Depuis le début - depuis que je suis mort – il est manipulé ; quelque chose de plus grave qu'un héros, dont l'auteur, d'un coup, sombre dans la confusion mentale.

    Lâché dans les ténèbres « piloter le chat » restait son seul repère. Il se hissa dans les poils du cou. Le quadrupède en cet instant se tenait droit, attentif à la vermine humaine qui lui parcourait l'échine en pente raide, des oreilles à l'attache caudale. Des frissons parcourent son échine : jamais Brian ne se fût imaginé qu'un animal de cette espèce fût à ce point abandonné à la vermine, et il faisait partie  de cette vermine. "A moins", poursuivait-il, "à moins que le félin ne soit mort tout assis, et que je ne fasse partie de ces animaux qui grignotent les chats morts." Goûtant du doigt les sécrétions sébacées de l'animal, il ne décela rien de suspect virant au cadavre ou quoi que ce fût de cet ordre.

    Il progressa courageusement, sentant parfois battre le cœur de la bête, et regrettant les fiers embruns des Caraïbes ; il parvint pour finir sur la toison plus rase du dessus de tête, à mi-distance exacte des oreilles. Le plus urgent fut de cuver : il referma les yeux, mouvement du corps de loin le plus voluptueux. Se revit dans un bouge haïtien, passée une foutue tempête. La meilleure des cuites au rhum. Il se trouvait en ce temps-là entre deux femmes sans vertu et de taille normale. Il s'était affalé sur une banquette, le plafond se rapprochait, puis repassait sous lui comme un plongeur sous un navire, remontait dans son dos, roulis d'enfer. Il avait voulu éviter de vomir, car une de ces femmes qui le soutenaient lui inspirait encore du désir - le nouveau chat sans nom n'était plus qu'un navire au repos, un infernal château de pleine terre.

    Il ouvrit, ferma les mains. Le sang revint dans ses phalanges. Il évita de tordre le cou. Ressentit puis énuméra les épaules, enfin les omoplates. Il se souvint d'un curé cubain qui répétait : "Sentez chaque partie de votre corps. Etirez-les en vous comme autant de petits corps indépendants. Puis rendez grâces : là est toute la prière." Le sang à présent remontait le long de ses deux carotides ; pour finir ses orteils s'épanouirent en bouquet sous le cuir des bottines. Il se récita le Notre Père en trois langues : espagnol, basque, anglais. Puis le plus de prières qu'il se rappelait, Ave Maria, Credo, Confiteor – quoiqu'il s'embrouillât pour ce dernier dans l'ordre des saints, et à vous, mon Père... Puis il se risqua aux prières personnelles, d'abord très simples, qui s'achevèrent sans qu'il y prît garde par le lamma sabbachtani du Christ en croix, « Eli, Eli, pourquoi m'as-tu abandonné" – et tandis qu'il pensait à voix haute « je suis ridicule", Brian reçut la Grâce, à ce qu'il lui semblait ; puis cela s'éloigna comme un effleurement d'oiseau - nom de Dieu pensa-t-il. Ce fut alors que le chat jugea bon de se remettre à l'horizontale et commença une longue randonnée sans but dans les atmosphères préromantiques malouines.

    Les effets de l'alcool se diluèrent. Or, tout félin chemine au long des talus du même pas nonchalant et gracieux sous le ciel gris qu'un renard avant qu'on le pourchasse ; il passe dans ces langueurs souples toute la puissance et la pensée du monde : le goupil perçoit les premiers cors, les beuglements des lords aux larges tavelures écarlates, et de leurs chiens tavelés de même : "Aboyez, bell out, dear dogs, je vous en donnerai à retordre" -  ainsi dit le renard , et il va trottinant, la queue bouffant au ras du sol, à contretemps du trot babord tribord, balayement soyeux par dessus les graminées , il étudie, flairant le vent, les haies près desquelles les chasseurs souffleront pour boire.

    Jamais il ne courra très vite, les chiens, les chevaux , encombrés de leur corps, se traçant un chemin parmi les cultures avec la balourdise d'un troupeau : ainsi passait le chat, trottant, décidé, huilé du tarse aux épaules se mouvant avec la régularité flexible des pistons à venir. Il semblait au pirate entendre l'une de ces musiques douces, drums voilés de loin dans les vapeurs du rhum de jadis. Le dernier grand homme dont il rêva ne fut pas un roi, mais un descendant ce ces banquiers Függer, de ceux qui ruinèrent Charles-Quint. "Brian", lui dit le financier d'Augsbourg, "tu dois enfin revenir dans le monde, car tu fus désigné pour ressusciter. Bien que nous ne soyons tous que poussière d'étoiles, tu ne peux cependant te résoudre en poudre interstellaire" – assurément non, il ne le voulait point. « Deviens chat, reprit l'homme de finances ; le monde qui te porte reviendra en toi, aussi bien que sous tes pas. Tu connaîtras les secrets, aussi sûrement que les morts, confondus à jamais avec les espaces. »" Puis le visage du banquier se gondola, ses boucles glissèrent au bas de son visage, formant une barbe, et lorsqu'il eut disparu, Brian s'éveilla Chat.

    De même que les infirmes ressentent dit-on leur pied coupé, les décapités leur cou, il se mut d'abord avec peine et comme un humain, puis s'aperçut que certains mouvements lui demeuraient désormais interdits, tandis qu'il en accomplissait d'autres, bien aisément : ainsi se lécha-t-il le culsans aucun dégoût. Peu à peu langue rêche, pattes souples à coussinets, moustaches orientables (vibrilles) palliant une vision devenue floue, s'implantèrent-elles dans les mécanismes de sa conscience. Il fit pour commencer quelques gambades félines, mais il était demeuré minuscule, et se demanda, sur l'animal de dessous, s'il ne manquerait pas les flancs arrondis de la bête, pour retomber sur un sol ou parquet peu hospitaliers - « mais les griffes » pensa-t-il, me retiendront, « et de plus, ne m'est-il pas permis à présent de sauter ? » A cette pensée, il feula de joie : assurément, bien qu'il fût resté nain, ne pouvant malgré tout jouer à égalité, ni rivaliser avec cet être velu qui ne lui avait pas donné le jour, il était chat, bel et bien félin.

    Le sommeil des chats occupant les deux tiers de leur vie, de dix-huit ans de long tout au plus, il se promit de s'abstenir de sommeiller - pourtant le peu de mois passés par les félins sur cette terre comporte bien plus de bonheur que la vie ordinaire d'un homme. Curieusement, il n'éprouva pas le manque de miroir : il était sûr de ressembler à n'importe quel individu de sa nouvelle espèce. Il passait comme en un tourbillon d'un sentiment à l'autre : c'était une telle inadéquation des idées de mouvements et de leur réalisation qui le faisait tantôt trébucher, tantôt s'élever plus haut que nécessaire ; il était acculé: loin qu'il se fût débarrassé du chat porteur, il avait doublé sa contrainte. Et puis, deviendrait-il un personnage de fables ? rien ne fut plus comme avant ; une prescience s'introduisit en lui : Brian le Chat eut l'intuition qu'un certain esprit s'adressait à ses oreilles internes, alors qu'il n'estimait pas devoir jouir de privilèges supérieurs à ceux de l'espèce humaine. Cette voix disait : "Lève-toi et marche, descends au pays des Reins et de la Queue, et prêche la Parole". Un feulement ignoble sortit de sa gorge contractée - Dieu, véritablement, se manifestait. Quand l'ex-pirate eut enfin posé ses quatre souples pattes sur le dos du chat souteneur, il sentit naître en lui une intelligence plus subtile. Et croître en particulier le besoin de sa précédente espèce, l'espèce humaine, la vraie, la grande ; un esprit de symbiose accompagne sa démarche de somnambule, vers les Pays indiquées, où grouillaient femelles et mâles minuscules.

    Il se fit un masque de poils entrelacés, se confectionna une voix persuasive, sans trop d'inflexions typiques afin de ne pas effrayer, ni susciter la dérision. Il ne prêcha point, ne distribua pas de nourriture, dont les exsudations du chat se trouvaient abondamment pourvues pour tous, mais répandit les consolations dans ces oreilles de minuscules femmes battues, et même, dit-on, de certains hommes prêts à frapper, qu'il persuada du contraire. On l'accueillait partout avec mystère, mais ce fut un secret vite éventé : un chat parcourait la Grande Echine, et fortifiait tous les cœurs.

    La charité est une étrange chose : on ne saurait imaginer à quelles tortures vous soumet une âme sensible ; la férocité, têtes coupées en chapelets, membres boucanés avant d'être jetés aux chiens, n'occupait plus qu'un coin de sa mémoire de pirate, comme une existence étrangère autrefois jetée là. A quoi rimait donc à présent ce sauvetage de femmes en détresse et si minuscules ? Pouvait-il simplement semer l'effroi dans le cœur de ces maris de forme humaine ? Car il les effrayait, il n'en pouvait douter, à voir tous ces spadassins microscopiques détaler à son approche, toutes ses griffes dehors : très petit pour le gros chat où tous vivaient, immense aux yeux de ces gnomes au carré.

    De plus – il s'en avisa au retour d'une expédition punitive : non content de l'avoir privé des plaisirs humains, le sort ne lui avait pas même accordé la quiétude ordinaire aux félins. Certes, l'effrayant sommeil de l'espèce l'envahissait à toute heure de jour ou de nuit – mais du moins les chats éveillés n'ont-ils rien d'autre à faire que de chasser, s'ils sont sauvages, ou d'attendre leur pitance ; mais lui, Brian, sitôt éveillé, se sentait investi d'une mission : chaque cerveau d'homme porte en charge l'humanité. Un instant il pensa réclamer à la Grâce Divine les restrictions cérébrales d'un chat, moyennant toutes ses capacités instinctives, mais s'étant retenu d'extrême justesse, il reprit son train chaloupé, débusquant et serrant délicatement dans ses crocs les maris brutaux, ne les relâchant que lorsque sous l'effet de l'émotion ils avaient lâché ce signal de peur, la merde.

    Il devrait s'attendre à des attentats ; dormir même n'était plus sans danger. Les femmes d'autre part, voyant qu'elles pouvaient se faire secourir sans trop payer de leurs charmes – puisqu'il ne s'agissait que d'un animal trop gros pour ce faire – au demeurant peu attiré par des femelles d'une autre espèce - les femmes humaines, donc, ne lui manifestaient plus leur reconnaissance, sinon sous forme de caresses distraites, puis, insensiblement, imperceptibles. Et comme toutes les pensées humaines s'obstinaient à le persécuter, il se demanda, au cours d'une de ces douloureuses somnolences, si les instincts amoureux ne l'assailliraient plus, hélas, que périodiquement, à la féline. Comme pour tous les chats. Ou s'il continuerait à ressentir de loin en loin, à la ressemblance des mâles humains, ces chatouillis de toute heure et de tout lieu. Aussi l'oreille au moindre bruit lui tressaillait, triangulaire. Des pouvoirs inconnus s'éveillaient en lui ; la félinité ne laissait pas de présenter certains avantages : il pouvait s'attarder à volonté dans ces espaces où le rêve ôtait tout pouvoir sur les choses. Pour commencer, Brian se contenta de fariboles : évoquer (c'était un apprentissage) son ancienne compagne perdue corps et bien – étrange chose en vérité. Puis il s'aperçut qu'il n'avait de souvenirs vraiment solides que ceux qui dépendaient de son ancienne humanité. Il en vint à souhaiter recouvrer son ancienne forme, celle qui suivait, du moins, sa mort, car quant à revenir hurler dans la tempête d'un voilier, il n'y fallait plus songer : « Je suis mort depuis cent ans, bel et bien mort ». Un financier, en rêve, lui objecta qu'il ne fallait pas ainsi prendre, puis révoquer ses décisions : la commutation d'espèce, de l'humaine à la féline, et vice-versa, ne se traitait jamais à la légère ; lui, Fugger, ultime rejeton d'une illustre race, ne pouvait prendre sur lui de ramener Brian à sa condition première. Mais il promit de consulter Dieu, ou toute instance suprême.

    C'est ainsi que Brian-le-Chat, s'étant profondément repenti, redevint homme. Et homo zurück factus est. Mais si le passage d'homme à chat n'avait pas été plus douloureux que l'éveil d'un songe, la retransformation en humain pensant, et surtout agissant, s'avéra terrible : du moins au plus. Et toute la Nature se révolta. Le banquier disparut sans doute en quelque contrée de l'au-delà (de quoi sert de mourir, pensa Brian, s'il doit y avoir encore de ce côté-ci des « contrées »?) L'accession à une conscience nouvelle se fit à la façon d'une circulation rétablie dans un réseau sanguin fortement compressé. Brian retrouva la sensation de lucidité, d'une seconde mort ajoutée à la première, les actes et les pensées du félin qu'il fut se reculant alors avec une terrible netteté.

    Brian porta les mains à son crâne, redevenu d'un homme ; à ses oreilles à nouveau bien ourlées : tant de vieux oripeaux ! « Comment, Seigneur, divulguer votre Parole parmi des gnomes égarés ? ne me soumets pas à ton humour ! » Et Dieu se tut, et Brian pensa qu'il exagérait, et se souvint d'une chatte errante avec pleins pouvoirs dans une bâtisse seigneuriale des marches de Bretagne, intitulée C. Se ressouvint d'un jeune Vicomte et d'une femme à lui, et d'un enfant. Marchant droit devant lui sur un sol enfin ferme, que n'agitait aucune houle ni roulis, parvenu d'autre part au sommet d'un tertre, il aperçut deux tours sans gigantisme, qui lui marquèrent ainsi, avec netteté, que, oui, le temps des disproportions était révolu. « Tu es puéril, Brian », gronda la voix des cieux. « Je suis le souverain des félins et des hommes. » Un grésillement lui emplit le crâne, dont il reconnut, incrédule, les vastes proportions : non, même simple gnome accroché à sa fourrure magnétique et porteuse, jamais son encéphale n'avait atteint une telle dimension.

    C'était un éclair bleu entre les tempes, une coïncidence de soi à soi. Brian marcha vers Combourg. Il régnait là une lumière crépusculaire de fin septembre. Du temps du chat, jamais il n'avait dû se soucier des saisons : l'animal entrait au château, en sortait, quels que fussent les instants de la nuit ou du jour. Sur la vaste monture, jamais de pluie, ni de neige. Soleil, lever du jour, temps qu'il fait – tout était déréglé. Sur le haut et raide perron du château, il vit assis le vieux gentilhomme armé d'une escopette. À ses côtés, une femme, une jeune fille, et un jeune homme que Brian reconnut comme le Vicomte. Le père leva son arme, tira vers le haut, un choucas tomba. L'explosion ne provoqua ni sursaut, ni protestation. Le pirate monta la volée de marches sous les regards hostiles de tous, et déclara qu'il ne fallait pas tuer les oiseaux de Dieu. La mère répondit : « Dieu plaça tous les animaux sous la domination de l'homme afin qu'il les mangeât ».

    Brian émit des doutes sur le caractère comestible d'un choucas. Pour toute réponse le gentilhomme tira un second volatile avec un hennissement de satisfaction. Quant au jeune vicomte, il descendit les marches à la rencontre de Brian : « Tu as des yeux de chat » dit-il. Un troisième tir retentit. « Passe ton chemin, cria le père ; trouve-toi d'autres ouailles à prêcher ; nos paysans éprouvent des besoins de redresseurs de torts. Toujours à contester les maigres contributions féoales dont nous devons ici nous contenter. » Brian repartit dans le crépuscule, désappointé d'avoir conservé si peu que ce fût de son éphémère nature féline. Il se réfugia pour la nuit sous un arbre, près des roseaux de l'étang.

    De ses mâchoires humaines, il mâchonna quelques tiges rouies sous les eaux stagnantes : il se vit en songe renier sa religion, de profondes brûlures d'estomac marquèrent la fin de son mauvais rêve. « J'ai conservé, pensa-t-il, cette faculté des chats de songer plus que mon soûl. Mais pour les hommes, j'ai ouï dire que l'excès de sommeil nuisait à la longévité. » Il se tordit de douleur, les tiges du roseau lui corrodèrent la muqueuse stomacale, son ventre se souleva et s'abaissa dans de grands souffles de cheval à l'agonie. Il se prit à vomir parmi les racines fluviatiles et les bulbes à demi-submergés dans la vase. Ses fosses nasales s'emplissant de déjections, il cria des noms inconnus, se représenta sa prime enfance sur les navires, lorsqu'il se faisait sodomiser par un capitaine appelé Pluton, si doux après ses brutalités qu'on en venait à les souhaiter.

    Il songea aussi qu'il avait survécu à nombre de tempêtes : lorsqu'on était si près du flot, à le toucher, fût-il violemment soulevé, il semblait bien plus familier ; les éléments s'apprivoisaient à des proportions plus humaines, et l'imagination, jusqu'à l'instant même de la noyade, se mettait en sommeil : on se laissait suffoquer par fractions de secondes très détendues. Venait ensuite un grand vacarme de voilure interne, une immense brûlure si les poumons se redéployaient en vous, et c'était,

    en même temps que la conscience, le grand retour de la peur. Mais ici-même, entre les joncs et la boue, dans son agonie, les hoquets d'eau douce lui perçaient la gorge, et les houris offraient des nectars de loukoum. L'une d'elle, voilée de vert, prit des traits plus connus, qu'il voulut repousser, mais les yeux se précisèrent, puis le nez, enfin l'ancien gnome reconnut la femme délaissée sur l'autre chat, et le hidjab tomba. Elle avançait sur lui. « Comment es-tu venue ici ? » dit-il. « Où est l'enfant ? » Il entendait hurler sans trêve un nourrisson vorace et invisible – était-ce un si grand mal d'avoir confié femme et enfant à l'échine d'un chat pourvu de tout le nécessaire ?...

    Quiconque trouvera le corps asphyxié de Brian découvrira une dépouille féline aux mâchoires écarquillées par la torture du mortier, lorsqu'il pénètre en se solidifiant parmi les voies respiratoires. Ce qui chagrina Brian, au point de le porter jusqu'aux extrémités du désespoir, ne fut pas tant de mourir une seconde fois (il existe donc bien, pour les spectres, plusieurs trépas), que d'imaginer l'ombre d'un reproche à lui adressé. Alors il distingua dans les roseaux, rampant, feulant, une foule d'autres femmes venues de tous les horizons du marais. Elles accouraient à l'appel de la femme bafouée, il les connaisait toutes, elles jouissaient d'une gigantesque rage. A présent comme les chats abandonnés, elles erraient sans trêve, telles les filles de Cadmos, qui tuèrent leurs 49 maris après leur nuit de noces.

    En plein sommeil pesant. La plus effroyable révolution perpétrée par des femmes. La troupe paludienne parvint ensuite en terrain sec à proximité d'une souche où sommeillait le jeune Vicomte de Ch... Il portait des cheveux bouclés, ses bras posaient sur son abdomen où se prélassait, de biais, la tête vers le bas, un énorme chat noir. Le Vicomte, pensant ouïr son nom, s'éveilla. La bête, déséquilibrée, crispa ses griffes et bâilla. Le Vicomte, beau mais négligé, considéra ce parterre de femmes n'atteignant point trois pouces et demi. Le jeune aristocrate eût balayé la troupe d'un revers de botte, mais il n'avait plus la morgue de son ordre - s'étant maintes fois colleté avec les fils de paysan.

    Il ne parvint pas à apaiser les femelles - mais ce fut alors que l'incroyable se produisit ; aucun biographe en effet ne se risquerait à mentionner qu'un certain jour de son adolescence, le Vicomte François-René de Ch..., avec l'aide d'une bande de femmes cupides, à leur tête un Spectre de Pirate, s'emparerait du château de Combourg ; saisissant par pincées les femmes entre ses phalanges, et les glissant dans ses poches, il se dirigea vers la chambre de son père et s'assit à sa place. Autour de lui se faufilèrent les émeutières, dépourvues d'armes et bientôt de voix. Le jeune homme resta paralysé. Il voyait autour de lui des parchemins, une longue-vue, deux pistolets. « Que faites-vous là ? s'exclama le père, qui rentrait à l'instant de la chasse ; est-ce bien là l'emplacement d'un fils avant la mort du père ?" Il ne distinguait rien du petit peuple. "Vous rêvez trop, mon fils. Aussi bien, voici assez longtemps que vous errez parmi nos bois et nos landes, effrayant les paysannes à la tombée du jour. Il est grand temps pour vous de trouver un emploi en rapport avec notre rang. Nous vous avons obtenu la recommandation du roi pour gagner dès que possible St-Malo, afin de servir la marine de Sa Majesté.

    - Bordel de merde, pensa le fils.

    Ici les biographes se révoltent : Chateaubriand voyait une sylphide dans les arbres, et non des assemblées de gnomes, fussent-ils femelles. Il ne les eût jamais non plus soulevées contre son propre père. Non plus qu'un chat n'aurait suffi à nourrir de son suc ou de ses sécrétions une telle quantité de vermine, de quelque minuscule dimension qu'elle pût être. Que la bête des légendes se renferme dans sa hauteur, peu importe. Qu'il aille et déambule où bon lui semble, libre à lui. Mais que le jour ou la nuit soient si peu marqués pour ses parasites n'est pas vraisemblable. Le souvenir me revient même de certains érudits cherchant à Plancoët, près Saint-Malo, la ferme exacte où l'Enchanteur fut placé en nourrice ; l'emplacement non moins exact du temple où il fut baptisé, puis, raccourci sublime, son tombeau à l'îlot du Grand-Bé.

    Les philosophes à leur tour s'insurgèrent. Ils mirent en doute l'existence du félin ; notre terre assurément nous porte et nous transporte ; mais elle ne saurait s'animer comme un chat ou tout autre mammifère, voire une huître. Supposé même que certains illuminés cherchent amoureusement à déterre-miner les traits de la Terre ou de Mère Nature, ce ne sont qu'élucubrations de science-fictionnistes, tels ces demi-fols qui se complaisent à sentir sous leurs pieds un organisme vivant, fait de chair et de viande, exploitée par des chevaliers-bouchers. Ce sont là des imaginations délirantes, qui ne trouvent pas grâce aux yeux des frileux. Ainsi nos experts prennent-ils de grands airs, se réservant de pêcher en eau trouble.

