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  • Le cloître

    C O L L I G N O N L E C L O Î T R E

     

     

    Il était parvenu à cette espèce de satisfaction. Voyant autour de lui la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher ruminant sur Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de tout, la natalité galopait, la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à présent régnait sur mille arpents de vignes, de villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie.

    Vingt ans auparavant, anno Domini quatorze-cent soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ; il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à St-Cloud-d'Ambervilliers. Les jeunes femmes ne l'amusaient pas, les vieilles non plus. En bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des sarrasins.

    Il en habite un, au sommet d’un monticule sans excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles.

    Sous la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à l’impétrant 1) le réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et les commodités. Plus les parchemins attestant de la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très vite, vingt-huit ans à peine avaient suffi à Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa désignation par le pape Léon VII : abbé de St-Cloud d’Ambervilliers.

    La vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert de Neuzanville n’était pas un abbé ordinaire. Il parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire, le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant, les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne retraite. Il n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi s’appliquer la devise de Sénèque :

    Sanabimur, si separemur modo a cœtu -

    Nous serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule.

    C’était un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je me suis méfié. Les distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire de la vie de saint Robert, Rien pour moi-même, tout pour les autres. Il a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa vie « d’avant » ?

    Il n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures. Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des vaches.

    Il a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux de ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui. Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il me pardonne mes pensées sur mon propre abbé.

     

    L’abbé Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu voit tout.

    « Je me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour - « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le rescrit.

    « Nous avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant tout mon intérieur, canalisation divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est terrifiante. Enfin le puits disparut. »

     

    Jean-Robert priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret

    des confessions. Puis il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par l’absurde Vacuité du monde. Je peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois.

    Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il se rabattit sur nos boutonnages et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah ! c’était un drôle d’abbé.

    Jean-Robert s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation. Apparemment. Il humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec méthode, il se flagellait quelquefois.

    Quant au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs : Monsieur de St-Dié. Frère Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents, soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la cornette ithyphallique de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont.

    Frère Ikselles était le seul à se souvenir des sœurs « bonnefontaines ».

    Cependant, cependant :

    La cellule du Père Supérieur Jean-Robert ouvre sur une Bibliothèque largement pourvue en exégètes de Bouddha. Il en a tiré une philosophie tout à lui, qui ne retient -de façon élémentaire ! - que « l’affirmation du néant, qui est Dieu ».

    Il vit profondément de cela.

    Il s’affine vers Dieu.

    Dans ses méditations paumes levées, il tente le Grand Sommeil, qui est connaissance suprême. Par la rupture avec le lien charnel, ca grand corps accède aux ciels purs. Quand il déplie ses jambes en lotus où passent les fourmis, Jean-Robert sent s’épancher au sommet de sa tête une insondable torpeur.

    Comme un coup de masse de bronze.

    Il se sent apaisé, descend donner des ordres d’une voix angélique et veille à tout son monde avec des effleurements de cristallier. Il s’efforce de voiler ses élans de fierté. Il relit les passages sombres de Job et de l’Ecclésiaste, et se retrouve chrétien comme devant.

    Rien ne lui semble plus important que l’étude de soi-même.

    Rien ne lui semble plus important que de le rejeter.

    Ne plus manger. Ne plus bouger. C’étaient les derniers temps de son séjour à l’Étage. Il aspirait, bloquait son souffle et répétait aum d’une voix caverneuse, tenue le plus longtemps possible.

    Ses entrailles cérébrales frémissaient.

    Il s’absorbait, tout de même, devant le Christ en Croix.

    Malgré ces macérations, les jeûnes et les privations de chauffage, il sentait persister en lui de vieilles attitudes, raisonnements vicieux, jugements erronés et attributions de beaux rôles. Ces stupides persistances, pourtant, lui étaient gages de sincérité : le Père Jean-Robert, immobile, croisées ouvertes, se sentait parfois satisfait de ses insatisfactions.