    Les connaisseurs les plus avertis s'accordent à penser que Ch. ne fit pas grand-chose à St-Malo, se contentant le plus souvent de rêver sur des mâts en réparation tenant de bonnes longueurs de quais. Mais les bons connaisseurs de l'Histoire anglaise savent de source sûre que les Britanniques manifestèrent un profond mécontentement de cette inaction : ils avaient pressenti la future gloire du jeune vicomte, et enrageaient. Ils débarquèrent un beau matin au droit du rocher de Cancale, et entreprirent de couper les Malouins du reste de la Bretagne. Le jeune Chateaubriand se battit avec un courage contraire à sa nonchalance habituelle. Il souleva un grand mât et tel Frère Jean des Entommeures se mit à embrocher maints sujets de la perfide Albion. Ce fut en vain. Les Anglais bombardèrent St-Malo à boulets rouges. Cet événement ne fut pas attesté, nos ennemis héréditaires s'étant bornés à quelques bravades de cavalerie – qui plus est, onze années avant la naissance de François-René.

    Le 14 juillet 1789, il assiste à la prise de la Bastille en compagnie de ses sœurs Lucile et Julie.

     

    Pour un second dénouement

    ...quant aux transfuges du second animal, rejointes et menées par l'épouse délaissée, elles découvrirent combien l'ennui dévorait le monde ; il régnait au château de C., et dans toute la campagne, une effroyable mélancolie bourbeuse. Elles contestèrent d'abord l'autorité de leur meneuse, puis vécurent ensemble, se frottant de compagnie, mais séparées au fond d'elles-mêmes, au sein d'une foule toujours amenuisée. Toute tribu présente ainsi des années d'apogée, puis de progressive extinction, comme une lente hémorragie : n'avoir derrière soi qu'un passé tronqué souillé d'un crime collectif originel, considérer la mort à venir par la mort donnée, s'apercevoir enfin que son groupe de survie ne saurait avoir d'équivalent dans ce monde immense où passent, de loin en loin, des silhouettes de géants tonnant au dessus des têtes – mène au désarroi le plus funeste. « Quels cieux décidément minuscules, pensèrent-elles, nous ont engendrées ? Ne serait-il pas possible de cesser une lutte sans témoins ? » Celles qui pouvaient encore penser convoquèrent les chats devant elles.

    Les modulations des femmes furent si persuasives que les deux bêtes primitives, L'Hextrine et l'autre, se retrouvèrent devant elles, le mâle et la femelle. Ce beau couple de gouttières se trouvait débarrassé de ses innombrables parasites. Ils respiraient la santé, s'abaissant au sol pour flairer. Brian ressuscité, pirate protéiforme, et son épouse, immortels et enfin réunis, contemplaient ces puissantes masses musclées ; il avait donc fallu jadis vivre là-haut, subsister sur ces monstrueuses et si souples montagnes, sans y pouvoir imaginer rien d'autre qu'une irrémédiable exiguïté de destinée. Prison mouvante, enchanteresse ! Le pirate avait bien tenté de se soustraire à la prédestination, délaissant sa progéniture, passant d'un animal sur l'autre, cherchant même à cornaquer le second, mais découvrit le comble de l'absurdité : tant de gnomesses, charmantes et battues, dont il ne lui avait même pas été accordé d'en baiser une seule, pour disproportion d'organes – une naissance – quelle horreur... Les deux félins balançaient leurs lourdes têtes de fauves au-dessus de ces multitudes ; mais le découragement des nains rongeait les humeurs.

    Les poils semblaient à présent rudes, ou bien soyeux, à la façon des plantes et des lichens, et non annonciateurs de voluptés. Les chats se sont éloignés, sautillant vers les lointains, puis disparurent côte à côte. « Ils ne resteront pas longtemps ensemble » prédit le Pirate. Cette disparition, passé le premier désenchantement, rendit une énergie nouvelle à Brian, Fantôme de C. Il se sentit pris d'un courage involontaire, donné par l'éternel ou de quelque nom qu'on voudra le nommer, de ces dispositions belliqueuses, qui vous saisissent au moment où nulle utilité ne s'en fait plus sentir, soit, trois heures avant de mourir. « Allons », dit-il à son petit peuple, « réfugions-nous à l'ombre de ces murs épais ; mettons à profit les moindres interstices. Concentrons nos esprits défaillants. Voyez : ces moëllons, disposés autrement, auraient aussi bien figuré des tombeaux que des remparts. Nous vivrons ainsi d'une vie diminuée, sans autre souci que de vivre et de méditer, car tel est le but. » Tout se passa dans la plus grande dignité.

    Les minuscules créatures se faufilèrent selon leurs tailles au sein même de la pierre, voluptueusement coincées et immobiles, au sein d'un utérus de pierre qui jamais ne connaîtrait les contractions de la parturiente, et dans les parois mêmes enserrant la chambre du grand Chateaubriand, que les touristes visitent à présent. Le couple fondateur finit par mourir, comme tous les spectres : le pirate avait atteint le point de non-retour, le poison s'étant insinué trop avant ; la femme périt de contraction nerveuse – observons que dans la mort du couple, chacun meurt séparément. Il en est ainsi de l'orgasme, la simultanéité restant exceptionnelle. Quels que soient les jours passés ensemble.

    La mort les yeux dans les yeux, comme victime et bourreau. Dans ce monde intermédiaire, trop vaste pour les gnomes et pour les humains, les dépouilles n'éprouvent point le désir d'être inhumées ; elles restent à disposition des éléments, désagrégées sans souillures, le temps de quelques souffles.

    Les agonies

    1. Pour l'homme, disons la récapitulation traditionnelle de sa propre vie : boucanier des Caraïbes, vaisseaux de pleine toile, boulets rouges et Indiens poignardés ; plus de longueurs ni de douleurs, l'épisode félin se déroulant dans l'indécence (nous l'avons vu), et sur les Chats comme sur Terre, mêmes erreurs, même univers étriqué – mais à treize ans, il se revit, à contre-courant – comblé d'un avenir qui resterait, à tout jamais, inaccompli.

    2. Pour la femme ce fut la très nette sensation d'être tirée en arrière de tout le poids de ses cheveux ; la main de la mort agrippa l'occiput et la toison qui le couvrait, les effets rongeurs parcoururent son corps à la vitesse de la foudre, et son être se dissolut, et son enveloppe, ayant quelque temps flotté au bout d'un roseau, se mêla au vent. Elle en fut fort déçue. L'enfant devint poète, se meurtrit le cœur, disparut vers la cinquantaine, ce qui était l'âge des morts en ce temps-là. Il avait engendré fils et filles et petits-enfants qu'il connut peu de temps, félins de noble race : Jocelyn du Pin de la Forêt-Vivonne fonda un glorieux pedigree ; je descends personnellement d'un de ses bâtards, et, par les femmes, de Vicki, épouse Dufour Aîné.

      Mon enfance fut privée d'animaux.

    3. Je décidai alors de visiter Combourg.

     

     

     

     

  • L'éphéméride

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    16 11 2009 (65 11 16)

    Il manque un texte enfoui.

    En 1962, mon père atteint 52 ans. Il est impossible à d’appréhender ce que c’était alors que 52 ans : une sclérose complète. J’en avais 18, vous en aviez 18. Advienne que pourra. La révolte gronde par le monde. Le fils de mon père souffre et fait souffrir dans son internat de Bordeaux. Tous les chemins semblent coupés. Le jeune homme marque encore ses plaisir solitaires d’une croix de saint André. C’est un vendredi, jour de la Saint Edmond, avec un d. Nous sommes au Lycée Montaigne, réservé aux garçons. Il existe encore une vieille pédagogie, menant à l‘appellation « compo de philo ».

    Le sujet en était : « L’esprit critique est-il destructeur ? » Taliv ceviea, - sans prononcer le « e » - ce qui signifie « sujet bateau ». Où l’on voit tout de suite que le « j » valant « l », à cette exception près, chaque consonne du français se voit remplacée par la consonne suivante (« s » donne « t », etc.), et chaque voyelle par la suivante (le « u » devient « a », en se raccrochant à la première voyelle, et ainsi de suite). Nous avons depuis perfectionné ce système. Mais en philo (pour en revenir à la), je ne brillai pas plus que d’habitude : cet internat où j’étais soumis convenait mal à ma précieuse nature, et je dus être bon dernier.

    Le premier trimestre se passa ainsi dans la déconfiture, et dès janvier, je rejoignais le giron familial, avec l’aide d’un enseignement par correspondance. C’était dur, l’internat. Houllalà. La colonie de vacances ne m’avait déjà pas réussi, mais la discipline internataire mit à rude épreuve les nerfs du déconneur et ceux de la pionicaille. Un moment de joie est toutefois signalé : le 3e match de basket entre ENSI 2 B’ contre Racine carrée de x-rhô. « ENS », « École Nationale

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    Supérieure ». Cherchons qu’un sang impur, etc. Tiens ? GROSSE COUILLE ordinatoriale.

    Vive le progrès. Ordem e progresso. C’est à l’occasion de ce match du 16 novembre, dit Match de l’Anniversaire, que s’imprima le refrain (« ambiance sensationnelle », ai-je noté, « Les bizuths sont dans la merde », répété sur l’air de la Marche Lorraine (« Fiers enfants de la Lorraine » », etc.). Cette partie de panier ...





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    Les textes s’envolent aussi bien dans la boîte informatique, j’allais écrire infirmatique. La mort (le mort) y mettra bon ordre. En ce 27 novembre 2065 Nouveau style, je prends possession du même 27 en l’année 2110, Très Nouveau Style. Ces ruses ne convaincront personne, et tout se retrouvera, comme les disparus en gare de Quimper, sur le quai, avec sa valise. En l’année 2110, notre héros, mineur encore, vivait chez ses parents et signalait ses masturbations par une croix au sommet de sa page du jour. Une analyse graphologique décèle chez lui de l‘obstination, un grand sens de la justice, mais aussi de la passivité : « Sa personnalité ne s’impose pas et pourrait se manifester avec plus de rigueur ».

    Il a fallu s’apprivoiser à tout cela. À la fin novembre, il fallait acheter une ampoule moins forte. Il fallait fréquenter la faculté, assister aux cours de grec (« de rattrapage ») de M. Duclos. C’était un personnage, plaisant, rondelet, qui écrivait ses omégas comme une paire de couilles pendantes. Il n’engueulait personne, et j’eus l’honneur de le déranger à son bureau, vêtu d’une veste outrageusement bleu marine, et lui parlant de mon avenir, tandis qu’il attendait mon départ en pensant à autre chose. Il avait fait cours devant un tableau couvert d’inscriptions fines : Duclos-porte, Duclos-chard, Duclos-pinette. Il tint bon jusqu’au bout de l’heure. Il s’en voulait encore d’avoir provoqué la mort de sa femme en voiture, éjectée qu’elle fut par ces portières d’autrefois qui s’ouvraient vers l’avant. Il blâmait les prétentieux qui trouvaient la Deux-Chevaux « purée », les estimant bienheureux. Il évoquait le cours de l’Intendance à Bordeaux,

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    couverts d’éclopés de la Grande Guerre eux-mêmes escortées de femmes amoureuses de leur confortable (croyaient-elles) pension d’invalide.

    Duclos nous apprit à défricher l’apparat critique, par lequel en bas de chaque page grecque figurent les variantes des manuscrits qui nous sont parvenus : on les distingue par des initiales mystérieuses. Il répondit à un étudiant, qui voulait savoir comment distinguer les mots « avec un tau » des mots « avec un thêta », qu’il s’agissait d’une question d’orthographe ; mais que le grec ancien n’avait pas eu pour vocation de se calquer sur sa transcription française contemporaine… Il ne put convaincre Vayriès que son nom se prononçait « -ryès » en raison de l’accent grave, et non pas « Vayri » - « Non, répondait le Pyrénéen, c’est justement parce qu’il y a l’accent qu’il ne faut pas prononcer « -ryès ».

    Dialogue de sourd, où le petit Duclos fit semblant de s’incliner, car nous y serions encore. Et ce même jour, c’est écrit en rouge, je « suis allé vider » de la « confiture gâtée dans les chiottes ». Celles, sans doute, de ma cité universitaire. En rouge, pour qu’on s’en souvienne. Évènement marquant s’il en fut, seul digne de marquer ce 27 novembre d’une pierre vermillonne. Mais passons à plus sérieux. Fier-Cloporte (c’est moi) est allé passer l’après midi chez sa future et lointaine épouse. Il précise qu’il s’est « comporté comme une poire » : est-ce à dire qu’il ne lui a pas sauté dessus pour prouver sa virilité ? Qu’il aurait dû « la besogner séance tenante », cliché connu des pornographes ancestraux ?

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    L’auteur de cette vie de jeune homme, dans la fleur de ses 19 ans, revient sur ce cours de grec : « nr one », où l’on s’est contenté de préciser « les heures de cours ». Les étudiants donnaient leurs temps libres, et la décision se fit à la majorité. C’est ce jour-là qu’après un repas au Central, restaurant universitaire, Fier-Cloporte eut l’idée d’amener sa conquête féminine au bistrot, et qu’il but un cognac. Et je me souviens aujourd’hui encore qu’il eut le courage d’embrasser sa future épouse, qui ne lu parlait encore que de « camarade », car c’était le terme dont se servait alors les jeunes filles lorsqu’elles voulaient se réserver le droit de se rétracter en même temps que la bite de leur soupirant.

    Cela se passa devant le Grand-Théâtre, j’ai fait connaissance du cousin « J.B. », (cousin de qui?) et de la tante « Yvonne », puis j’ai assisté à une séance de cinéma dans le «Grand Amphi ». Mais la confiture balancée dans les chiottes, à l’encre rouge ! je ne me le rappelle pas. Un jour prochain, personne ne saura plus s’il existe ou non, égaré parmi ses clones et se représentations vidéographique. Vous vous tuerez en images, et plus personne n’aura peur de la mort. « L’an 10 000 », me dit mon ami – l’An Dix Mille sera inimaginable (ou ne sera pas).

    Qui étaient donc cette tante Yvonne et son fils J.B. ?

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    En 2111, j’étais pédé. J’étais nazi. Une croix gammée ornait et souillait ma quatrième de couve, « Néo-Fascisme-Européen ». En 111 j’avais vingt ans. J’avais cessé de me faire enculer depuis juin, je recommencerais en février suivant, une ultime fois avant de me marier, pour vérifier. J’ai fait mal à mon sodomiseur, car je n’avais plus récidivé. Les lettres de Mitterrand à sa bien-aimée sont d’une impudeur grotesque. On voudrait ne pas lire. Sauter les pages. Sauter ces étalages à la platonicienne. Ici je parle de trou du cul. Qui que tu sois ma mort nous sépare et me paralyse.

    Le nazisme est une esthétique. J’ai peur en écrivant cela. La haine du juif ne m’a jamais atteint. L’amour de la bite non plus. On m’injectait de la virilité,en la perdant selon les conventions. Je suis un brouillon. Le 24 décembre est la Ste-Émilienne. Au crayon : « Bond ». Hennebont Bretagne. « La duchesse refuse de se rendre », 1342, les renforts anglais libèrent la ville. 359e jour de l’année, reste 7, le compte est faux, année bissextile, chaque sodomie est marquée d’une croix gammée. Je détestais les femmes,je désirais les femmes. Confusion des nazis avec les Teutoniques. Des chevaliers qui s’enculent ne sont pas pédés, ils conquièrent ensemble leur virilité.

    Jamais je n’ai joué les grandes folles. Jamais je n’ai voulu tuer. Casser la gueule, si. Une fois. Sans résultat. Amphithéâtre Aline. J’y ai officié, dans la bouffissure. La Vieille Fille, de Balzac. Mosi mit Daractivit. J’avais un langage

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    secret. «Lire les Caractères » de L.B. » Rien qui dût être caché. La culture me pénétrait. Je me fortifiais, je me nourrissais. Dans le total retranchement. Dans l’isolement. Pas de camarade. Une bite qui me troue et je me sens utile. Sans plus. « Grammaire grecque : - revoir points syntaxe des prépas, plus, systématiquement, conjugaison, morphologie ». Remparts. Remparts. Ne pas me piétiner. Nihil peius quam contemni. « Rien de pire que d’être méprisé » c’était ma devise.

    Une croix maudite, une virilité d’emprunt, connaissance et Jeu. Le soir, c’était Noël. Nous habitions à Mussidan. « Moche série TV : le barbu connard philosophe, verts

    pâturages, la Bible en Noir, CON. Cadeaux. Reçu ours, livres Balzac , etc... »

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    Une année de plus. Je viens d’avoir 20 ans et je m’emmerde comme un rat mort. À la cité universitaire, les expériences se poursuivent avec Satfouilly. Les cours s’enchaînent aux cours. Épiphanie. Et pis Fanny. Justement non, pas de Fanny. Une queue. Ah mmmisère. Plaignons-moi. Le carnet reste tout petit, sa rédaction se fait en caractères d’imprimerie, avec du rouge pour les « évènements importants », les « rubriques ». Jugez-en : « Achat semelles intérieures. La vendeuse, au1er étage, n’a pu m’en trouver une 2e. » Voilà de quoi rester dans les mémoires. Pas dans celle de Fier-Cloporte.

    Le but est celui-ci : se souvenir, autant que possible, de chaque journée, de chaque heure, de chaque minute. Un Américain very quelconque s’est fait suivre ainsi et filmer par une caméra qui se déclenchait toutes les trente secondes. Il servira de base au documentaire à venir « Un Ricain moyen, An Deux Mille ». Il faudrait se présenter à saint Pierre avec le chapelet de tous ses jours passés, de toutes ses actions, autour du cou comme un chat pelé de saucisses. Et nous aurions vaincu le temps, mais pas le vide. On dit aussi « la vanité ». En ce temps-là Fier-Cloporte avait des amis loufoques. L’un d’eux est mort en 2029.

    Tous les cours ont été ratés, « sauf Audiat ». C’était quelqu’un. Tout petit, tout hargneux, tout pudibond. Vexé que je le reconnusse au sortir de Pouic-Pouic, film defunessien, et faisant son possible pour cacher son groin dans la foule. Fier-

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    Cloporte s’était gondolé en toute innocence. Mais un grand professeur de grec de l’Université de Bordeaux ne devait pas être soupçonné de hanter ces films mal famés. Et tout le monde l’aimait bien, Audiat, même s’il foutait des notes négatives. Et quand un étudiant atteignait zéro, ce n’était déjà pas si mal. À 0° dans l’abri scientifique antarctique, les explorateurs se mettaient torse nu et dansaient autour du poêle et de leurs poils.

    À midi, Fier-Cloporte se trouvait en compagnie de Christine Taris, qui se branlait comme une salope afin de conserver sa virginité scientifique. Jamais F.C. n’aurait envisagé, ne fût-ce qu’un seul instant, la prendre par les épaules (et se recevoir un cours de morale dans la gueule). Jacques Hourcabie l’a fuie avec ses béquilles : qu’était -il arrivé à notre fils d’officier ? Il ne comprenait pas la satisfaction des réformés militaires :  « On leur annonce qu’ils sont mal foutus ! » - peut-être, mon capitaine, mais mieux vaut mal foutu que demi-dingue, avec des gueulements de gradés dans les oreilles à vous ratatiner le cerveau.

    Et le cœur, parfaitement. « Et le cœur, alouette... » Il connaissait un vicieux qui se faisait fondre le camembert sur son radiateur. Il parcourait le corps de sa belle en bandant, ce qu’il appelait « la betterave baladeuse ». La belle répondait « Je ne te désirerai que si je veux », et pas moyen, justement. Il était écœuré, le fils de capiston. Il découvrait les femmes. Les femmes, c’est comme ça. Et pas autrement. Et lorsqu’il m’a vu avec Christine, il a fui à toutes béquilles. Il la détestait, la craignait à ce point-là ? Cette jeune fille a failli devenir ma femme.

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    « Pignon offre le café,après hésitations de bistrot, au Montaigne ».

    Si Fier-Cloporte a épousé Arielle et non Christine, c’est parce que Pignon, mort depuis, lui a conseillé la première au lieu de la seconde. Il hésitait, le Fier-Cloporte. Pignon a opté pour la malheureuse au lieu de la chieuse. Christine a fini prof d’allemand, elle a séjourné à Berlin, elle a trouvé son Siegfried, Ziggy ?

    Pignon – Haurcabie – Champagne – Collignon : reposez en paix.

    ...Je me souviens de Cathy Paroutaud, « pédante conasse pucelle prétentieuse méprisante ». Nous avons envahi sa chambre, peut-être ce jour-là, et Fier-Cloporte a subtilisé son courrier pendant plus d’un mois...

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    J’en ai plus qu’assez de cette vie végétative, qu’on pourrait aussi bien appeler « pré-mort ». Explorons cette année 2114 où la vie m’irriguait. J’ignore ce que faisait ma moitié. Personnellement, je me rendais à la faculté des Lettres de Tours, pour suivre des cours de philologie. Un professeur s’appelait Arrivé. Plus tard il écrivit des choses passionnément chiantes sur un petit vieux qui examine les va-et-vient d’une mouche sur une nappe blanche : triste destinée ! Pour l’instant, il rase son monde avec son cours sur les déterminatifs. Nous sommes tous à noter, sur tout le premier rang, que « du rôti » équivaut à un «quantum de substance de rôti.

    Et tout le premier rang s’esclaffe, tellement c’est con, pédant et prétentieux – la fameuse trilogie dégressive de Proust.Il se vexe, ce con (Arrivé, Arrivé) : « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? » - et de reprendre son expression en se rengorgeant. Assurément, le voici très fier d’avoir concocté un concept aussi abstrait, aussi scientifique. « Annie m’ouvre la porte, nue à l’exception de ses chaussettes : « Heureusement que c’était vraiment toi ! » Elle ouvre à tout vent. Que nous étions beaux, effarouchés, timides! En vérité, je nous ne reconnais plus. Toi aussi, lecteur critique et stupide.

    Nous noircissions des feuillets serrés, c’est seulement 68 qui nous en a détournés. Pensions-nous être parvenus aux temps enfin messianiques ? Salut mes COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 12

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    beautés, salut mes années, soyons ridicules. L’après-midi, Mireille va prendre avecmoi un thé à Montjoyeux. Je ne sais plus ce que c’était, ce que c’est encore que Montjoyeux. Mireille était la suivante sur la liste, celle des femmes entre lesquelles j’aurais sans cesse ricoché en me plaignant de la précédente. Je me préparais à en faire souffrir toute une kyrielle. La maman de Mireille, et non pas la merde Mireille, m’avait proposé de devenir son gendre, car « tout le monde peut se tromper la première fois ». Mireille est-elle seulement vivante encore ? C’était ma « confidente », elle m’avait proposé de la réconcilier avec Tarche, que je connais encore, de loin en loin. Je la prends par l ‘épaule pour l’embrasser tellement elle a le cafard. Oui, prendre par l’épaule, ça peut « marcher ».

    Mais plus loin, je n’y pensais pas. Ma confiente, non, confidente, ma sœur, nous échangions nos peines de cœur, elle venait manger des nouilles, attention à la rime, et nous écoutions Olivier Despax, Adamo (Jérusalem), et surtout, ne faisons pas du Carrère. Et cette prise d’épaules, nous l’avons notée à l’encre verte, moins importante que la rouge, mais tout de même… « Elle me supplie de dire à Tarche qu’il l’emmerde », bataille à fronts renversés. C’était elle qui se prétendait persécutée. Ce mufle ne voulait-il pas qu’elle lui prêtât sa chambre pour accueillir ses ébats avec Odile Première, la suivante ?

    Je trouvais ça cool, comme on ne disait pas encore, mais Mireille, non, pas du tout. Alors, pour simplifier, j’étais de l’avis de Mireille. Quelle journée. « La Puce - Perrinet » me reproche d’emmerder les autres avec mes complexes, parce COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 13

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    que je regarde tout le monde avec une tête de malade malheureux. S’interrompant en plein dialogue avec autrui pour m’apostropher avec la plus grande agressivité. Quelle journée ! « Je plaque la philologie, je n’arrive pas à travailler toute seul ». Peut-être voulait-elle que je la baisasse, mais comment diable baiser une fille qui ne vous parle que de son ex, dont elle veut à la fois se débarrasser et se ré-enticher ?

    Ah mais on ne baise pas comme ça, nous autres fâmes, tu seras mon « copain, » mon « camarade », j’achète un bouquet pour mon épousée…

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    Cette fois-ci c’est très curieux, Je me sens en empathie avec le monde entier, à m’en taper la larme à l’œil, ouh ! mon Dieu, que Mon Nombril est présssssieux… Le premier février 1968, 2015 nouveau style, une seule mention : le Doqueteure N. enlève à sa propre fille les points de suture qu’elle s’est farcis en se laissant tomber du haut des marches, car elle était internée dans une petite clinique à sa mémère, qui depuis a bien prospéré, Anouste, « Chez nous » en béarnais, et « S’il vous plaît » en grec.

    Pour le grec, nous venons de l’apprendre. Pour la « maison de repos » d’Arielle, dite « Mafâme », il était question de la langue basque. Or, « Chez nous » se dit « gourékinne ». We have goured. En février 68 a pris place un épisode bien plus emblématique pour nous que la Révolution des Fils de Riche : les Oiseaux de Février. J’en logeais régulièrement chez moi, sans domicile fixe, me faisant appeler « Lezviani », comme «Lesbien », car j’aimais bien lécher les femmes : ça ne coûte rien, et au moins, ça les fait jouir. Ils ont même couché avec moi, trois dans le même lit.

    Le petit m’aurait bien enfilé, mais le gros, endormi sur ma gauche, en aurait profité pour me sauter. J’ai dit « Non », tiens, il grêle. « Mais il dort, il en écrase ! » Pas du tout : il va s’éveiller ou faire semblant, jurer d’avoir été dérangé, puis il va m’enculer. Le petit, je veux bien, mais pas les deux à la file. Peu de temps après, le petit m’annonce qu’il a pensé à moi et qu’il s’est « tout mouillé ». Je le crois sur parole. « Les filles,c ‘est toutes des gouines. - Ben oui, et nous alors, L’ÉPHÉMÉRIDE

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    qu’est-ce qu’on est ? » - des pédés, camarades. Mes clodos se rendaient au cul des restaurants, pour bouffer des sandwiches invendus : « Profitez-en les gars », murmurait le garçon qui regardait à droite, qui regardait à gauche, « si je me fais prendre, je suis viré ». C’est peut-être aussi pour cela que Mai 68 a « éclaté ». À présent c’est pire, supposons.

    Ils faisaient bombance chez moi. Un jour, deux filles se sont pointées au bas de l’escalier : « Mais montez ! Montez donc ! » disait le costaud qui voulait me sauter. Et les filles : « Combien vous êtes, là-dedans ? - Oh, trois-quatre ! » Et moi, en arrière des marches, je faisais des bras de grands mouvements de dénégation, je niais de la tête d’un air effaré, en montrant des doigts le nombre 7 ou 8… pas de viol chez moi ! Elles sont reparties, quel soulagement ! Une autre, un autre jour (il faut jeter cela sur le papier avant l’Apocalypse) se faisait entreprendre par deux à la fois : le petit, mon ami, et moi-même.

    Je murmure à l’oreille de la fille, déjà en extase : « Bonne chance ! » Elle se ressaisit, se dégage. Personne ne l’a baisée ! Quel dommage ! me dit le copain, qui m’aurait bien sauté aussi l’avant-veille, « quand une fille est doucement traitée par deux mecs à la fois, elle ne peut pas résister ! » - n’auriez-vous pu, cher ami, m’en faire part plus tôt ? J’aurais fermé ma gueule, et nous eussions fait l’amour à trois, avec une consentante ! Un mot leur servait de tout : « bonnard ». « Il est bonnard », mélodie montante, « il est super ». « Il est bonnard », mélodie descendante : « complètement con ».

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    Qui a dit que le français ignorait les tons ? « Ce soir-là, j’étais bonnard », ton plat : « Je n’avais pas où coucher ». Un jour encore, le costaud sans incisives (coups de botte de la police) menace d’un coup un petit péteux bien habillé rue Sainte-Catherine : « Et tu me dois encore 50 balles ! - Oui Monsieur, oui Monsieur ! » Non, il ne lui devait rien. C’était de l’extorsion de fonds sous la menace, sans plus. Le type est reparti tout penaud. C’étaient de fameux délinquants, mes oiseaux de février. Une Martine, ou une Christine (les filles s’appelaient encore Martine ou Christine) aurait bien « conclu » avec moi. Mais mon épouse, en permission d’Anouste, avait déposé des cendres sous l’oreiller. Martine ou Christine n’était pas venue. Elle m’a refait de gros clins d’œil, à la terrasse d’un rade d’étudiant, j’ai fait signe que non, d’un tel air noble et résolu que je ne l’ai jamais revue qu’elle ne m’a jamais revu.

    Un jour Alain J. a monté l’escalier quatre à quatre, cherchant l’aventure. Arielle n’était point là. Arielle était une femme, elle l’est encore. Il est redescendu quatre à quatre plus vite encore, c’étaient les hommes qui l’intéressaient. Arielle amoureuse d’un pédé, Arielle ayant tout fait pour m’efféminer, mais 44 de pointure, ça ne le fait pas, je fus simplement tout mou et coléreux. Cela ne suffit pas pour faire une femme, ni même un homo. Ben non. C’est tout pour le moment. Avez-vous vu ce film de gogol, « La guerre des mondes » de Spielberg ? Comment voulez-vous écrire avec sérieux après cela ?

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    Un jour je parlerai parlerai, et rien ne pourra plus m’arrêter, comme une vieille agonisante qui tient à vider son sac avant de crever. Nous verrons bien ce qui en restera. Voilà ce que c’était que la Saint-Ignace, Premier Février, en l’an de Grâce révolutionnaire neuf-cent soixante-huit. Et nul ne prévoyait, n’aurait pu prévoir se qui se tramait en coulisses. Les pages d’agenda me sont restées désespérément blanches, car c’était de la resucée : ma vraie révolution, je l’avais faite en 67, à Tours, avec de vrais fachos qui frappaient fort, de vrais mao qui s’y croyaient, et j’ai perdu mes lunettes en me faisant casser la gueule.

    Ça c’est un fait d’armes, Faidherbe. Le musée aux vitraux. Le cavalier polonais. Les orgues muettes. Qu’est-ce que ça peut faire. Pingouins. Le 2 du mois, c’est Chandeleur. Candeloro. Génitif pluriel. J’ai parlé à Candeloro. Le vrai, le patineur, l’affable, « parlant à tous » ; non, cela ne lui faisait pas de mal de tomber sur la « glace ». Il était habillé en Lucky Luke. Et dans mon Bordeaux d’avant, rue de la Maison Daurade, j’écoutais « Je ne crains plus personne / En Harley-Davidson », j’écoutais « Le bal des Laze », chef-d’œuvre ab-so-lu de Miche Polnareff, Michel le Déchu, qui ne monte plus dans les aigus. Le vendredi 2, sujets de rédaction pour mes sixièmes : 1) Partie de chasse ou de pêche, racontez 2) Vous avez été (ou quelqu’un des vôtres) gravement malade, racontez.

    Ils y arrivaient. Encore. Encore un instant, monsieur le bourreau. Nostalgie, nostalgie ! Qu’est-ce que j’ai souffert… Tout le monde souffre… Vous savez…

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    Par miracle, nous voici à la fin d’une période : le 16 déjà du mois, la demi-page est vide de notations. Puis elles se raréfient : certains jours sont annotés par le menu, d’autres non. Nous étions en poste à Monsempron-Libos, voici un demi-siècle. À présent ce bourg infect possède un cinéma : grand bien lui fasse.

    Le 14 février, pour le plus grand malheur du peuple et des hommes, c’est la St-Valentin. Ne pas oublier le bouquet, le gâteau qui fait grossir au lit. Ce jour-là, travail dans la classe du premier étage : il y a « composition de rédaction ». Ce serait honni de nos jours. Les pédagogues se récrieraient, au nom de la liberté des petits animaux. Deux sujets au choix donc : « Racontez un essayage fait, chez le tailleur ou la couturière, par un jeune élégant ou une coquette ». Où avais-je été chercher cela. Les fils de pèquenots sauraient-il exactement de quoi il était question.

    « Décrivez un orage, auquel vous avez assisté ». Voilà du bien paysan. Sujet non dépourvu d’une certaine habileté, d’une certaine provision de vocabulaire. Une de mes lettres à mes parents n’était remplie que de la description d’un orage à Völklingen. Mon père s’en était plaisamment moqué. Lazarus te regarde . Attention à ce que tu écris. « Sixièmes : compo de dictée, « Tableau de famille », j’ignore désormais de quel auteur. « Leçon sur les héros grecs », nous savions donc faire cela ? - « Histoire de Thésée et d’Hippolyte » (entre COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    parenthèses : « David stigmatise Phèdre ». Un seul Dawid, avec un « w » bien polonais, bien juif, me vient en mémoire : un blond pâle apeuré, qui répétait après son grand-père « les races, ça n’existe pas » - pas la juive, en tout cas. Je parlais donc des héros grecs en sixième ? Cela ne rebutait personne ? Cela ne rebuterait personne aujourd’hui non plus. Mon épouse obtenait le silence en faisant prendre des notes sur la Renaissance italienne… mais à quoi peut bien ressembler « un cours », aujourd’hui, à l’ère du tous engsemgble tous engsemgble, ouais!ouais ! ...Histoire d’Agamemnon et de Clytemnestre…

    Certains collègues prononcent « Clymnestre », ce qui est aussi pudique, pathétique, ridicule, que de parler d’un « derrière de sac » pour un « cul-de-sac ». Les mêmes collègues appellent sans doute Agamamnon « Agaga », comme Offenbach. Quant à notre précieuse personne, elle a longtemps hésité, ce 14 février de solitude, à participer au « conseil d’administration ». Car on s’y emmerde, puissamment, on y entasse les vœux pieux, et finalement, « je me défile ». Un collègue nommé Villot, délégué syndical, m’avait laissé libre de m’y rendre ou non.

    Villot fut sublime : il fit le tour des parents d’élèves, pour éteindre le feu des calomnies sur mon compte : « C’est fou ce que j’ai pu entendre, des horreurs, des choses épouvantables » - je sodomisais mes élèves, probablement ? Les imaginations du peuple n’en font jamais d’autres. Je donnais, j’ai donné ce jour-là, un cours d’éducation sexuelle. Chacun écrivait ses questions anonymes sur des



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    bouts de papier, je répondais de mon mieux aux questions, aux incertitudes, aux certitudes. Tel pensait que les règles « coulaient à gros bouillons ». Tel autre ignorait que les femmes aussi pouvaient éprouver du plaisir.

    D’où les calomnies. D’où les silences, le choc, le respect témoigné à mon rôle, encore un tout petit peu avant les poings dans la gueule d’à présent. J’ai coincé à la sortie Tanaïs et Cotonnec, pour « leur faire amener des filels la prochaine fois ». Elles répondent que les fieles « s’y connaissent pls (…) que les garçons ». La fois suivante, j’ai eu des filles. De nos jours ce serait l’émeute. Aucun professeur ne voudrait plus évoquer « ces choses-là ». J’ignore totu de mon métier. Ce n’est plus le même. Les ardeurs sont intactes. Des poisons font leurs ravages. Des forces méconnues soulèvent à l’horizon leurs sombres faces, brrrr… Beaucoup de cours se passent bien. On n’en parle jamais. Mon expérience est historique, sans plus…

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    VOICI le joli petit carnet de 1970, avec sa ferrure marque-page qui le rend si malcommode aux classifications. Bonjour Gaston. Le samedi 28 février reste vierge. En ce temps-là, nous occupions le poste de maître auxiliaire dans la bonne ville de Marmande. Nous semions une zone pas possible dans le lycée, dont le proviseur était con comme un rugbyman, et la censoresse dépourvue du moindre diplôme. Il y avait là deux pions noirs, un grand et un petit, surnommés Petit Bwana et Grand Bwana. Le surveillant général s’appelait le Zizi, un mètre vingt-cinq en levant les bras.

    Mes cours étaient bordéliques, supermauvais, parfois applaudis : une fois, pour une lecture de La mort du Dauphin, où le garçon du premier rang avait les larmes aux yeux. Une autre fois, pour un exposé des causes de la guerre en 1870, un si-cle auparavant. Un jour, j’ai décrété : « permanence ». Et le cours n’eut pas lieu, je lisais le Canard Enchaîné les pieds sur le bureau. Surpris dans cette position par un indiscret ouvreur de porte, je fus signalé à l’Inspecteur d’Académie, qui devait me visiter en cours, mais c’était un fantaisiste, il m’apprécia. En ce temps-là, nous étions indéboulonnables.

    Cette année-là je fis connaissance avec O’Leteremsen, seul chevelu de mon genre. Mais si nous nous agaçons des rencontres d’un Alain Rémond, ex-rédacteur de Télérama, combien Gaston ne se scandalisera-t-il pas des miennes ? Nous allons vous le révéler : monsieur Rémond, ainsi que Carrière, ont bénéficié d’une enfance chaleureuse, même si leurs parents se faisaient la guerre. Ils ont bénéficié



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    aussi d’une foi chrétienne, assumée chez l’un, perdue puis presque retrouvée chez le second. Chacun d’eux a bénéficié d’une quantité de rencontres, et prétend avoir eu « de la chance ». Nous n’en pouvons douter, surtout de la part du second, fils d’académicienne, et bénéficiant de son identité pour faire publier sans problème ses laborieux enthousiasmes. Moâ, Fier-Cloporte, je n’ai pas ce sens de l’intrigue : en effet, naïf Gaston, les « rencontres » ne sont que les aboutissements d’une longue série de négociations entre intermédiaires pour enfins e faire introduire au saint des saints : la Rencontre avec Untel, « qui a bouleversé ma vie ».

    Non. Les personnes influentes ne se « rencontrent » pas « comme ça », au pifomètre. Les barrages sont très épais, très peu filtrants. « Moi », j’ai rencontré O’Letermsen, brillant, qui voulut me dégrossir. Il cherchait à s’entourer de génies, il décréta que j’en étais un, me surnomma « Artaud », me donna « cinq ans pour obtenir le Goncourt ». Il s’efforça de devenir maçon. Il donna du « mon doux frère » à un clochard ivre. Il m’impressionna, il me pygmalionnisa. Il intercepta mon courrier féminin : « Je t’interdis de fréquenter cette fille ! » - encore un peu il m’enculait, ce con. « Tu inventes ! Tu inventes ! » - ta gueule.

    Cette fréquentation, entre « hommes » (si peu) s’étendit sur 16 ans. Passé les bombardements sur Kadhafi en 86, nous avons cessé de nous voir. La jeunesse est ainsi, elle jette à tout va. Vous aussi, Gaston, vous avez jeté.  Mais qu’il est difficile de vous ferrer… Ni lui, O’Letermsen, ni Fier-Cloporte, ne réussirent à rencontrer « les bo-o-o-o-nnes personnes, au bon-on-on moment » (« Temps-COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    Contretemps). Reste le Jeu. Le Jeu sacré du petit bouddha sur son escarpolette… Des Christs par milliers, des écrivains par dizaines de milliers :

    Herr Nobel, hur man väljer? Monsieur Nobel, comment choisir ? 

    Ce samedi de 70, j’étais avec papa, j’étais avec maman, qui avaient tellement voulu me faire déménager, qu’ils y étaient parvenus. Les propriétaires précédents, du moins l’un d’entre eux, ronflait derrière la cloison. Une nuit même (ces manants faisaient « chambre à part ») une cavalcade effrénée avait retenti, pour cause de malaise imminent : quelle angoisse ! Les nouveaux propriétaires également ronflaient derrière une cloison,je m’en aperçus dès la première nuit. Tout aussi répugnant. Il n’y avait que de l’eau froide. Le trajet bien plus long vers mon lycée de travail. Arielle qui vient me rejoindre. Passagère d’une collègue en poste à Casteljaloux. L’eau froide sur la tête pour la réveiller, le nez dans le lavabo.

    Cris et protestations. Un jour d’absence par semaine : « C’est trop dur ». - Et pour nous, alors ? s’exclamait la môme Courtois, collègue à Marmande. Eh bien tiens, moi aussi, je vais prendre un congé de maladie. Maladie psychique et toc. De plus, je me montre en pleine salle des profs. Pendant mon congé. Indéboulonnable vous dis-je. Maturité en berne, aucun sens des responsabilités « Messieurs les censeurs », aucun en effet, 25 ans, voulant fuir, fuir mon métier, fuir mes liens conjugaux, bâclant tout… Voilà voilà…

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    Il y a quarante-huit ans jour pour jour, le temps d’une vie humaine autrefois, le sergent Rouja m’engueulait publiquement (cours de nomenclature) : la hiérarchie militaire était harcelée de réclamations à mon égard, afin que je fusse réformé. J’ignorais cela. J’ignorais que les choses en étaient venues à ce point. D’instinct, je me suis dressé en gueulant que c’était inadmissible, que je n’avais jamais rien demandé, que les démarches extérieures et familiales me causaient un tort considérable, et que j’allais « vite fait » leur faire « rectifier le tir ». Soupçonner n’est pas « savoir » ; mais que des tractations existassent dans l’ombre pour me tirer de l’abîme, je ne l’ignorais pas, sans pouvoir les préciser. Il se trouvait en effet que ma belle-mère connaissait la femme d’un général, que mon beau-père était médecin, qu’un psychiatre m’avait diagnostiqué inapte. Après ma vigoureuse sortie, tellement bien imitée qu’elle en était sincère, mes camarades se tranchèrent en deux clans : les uns m’approuvaient, les autres estimaient que j’avais supérieurement joué. Un Berbère, Ichalalène, me prit à part pour me demander d’intercéder en sa faveur ; j’en aurais été bien incapable, mais il me bouda en tant que bêcheur et « pas sympa ».

    À la même époque, un vif incident avait éclaté : nous étions envoyés dare-dare en nos chambres pour échanger notre tenue ordinaire contre l’uniforme de gala ; nous avions six minutes pour nous retrouver au même endroit, en rangs et au garde-à-vous. J’ai démoli mon armoire de fond en comble, sans rien trouver, endossant la tenue dite « négligée ». Ma négligence fut aussitôt remarquée : « Il se fout de notre gueule ! » beuglait un adjudant. Et l’autre adjudant lui gueulait dessus : « Vous étiez averti que cet homme était inapte au service ! » Je me suis mis à gueuler : « Écoutez tous ! j’ai tout foutu en l’air dans mon casier ! Ma tenue COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    de gala n’y était pas ! On me l’a volée pour que je me fasse engueuler ! » Alors les deux sous-offs se sont remis à se traiter de tous les noms, le premier voulant me redresser en camp disciplinaire, le deuxième excipant de certificats médicaux et de recommandations haut-gradées. On m’a laissé dans ma tenue dégueulasse, et bien entendu j’ai retrouvé, plus tard, au calme, l’uniforme incriminé. Le dernier exploit consistait en un énorme chahut gueulatoire dans notre chambre de réservistes. Tout le monde s’était mis à hurler « la porte ! la porte !  Courant d’air, bordel, la porte ! » Il n’y avait pas le moindre courant d’air.

    J’ai violemment repoussé la porte, quasiment dans le nez d’un commandant courroucé qui ramena un calme glacial et instantané. Il a braillé comme un putois. Puis tourné vers moi : « Est-ce vous qui avez crié ? - Non mon capitaine. - Qui a crié ? » Silence général, viril et courageux. « Mais est-ce vous » - tourné d’un coup vers moi - « qui avez repoussé la porte ? - Oui mon capitaine. » J’écopais de huit jours d’arrêt dont trois de cachot. Merci les autres. Artaud, Menanteau, Roumégous, bravo pour votre courage. Moi, je suis allé expulser une vieille diarrhée.

    Cet incident détermina le médecin beau-père. À la permission suivante, il m’injecta un puissant calmant dans l’épaule, prétextant que j’avais agressé tout le monde, et qu’il m’amenait à Robert Picqué, hôpital militaire. « Attention, il est dangereux ». Plus tard il lui fut reproché de ne pas m’avoir ramené au médecin « de caserne ». Celui-ci avait une réputation d’incompétence et de connerie,

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    n’ayons pas peur des mots : il avait détecté je ne sais quelle épidémie de rougeole à l’intérieur des bâtiments, puis placé la caserne en quarantaine. L’ennui, c’est qu’au moment de sortir de la dite caserne, il fut retenu par la sentinelle qui refusa de le relâcher, puisqu’il devait, par son propre décret, rester lui aussi dans les bâtiments.