    * * * * * * * * * * * *

     

    ..Zachée, quant à lui, s’étourdissait de chasses. Rien de plus facile dans ce pays-là : au pied des montagnes, chaque vallée contenait de l’ours, du cerff et du faucon bleu. Ou bien du lièvre, des perdrix.

    Plusieurs fois par semaine, Zachée de Broisy sortait son équipage, chevaux, chiens d’Artois et bâtards. Il chargeait son dos de flèches, son poing d’une pique ou d’un épieu à l’ancienne.

    Comme dans la chanson, « la venaison garnissait les saloirs ». Bien sûr il s’ennuyait comme une bête, et les festins lui rappelaient avec remords les vertus de Jean-Robert, Prieur de St-Clothy d’Ambervilliers, dont la renommée avait franchi les 50 lieues qui séparaient le Mont Clovis de ses domaines.

    Surtout, Zachée de Broisy connaissait des difficultés sans mesure avec l’administration départementale du Jura, parce qu’on n’avait pas idée, en 1883, de chasser « à la médiévale », quand les meilleurs fusils étaient en vente partout, nom de D. ! 

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    C’est pourquoi Zachée de Broisy sanglotait in petto en considérant le vénérable Jean-Robert de St-Clothy, cousin par alliance de sa première femme. Zachée essuie souvent sa barbe, grasse, courte et drue, comme obscène, comme plaquée. Toujours humectée. Courteau, de joues renflées, rose et potelé des doigts, suffisamment agile pour jouer du serpent. Mélomane, lui faut-il vraiment renoncer à toute la boursouflure de la vie par désir d’amour divin, de Purification ? Les sons l’hallucinaient, il se composait des polyphonies, entre deux communions du dimanche. Il était bien le seul, à cent lieues à la ronde.

    Le pâté de sanglier communique une humeur bien robuste, on se sent plus près de Dieu quand on a bouffé du bon sanglier, le Dieu de Zachée semble n’avoir pas plus de consistance que celui de son lointain cousin. Ce cousin voit Dieu à huit heures précises, quand le soleil perce la verrière d’ogive, différemment suivant les saisons. Zachée, lui, sent son Dieu dans son oreille, ou dans son ventre.

    Jean-Robert le Cousin nage dans le bonheur de sa sainteté naissante, mais Zachée s’ennuie : trop de chasses, trop d’amis, trop de repas. Fils de putes ! s’écria-t-il un jour qu’il avait bu (ces jours sont très rares) : débarrassez la table, et me débarrassez aussi. Je ne ferai plus de vieux os, la goutte m’entrave et je ne pisse plus ».

    - Vous mangez trop de gibier, dit le serviteur.

    - Vous servez trop de gibier, dit Zachée.

    - Il semble que Monseigneur ne se soit pas déchargé depuis un fort long temps.

    - Je frise l’apoplexie, Nestor, je dépasse quarante-six ans. C’est un miracle que mon ventre soir resté plat ». Le serviteur le trouva vulgaire ; Zachée verrait sa maîtresse tantôt. Elle était dans la pièce voisine, attendant le plaisir du sangliophage. Zachée grimace : « Je ne pourrai jamais styler ce porte-plat ». « Contre la mélancolie » poursuit le serviteur, « le Sieur de Boisy lui-même n’a pas trouvé de remède . - On ne dit pas « le Sieur de Boisy ».

    Avec la bonne ecclésiastique, en service d’extra, ils le jetèrent sur un lit dela pièce voisine où la maîtresse en titre est venu sucer quelque gland vaguement baveux. Il ne pouvait plus s’agiter. Mais dès qu’il fut seul et ses mains torchées, il écrivit ce qui suit :

    « Cher ami cousin Jean-Robert,

    « Je suis le seul à pouvoir de traiter de ces titres. Curieuse destinée décidément pour nous autres, qui t’a mené à la tête d’un grand monastère, tandis que je me vautre à la ferme parmi les femmes et les dépendances.