    Rassurez-vous, il y a mis le temps,  mais il a pu s’en dépêtrer. Pour ma pqrt, je me trouvais dans un dortoir d’agités du bocal, qui braillaient au milieu d’une musique tonitruante. J’adorais Sylvie Vartan, mais pas les décibels. Un vrai malade baissa le son, à peine, puis le releva au maximum trente secondes plus tard. Plus tard on me transféra dans le dortoir des cas plus bénins. Il fut interdit à quiconque de me faire avaler le moindre médicament, même si j’en demandais. Et c’est ainsi que je fus réformé : « Mécanisme de détérioration des structures compensatrices de la névrose » - sauvé…

    Impossible en théorie de rejoindre l’enseignement : débilité légère… Une nuit, je suis réveillé par un abruti qui secoue la porte. Je me lève, le raisonne, « tu l’aimes, Jacques ? » Il réclamait « Jacques ! Jacques ! » Je l’ai calmé, ramené à la chambre du fond. Et je me faisais engueuler par une hommasse. Et je lui répétais que grâce à moi l’agité s’était calmé. « Il ne fallait rien faire ! Ce n’était pas à vous de bouger ! - Et je devais le laisser réveiller tout le monde ? - C’était à nous de le faire ! » En vérité, au « service militaire », je n’ai vu que le développement de la connerie, une connerie insensée, à tous les niveaux.

    Il m’avait semblé revenir en quatrième, à 13 ans. Une régression dingue,

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    justement. Et le Sergent B. se trouvait là, en hôpital, psy ou non, quelles plaisantes retrouvailles ! C’était lui qui criait : « Je peux leur montrer, chef ? ...peux leur montrer, chef ? » - et de s’élancer sur la grosse buse en équilibre au-dessus du ruisseau, et de gravir en trois poussées de corde à nœuds le mur en girafe. Il me souriait, il me ramenait en permission, nous avions croisé une charmante cavalière démontée en corsage à carreaux, avec sa bombe réglementaire, « elle me ferait peur » disais-je, « elle ne me ferait pas peur », répondait-il, et il me déposait « quelque part en ville ».

    Apparemment, pour lui, c’était intestinal ; à l’hosto, plus de hiérarchie. J’étudiais dans Pierres Vives, revue littéraire, afin de décrocher sans trop y croire mon CAPES de lettres - « Si le juteux te vois avec tes poésies de Lamartine, tu vas te faire engueuler » - je l’ai eu, mon CAPES, dernier ex-æquo, repêché à grand renforts de chiffres surchargés, je n’ai pas demandé mon reste. À moitié fou selon l’armée, j’entrais dans la grande famille de ces autres fous que l’on appelle, globalement, Éducation Nationale...

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    En ce temps-là, c’était l’obscurité. Nous nous pensions dans la lumière, mais nous ne savions pas que tout serait enseveli dans le noir de la préhistoire. Nous fréquentions des gouines antiquaires, qui l’auraient nié jusqu’au bûcher inclus. Nous fréquentions des pédés anglo-basques, dont l’un d’eux besoignoit ma femme avec sa petite queue de souris en tire-bouchon. Grise et mauve. Nousignorions tout du sort, et que de nos liqueurs emmêlées naîtrait celle que j’ai toujours aimée avec perplexité. C’est pourquoi nous sommes tous sacrés, car marqués du même sceau farouche.

    Tout était tourbillon, mais vase liquide. Méprisés soient ceux qui nous éliminent ou même nous rabaissent au non de la rentabilité bouquinière, méprisés soyons-nous d’y avoir attaché ne fût-ce qu’un peu d’importance. Nous vivions tous nos derniers instants d’enfance. Encore l’enfance se prolonge-t-elle même après la naissance d’un enfant véritable. Et qu’avons-nous donc tous à raconter, sinon l’histoire de notre propre vie ? J’ajoute au fumier initial : des pages, des pages… Pendant qu’Arielle se faisait défoncer sans la moindre brutalité, nous vivions dans une communauté, ma personne et quelques autres, au second d’une petite rue joignant bien courte la place Saint-Michel aux quais.

    Il y avait en face une boucherie, qui exhibait un très beau daim fraîchement tué. Son sabot s’ornait d’une étiquette au bout d’un cordon, signée du ROC, « rassemblement des opposants à la chasse ». L’épigramme y était cinglante, mais qui s’en souviendrait. Tout semblait absolument, éternellement moderne. Nous gravissions de larges escaliers intérieur de marbre, et débouchions dans un de ces vastes appartements à hauts plafonds, où vivaient et payaient leur loyer quelques filles et garçons d’entre vingt et trente ans. On y cuisinait, prenait ses repas, nous

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    l’avons raconté cent fois, tant nous avons traîné toutes ces gayes dans notre tête. Guenilles dorées. Reflets californiens. Chaque pan de la jeunesse verse son éclat sur ses propres oripeaux. Tantôt je vivais chez moi, avec épouse et belle-mère, tantôt je couchais sur des Allamandiers, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle. Comment ne pas tomber amoureux de la maîtresse des lieux, qui s’enfournait tout ce qui traînait d’un vagin accueillant, alors que le seul sincère, le seul larmoyant comme un cul-fleuri de Molière, n’obtint rien. Son nom de famille sonnait comme Ange. Elle m’avait jetéau visage une pleine fourchetée de riz brûlant, pour des raisons que j’ignore ; qui voit le nez au milieu de sa figure ? Je pensais et je répandis que les Femmes, hormis leurs règles et leurs enfantements, n’avaient pas de sexualité qui vaille. Il arriva que j‘aie dit, aussitôt oublié, une de ces phrases bouche-trou, relevée par une fille (or les filles avaient 24 ans, comme des femmes) - « Tu vois ! s’écriait-elle. Je te l’avais bien dit ! » - et moi, qu’avais-je dit, proclamé, de si imbécile ?

    Alors l’Ange s’était détourné, doutant de moi. Tournant au-dessus de moi. Trouvant inaccessible ma froideur supposée, alors que je n’étais que con. Et moi de même, oiseau inversé, ange d’en bas, je contemplais ce vol inaccessible, inimaginable, du fait même qu’il me ressemblait : deux ignorances planant en symétrie ventre à ventre, pôles repoussants d’aimants face à face. Une fois nous avions couché face à face, chacun dans son angle, chacun dans son lit d’une place. J’étais allé l’embrasser sur les yeux, sans oser pousser. Le lendemain, elle faisait

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    cesser « cette promiscuité ». Femmes, si vous existez encore à cette époque où vous nous découvrez, sachez qu’en ce temps-là, une personne de votre sexe se serait crue à tout jamais déshonorée d’esquisser le moindre geste en direction d’un homme désiré.C’était à l’Homme de commencer. Lorsque l’appartement rue des Alamandiers se fut vidé, moi seul demeurant avec Elle l’Ange, au lieu de foncer dans le tas de graisse et de bourrer mon pif dans son trou, je l’entretins de l’odeur de fromage du clitoris, traînant dans une chanson de carabin. Quelle déception. Quelle rigolade. Et rien ne se passa. Une troisième fois, comme Jésus,j’ai refusé de coucher à trois heures du matin. « Dommage » susurra-t-elle rue des Boucheries. Plus tard comme un peu toutes elles se mit aux filles, et me caressa le dos face à la glace murale.

    Je pâlis, je rougis à sa vue, et tous mes camarades me virent décomposé dans le reflet : la seule fois où l’Ange m’eût touché, c’était au bras d’une autre femme et en plein public, dans les néons d’un grand café. Je ne l’ai plus jamais revue, je n’ai jamais plus pardonné.





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    Ne pas céder aux Lamentations. Bien se persuader que nous avons toujours le choix. C’est dans les livres, c’est dans les discours, c’est la vérité. La date est restée en blanc. Toute une époque, on le dit toujours. Nous connaissions Lavrontis, caricaturé dans Le jeu des parallèles, en vente nulle part. Sa grande inséparable s’appelait Christine. Il y a beaucoup de Christine de par le monde. Celle-ci tenait une boutique à Bordeaux. Bordeaux est mon Alcazar de Rodez. Tout s’est passé là-bas - ici même, mais je dis « là-bas ». J’y habite aujourd’hui, demain.

    Il faut imaginer Sisyphe heureux. La scène d’aujourd’hui répète celles qui se sont déjà déroulées, qui se dérouleront encore mais de moins en moins, plus très longtemps désormais. « Désormais » convient bien : adverbe temporel de l’éternel début, Pour moi la vie va commencer, d’un coup prendre l’élan pour se fracasser sur la porte de prison, avec des clous.. vous qui passez ce seuil… Le temps s’écoule, de G. à M., même cuisine à cent lieues de distance, à grands barattages de claques des tic-tac d’horloges. De telle à telle phrase tel repas prenait place.

    Tel viol des consciences. Tels et tels bavardages. Des bavards d’âge. Les panses pleines. Les auteurs nous envoient l’histoire de leur vie. Passionnant ! ...pour eux seuls - et le style ? Et l’esprit ? la modestie ? Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent… L’an 2119, que d’espoirs ! d’envolées ! quoi de plus triste qu’une vie ? comme la bite, nous avons tous la même. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près disait la Breuvoir. La connasse à mouches. La lycéenne qui se relève toute trempée de la chougne à sa prof. Mon Dieu que les femmes ont de

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    veine. Point de vue sexe. Et amour. Si y avait pas les règles et l’accouchement. Pas besoin d’aller au bistrot pour lire des conneries. En 2119, nous fréquentions la rue des Allamandiers. Ce qui veut dire « rue des Amandiers ». Riche en symboles judaïques. Et non « spécialisée » dans tel artisanat perdu immémorial mon cul.

    C’était un temps sacré. Nous expérimentions les communautés. Chez Nicole habitaient tous ceux qui passaient. Quelle vaste cage d’escaliers. Comme j’aimais Nicole. On n’a plus idée de s’appeler Nicole. « ohho Nicole / si t’avais pas la vérole ». Nicole haussait les épaules en pouffant. Je lui avais pris la main au bistrot. Ça arrive à tout le monde. On ne va tout de même pas éditer ça. Je lui avais embrassé la paume de la main pendant qu’un Espagnol pérorait en espagnol. C’était une grande blonde. Pas l’Espagnol, l’autre, la femme. Un jour pour moi seul elle avait viré tout le monde, nous étions seuls.

    Et au lieu, au lieu de la prendre dans mes bras, je lui avais lu à haute voix ma pièce de théâtre, nulle. Et de sa part aucun geste. Je me serais jeté sur elle avec précipitation : « Tu ne vas pas changer d’avis ? - Non, non ! » ...Vous tenez vraiment à faire éditer ça ?… Plus tard, tellement plus tard - nous étions tous en club sous les miroirs du Café des Arts, certains se plaçaient au-dessous, d’autres en face : voici Nicole! Tu sais qu’elle sort avec une fille ? Ma foi vrai… et alors, Nicole me passe longuement la main dans le dos. Vous vous êtes vu dans la glace. Vous voici fraise pistache et vanille, le souffle coupé comme un juif. Nicole. Pendant des mois souffrir d’amour, tu le sais, mais pas un geste, sauf une

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    bonne fourchetée de riz bouillant dans la gueule. C’est à moi d’oser, connasse, pas à toi n’est-ce pas connasse, chacun son rôle connasse, et maintenant seulement, maintenant que tu t’exhibes bras-dessus bras-dessous avec une fille, tu t’avises soudain de me passer ta main dans le dos ?- toutes les couleurs de toutes les bauges du monde me sont passées sur la peau, et tous me fixent depuis la glace, regardez l’émotion qu’il se prend dans la gueule, le rigolo du groupe, le mariolle à ricaner, comme il l’aimait, tu papotais par-dessus mon épaule, renvoyant à la cantonade les vannes de voyageurs qu’on t’envoyait. Nous ne nous reverrons jamais. Jamais. Nevermore. Il y a de cela 47 ans to-day. Tu t’appelles autrement.

    Nie werde ich Dich vergessen...

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    Le 5 avril 1973 ou 2120, ce jeudi-là, il n’y eut pas de note portée. Arielle n’est entrée en maison de repos le 23 mai. En attendant, je mène ma propre vie, tandis que ma femme se lève de moins en moins. Julia ou l’une de ses descendantes lira peut-être cela, sauf si la lecture devient un exercice aussi périlleux et touffu que le déchiffrage des quipús incas. J’estimais Arielle assez forte pour s’occuper de l’enfant. J’étais même allé jusqu’à lui confectionner un emploi du temps : cela marchait pour moi, cela devait marcher pour elle… Dans mes souvenirs, j’enseignais à Cadillac, dont le collège s’est transformé en monstrueuse chrysalide de plastique sale, mode « années 70 ».

    Le principal ne m’aimait pas : trop fantaisiste, complètement fou. Il n’aurait pas toléré que je prenne un congé. J’aurais dû en prendre, sans me soucier des états d’âme de mon Principal, mais il me faisait peur. Nous étions peureux, timides. Pourquoi nous laissions-nous impressionner ainsi. C’était bien commode, cette explication sociale : peur du chef, peur de l’enfant, peur des Responsabilités, Verantwortlichkeiten. Fuir. Il ne s’agit plus de littérature. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais sans arrêter de râler. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais en fuyant.

    D’autres ont fait de même. Nous n’en connaissons pas, ce n’est qu’une constatation. Ce n’est pas une excuse. Nous ne recherchons pas d’excuses. D’autres aussi, plus jeunes et moins favorisés, ont pris la nouveauté à bras le corps. Julia elle-même par exemple. Jamais elle n’a confié son enfant à personne.

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    Pas à nous : « Je vais vous montrer, moi... » So geschah es für uns. C’est comme ça que ça s’est passé pour nous. L’analyse évacue la morale. Il est malsain d’en vouloir à ses parents. Il est très sain d’en vouloir à ses parents. Ici nous évitons la grande pente et montons par les petits sentiers, les petits lacets. La grande route ne serait-elle pas tout simplement la bonne ? Mais une fois qu’on a blâmé, que fait-on ? Si nous renonçons à blâmer, n’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ? Plan moral, plan factuel…

    Dieu, but, sens, ou ni Dieu, ni but, ni sens. Incompatible. Des parents tuent leur enfant. C’est une tragédie grecque, un bon sujet de littérature. Mais deux options bien plus essentielles se présentent : le plan légal, et le plan ontologique. Légalement, les coupables doivent être punis. Même les déprimés. Ontologiquement, c’est l’impasse : Dieu a permis, Dieu n’a pas permis, cela ne veut rien dire, c’est le joker du joueur, le pari de Pascal, le bottage en touche. Nous n’avons pas tué notre enfant. Nous lui demanderons quels exercices lui semblent difficiles, et pourquoi.

    Nous ne recourrons pas aux schémas psychanalytiques.

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    En ce temps-là, comme il était difficile de tenir le compte des jours. Ce n’est qu’en 2042 que Notre Grâce s’est décidé à faire l’acquisition d’un éphéméride, bradé car périmé.Il fut rempli de notations hâtives, oo bien négligentes, ou rageuses, reconstituées à l’aide de vieux, vieux courriers. Notre Grâce disait tout à Parents, avec une majuscule. Ce 28 avril était le temps où agonisaient ce que nous appelions « les Blanchards », avec un « se », comme pour les dynasties. Nous les avions vus la veille. Nous les avions peut-être revus le lendemain.

    Nous éprouvions le besoin de les avoir toujours dans les pattes , comme référents, comme juges. « On ne se souvient que de ce qu’on veut bien », me dit encore Françoise. Nous nous souvenons d’un couple hermétiquement soudé, d’accord sur tout, en particulier sur le fait que nous autres, les Mornards, étions des cons, des cons galopants. Nous aurions tellement pu mieux faire. Mais il fallait nous laisser trouver nous même notre issue dans le fond du sac. Il n’y a pas d’issue dans les fonds de sac, même transparents. Le chat s’écrase contre le plastique et s’étouffe.

    Nous avions une grosse voiture minable. Je conduisais « à gaïouss », tantôt trop vite, tantôt prudemment. Bientôt le vaillant couple aux cheveux noirs nous virerait comme des malpropres, en particulier Arielle, méprisée sans ambages : trop grosse, irresponsable, vaguement répugnante et qui répugnait tant à prendre au sérieux sa maternité. Ces deux-là manifestaient une telle entente que trop souvent la phrase commencée par l’un était finie par l’autre, à la façon des trois

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    neveux de Donald : Riri, Fifi,Loulou. Nous étions sans cesse l’objet de leurs rudoiements, et ils ne riaient à mes saillies (Arielle ne saillait guère) que sije me moquais de moi-même, ce qui est le fin du fin de l’humour, ainsi que le décrète la définition générale. Ils se foutaient de moi. Dominique, puisqu’il faut l’appeler par son nom, déclarait que mon carnet ne méritait que cette réflexion : « Il note totu ce qui l‘arrange ! » Eh oui mon pote, on appelle ça « la formation de l’individualité », fût-ce au prix d’une abondance de citations.

    Sans oublier la magnifique et nostalgiquissime mélodie, en accords de tierces, au piano, qui devint aussitôt méprisable : « Mais c’est du Claude François ! c’est du Claude François ! » Il suffit de dire un nom, Mireille Mathieu, Bernard-Henri Lévy, pour que tout ce qui s’en rapproche devienne détestable : ô science ô ceux qui savent ! Françoise à présent nie tout cela, prétend qu’ils se détestaient, en fait, que nous aurions dû nous en apercevoir – ben voyons – et que déjà j’étais dragué, mais comment pouvais-je bien imaginer que je l’éais, face à cette femme inaccessible, juchée de haut sur ses tenues noires, dont le plus grand plaisir (et celui de son mec) semblait de nous morigéner, de nos moucher, de bien montrer eu face que nous n’étions que des minables, des enfants attardés, tandis qu’eux deux, Domiçoise et Fran-Nique, représentaient le modèle indiscutable du Couple Mature et Rrrrresponsâble. « Faites donc comme nos, élevez-vous à notre niveeau », semblaient-ils nous dire. Mais quant à savoir ce que nous aurions dû faire exactement pour les rejoindre sur leurs hauteurs idéologiques, il n’en était pas

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    question ! C’était à nous mêmes, ben voyons, de le découvrir, et c’était, de toute nécessité, ce qu’ils avaient eux-mêmes découvert. Il fallait que nous découvrissions, de notre propre initiative, les lacets qui montaient jusqu’à leur sommet bicéphale. Et nous, pendant ce temps, écoutions les morigénations, les hauteurs de nos deux marquis, le mâle et sa femelle. En ce temps-là, je confiais tout, mes découragements, les dysfonctionnement de notre couple nécessairement boiteux. Je répandais partout comme une pluie de postillons mes jérémiades sur nous-mêmes, et les questions pressantes dont seul effectivement je pouvais, nous pouvions construire les réponses. Nous aimions bien nous soumettre à Sainte-Opinion de Goche, avec un « o » ouvert comme porte, fustigeant les démons Immaturité, Puérilité, Faux-Problèmes. J’envoyais des piques féroces, comme « tougoudoup-tougoudoup », et aussi « De toute façon l’amour, avec les femmes, ça se résout toujours au Trois-Pièces-Cuisine ».

    Et Françoise, toujours misogyne, me donnait à contre-cœur raison. Mes piques cependant n’avaient encore pas trouvé leur point de convergence. Maintenant, oui. Non sans incohérences. Mais à l’époque, nous aimions jouer les chienchiens en dressage, nous demandions à tout le monde, par nos gueules, la solution à notre couple, si malheureux, ah ! si malheureux, et si mal assorti. Notre couple d’alors me fait enrager. « Tu te concentres sur des problèmes de détail, ce n’est pas là l’essentiel ! » Ô bons apôtres, en vérité je vous le dis et le répète :  quand nous demandions avec ferveur et désolation ce que c’était que cet

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    « essentiel », il nous était répondu dans un grand mouvement de générosité : « Ah mais c’est vous qui voyez, c’est à vous de le trouver, nous on ne sait pas ! » Sur quoi nos aurions pu répondre à la Coluche : « Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule ! »

    Nous avions une petite fille, qui s’adaptait à l »« atelier ». Notre immaturité en efet m’avait inspiré de confier Julia aux bons soins de Coco, ma belle-mère, la « Belle-Doche ». Tous les mois, je rajoutais cinq minutes à la présence de Julia parmi nous. Un simple calcul m’aurait permis qu’elle n’aurait pu y passer 24h sur 24… avant l’âge de 24 ans...

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    Piégut-Pluviers constitue l’unique note de cette date inique. C’était de notre vivant. Nous avons bourlingué, retour de Bergerac, à travers le Périgord vert, appellation contrôlée des offices touristiques. De même, autour de Bergerac, se situe désormais selon eux le « Périgord pourpre », de la teinte prise par les feuilles de vigne. Il pleuvait. Piégut-Pluviers présente une tour, que nous n’avons pas visitée. Nous nous sommes arrêtés auprès d’autres ruines plus basses, Arielle n’étant pas descendue de son siège.

    J’ai pataugé dans l’herbe fraîche et haute, et vous m’avez accompagné. Ainsi pouvais-je dire que, oui, dans un jardin public désert et détrempé, j’avais erré, humé l’air frais, « visité », catalogué le site de X., proche de Piégut-Pluviers. Il me semble que nous y avions passé la nuit, et que vous vous aviez accompagnés. Nous aurions profité d’une chambre à l’ancienne, au papier bleu foncé, avec, au pied comme à la tête, deux planches de lit recourbées, en bois sombre. Autrefois se louaient de telles chambres pour un prix modique. À présent c’est le snack, avec la profusion de prospectus, « à voir », « vaut le détour ».

    Et les souvenirs se mêlant dans nos têtes à tous, peut-être fûmes-nous accompagnés jusqu’au seuil, sous le crachin, par les hôteliers suspicieux devant ma propre tête de macchabée malade : j’étais ravagé de honte d’avoir volé, dans la sale de bain sans « s », une somptueuse serviette-éponge bariolée. Il pleuvait toujours, comme son nom l’indique. Le château de Châlus vit la mort de Richard-Cœur-de-Lion Couilles-de-Zèbre, la cavalcade d’Aliénor d’Aquitaine après douze

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    heures à cheval, douze accouchements fortifient le périnée. La reine-mère fit écorcher vif l’archer trucidatif de son fils, qui fut roulé dans le gros sel dans telle salle basse qu’on nos montra, mais il ne hurla pas, car la dépellation totale implique la mort. Seigneur je rends mon âme d’écorché. Ici même, dans ce bas de tour circulaire, aujourd’hui garni de son. Et nous sommes entrés au bistrot avec vous. Et les caprices firent qu’à notre troisième emplacement dans le café, je mis le holà aux velléités de migration intertabloïde.

    Puis s’emmêlèrent divers caprices passionnants : la porte du coffre ouverte laissait la forte pluie détériorer les bagages, reproche. Il fallait acheter un vieux « Cubitus », reproche. Ma personne et vous-mêmes sommes entrés dans une sombre librairie, où tout à trac ma hure s’adressa à la femme libraire : « Vous avez un vieux Cubitus ? » Non, vaillante quadragénaire brunâtre, il ne s’agissait pas d’obscénités, mais d’une vraie requête bouquiniste. Elle montra vaillamment son cubitus, id est son coude bistre : « Pas si vieux que ça ! » - pas d’albums de Bd en vue.

    Nous avons donc enfin bu notre chocolat réchauffatif, en bougonnant notre réconciliation. Nous restions vivants sous la pluie, mêlant nos souvenirs d’année en année, nos ruines et nos châteaux. Tous nos petits trajets viraient à l’aventure, au cordial, et ce sont toutes ces errances de moyen budget qui errent sous nos

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    crânes conjugaux, complices dans nos vies de peu. En 99 de l’ancienne ère, et relisant, confit de dévotion récapitulative, cette incursion piégut-pluvière vint s’insérer dans ces courriers que je reparcourais. Ainsi se complétaient nos carnets annuels. Cette année-là, 2122, la fête de Jeanne d’Arc polluait ou honorait le calendrier : Jeanne d’Arc est sainte de raccroc, d’abord condamnée par l’Église, puis béatifiée en catastrophe, enfin canonisée. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant » - est-ce du Dante ? Le 12 au soir intervenait cruellement le conseil de classe des 3e.. Il ne restait plus rien du rêve et de la pluie, le donjon de Piégut s’éloignait dans les brumes avec le dernier cul du cheval de Jeanne-d’Arc. Le 13, anniversaire du Coup d’État, de la nomination plutôt du Général de Gaulle en tête de la France, les dégoulinants aventuriers de Haute-Dordogne et Haute-Vienne résolvaient leurs problèmes d’impôts. Deux pots. Trois pots. Et de Sécurité Sociale. Très important, la Sécurité Sociale. Nous n’indiquions plus rien sur nos grands carnets d’aventures. Sous la glace, avec les traits qui s’effacent.

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    La page est quadrillée, sans la moindre indication. « S. Donatien ». Patron du marquis de Sade. Lundi, commencement d’une semaine incomplète (le 27, Ascension). Nous enseignons pour la deuxième année au collège d’Arveyres. Peut-être cette année vit-elle monsieur M. glisser sous un train et perdre les deux jambes, puis la vie. Ou bien le suicide du jeune N., que l’on aurait pu, tout de même, dépendre in extremis, au lieu de s’engueuler aux pieds de la victime. Sa propre sœur faisait partie de mes élèves.

    Très agitée. « Avec ce qui est arrivé, vous auriez pu vous montrer un peu plus calme ». Elle m’a traité de con. Les jours précédant le 24 mai, aucune note ne dévirginise ce carnet, de la grande époque. Il faut remonter au vendredi 21. Des cours. Des cours. Tous les métiers sont ainsi. Le mien est plus beau, ma tantire lire lo. Certains sont indiqués : sur Le barbier de Séville. En 3e sans doute. Exceptionnel ? Mémorable ? Repris d’une correspondance : le 23août 2000 ancien style (2047), il était mentionné dans ma lettre aux Parents, avec une majuscule : « Chers Parents », écrivais-je.

    Et faute de sujet, je leur disais tout. Mon père avait mon emploi du temps, par écrit, au début des années scolaires. Je ne sais plus rien. J’aurais dû noter. Nous aurions dû. Le même 21 mai, au soir, grande chorale espagnole con orquestra pour le grand Requiem de Verdi. L’église Sainte-Croix était comble.

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    Nous n’avions eu de place qu’au pied de la tribune, sur le petit côté : sur ces gradins solides s’étaient alignés les choristes, et nous ne pouvions voir contre nous à droite en hauteur que les gradins de bois, et quelques cantatrices en contre-plongée, en robes de soirée, de la taille à la tête. Le Requiem de Verdi n’était pas trop à mon goût, chochotte, succession de gueulantes, mais à force de se faire enculer on y prend goût. Alors j’écoutais de mon mieux, par les oreilles, sentant confusément monter une certaine gêne qui n’avait rien à voir avec mes réserves de pèquenod inculte. J’eus rapidement identifié ce petit caillou dans la chaussure : toutes ces dames, au bas des quelles je me trouvais, chantaient les paroles latines avec un accent espagnol voire andalou des plus indiscrets.

    Tout le chœur, sans exception, braillait avec talent et conviction le texte liturgique dans une ambiance exotique plutôt incongrue - imaginerait-on un Italien massacrant le fandango ? Le Requiem comprend un puissant morceau, Rex remandae majestatis, Roi de redoutable majesté, virile et redoutable descente vocale tutti fortissimo, immédiatement suivi d’un implorant Salva me, avec la plus grande délicatesse féminine, salva me, « sauve-moi ». Or ces dames prononçaient à l’espagnole chalba mé, ce qui introduisait dans la célébration un appétissant fumet de graillou et de paëlla difficilement assimilable aux sentiments mêlés de terreur et d’humble supplication voulue ici par le texte et les intentions du compositeur.

    Afin de remédier à ce malaise, je me concentrai avec flamme sur le visage et la mâchoire de la choriste la plus proche, qui brama consciencieusement son

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    crescendo de chalba me, non sans un sourire condescendant vers l’auditeur mâle en rut qui la fixait, pensait-elle, avec une concupiscence ridicule, sous ses pieds sur sa chaise d’église à 300 francs la place. Mais elle chanta sa partition jusqu’au bout, conservant le plus parfait contrôle, sans le moindre trouble ni soupçon de canard. Sin el menos gallo.

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    Sirivudh est prince : Siri- l’indique. Il est devenu (à supposer) gros et gras, asiatique suprêmement, 137e prétendant au trône des Khmers. Il serait retourné « dans son pays ». Il était amoureux de moi, qui le traitais en « sale jaune », pure invention rhétorique. Il faisait du stop, et je l’ai pris en passager. Tout au long du trajet nous avons discuté, mais j’accumulais les plaisanteries, passant pour le clown que je suis. En remerciement, il m’a logé à proximité de Neuilly, à Paris, près de ce point d’où l’on précipita les Arabes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine ».

    Les noms sont exacts. Elle s’appelle Muriel Herbin. Elle se tape de grosses hémorragies cancéreuses à la suite d’un avortement. Ou infectieuses. Tous les deux s’aiment, avec la rancune en dessous : les hommes sont lâches, toutes les femmes le disent. On me trouve un canapé. Ma discrétion sera totale. Mais le soir, une troupe d’amis, dont elle et lui font partie, m’entraînent au buffet de la Gare de Lyon. Malgré ma grande claquaison, il m’est indispensable de les suivre, car je ne peux, illusre inconnu, demeurer dans l’appartement vide de mon hôtesse. Fiat partie du lot amical une Claudine tout en bleu, dont le mec est noir, mais n’est pas venu. Je ne le verrai jamais. Claudine et Muriel sont des amies intimes, et je regrette ces prénoms passe-partout, on dirait du Sadoul. Muriel l’Hémorragique reproche à Claudine la Bleue de se disputer avec Mec Noir, « pour des puérilités de gamin ». Muriel n’en finit pas de se vider de son gamin. Elle a de l‘expérience. Elle sait ce que c’est que la maturité. Après ce plantureux et superflu repas 07 06



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    lyonnais, je reviens me coucher chastement sur ce canapé de salon, juste au-dessus d’une croix de pharmacie, verte, qui s’allume, qui s’éteint, qui s’allume, à rendre fou, jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin peut-être.

    En ce temps-là, nul ne parle de gaspillage, d’énergie non renouvelable, etc. Le lendemain l’épreuve m’attend. Il faut consulter La dernière agrégation, en vente nulle part – c’est faux : la toute première… celle qu’il ne faut pas rater, après laquelle s’effondrent les statistiques. Allons, mieux que cela, du style, du style ! De la trans-po-si-tion ! Me voici à ouvrir la séance ! Tirage au sort lettre C., ouverture plénière ! Quarante inspecteurs généraux, toute une classe, à m’écouter, à se pencher rapidement les unes vers les autres que se passe-t-il murmurent-ils que se passe-t-il ? Tout simplement je dis ba, je dis bou, comme ces mots gelés tirés de leurs filets par les compagnons de Pantagruel, be be bous bous, et trente bonnes longues secondes après, mes pieds retouchent sol et je me lance dans l’Anabase, maudit Saint-John Perse, maudit !

    J’aurai onze. Savez-vous que onze sans élision n’est pas rédhibitoire en agrégation orale ? « Vous êtes » me dit un vieux coing (il a une tête de coing) de Besançon ou Caen, « tantôt dans les hauteurs tantôt à ras du sol ». Il s’étonne de moi, il n’en ferait qu’une bouchée au lit, que répondre, mais je ne serai pas reçu : Cicéron m’a coulé (« des troupeaux de femmes » au lieu de « troupes de femmes » bravo l’artiste c’est l’heure de la traite).

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    Tout ceci se passe en juillet. Or nous sommes en juin. Erreur sur le premier jour. Une autre sur le mois. Une autre sur la vie. Qui perd le jour perd le mois. Qui perd le mois perd l’année, perd toute sa vie. Frémissons. Le 7 juin et non juillet, n’étaient mentionnés qu’une correction de dictées en troisième, un conseil de classe. Quelle classe et quel texte dicté, c’était mardi, je ne me souviens plus. L’enseignement battait son plein. Le petit Marc était mort. Suivraient Manouvrier, Merlet. Les vrais noms. L’agrégation délivrerait mon corps de tout ce travail, de tout cet investissement, mon esprit, ma cuilture, attireraient nécessairement l’attention d’un vieux prof de Bordeaux, Toulouse ou Lille, qui m’emporterait dans son giron pour polir une thèse : Sidoine Apollinaire par exemple, flambeau latin sur les hordes barbares à venir.

    Il n’en fut rien. La fraternisation cambodgienne échoua dans les sables, Muriel épuisa son sursis sarcomique et creva vers 83, les admissibilités sombrèrent dans le ridicule en 95 Ancien Style, et le compte-rendu de l’ultime session finit un jour à la poubelle : « il ne suffit pas de se préparer sur le plan des connaissances, mais il faut aussi se préparer psychologiquement » - pour être prêts, préparez-vous.

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    Ces préhistoires sentent bien le moisi. Voici : »Le principal me fait ouvrir devant les élèves une nomination au Port (la Réunion). Auguste s’en tape sur les cuisses au réfectoire. Annie préfère Vienne… mais si j’ai l’agrég, je reste à Arveyres ». Le moyen de broder là-dessus. Aucun souvenir . Nommé une première fois à Valenciennes, une seconde à Vienne, une troisième à la Réunion. Et pourquoi donc s’en tapait-il les cuisses, l’Auguste ? Un homme tout dévoué à ma grandeur. Qui renvoyait les parents d’élèves quinauds comme devant : « Sa méthode à lui, c’est de rigoler ».

    Et la branleuse qui disait : « On ne fait rien avec monsieur C. ! » - « Apportez-moi donc le cahier de textes de Mlle Raison ; et ça, votre fille ne l’a pas écrit,elle ; ni ceci, ni cela. » « Votre fille » repartit par le couloir, et se prit une gifle sonore de la part de papa. Il me sauvait la vie,l’Auguste. Vigneron promu directeur adjoint ; qui nous fit goûter de sa cave, et de la bonne. En sortant de là, les profs chancelaient pour gagner leurs élèves bien rangés. Les élèves se gondolaient sur les rangs. Les cours furent mouvementés pour tous. Quels bons temps c’étaient là monsieur Nicolas.

    Il se tapait sur les cuisses. Il considérait invraisemblable qu’un simple guignol du coin fût catapulté dans l’océan Indien. Des filles de 14 ans aux seins de dix-huitenaires lui passaient par les pupilles, comme elles auraient passé en ballottant contre mes yeux devant le bureau, et je me serais retrouvé à la brigade des mœurs de St-Denis pour branlettes illicites de ces dames. Mieux valait Vienne. Du froid sain et de la musique. La plage et les cocotiers, les doudous et les tortues de mer, c’était un peu court culturellement pour des prétentieux d’Europe. Mais au bout du fil, nul ne sut me préciser si mon déménagement serait payé par les impôts

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    d’État. Il était évident que oui. J’étais trimballé de poste en poste quatorze fois, sans que nul fonctionnaire ministériel fût capable (disaient-ils) de me renseigner. J’ai raccroché plein de rage, mon destin viennois était scellé. Auguste est mort. Duthelle est mort. Moi-même je lutte, dans un tourbillon de coup de vieux. Tout est vieux et gris. Sur la feuille figure encore « mettre Harpic cuvette WC », ce qui ne fut pas fait. Nous allions chier dans l’escalier, sur un palier de marche un peu plus large où s’ouvrait une porte. Je devais aussi demander un déménageur à Mme Laporte. Une collègue blonde, qui m’offrit une cigarette un jour d’un geste brusque : je lui disais  « Le façon de l’offrir ne me convient pas ». J’étais fou. Véritablement fou. Ces années-là sont recouvertes par l’équivalent de mes congés : ma retraite de quinze années rattrape mes quinze années premières de travail, de 65 à 80, de Nontron jusqu’au cœur de Vienne. Il était une fois un principal pédophile, qui n’aimait pas son ivrogne de collègue.Il parlait des cours en pagaïe d’Untel, il ne lui a jamais envoyé quiconque dans les pattes, Untel a bénéficié de protections au cul occulte, car il usait de salacités verbales. C’était un grand marasme, qui ressurgit avec son bruit et ses fureurs. Des quinquagénaires pêle-mêle ressortent de ces années folles, qui furent un Quatorze-Dix-Huit échevelé, des plaisanteries sans sel ni limite, une audace funambulique d’un banal simplement rigolo. Il fallait qu’il fuît, il fuit. Il se promettait du renouveau, il n’en fut rien car « on se suit soi-même » isn’t it, on sénectise sénectutise. Et on se retrouve à 60 ans

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    ruiné rincé déboulonné I am the king of the divan, mais ce n’est pas lui qui chantait n’est-ce pas, dans la vie non plus, qui a chanté, ni moi ni moi, qui s’est fait accompagner par une femme accrochée à ses basques, ni moi, qui s’et fait refuser une halte à l’hôtel, c’est moi c’est moi, « encore 7 ans et j’ai 70 ans » mais il ne faut pas, Mme Pavlovitch, il ne faut pas compter comme ça, j’avais un petit pédé qui s’y connaissait en filles en vêtements de filles en fanfreluches qu’il aurait portées s’il avait eu des seins en plus des couilles en moins, le seul à demeurer dans le village.

    Untel a eu son doigt mais d’autres lui couraient au cul, des femmes des femmes de Tanzanie « C., C. ! Sans le faire exprès en reculant sur le parking je t’ai rentré dans le cul » - « Quand ça t’arrivera par moi ce ne sera pas en voiture et je l’aurai fait exprès », Ach ! Kolossale Souvenirs ! Nous rentrions par le cours Hugo dit Victor, et ton Frédéric, Pana Pavlovitch, tu t’en es divorcée, ton fils qui se fardait fait tes délices et des enfants à d’autres femmes.. « Je lui dis non, ne tartine pas ta gueule avec des rouges de maman, tu dois devenir garçon et pas fille, mon Dieu mon fils est pédé » non Rosine, pas à deux ans.

    Je hais ma vie j’éprouve envers elle des sentiments marqués mais indéfinissables doublement marqués dans un sens ou dans l’autre ou les deux. Vous savez, quand on vit, on est comme le chien qui suit sa trace en sinuant, truffe à même le sol, et qui bute enfin sur l’obstacle, en position d’arrêt. On ne calcule pas on lutte on jargonne on rebondit chez soi on se fait escorter, la Pavlovitch vous

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    suit en voiture car vos zigzaguez sur la quatre voies, totu se présente d’un seul coup au moment où tout va finir : peu après nous quittions Arveyres pour n’y plus revenir, et nous avons revu tant de personnes pour la dernière fois, comme sur un pont incliné de Titanic.

    Une moitié a coulé, l’autre est retombée sur l’eau, et s’est remise à couler presque immédiatement.

    Mémoire mémoire tout branle ne m’abandonne pas mais laisse-moi couler tout est bien pathétique bien ridicule, toutes n’attendaient que toi mais tu ne voulais pas connaître ton indifférence aux corps gluants qui s’essuyaient sur toi. Adieu Laporte adieu l’Auguste adieu Junca malade mental conseiller cultural du gréand festival du Bouscat, qui ne reprit pas contact avec toi car tu n’étais pas bon souvenir, « Ça ne m’intéresse pas » galopais-tu sur le perron j’en restai pétrifié car ce n’était pas moi qui cavalait à ta suite en proférant des vannes gloussantes dans ton dos « ça ne m’intéresse pas » je restai sur place et tu t’éloignas comme un train dans la gare, qui démarre, démarre- toi l’autre train tu restes à quai, désolé d’un malentendu : ceux qui t’aimaient ne t’aimaient pas.

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    Il y a quarante ans. L’agenda est de couleur rouge. Les noms des mois figurent en allemand : Samedi (en français) den 30. Juni. La page est comble. « Ballade [sic], lis Marie de France au Luxembourg. Est-ce que par hasard nos n’étions pas en pleine préparation d’agrégation ? Lire Marie de France est un véritable pensum. « On me vide du Nesle proprement car « on ne fait pas au mois ». C’était une époque héroïque. L’hôtel de Nesle était une étape de routards. On y écoutait de la musique indienne, ou arabe. Dans une chambre, j’avais découvert le Voyage d’une Parisienne au Tibet,d’Alexandra David-Neel, à prononcer correctement , dont je n’avais jamais soupçonné l’existence, ni l’importance. La branche hindoue se portait bien dans l’idéologie. « On m’envoie « Hôtel du Jura », je paie en liquide ». Ces temps remontent à la préhistoire. Les années post-soixante-huitardes furent une longue impasse, pardon : un long nuage, où les avenirs s’engouffrèrent, sombrèrent, sauf pour les professeurs, qui n’en prirent que l’essentiel utile au maintien de leur magistère.

    Nous ne nous demandions pas « à quoi ça sert ». Nous étions en train de vivre. We were living. En ce moment les yeux souffrent de l’écran. Des voiles gris et de fines volutes bleues passent sur mon champ visuel. « Convocation agrég. Président ressemble à Brejnev ». Plus le moindre souvenir de ce faciès avenant. C’est une de ces réunions sympathiques où les profs de la caste prof rassemblent leur troupeau d’agrégatifs, perdus dans leurs bleds, et leur font un cours, deux speechs, trois laïus, dont nous buvons les paroles avec recueillement. Mais attention, nous sommes tout de même adultes !

    Adulte ! Tu viens d’oublier tes tics! 45 mn, quarante-cinq, mais à partir de laquelle ? La première, la dix-huitième ? Tu ne peux plus calculer ton effort, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 54









    décider que l’inspiration ( « l’inspiration » !…) s’arrêtera, se tarira, tari tara, au bout de telle minute ! Tes jurés « ont pris 120 admissibles », ô temps héroïques ! Il y aune « Odile Collignon », lorraine de nom, de prénom alsacienne ! « Un type veut passer plus tard, car « peur des militaires (Rochefort) » - ce nom suscite une flopée de souvenirs compacts. « Je suis n°25. Téléphone (à ma) mère » - adulte ! - « que pas possible aller Tourettes » (sur Loup) « (fauché) » - c’était donc tout cela, le 30 juin 2126…

    C’était tout ce contexte-là… Le passé d’un autre. Les projets d’avenir d’un autre. Alors comme j’ « ai trouvé 1/2 baguette par terre, (je) l’ai mangée avec jambon avant agrèg dans le parc ». Évènement marquant. Qu’il eût été malséant d’oublier. Mangé une demi-baguette, pensez donc. Et que fait-on à Paris l’été ? On se promène. On fait une « grde balade droite-gauche » « après avoir dormi dans [s]a chambre » (sieste à l’hôtel du Jura sans doute?) « Plusieurs tours côté Aboukir » - ah, plus intéressant : « Éclabousse trois pédés qui se foutent de mon « smoking » (« Ça va chez Moune ! » - boîte de lesbiennes, que d’esprit ! queue d’esprit ! ») Achète bananes (à un ) Arabe, vais chercher monnaie bistrot musique très forte ». Non, rien de rien, non, j’me souviens plus de rien...



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    C’est le jour anniversaire de notre mariage. Nous ne le fêtions pas ce jour-là. Ce n’étaient que les noces (vérifions) de plomb. Nous en sommes au merisier. Il en existe un au fond de notre jardin en friche. En 1980, nous habitions Paris, du moins, temporairement. Nous avions criminellement confié notre fille à une colonie de vacances sans hygiène, où le garçon de la directrice venait faire irruption dans le dortoir des filles en disant des bêtises et en se masturbant parmi les lits défaits.

    En ce temps-là ; non encore lassé des faits, nos partions sans hâte, et nous n’arrêtions pas de flâner. Les petites routes étaient nos paradis, et les sentiers accueillaient nos pas et nos siestes. Sonia avait sept ans. Et nous n’étions partis qu’à deux heures de l‘après-midi. Arielle ne fut jamais du matin. Cette année-là ne m’étaient parvenus aucuns bons résultats de Strasbourg. Pourquoi ai-je vécu cela. Tous les auteurs américains s’adressent à d’autres hommes, sans aller s’imaginer la gloire. Ils font leur boulot, inconnus, bouffons mornes, ils écrivent pour leur cour, où ils jouent les deux rôles : souverain, et fou du roi, King’s fool. Et il pleuvait, il pleuvait sur l’autoroute, si moderne et depuis peu ringarde.

    Et nous nous arrêtions déjà sur l’autoroute : « Suis tout de même content de rouler ».Pour nous venant de Vienne Orléans le bout du monde. Et contourner la villle. Pas de rue Pot. Pas de Centre Péguy. Pas de « contrat de lecture ». Monsieur et Madame de Petitpied. Nous n’avons pas dépassé Vatan, Indre – quitter le ruban des rapides, le vroum-vroum défilatoire. Des gens se défilent, prenons leur place, à la satisfaction de l’Hôtel de France. Il fallait prendre le repas, en ce temps-là. Nous sortions de notre camionnette bleue, et si notre Sonia s’est exclamée « je ne suis pas une petite, j’ai 7 ans », c’est que nous l’avions avec nous. Le restaurateur avait COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 56









    dit : « Et pour la petite, qu’est-ce que ça sera ? » Qui se souvient que le restaurant était cher ? Who cares ? Et le repas fini, nous partons promener, nous oyons des pétards de retraite aux flambeaux, beau village à plat sur la plaine, et Sonia ramasse du foin dans le champ.

    Et alors là… Nous nous souvenons de ce 13 juillet. La retraite aux flambeaux, pour les Vatanais, c’est l’interversion des sexes. Les majorettes en jupettes sur cuisses poilues, tutus bouffants, toutes se déhanchant et ballottées du cul comme c’est pas possible. Je m’approche d’une et lui parle à l’oreille, mais il doit rester avec sa compagnie. Les femmes et les enfants poussent des huées d’enthousiasme. Nos rires, leurs rires, sont inextinguibles. Demain aura lieu un match de foot, mais entre femmes, shorts et gros mots. Sans pousser jusqu’au foirail, où s’annonce une bonne soûlographie travelotte, nous revenons à l’hôtel, et « remettons Sonia à la fenêtre », ce qui veut dire que nous sommes descendus de la chambre, avons accompagné les processionnaires, et nous en sommes retournés.

    Vatan est devenue commune respectable. Ne subsiste plus que la fête aux lentilles. Quels sont les abrutis qui ont abattu la fête. Quels homos prétentieux ont-ils banni la Grande Transgression. Peut-on être fier d’être homo, berrichon, homme mûr où blonde au grand nez. Où va se nicher la fierté. « Fier d’être basque ». « Fier d’âtre corse ». Pas de quoi mon pote. Au hasard tout le mérite.

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    Les femmes reprennent le foot, mais dans le sérieux et le lesbianisme assumé. C’était, croyez-le, discriminatoire. C’était pour bien montrer que les femmes étaient de vraies femmes, et non des souillons en short avec les poils qui dépassent. Des hommes à femmes, et non des perruches barbouillées en clowns. Je n’ose pas téléphoner. Lancer un courriel peut-être. Ne pas oublier de renouveler en pharmacie ma Sertraline.



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    Nous entrons dans les zones obscures. Les Viennois se ressourcent à Bergerac, non sans chiotte. Il existe encore des trains. Le conducteur vient chercher Femme et Fille en gare, « cette dernière » (entendez la fille) n’ayant pas « cessé de ronchonner pendant tout le trajet » - l’enthousiasme, sans doute. Un achat oublié ponctue cette journée : celui d’un « Tantra », qu’Arielle a repéré sans délai dans la librairie, comme attirée par les ondes ! À Bergerac on se traînait d’ennui, Mère qui râle, soufre et sulfate, le Père prostré en attendant que ça passe, plus que neuf ans pour lui, trois pour elle.

    Mes parents reparaîtraient que je ne saurais rien leur dire, paralysé par leur mauvaise conscience, eux par la mienne. La fausse tentation (je ne suis pas tenté) consiste à reporter le calque des miens sur les parents que nous avons formés : la carte a changé, les nationales se sont retracées, les fortifications reconstruites après leurs fugues. Y a-t-il même fortifications. Enfouies sous les parapets gazonnés de frais. « Bon, tout va bien, on n’en parle pas ». Si c’est ma fille qui le dit… Parfois l’écriture se fait sous les yeux du destinataire, et n’en est pas moins sincère : ce n’en est pas plus mal écrit, « n’en déplaise à certains esprits chagrins » « ne pas penser au public ! » mais si, c’est possible, qui peut savoir ?

    Mais devant la porte du sanctuaire. La veille j’interrompais « Au théâtre ce soir », enième cocu dans le placard, pour « Apostrophes », finies en 43, sous les sanglots en coulisses d’un Claude Maurias en plein effondrement de civilisation… Apostrophes marchait plein pot sous Mitterrand, 1m 60. Et régulièrement,



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    consciencieusement, professionnellement dirais-je, l’enseignant que j‘étais roupillonnait aux deux tiers « du temps qui nous est imparti ». La veille, avec mes parents, j’assistais médusé aux rodomontades maniérées d’un certain Camus (Renaud ! Renaud!) qui de sa voix de fausset obligée se vantait de gagner son argent auprès d’une institution culturelle et pittoresque : « Nous avons accordé au dit C.R. une subvention pour voyager à travers France, tous frais payés, pour disserter sur ce qu’il voit, et l’éditer à coup sûr ! Mon indignation juvénile s’enflamme - « comment ? ce génie que je suis… et ce con flûté... » Nouveau recul, nouveau repli du moins devant la porte et la forteresse.

    Je comprends tout, je comprends moins. « Reçois » (du 24) « deuxième exemplaire de l’écrivain-éditeur. À l’intérieur, une carte me demande de retourner l’exemplaire en trop ! J’hésite... » - quel écrivain-éditeur ? Ange Machinchose, qui retapait des pages d’Aragon sans les signaler ? - non, celui-là date de Meulan (83-94, de quoi pousser son gosse jusqu’à la sixième). Adieu 81...

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    En ces temps-là nous étions vivant. Mafamémoi formions un couple, inséparable, formolisé, à fleur de pot. L’année portait des noms tchèques, made in Praha : Srpna était le mois d’ oû, Čtvertek le jeudi. Cétaient des paysans. Nous séjournions, Ellémoi, chez mes parents de passage, croupissions comme chaque année à Bergerac. Mais c’était après l’Expulsion, et je retrouverais bientôt d’infectes classes, bien françaises cette fois. Je suis allé chercher mon égarée moitié en gare de Bergerac, qui ressemblait à celle de Corbeil.

    Arielle m’aime à proportions des scènes de sa mère. Elle m’en a entretenu, rien ne reste de ce pet. Sa tête était décomposée. Nos têtes le seront, mais il faut bien parler. Nous avons recueilli un moineau blessé à la poitrine;le calendrier consulté nous informe qu’il est mort et fut enterré le lendemain matin. Le précédent s’est fait bouffer vivant par les fourmis au sous-sol de la rue des Vaures. Ci-gésira demain « Moineau de 82 ». Il n’existe de vrai dans nos campagnes ou banlieues que la télévision qui marche et marche. Ce soir-là, c’était Retour du marin, adaptation de l’atroce Maupassant : une fille noire, Louise, rend des services partout. Alle est ben gentille, mais alle est trop noire. Exit Louise, larmes transparentes de part et d’autre. Mariage avec une Blanche propre. « Racisme larvé d’un petit village contre une épouse noire d’un bistrotier «  - l’ancien marin sans doute, et qui n’avait qu’une seule fiancée. Si j’avais encore mes organes génitaux, alias mon internet et mon Google, je vérifierais s’ils étaient mariés ces

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    deux-là, le Blanc et la Noire, ou seulement promise. J’écrirai un jour un poème à toutes les souffrances, mais rien que pour la frime. L’école des femmes de Gide nous montre un Robert qui ne vit que pour sa frime. C’est alors qu’un incident survint. Le film sans doute s’était terminé à la nuit tombée, nous cheminions Mondoublémoi entre les maisons qui parsèment (e forment) Naillac, échangeant nos impressions vertueuses (Le retour du marin). Nous fûmes (« nous furent », monsieur Gilles Boulot, présentateur des informations à la télévision française, « nous furen » ! ) - zabordés par un Arabe, jeune, insolent, pléonasmes, qui nous interrogea de quel droit sur notre profession, l’Autriche et nos sentiments, etc.

    J’ai poliment répondu, il a tout su, car en ce temps-là j’étais encore timide, et ne distinguais pas la sincérité de l’agressivité des interlocuteurs. Arielle « trouve cela très désagréable ».

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    En ce temps-là nous revenions de l’Île au Trésor, seule aventure de notre vie : l’Autriche et ses démons fétides. Notre maison avait connu un drame. J’y avais recueilli une étoile juive, et de fâcheux fantômes erraient dans la dernière cave. Il faudra que je tire cela au clair. Et nous avions franchi l’obstacle d’une terrible première année en banlieue. J’ai encore rêvé cela : une classe de 63e bien décidée à ne rien foutre ni écouter. Je n’avais rien préparé. Mon père tournait comme une âme en peine dans son trou paumé de Naillac. Il semblait malheureux. Il s’est longtemps abreuvé à cette source amère, ta-daaah… Ma mère imprégnait tout d’une vapeur aigre et funèbre. Et nous tentions de nous évader à grands feuilletages d’Atlas. Du diable si je me souviens de la ville d’Izberbach sur la Caspienne, j’ignore jusqu’à sa prononciation. Les transcriptions du cyrillique sont hasardeuses, et de quelque langue que ce soit. Les altérations de voyelles roumaines ou danoises (pas mal non plus dans ce genre le danois), les jeux de consonnes suédois, les traquenards de l’hébreu où l’on écrit ce qui ne se prononce pas et prononce ce qui ne s’écrit pas (on dirait du français…) soumettent l’apprenant à rude épreuve.

    Et je ne parle pas du hongrois… Nous sommes donc partis « à deux voitures ». Quelle aventure ! Arielle et moi ? Jacques et moi ? Pour une étape Bordeaux-Châtellerault ! Le lendemain, Châtellerault-Tours ! Nous aimions flâner, partir tard (à 10h 40!) Les préparatifs, maniaques, indisposaient le mâle alpha, bêta ! Et voici une once, une écaille de souvenir : à Ribérac, nous restaurant, nous

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    aurions rencontré inopinément notre Jacques, nous proposant l’apéro ! Ô vilaine surprise ! Je n’aime donc personne ! Le soleil tapait si fort ! Arielle chochotait si fort !

    Puis Soyaux, banlieue d’Angoulême, « bar frais, glace ». Retenez bien ceci, lecteurs en poussière : il faisait chaud, nous avons profité d’un ventilateur et de glaces ! Voilà ce que vous n’aurez trouvé nulle part ailleurs ! Je comprends à présent pourquoi Papa (koapapa) tournait « comme une âme en peine » : il voyait son fils, très tôt, refaire voile vers la parisannerie ; à St-Germain-lès-Corbeil, si éphémère, si bon chic, si étranger ! Comme je montrais tout sur mon visage ! En vérité, c’était effarant. Nous explorions les sentiers au sud de la Vienne, sous la canicule et les volées de papillons, tandis que Julia les coursait à bicyclette.

    Nous avions la petite fourgonnette immatriculée en 042… Nous avions La Chartreuse de Parme, deuxième ? troisième lecture ? putain de programmes… Et ct « long arrêt station-service Poitiers, Arielle allongée dans l’herbe ! Un manque absolu de tolérance à l’égard des voyages, disons déplacements, une plainte perpétuelle de fatigue, j’avais oublié tout cela, ma belle-mère couchée sans cesse et sans cesse à se plaindre, Arielle au moins ne se plaignant pas. Souffrance chiante de la vie. Je ne me plains pas, je m’exprime. Je ne suis pas en train de geindre, mais d’ironiser. Voici maintenant les notations ultimes : « Châtellerault, camping bordant trains, superbe, restons allongés sur le sol à même avant de dormir, très doux ».

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    En dépit donc de forts inconvénients conjugaux, ma petite personne s’adaptait complaisamment, toujours près à extraire du beau et du doux. Flemme, paresse, masochisme, oui. Nombrilisme, non. Faire plaisir à l’autre. Reprocher à d’autres de ne pas se soucier des autres m’a toujours semblé le reproche ou la pseudo-constatation les plus ineptes à ressortir dans les conversations d’après-dessert. Je crois que je suivais le « Kombi » bleu, où nous faisions dormir Julia, dix ans. Les vraies motivations sont impossibles à déchiffrer sous les grilles, psychanalytique, sociale, caractérielle, en remontant à la surface.

    Le bonheur se grappille. Il faut céder. Ma volonté était de céder, en imposer à tous une autre, c’est prendre le risque d’un coup de colère, d’une crise de hurlements. Il est avantageux de prendre le vent du faible, de l’adapter à ses tuyères, de trouver des chants dans les mélopées purgatorielles, et Julie me souffle : « Toujours chercher ce qu’il y a de bon en l’autre » . C’est tout ce qui reste aux mollassons. Oui, je suis feignant, et je vous emmerde, vous les courageux, les vainqueurs, qui ne valez pas ce que vous dites.

    « Les vivants, ce sont ceux qui luttent » : Victor, ta gueule. Je n’ai pas lutté, disons, dans les soutes, sans plus. Et moi, du moins, je n’ai pas rendu mon frère dingo pour lui avoir fauché sa fiancée ; je n’ai pas rendu ma fille dingo, je n’ai pas foutu ma sœur dans un hôpital psychiatrique. La somme de ce que je n’ai pas fait

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    égale au moins celle de tes actions, et le résultat est le même : quelques bontés, beaucoup de désastres, beaucoup d’indifférences, et pour finir, B. dans son lit de

    mort avec le gros clystère à sérum au-dessus des bras. Ah, je suis banal. Ah, on ne m’a pas attendu pour s’en apercevoir. Je sais. « À quoi bon le bonheur si nous avons la connaissance » n’est-ce pas. Rien n’est de moi. Mais rien n’est de vous non plus, regardez votre miroir il s’y reflète un cul. «Mais on ne te demande rien ! Pourquoi « tu nous attaques ? » - Si, vous m’attaquez, vous m’attaquâtes.

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    Je vais donc avoir 40 ans. Je suis toujours aussi con. J’écris cela exprès pour le lecteur, pour qu’il admire mon génie. Le 30 août de cette année 2031, ma mère est morte depuis exactement un mois. Jojdh l’Albanais retrouve son psychiatre. Ma mère est un gros mouton qui broute tout. Mon psy n’est pas rementionné. À cette date, ce doit être Couturier, juive, épouse Triantaphyllou. Ce sont des retrouvailles. Elle m’a montré sa gaine bleu vif en croisant trop vivement ses genoux. Très barricadée, la psy.

    Chologue, j’y tiens, pas « iatre ». Mais nous avons fait du bon boulot, faceà face. Nous avons parlé de mon père, dans l’île, sous les bombardements sous un camion-citerne. Vide, mais quand même. Quel enthousiasme chez les nazis au pas de l’oie dans Bruxelles. Jojdh est enfant de ce temps-là. Il ignore que faisait sa mère en 40, son père alors sous les drapeaux. Mais il trouve son réconfort auprès d’une juive sévère et compréhensive. Il ne faut aps donner de nom. Il les effacera, comme on efface tout de nos jours. Il parle aussi de sa fille, quie st et restera volontairement absente de ces pages.

    Simplement, la fille de Jojdh balaye la terrasse de chez Muriel. Cette terrasse donne sur un tapis d’herbe trois marches en contrebas. Fille qui balaye, femme qui n’a voulu le faire qu’une fois, à Nice. Nul ne peut m’arracher mon passé. Pas même l’entité Dieu. La fille de Jojdh n’invite pas ses camarades chez elle par peur

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    du désordre et de la saleté. Elle nettoie, les parents passent derrière elle et détruit ce qu’elle a fait. Elle ne restera pas. Peut-être épousera-t-elle un prolo, un ouvrier, quelqu’un qui rote à table et qui crie Vive Le Pen. « C’est cela, pour vous, un ouvrier ? » Oui madame la Psychiatre.

    Cela vous scandalise. Je le sens bien. Voyez-vous, il ne m’a été donné qu’un petit style, dont j’ai épuisé les ressources. Il ne manque plus que l’excellence, dont nul n’a prétendu atteindre les limites. Par l’excellence Jojdh sera sauvé. Il ressort de son île dans un état de profonde satisfaction. Là se trouva jadis l’agglomération. J’ai habité Meulan comme Pasly, un lieu de haute histoire et de combats, mais sans chercher, sans chercher… Entre parenthèses figure la mention « correspondance » .

    « Apprends par Garel que Omma, jugé excellent, passera les samedis matin avant son émission à lui. Obscure époque. Soucis si loin de nos. Il existait un Sylvain Garel, grand, animateur de radio. Il mourrait trois ans plus tard, jeune, vigoureux, d’un cancer de la mâchoire, et ses parents furent très dignes. Il existait un autre Sylvain Garel, comme lui grand amateur de cinéma, critique, et c’était peut-être le même. Savoir pourquoi il s’était pris d’estime pour moi. Nous fréquentions Ginette Lebb, optimiste, gare de triage des relations humaines. Foin du plan je vous prie, foin du plan.

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    Le basculement du jour justifie tous les abandons. Vous savez écrire, vieil homme,lancez-vous et fouillez. Fin des ronds de jambe. Fin du cancer et mort, jeu, set et match. Nous émettions d’un studio. Des annonces étaient faites, de spectacles banlieusards. Une chanteuse de jazz se produisait, « sa voix vous fera frémir ». Jojdh ajoute hors antenne « sa tête aussi ». Garel ajoute : »Sa tête aussi ». Une gouine hideuse et tondue à l’émeri. Mahalia Jackson ? pas assez chauve. Ainsi s’achève le 30 août, jour de la St-Fiacre, dont le nom fut donné aux fiacres, justement. Période obscure. Si loin de soi qu’elle semble avoir fondu au fond du puits. Qui devait être la maturité, mais bien plutôt prolongement d’une gaminité sans faille, baignée de lamentations : Jojdh arrivait, without shouting station ! - rue des Sarrasiniers, sur la pente de Meulan, et se lamentait de façon rigolote chez Lebb, au fond du gouffre et plein d’espérance. Cette femme avait cinq enfants, son mari l’avait engrossée puis fuie pour une autre, moins belle, moins marquée.

    Elle m’a soutenu, fourni des solutions, sans que je les suive – jamais, ne jamais suivre les conseils. La quarantaine est le plus loin de moi. C’était le temps des émotions et de l’obscurité. Difficile de ne pas jeter sur ce banc le filet de pêche de l’explication toute faite : affolement des heures de domptage, passages d’une classe à l’autre, avenir bloqué, mais aussi, non mentionné, les derniers sanglots d’un amour, à engloutir, peut-être ce jour-là un dernier séjour à l’hôtel, et des larmes au whisky, voici en souvenir une vieille chaussette. Et la voiture,

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    l’aventure, s’éloigna en zigzaguant. Nous ne savions rien. Nous pensions vivre, nous débattre. La radio des Mureaux

    battit de l’aile et s’éteignit, Jojdh fut transféré rue Croix-Verte, Philippe mourut en souffrant, il faudrait 12 années avant les faveurs de l’imprimerie, une longue journée s’étendit devant nous, 35ans s’écoulèrent, peu restèrent, les projets maigrirent, les teintes s’estompèrent, les traits se fondirent, la bite s’affala. Les écrits se sont accumulés. Je vais sans doute écrire des sottises. Le pouls ralentit. Le cerveau s’embrasa, puis, au lieu d’éclater en feu d’artifice, éteignit ses lumières une à une, et s’élança vers l’avenir.

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    Le Onze Septembre devient aussi célèbre que la St-Martin 18, où toutes les cloches sonnèrent la volée. En 2032, nul ne savait ce qui adviendrait seize ans plus tard. Et qui sait ce qui adviendra d’ici seize ans. Nous en aurions 90, et rien ne nous les garantit. Nos faisons ici les réflexions de Monsieur tout le monde, et, Mademoiselle, je vous emmerde. Ouvrons le carnet pourpre, et voyons nos limites : Vois Manu, je compose mon petit thème sur Xavier de Maistre.

    Glose : Manu était non plus le Chemineau, mais le Bel. Aîné d’une fratrie de six. En longue chemise roumaine ou russe, la voix nasillarde, la chanson prompte dont je possède trois cassettes entières : ma préférée s’appelait Le rat mort, il la chantait en duo avec son meilleur ami, un taxi. Cela m’étonnerait qu’il fût venu chez moi, au sommet de la pente. Nous n’avons jamais été intimes. Ce n’est plus qu’une silhouette, désormais presque sexagénaire. Plus vivant, Xavier de Maistre, auteur du Voyage autour de ma chambre. Bien plus liant que son frère, Joseph, maître à penser de Baudelaire.

    Xavier se voit mettre aux arrêts, privé de sortie pendant des jours, cantonné dans sa chambre d’officier. Il examine les gravures de ses murs, se rapportant toutes à tel ou tel épisode de sa vie militaire. Il s’exprime avec humour et nostalgie. Il triche : des gravures favorisent l’évasion, des parois lisses eussent conduit à l’amertume, au recueillement qui la suit. Joseph, académicien comme COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 71

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    son frère, écrivit Les soirées de St-Pétersbourg, où il justifie jusqu’à l’Inquisition. Mais Baudelaire était un malade, et comme le dit un de ces petits cons du bac, « s’il était un peu plus sorti en boîte, il n’aurait pas traîné son cafard ».

    Mademoiselle, je vous emmerde.

    « Nous parlons allongés en bouffant des frites ». Soit sur un grand divan, soit sur la prairie Rue des Sarrasins. C’était une grande famille, très accueillante, où je me rendais pour confier mes peines chiantes. Moi aussi j’aurais dû « sortir en boîte » - la ressemblance s’arrête là. Manu, Bruno, Philippe, bien différenciés toutefois, n’étaient poue mon égoïsme que des interlocuteurs interchangeables. François, non : il savait coudre et tricoter, il perçait à jour, sournoisement, mes fausses angoissettes. Bruno m’avait traité de Lèche-Cul. C’est exact. Le désir de se faire bien voir s’altère souvent, devient petites manières, approbation systématique et servile, sourire contraint. Toutes choses qu’un lèche-cul pourtant devrait apprendre à éviter. Manu, c’était le grave, le souriant, le poète. On apprenait l’amour à ses enfants, chez Bel. Mais le père était parti au sein de la sixième grossesse. Il avait pris comme souvent une autre partenaire assez semblable, mais en plus fade.

    J’ai observé cette tendance chez les rupteurs : reprendre et calquer, en moins bien. En moins heurté. En plus lisse. « Son père a acheté un immeuble dans

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    le XIIIe » - curieux en vérité. S’agit-il bien du même personnage et des mêmes frères. Gagnait-il, ce père, autant que cela ? Ne s’agit-il pas d’un simple appartement, ce qui serait déjà beaucoup ? Un kinési peut-il amasser tant d’avoir ? Ce père m’avait modérément plu. Trop ironique, trop froid. Capable en cas de malheur de proclamer qu’il n’était pas touché, même devant sa femme en pleurs. Il est vrai qu’elle déplorait la mort d’un amant.

    Mais il était retors et cherchait à nuire. À rabaisser du moins. « Il ne reste plus de place » puis te passant devant « Il ne resterait pas tout de même une petite place pour nous ? » - désignant sa nouvelle femme – non, il n’en restait plus, plus une. « Claude est à Padoue ; avant, il était devenu très con ». Claude, à Padoue ? Cene peut être que le chef d’orchestre, Gaul-Tier, Bestiau-Bourrin, Gautier, dans uen des plus belles villes d’Italie. Manu le connaissait bien. Non pas Manu Bel, que Dieu protège, mais Manu Chemineau, avec lequel j’aimais parler allemand. Fantômes emmêlés dans la plus grande confusion, passés dans ma vie, essentiels et futiles, et ce Manu Chemineau-là, vivant à Paris, pouvait très bien transmettre les vantardises de son géniteur : je l’ai connu, celui-ci, bouffant de la soupe midi et soir, soumis à de grands revers de fortune, pourquoi pas riche désormais dans l e treizième arrondissement. La fin de la journée subsiste en mes souvenirs, par suite d’une vanité : je m’étais présenté en version allemande, 15 sur 20, le second suivant à 11. Ce qui a trait aux vanités, Mademoiselle, se retient bien plus

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    aisément : « Tricheries incroyables dans les couples, papiers communs, feuilles refilées, dico aux chiottes. Le texte parle de Bruno Collignon, député hollandais en 62 ! » Tout est dit. Je devais devenir traducteur. Mes contresens, dans d’autres textes, m’en éloignèrent. J’avais confondu « mouche à bars », en bon français « pilier de bistrot », avec une véritable mouche dans un véritable bar.

    Le moyen après cela de me faire confiance.

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    Ce sont les années profondes. Celles de Meulan, des classes rongeantes et des galopades à travers le calendriers : à peine rentré d’un fragment de vacances, vite vite en désirer d’autres. J’empoisonne ma descendance, pour peu qu’elle sache lire. À présent ouvrons la boîte cartonnée : couleur vert ingrat, étiquette revêche et passée : 1986. « Dépassé ! - Ta gueule ». Écoutez bien, tas de gravelures : « « Je vais attendre psy pour rien. Petit entretien avec Chenu, entrevois Grangier ». Que dit Depardieu ? À la suite de maints autres, le comédien affirme qu’il ne faut ni jouer ni écrire en se souciant des lecteurs ou spectateurs. Moi je m’en soucie, sans cesse. Chouchichon chec. On apostrophe le lecteur à présent.

    1. Plus souvent qu’à son tour. La psy, c’est Couturier, épouse Triantaphyllou. Pourquoi n’est-elle pas venue, je l‘ignore. Chenu, c’était une collègue, assez moche, et qui consultait depuis la même salle d’attente que moi. Elle disait : « Ne répète pas « enfoiré » à chacune de tes phrases ! » - pourquoi mes couilles, t’aurait préféré « enggculé » ? quant à Grangier, plus aucune idée : l’autre psy peut-être, celui de la môme Chenu ? Vous voyez, le médiocre, je sais faire. Le troupeau, je sais faire. Le reste du jour, ce sont des cercles barrés en perpendiculaire à l’équateur : je devais d’abord remplir « ce carnet ». Une chose de faite, on coche. Puis, « edt » pour « emploi du temps ». Perdons-nous de vue quelque temps. La liste des choses à faire allonge sa colonne jusqu’au bas de page. Lorsque mon père enfant refusait sa bouffe, sa mère à lui

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    représentait les plats à finir quel que fût l’état de moisissure desdits plats. De même (comparaison homérique), le Moi Commandant les représente au Moi Exécutant, jusqu’à ce qu’il les ait avalés.

    C’est ingérable. Indigérable. Ici, à part, et non exécuté, le « nouveau numéro de Toulotte ». Une collègue blonde, chignonnée, immense. Fameuse pour avoir envoyé à ce garçon qui flirtait en cours avec deux gonzesses à la fois « Untel, vous êtes comme les dinosaures. - Ah ouais madame ? - Oui, une petite tête et une grosse queue ». Hurlements de rire chez les filles, confuse déconfiture pour le crâneur. Renouvelons nos réflexions, renouvelons. « Lecture, écrire ». C’est justement cela qui n’est jamais renouvelé, voici 33 ans déjà. On ne change pas une colonne vertébrale qui gagne,

    Gagne quoi ? Sa propre considération, au sens où l’on peu se considérer sans déchoir. Je ne crois pas que Depardieu se soit écarté de sa ligne, car il a toujours joué, dans la conscience d’un public en dépit qu’il en ait. « Malgré lui » pour ceux qui ne maîtrisent plus leur langue. J’ai lu, j’ai écrit. D’autres font du vélo. Ils ne dépassent pas le criterium de la vallée du du Lot, ils ont toujours grouillé dans le peloton, mais ils l’ont fait. Il ne faut pas se justifier, mais si, mais si. Cela fait partie de la structure humaine, disons, de la mienne. Impasse. Suivant : « gouttes d’oreilles ». « Lettre au père », avec une flèche COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 76

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    vers le lendemain, page d’en face. Mais la case est cochée le 22. Mon père était veuf. Il lui restait moins de quatre ans. Retrouver cette lettre : il les avait conservées presque toutes. « Cher Papa » ne pas omettre la majuscule. Il vivait seul dans sa grande maison. Une gouvernante faisait son ménage, peut-être aux frais de la mairie. Distance et poussière. 10 jours s’étaient écoulés entre deux lettres, mention barrée : ce compte était-il faux ? La lettre hebdomadaire se faisait attendre, c’était une corvée autant que d’écrire, autant que la vie, car il ne suffit pas de répéter ses mantras vivifiant : la vie est un perpétuel déni. « Laplace 20 », minutes s’entend : c’était le vieux schnoque génial qui détenait les clés d’Eurêka », non répertorié sur le toile, revue polycopiée, payante, où nous autres bateleurs de poèmes à deux balles faisions nos première et dernières armes, « poésie de vieillards ou de puceaux » si exactement définie par Blanchard.

    Laplace avait institué des prix, à peine d’argent, bien de la gloriole, âprement disputée,petites écrevisses transparentes des ruisseaux, acharnées sur la rime et le nombre. C’était notre kaléidoscope, nos tesselles mosaïques, nos incohérences incandescentes soufflée la cendre, Sonia 20mn « elle dort », on coche et suivant, 13 ans

    Et père mécanique absent dans son nombril.

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    Le 4 octobre 1987 est encore une vraie date, une date civilisée. À partir de cette année-là, suite à de vives discussions, encore appelées « scènes », nous avons sérieusement pensé à nous rapatrier sur notre province. La vie parisienne avait été vie de banlieue, entourée d’un désert de relations. J’étais trop crétin pour attirer mes collègues, Arielle héritait de sa fantasquerie particulière. Et nous nous promenions sous les bois d’automne, les coups de fusil partant çà et là. 1987 se trouve dans un carnet pourpre et plus allongé que les autres. Il était conçu pour une autre année, tous les jours de semaine y sont raturés. Inutile de me demander sije me souviens de mes cours : mes souvenirs ne sont pas rangés par années scolaires.

    Nous allons ouvrir ce document. Est-ce que je me souviendrai du 4 octobre ? Réponse : non. De rien du tout. C’était un dimanche, ex-vendredi. Nous sommes allés à Limay. Les Simonin sont venus dîner, en compagnie de Josette.

    Ce mémorandum est aussi un agenda. Les choses « à faire » sont précédées d’un code : 4-9-9, « coupage cheveux ! » Juste avant : « inutile ». Ici, bouffée d’incertitude. Puis, 5-9-10, « lire 35 », « Le 11e Robert » : il n’a que neuf tomes. L’écriture se lit mal, raclant sur le pli de page. En ce temps-là nous lisions 35 mn ; nous en sommes à 25. L’écriture s’estimait à 70, soit le double. Jamais l’écrivain n’a pu dépasser 80mn d’affilée, ce qui le place loin derrière

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    les bourreaux de travail : Balzac, Flaubert ou Kafka. Les vanités de prétentions littéraires de Monsieur s’avèrent intenables, de même qu’une danseuse ne saura se concevoir au-dessous de telle proportion de jambes. Précision : ces 70 minutes-là, effectuées si j’en crois le cochage, devaient appartenir à « une histoire qui existe déjà ». LE GRAND HOMME A ENVIE DE CHIER. RÉSONNEZ TROMPETTES. Retour à la table de travail. Celle-ci n’est pas percée. Le numéro 6-9-11 précède « Sonia », « Toujours prévenir A » - prévenir de quoi ? Plongez dans vos carnets. Braves gens. N’ayez pas peur de ne servir à rien.

    Darcanges : il avait écrit d’énormes volumes, à moi envoyés. Il devenait aveugle, écrivait vite au crayon. Il se désolait que je ne fusse pas un moyen publicitaire suffisant : ma radio n’était ouïe que de trois ou quatre croquants. Il avait recopié des pages entières d’Aragon. Il s’en défendit, puis déclara qu’il avait eu la même inspiration que lui. « Les chaussures au blanc d’Espagne » : ça ne s’invente pas, de telles coïncidences. Il a replongé dans la boue d’où je sors. Encore une mention de « M. Robert », avec un « M », ce qui discrédite le « 11 » précédent.

    Une autre écriture mentionne « Hel- » « airy » ? Ce carnet servit à l’établissement de comptes, colonne recettes, colonne dépenses. Je soupçonne

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    une couturière à domicile ? « Lançon » : autres cliente ? « 1/2 » : demi de quoi ? Modiano décrocha le Nobel : maudit anneau ! Il avait de l’âme, lui. Moi, pas la même. Ce qu’il y a de curieux, c’est cette vanité. Cette rédaction « pour Gonel ». Un élève, avec le frère Hautbois, qui m’avait proposé un sujet de bandes dessinées dont j’écrirais les légendes. Ils sonnaient, j’allais ouvrir. Nosu discutions à égalité.

    Il n’y a pas loin de l’amour au mépris. L’élève qui fréquent un ancien prof le rabaisse, même s’il l’admire et l’aime. Plus tard j’ai retrouvé le même illustré, avec le même thème science-fictionnel. Nous allions refaire ce qui s’était déjà fait et noyé dans la masse. Funeste désir de dépasser. Obstacle infranchissable quel que soit l’âge. « Le Monsieur Robert », en liaison avec ce texte à bulles (les « phylactères »), me tint lieu d’écriture. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de sot écrit. Ou plus exactement « qui n’exerce son influence », faste ou néfaste. Suivent contre la marge de gauche « 15-9-2 cassettes », non écoutées, et « 18-9-5 jugement sur Schaeffet, 70 mn maxi – (lettre...) ». Oui, j’ai voulu juger le sieur Schaeffer. Le vrai, le grand, avec Pierre Henri. Le même qui écoutait, en sourdine religieuse, Schubert sous son dernier étage. « Do-ré-mi-fa-sol : on n’a jamais rien fait d’aussi beau… Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir bousculer ça... » Schubert vainqueur.

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    Il avait lu mon Corbeau du Puch. C’était « ordurier, mais sincère » disait-il. Me montrant quelque obscur placard aux ouvertures accordéoniques : « Moi aussi j’ai écrit des choses semblables, désespérées, sur les filles. Mais je n’aurais jamais eu l’idée de les proposer à la lecture ou à la publication ». Ah Schaeffer, ma propre mère lisait mes carnets personnels, et m’en entretenait à table. Avait-elle appris cela dans son école ménagère ? Donc, j’estimais aussi le recuil de nouvelles intitulé Excusez-moi je meurs. D’un homme qui se laissant glisser d’un strapontin métropolitain prononça ces mots avant de s’effondrer.

    Je lui retournais les reproches qu’il m’avait faits, d’autocomplaisance sans doute, chez moi justifiés (les reproches), nullement chez lui. Ce n’est qu’un autre jour que j’écrivis ces médiocreries, sans me douter de leur caractère mesquin de retour à l’envoyeur, phrase à phrase. Et je ne revis plus Schaeffer. Qu’importe après cela l’ « ignoble brocante : foule »…

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    L’année 88, cent ans après l’épisode oublié du général Boulanger, appartient encore à l’époque obscure où notre serviteur trimait d’un congé scolaire à l’autre, sans autres bouées que Sainte Lecture et Sainte Écriture, en dépit des

    éditochiasseurs. C’était aussi le temps de la grossesse de ma fille, que nous n’avions pas su élever, à moins que nous ne l’ayons su quand même. Les grandes vacances avaient vu nos roues sillonner l’Espagne du nord, et je ronchonnais dans les ornières professoro-familiales. Ouvrons. La page est bien garnie, je suis au lendemain de mes 44 ans, et ce jour-là, histoire de prolonger mon indispensable existence, je n’ai fumé que 8 cigarettes et demie : « Arrêter de fumer, rien de plus facile : je l’ai déjà fait une dizaine de fois ».

    Le souci de s’améliorer, remontant aux racines chrétiennes, inscrit 263,70 francs de courses, à quoi s’adjoignent 50 autres pour la « danse d’Annie », chez Colette de Mézy supposé-je. Qu’y a-t-il au programme ? « Edt » pour « emploi du temps », « à mettre désormais ». Car le premier souci dans un emploi du temps est d’abord de l’établir lui-même. Qu’il soit du jour ou du lendemain. D’abord, une leçon de hongrois. Je n’en sais pas beaucoup plus que de 31 ans en deçà, car mon polyglottisme n’est guère qu’un saupoudrage snob.

    « Trop tard pour le TUC » - « travail d’utilité collective ? » - « Bande magnétique RVS » : à écouter ? Mention de « Sonia »,

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    remontant au 30 août, car j’avais décidé de ne plus rien laisser passer de mes projets, fût-ce avec un retard d’un mois et deux semaines. « Refus » : qu’est-ce qu’elle a pu « refuser » ? du moins « attitude mitigée », excellent prétexte pour aussitôt renoncer. Dont acte. Il faut réfléchir entre les phrases. Bien mettre ses chaussons sur les œufs très fragiles. On appelle cela, Dominique, « faire attention aux Autres », ce que tu me reproches si souvent de ne pas faire… La liquidation du 29 août, Omma que j’écrivis et ne vendis qu’à 126 exemplaires, n’obtient pas de résultats probants ; la leçon, d’hébreu cette fois (hongrois-hébreu : lettre h, manque le haoussa), passe à l’as, de même le vœu pieux « Lire 25 ./ Réfec[tion] 50 » (on ne fait pas ce que l’on veut quand on travaille), repris plus bas « Lire 25 Écrire 55 ». « Retrouver les Henri Serpe pour voir s’il manque toujours les pages 10 à 28 »est resté lettre morte, à ranger sous le titre « Lettres Mortes », au pluriel.

    Et voilà pourquoi la vie se compose au moins tout autant de ce que l ‘on ne peut pas faire que des choses faites. Ainsi, « Dor à supporter, mais j’y arrive jusqu’au bout grâce à un sang-froid parfait et à une respiration lente », voilà qui est fait. Impossible de se souvenir d’un tel exploit : qui est désigné sous cette abréviation énigmatique ? ...un élève, un collègue ? Aïchouche, Hassiba, je sais parfaitement qui elle est : une jeune fille impulsive, furieuse de son 4 pour manque de plan, déchireuse de copie, déserteuse de la classe où elle revient

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    après avoir « chialé ». J’ai humilié cette fille en sortant l’ignoble « Aï-chouche moi l’nœud », sexiste, raciste, pédophile, au point qu’elle ne pouvais pas me voir, les années suivantes, sans me hurler joyeusement « Ah Coco !… Coco !... » - j’étais devenu la peur de sa vie, l’angoisse de sa vie, le clown, le grotesque de sa vie…

    « Chaque fois que je sens mes chevilles qui enflent, je me rappelle à l’ordre : « Aïchouche… moi l’nœud ! Aïchouche… moi l’nœud ! »

    C’est dégueulasse la vie. Et ceux qui la mènent.

    «Mes élèves en grec râlent de n’avoir mangé qu’un yaourt, le reste étant dégueulasse ».



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    C’era una volta uno stronzo che voleva raccontare une histoire. Il prit son memorandum de l’an 89 et chercha la St Crépin. Patron des cordonniers avec saint Crépinien, d’où la semelle « de crêpe ». Dixit le curé. En ce temps-là, Sonia était enceinte, comme on dit, « jusqu’aux dents » et devait accoucher le 30. Quant à notre précieuse pomme, elle errait à St-Ouen, célèbre pour ses Puces et par son monastère, où je fis « le tour du quartier de l’église ». Se trouve aussi là-bas l’abbaye de Maubuisson, fondée, me disent les Américains, par Blanche de Castille.

    Et tandis que ma fille vivait la fin de sa grossesse, je me rendis dans Dieu sait quel sanctuaire, « pour me recueillir ». Or il existait une troupe de bedeaux qui bavassaient, jacassaient, sans souci de la vénérabilité du lieu : pour eux, c’est une maison commune, où l’on se retrouvait jadis comme au bistrot. Les familiers d’un lieu de culte s’y sentent aussi parfaitement à l’aise que monsieur Martinet au milieu de sa salle à manger mal agencée. Ce jour-là, je ne pus me recueillir, et le rideau du temple se fendit, et la terre trembla par trois fois.

    Dans cette abbaye repose Mahaut d’Artois, ignoblement caricaturée par Hélène Duc dans le film de Balma Les rois maudits. Sa mort survint à moins de 45 ans, ce qui faisait vieux pour une fibromateuse. Un moine expliqua ce que c’était qu’un orgue, et nous régala de quelques roulades mal jouées dans une allégresse toute militaire et brutale, car il existe aussi des militaires tendres. Visiblement, monsieur le guide était à la fin de son temps de travail. Et puis

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    c’est à peu près tout. Le reste s’empile en haut de colonne sur l’agenda, marquant l’effectuation d’un shampoing. La réponse, aussi, à Édith Mongel de Strasbourg ; cette identité martiale cache peut-être une femme de Mulhouse de qui j’acceptai un baiser, mais dûment mariée, là-bas loin, en Alsace.

    Sonia, j’avais la trouille aussi, mais il ne fallait pas que ça se sache ; toi aussi, tu le cachais. Il fallait que tout se passe bien, comme il est arrivé. « Sonia 20 » signifie 20mn que je t’ai accordées, ni plus ni moins qu’autrefois. Navrant. Difficilement justifiable. Volonté de tenir l’extérieur au-dehors, seul comptant mon « recueillement », ma « présence envers Dieu », ma « crainte de gaspiller mon temps ». Mon ma ma. David aura trente ans le 30. Et puis j’ai fait de l’espagnol. Sans transition. Te quiero. Avancer tous ses pions à la fois.

    Promenade à St-Ouen l’Aumône, en voiture, sur un parking, l’abbaye et retour. L’écriture est plus petite, la ligne intercalée. Comme si je l’avais pévu avant de le faire, alors que c’est le contraire. Bonjour Gaston, que fais-tu là dans ma penderie. Je t’ai demandé d’y venir. Ah bon. Frères humains qui après nous vivez… edt – arg(en)t-m(ouveme)nts-edt S. Emploi du Temps. Tout est là. Bien quadriller. Peut-être Gaston se fait-il des emplois du temps. Le temps c’est de l’argent ? Nous surveillons notre budget, notre temps, notre corps qui est sur terre - « emploi du temps de S(onia) ? Parmi les autres choses pardon occupations ?

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    À cinq jours de l’accouchement ? Dieu mathématicien au-dessus de tout. Über alles. Toute la vie sur le même plan. Bien faire attention. Se révolter dans la discipline. Se discipliner dans la révolte. Aucune prise à l’hystérie, à la folie-qui-rôde. Trop aimer mène à la folie, au face-à-face avec soi, ou Dieu ou la mort en toute simplicité, ce qui met un « égale » entre toutes choses. « Sonia 40 », ah ah, je pressentais donc quelque chose. Mais « Cécile est là », une autre prend ma place, Fräulein Poitevin ist noch immer ihre Freundin. Est toujours son amie.

    Elle tiendra le temps de mes 40mn. Panne de la machine à interpréter. Tout n’est pas chorégraphiable. Mayröcker : je traduisais cette nobellisable. Nosu échangions de très précieux courriers, sur papier de patrons couturiers. Tout jeté. Espèce de con.

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    Il se passait des tas de choses. Nous étions encore vivants. Mon cœur battait pour la radio. C’était dans une petite rue vers l’asile, en cul de sac dans un bois miteux contigu aux bâtiments psychiatriques. Stores baissés, demi-vies dans la pénombre, tableaux précieux du musée de Prague. En ce temps-là, nous recevions de loin en loin d’obscures gloires montantes, ce soir-là une fillette de 30 ans, coiffée d’un petit béret rouge. Elle faisait gentiment sa star, flanquée (pour éviter les viols) d’un gros copain barbu.

    Elle s’appelait Isoline, avait pressé un disque, un 45t de ce temps-là, face A, face B, un trou au milieu. Tout allait s’effondrer sous le « compact ». Elle chantait très bien. L’enregistrement de l’émission existe encore, quelque part,sur bande magnétique tue-mouches, ça balançait, la voix était fraîche et juste, Isoline tortillait du cul sur son tabouret, son mec béat dans le dos. Jela trouvais mignonne, baisable et tout ce qu’on se force à ressentir quand on ne sent rien. C’était l’histoire d’une fille qui se faisait tromper par Dieu sait quel ex, une fois, trois fois, et le refrain se terminait par une descendante accélérée : « Moi je veux revenir au port ». Avec un t, imbéciles… Je n’y pense que maintenant, quel beau jeu de mot raté, c’eût été l’apogée question audimat, il est des traits d’esprit manqués qui laissent aux fins de vie des regrets cuisants.

    Les gentils, les modestes, retombent comme un soufflé. Je n’ai plus entendu

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    parler ce cette Isoline. Déterrons la mésange enfouie dans la boîte à sardines : la recherche ne livre que des écailles, de vagues relents modianesques ; des filles appelées Isoline, dont les mèches surnagent au sommet des vagues. Et 29 ans de plus. À effeuiller sa vie. Une belle petite chanson bien rythmée. « J’ai improvisé. Maints bafouillages techniques » - je m’en doute… « Waldo me dit que mon émission « a des hauts et des bas », mais que « ça va ». Il parlait donc, ce butor ?

    Une bite qui parle, qui soutient sa demoiselle, qui éprouve des sentiments, l’encourage, la soutient, lui maintient la tête hors de l’eau. Puis tout s’apaise, tout le monde au port, débarcadère, foule et disparition. « Feuilleton rigolard et pouffant », ah, nous avons dû nous surpasser tous trois, « bien chers tous trois », « elle lit de ses poèmes », Seigneur, bercez l’âme des femmes poétiques, des sauveteurs barbus, des « médiocres supérieurs » auxquels n’appartient pas le monde, soutenez, dissolvez les animateurs bourrés de whisky bas de gamme, qui jugent et qui promeuvent, trois auditeurs la balle au centre. « Arielle pense que je l’ai pas assez poussée dans ses retranchements -...quels retranchements ?) » - les moyens mous se flairent, on n’agresse pas une jolie femme, mec accompagnateur ou pas, on ne la réduit pas à ses organes sexuels, car les retranchements, de toutes, de tous, ce n’est que cela. « Ciel mon mardi sur les commerçants qui (flinguent) les cambrioleurs. Pugilat verbal assez risible ». Seulement « assez ». Que d’émissions, que d’émissions…

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    Encore un 16 novembre… croyez-vous au hasard ? 82e anniversaire de mon père mort. Un bel agenda bleu wagon-lit, intact comme il n’est plus. Une dislocation bien cachée dans les cahiers. Lundi imprécis, peut-être que « les quatrièmes » cherchent au Centre de Documentation et d’Information « des tas de choses sur la Tanzanie, le Kénya, les fauves... » Ce ne peut être le dimanche, ces serait donc le lundi, ou un autre jour. Il ne s’est rien passé. Le goût de la vie ?.

    Des choses à faire : des agenda. Premier bon point, ≠ dispute : en tête de liste, afin de pouvoir le « cocher » dès le matin. La rogne du matin évitée, peu importe si l’on se chicore dans la journée ; mais le principal écueil est contourné. Et puis, tout de même, la « fiche du syndicat » fut remplié : j’adhère. C’est bien pratique pour les mutations. Pour se faire couvrir en cas d’incivilités (« Votre comportement, n’est-ce pâââs, Monsieur Collignon... »)… Plus des corrections, des cours à préparer. La vraie vie d’Etcheverry. Et la « photocopie de la carte grise » postée.

    Nous nous attarderons peut-être sur « Évelyne allemand 6e / 3e », « report » : peut-être une de mes élèves portait-elle ce prénom désuet, peut-être ai-je préparé ce jour-là un cours particulier d’allemand de rattrapage, à la fois « petit commençant » et « grand commençant ». Elle portait le nom d’un

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    peintre : disons Fragonard. Elle était toujours assise avec Mademoiselle d’un-nom-de-métier,  disons Berger, qui se me serait bien envoyé Tu es folle disait Fragonard à Berger, qui me considérait depuis leur premier rang, sans se soucier d’être entendues. Dans ma cuisine, j’avais pris sa main. Elle n’avait pas tressailli, ni des main ni des yeux. Mais elle n’est plus revenue. Mort d’un détournement. Je l’ai revue soûle et désarroyée, « ça ne marche jamais avec les garçons ». Quand était-ce ? Modiano, sors de ce corps. Tu ne conviens pas du tout. J’ai préparé quelques exercices d’allemand.

    Un homme serait aussi tout ce qu’il n’a pas pu faire. « Pu », « su », voulu », confusions à deux balles. Deux choses faites sur 14. Manque de temps :  « Mouvements – diffusion – écrire - taper ». Abréviations et traits d’union, canon liturgique, soins du corps à même un tapis de sol. Se faire connaître, reconnaître, du fond de son CDI où ses petits treizagénaires barbotent dans les marigots en compagnie de leurs hippopotames et des crocodiles. Ne rien négliger. Plancher sur la page blanche. Et le dactylogaphier sans tarder : « Et il est si important que ça, ce petit message ?

    Mon petit message vous emmerde » répond Trintignant. L’auto-stoppeur s’évapore et trace « merci » du doigt sur la buée de la vitre. Nous faisons cours. Nos messages parviennent ou pas. D’autres par la voix des ondes : Vexin Val de Seine, vous vous rappelez ! Un petit effort ! Quartier Croix Verte ! non ? « Sonia », vous vous souvenez ? un petit effort ? pas le temps ? Petit garçon d’une paire d’années et demie ?

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    1993… Année infâme. Je dis ça comme ça. Mais j’en avais plus qu’assez de Meulan. Je ne saurais qualifier cette période. Pénible, chiante, attendant désespérément l’ « année sabbatique », enfin accordée pour l’année suivante. Ce 28 novembre était un dimanche. Il comporte, sur sa page, une liste « à faire », agenda, et à droite, une liste de choses faites, à se rappeler, un memorandum. Justement, je ne m’en souviens plus. « A. repeint » signifie qu’Arielle a retrouvé de l’inspiration. Peindre quoi ? Oublié. Passe à la télévision un film intitulé Pôle Sud. En langue roumaine, très belle.

    Et quelle langue n’est pas belle. ‘Un jeune écrivain ne se soucie que de publier et d’avoir des aventures féminines tandis que le régime Ceaucescu s’effondre. À la fin, il se dénude et jette son manuscrit feuille à feuille dans la nature ». Ce qui s’inscrit dans la lignée du Théorème de Pasolini. Qui se souvient de Pôle Sud, avec sous-titres ? Autant que ceux qui se souviendront de moi. D’où vient le souci d’éditer et de baiser ?

    Autre chose : « Trouvé Hermine vautrée sur une serviette, enfermée à clé dans placard à linge salle de bain », sans s comme il se doit. Pas de souvenir non plus. Nous venions d’acquérir ce chat, que Véra nous avait mis dans les bras. Elle se roulait sur le dos, la chatte, pas Véra, et on arrête là. Nous avons été amoureux d’Hermine, docile, ductile, comment pouvons-nous

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    l ‘oublier Pourquoi l’avons-nous négligée, quand son ventre s’est bouché ? Elle est dans le jardin, en souvenir du tsunami (2004). D’autres chats sont venus. Nous ne parviendrons pas à la perfection. Bref un dimanche paisible, précédé d’un shampoing, agrémenté d’une lecture d’ « Art Press ». Pas de relief. L’eau coule entre les doigts. « Reste avec nous Barbara ! - Si je reste je ne vous servirai plus de rien ». Les messages s’envolent sur les ondes. La radio s’appelle VVS, de « Vexin Val-de-Seine ». qui fut d’une telle importance dans la traversée de banlieue. « Réenregistrer émission Defrance ». Comment cela pouvait-il se faire ?

    Cet énergumène s’était mis à poil devant ses élèves, comme il l’avait promis s’il ne savait pas résoudre une énigme. Le texte était : « Je suis Sophie et je ne suis pas Sophie ». La réponse était « son chien », le premier verbe étant « suivre »… L’inspection académique avait suspendu Defrance a divinis, il avait dû enseigner par correspondance. À quoi servent les souvenirs ? De quoi sommes-nous faits, etc., etc. Oui, on peut redoubler l’etc., « par ironie ».

    Le dimanche est aussi fait pour les corrections, pour les cours. Toutes les vies se superposent, toutes les corrections. Il faut trouver là nos raisons d’être. Je ne serai jamais original. Tenez : « papiers échelon syndicat + Bayrou ». Le syndicat sert à connaître ses promotions, ses stagnations. Je stagne.

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    La période de Meulan reste la plus énigmatique de toutes, bien que certains aspects en demeurent vivants. J’aimerais effacer les douze années passées là-bas prisonnier de mon métier. Nous n’avions plus d’avenir que dans l’incessante répétition du même. Nous nous sommes débattus pourtant, cherchant l’agrégation, l’année sabbatique, en vérité plus rien n’était devant nous. Nous avions hérité d’une chatte « sacrée de Birmanie » aux pattes gantées.

    Véra vivait avec Didier à Étampes (château d’Ingeborg de Danemark, prisonnière et divorcée). Les deux sont venus nous voir. Ont-ils passé la nuit ? Vraisemblable, car le lendemain matin, je me souviens encore de Véra nettoyant d’un air sanctifié une petite tasse : « Je lave ma propre vaisselle », mais l’hôte nettoie tout le reste. Ils ont pesé sur nous. En ce temps-là nous avions encore des choses à nous dire. Mais nous ne pouvions pas nous désheurer : l’émission « Lumières, Lumières » sévissait déjà. Gemirendy, là-haut sur le plateau, près de l’hôpital psychiatrique. « Émission sur Dieu sait quoi ».

    Contrôle fait, le volume « 2040 » se clôt sur un 13 décembre, rien ne subsistant du reste. Et j’avais pris cette vox sépulcrale, que j’estimais si attirante, mais on ne peut plus exaspérante pour mes disciples à venir. « Moyennement la pêche » dit Didier. Dididi. Bientôt j’obtiendrais mon exeat sabbaticum.

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    Le neuf décembre de l’an 94, judicieusement repoussé en 2041, fut l’une de ces journées dont rien ne subsistera que les accidents matériels. Le ton général sous-entend une certaine sensibilité. Cela commence par un shampoing surnommé « Liège », car je lisais consciencieusement, à l’époque, un plan de cette ville et de sa banlieue : chaque double page faisait l’objet d’un ratissage systématique de les rues, carré par carré. Il serait hasardeux que je prétendisse à présent m’orienter dans cette ville sans aide.

    Nous venions de nous renfermer dans Bordeaux, sous l’effet d’un congé sabbatique : une année consacrée à la préparation d’une agrégation, que je traduisis par « année à ne rien foutre », du moins pas grand-chose, interprété par mon entourage comme excellente occasion de se servir de votre serviteur comme d’un taxi. Tout était organisé, mais à larges mailles : une petite leçon d’arabe, une promenade, un restaurant à midi. Ce restaurant fut ensuite une espace vide, puis je ne sais quelle suspension de dîneurs fantômes, pour l’éternité, au-dessus des rails d’un tramway.

    En ce temps-là régnaient sur l’établissement de bouffe deux charmantes jeunes filles, la blonde et la brune, qui ne parvenaient pas à dissimuler qu’elles se broutaient le clito à grands coups de langue. La brune jetait sur la blonde lunaire des regards de possession gourmande qui m’ont toujours bouleversé par

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    leur ardeur et leur sincérité. Mon dieu que les Hommes sont de pauvres gens. Je ne me souviens plus que la blonde portait lunettes ; elles sont pourtant mentionnées. Nous prenions souvent nos repas là, viande-purée, accueil chaleureux. Elle « nous a inscrits comme électeurs » ! à quoi ? Aux chambres constitutionnelles à partir du restaurant ? Le pouvoir déléguait-il aux bonnes tables le soin de garnir ses listes électorales ? Ou bien ne s’agissait-il que de cartes de fidélité ? Nous arrivions juste, je devais remplir et poster des « papiers de mutation », « materné » (je cite) « par la femme de l’accueil » (« l’hôtesse... ») « qui me procure des étiquettes à 4F 40 ».

    ...Une lesbienne, ma mère, et Farinelli pour finir, as-tu deviné, petit camarade, sous les auspices de quelles jouissances la journée de ce vendredi fut placé ? Obéir à l’idée de la mère, protester tout en ronronnant, se laisser pour finir émasculer dans le lait chaud… Rentrer à Bordeaux, en phase ascendante du bonheur, ce que j’ai vécu huit bonnes années de suite, ayant abandonné Paris, banlieue, « vache, cochon, couvée… » Est-ce la pente naturelle, et l’idée que l’on s’en fait, ou sa découverte plus tardive, qui façonne le profil des vies ? causes et conséquences figurent souvent le serpent qui se mord la queue.

    Plus Édipe s’imagine fuir, plus il noue le nœud du destin… proportion gardée…rester le morveux de Condé qui pleurait chaque soir de n’avoir pu gagner la

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    pièce de vingt francs promise « si j’étais sage » par sa mère… Nous partons de chez nous, pour le vrai cinéma, j’agite dans la rue les billets de spectacle, et ne me souviens plus si j’étais seul ou double de l’épouse, ni du compagnon d’alors de Java : Joël ? Près de la Médoquine, ancienne gare ? Et nous avons bien joui en chœur du film, la larme à l’œil devant le beau Farinelli, et l’extraordinaire Zylberstein. Ne pas baiser les femmes, mais en devenir une. Et se branler sur d’autres femmes. Tel serait mon plus bel épanouissement.

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    Il est tard. Je fais des erreurs. Mes pointillés s’avancent sur l’échelle des temps. Carottage 42. Mon dernier petit carnet : « Je feuilletterais mon petit carnet en disant : « Voyons voyons… pour ce rendez-vous… nous disions donc... » Je prenais le premier agenda venu. Quelle que soit sa dimension. Le sommet de la petite page, remplie serrée de petits caractères, mentionne : « Téléphone d’Arielle ce matin, opération ovaire prévue pour fin janvier clinique St-Martin ».

    Cela caracole en tête, rajouté en fin de journée, rappelé in extremis en mémoire. La mention 1, « = barré râlade », figure entre crochets. Pas eu moyen de s’empêcher de râler. « Correc[tions] cours » seule cochée. Arielle roulant d’un flanc sur l’autre de douleur dans son lit, le nôtre, celui qui trône encore sous baldaquin sans tentures. Congé demandé au proviseur, accordé sans restriction. Pourquoi me téléphonait-elle ? Période clinique d’observation ? Il me reste peu de temps. Le camion tomberait en panne. Il fallait le réparer le réparer le réparer.

    Toutes affaires cessantes le réparer le réparer le réparer. « Panne imminente ». Le camion n’était qu’une estafette, rachetée à la Gouardette, et pétaradant de toute part.



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    Messieurs,

    J’ai bien l’honneur de signaler à Vos Autorités que la page du 6 janvier 2043 n.s. se compose d’une seule notation, qui se veut vengeresse : « Atroce. Suis trop prévenant le matin, A(rmelle) met un temps fou à se lever, mauvaise humeur à peu près toute la journée ». Afin de bien mettre en garde les imprudents qui dorloteraient trop leurs épouses, et trop hypocritement. En effet, pourquoi se montrer prévenant, si le résultat en est l’humeur exécrable ? c’est qu’on en attendait une récompense, un résultat. 

    nuit,sieste,ouvroir

    De nos jours, l’habitude n’est toujours pas prise, mais la fut acquise la conscience de la constance de ces réveils tardifs et bâillatifs, depuis les archives de nos vies communes : il faut non plus tolérer mais inclure les assises télévisées en vêtements de nuit, jusqu’à des heures indues de l’après-midi. D’aucuns sots trouveront, et me l’ont bien seriné, qu’une épouse ne doit point prendre ainsi le pas sur le mâle, et se hâter vers ses diverses tâches. Il se trouve que ces acteurs du Meunier et de l’Âne, après m’avoir bien pourri la vie, se trouvent désormais hors de nos champs de préoccupation.

    Nous avons découvert, Moâ du moins, que mon épouse devait être un enfant,

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    irresponsable de quoi que ce soit hors de ses rêves et chimères ; que le lot du mari serait de travailler, à l’extérieur comme chez lui, de même que ma mère passait du ménage au récurage et du récurage à la lessive, parce que la tradition, c’était ainsi, et qu’on n’entendait jamais protester contre elle – du moins, les sourds. Ledit mari prenait très mal les choses, ca r il travaillait, lui. Il se souvenait avec amertume de cette jeune anonyme de 1968, année révolutionnaire, protestant à l’idée de sortir du schéma : « Ah mais ! » disait-elle. « Ah mais ! si je me marie, ce ne sera pas pour travailler ! Je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait à me marier, si je devais travailler ! » C’était en effet la glorieuse époque, ô générations futures, où tel médecin, mon beau-père par exemple, refusait que sa femme trouvât un emploi, pour ne pas encourir les railleries de ses confrères : « Tu ne gagnes donc pas assez pour entretenir ta femme ? » Une femme respectable renonçait en effet à tout accomplissement professionnel, à toute carrière artistique, fût-elle pianiste concertiste professionnelle.

    Mais utérus et cœurs, vases communicants, ont si soif de tendresses et de maternités, qu’il en allait de la vie des femmes comme d’une trace de poussière sur un buffet de piano, et telle virtuose dut torcher les mômes et passer le balai sans que nul ne s’en offusquât. Je serais, moi, le mari modèle, qui laisserait libre liberté aux aspirations artistiques de son épouse. Une fois de plus, je ne devais pas me plaindre.

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    Le 29 janvier 2045, je suis monté à vélo pour la dernière fois, et, je l’espère bien, de ma vie. C’était le trajet Mérignac-Pessac, sur piste cyclable en majorité. Deux choses m’ont tout de suite sauté aux cuisses et aux poumons : d’une part, toujours devancer les voitures, et même, brûler (prudemment) les feux rouges ; sinon, le cycliste ne quittera jamais la zone des gaz d’échappement et du bruit des moteurs. D’autre part, pédaler augmente la vitesse, mais aussi la fatigue. La question se pose de savoir s’il vaut mieux arriver plus loin ou plus vite en cherchant le souffle au fond de ses poumons et ses jambes sous les crampes, ou bien ne pas se presser, en conservant la bonne humeur et le sourire.

    Ajoutez à cela l’inconfort : la selle scie le périnée, vous explose la prostate, et vous donne l’impression de n ‘être que deux moitiés de profil, reliées par un pont osseux particulièrement douloureux. La moindre dénivellation est un supplice. Arrivé chez Julia et Stoffl, je me suis reposé, racontant mon Odyssée. Ils étaient très heureux de me voir. Malheureusement, les antennes sociales nem sont pas très développées : impossible de savoir si je dérange ou si je plais, si je veux m’en aller par égard pour mes hôtes, ou parce que simplement je m’ennuie.

    Ceux qui éprouvent les mêmes incertitudes se reconnaîtront. Il ne s’agit

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    nullement ici de narcissisme. Stoffl m’entretint de sécurité sociale, Julia se vanta, ironiquement, d’avoir été augmentée de 30 centimes de l’heure. Victor, huit ans, présentait une pâleur problématique : depuis, j’ai appris qu’il était angoisseux ; mais en quoi la venue d’un cycliste pouvait-elle l’angoisser ? Est-ce que je survenais au milieu d’une séance de dressage d’enfant ? Je suis reparti au bout de vingt minutes, ou bien pour ne pas déranger, ou bien parce que je m’ennuyais. Les parents m’ont retenu : « Tu viens à peine d’arriver ! » Cela ne semblait pas une politesse, mais sincèrement éprouvé. Peut-être les ai-je quittés cinq minutes plus tard, en supplément, mais ces rallonges ne satisfont personne.

    Voyez-vous, quand un cycliste calcule vingt minutes, c’est vingt minutes.La prochaine fois, il en calculerait 25. Mais il n’y eut pas de prochaine fois, ni de cyclisme supplémentaire. Les aller-retours se firent en voiture. De 45 à 67, soit 22 ans, à raison d’un trajet par semaine en moyenne, 22 x 52 = 1144, soit 1144 mots de passe à l’interphone, et l’instauration d’une habitude peut-être sclérosante. À l’instant même l’éphémère cycliste vient d’affronter la redoutable épreuve de l’entretien oral : quand faut-il parler, quand vaut-il mieux se taire ?

    Ne devons-nous pas alterner les centres d’intérêt, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ? Nous savons déceler ces petits signes qui marquant les velléités d’indépendance : doigts, poignets, espace entre les phrases. Mais l’incertitude

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    domine. Un Noir nommé Lamont balaye le sol d’un hôpital à Chicago ; il se sent importun, et ne veut pas se faire voir ; le mieux est de passer pour un balayeur invisible. Il est tout surpris qu’un vieux juif du 9e étage lui confie ses souvenirs d’Auschwitz et autres villégiatures… C’est parce que seul un Noir peut comprendre et accepter les traumatismes subis par un autre persécuté.

    Le Noir lui non plus ne sait pas s’il fait bonne impression. Un Afro-américain peut donc, au bas de l’échelle, éprouver des états d’âme, et penser, imaginer, se demander si, et autres fariboles de l’esprit nullement réservées aux intellectuels. Ce qu’il faut, c’est se concentrer sur ce que l’on fait, sans laisser libre cours à la cavalcade sub-crânienne qui vous bouffe.

    Les chevaux du cerveau galopent sans relâche.

    Les cyclistes aiment-ils les chevaux ? Pas que je sache. Aucune statistique probante n’est établie à ce sujet. Il est bon de parler aux chevaux. Ils remuent leurs oreilles en cornet, très sensibles au son de la voix. Jadis les cyclistes étaient cavaliers, quand les vélos n’existaient pas. Ils ne dépassaient pas les 40 à l’heure. Notre personne plafonnait à 15, pépère, et mettait pied à terre aux moindres côtes, sauf celle Nontron, montée tout entière au grand braquet. Le physique n’est plus ce qu’il était. Adieu vélo, adieu cheval, que je n’ai jamais pratiqué, parce qu’il me fait peur.