    « Nous avons fait la Petite École ensemble, mais tu es monté à Nancy – qu’est-ce qu’on se sera donné tous les deux sur le plateau, chasses et galopades ! Tu ne refusais pas le cheval – j’ai dû pour ma part y renoncer cette année : des douleurs atroces, pour moi et pour la bête en raison de mon poids, et tu chassais, je m’en souviens bien, plus que je ne priais.

    « Puis nous allions basculer, non pas les belles au moulin comme nous le faisions croire, mais les sacs de farine dans le pétrin du boulanger.

    «  Tu as fait des pèlerinages pour voir du pays : Notre-Dame en Italie, tandis que je me charroyais de Marseille à Montpellier, où les gens comprennent mon patois latin. Je rapporte de la poussière et toi des bénédictions. À Béziers j’ai inventé les fréjolles de calmoutiers : des miettes de poisson, des cougourdes ; mêler à de l’ail, plus une piperade, un brin de lièvre, et c’est immangeable ». Plus tard : « Comment fais-tu pour vivre, ô cousin de ma première épouse ? sans manger ni dormir, ni presque boire à ce qu’on dit ? Dieu dans nos légumes, dans nos fruits ? je ne le trouve pas. Mon rêve est de me purifier de l’envie, par l’admiration, mais je me sens tout décapé de par dedans. Tu vois Dieu ? Cela doit te suffire. Toi, le Prieur, intercède ».

    « Prie-le d’alléger mes sauces, de rendre à mon rébec son efficacité soignante. L’acédie, ou l’ennui, est péché capital. Et Dieu à tout instant, sous ta verrière, ce ne serait pas de la gourmandise ? ...Jusqu’à mon admiration, qui ne te manque pas ». Plus tard : « Ce qui signifie, cousin d’alliance, que ne demandant rien tu obtiens tout. Prends garde au péché d’excessive satisfaction, sans même savoir si tu le commets. À ta place je le commettrais. Pourtant tu ne dis jamais de quelles grâces tu profites. Les autres disent : « Sa renommée a volé jusqu’à nous ».

    «Modeste et fier en même temps. « Dieu est silence », mais les mines que tu prends sont-elles du silence ? As-tu l’air extasié, ou absent, très froid ? Comment supportent-ils, en ton monastère de St-Clothy, que rien ne soit vraiment administré ? Ton second ; Ikselles, très vieux, n’a-t-il pas toute autorité en ton nom ? Il tremble de peur de mourir : n’est-ce pas une honte, venant d’un moine comme lui ? ...Tu pourrais voir Dieu dans une rivière, ou dans les poissons que tu pêcherais, comme il est dit dans la Genèse ? ...Tu t’élèves et parades au sommet de ta verrière, phénomène de foi. De foire. Si tu meurs, parlera-ton de « transfert en haut lieu » ? Seras-tu remplacé par une momie de cire blanche ? « Itinéraire d’un grand saint », « De la momerie à la momie »… - j’achète.

     

    Maître Zachée de Boizy,

    À vous toute autorité et salut.

    De par le Roi (que je suis), je vous apporte l’ordre et l’honneur de rejoindre notre bonne ville de B., dont je vous ai fait maire avec approbation de tous les échevins du lieu. Par toute la Comté il n’est question que du talent dont vous touchez et composez du luth et laissez faire à merveilles toutes demoiselles aux sacqueboutes.

    Vous êtes aimé. Il n’est jusqu’à Lyon qui ne résonne de vos louanges. Vous vous entendez en tous arts, voire en cuisine, mais de celui-ci en vérité vous faites trop état. Vous composez en vers ou prose, produisez force talentueuses comédies et parades.

    Vous n’êtes pas reçu à ma cour à proportion des inimitiés que vos conduites avaient engendrées en d’autres temps, ores sçavez que tous bons roys n’ont point coudées franches. Aussi vous enjoins comme de dessus que retourniez à B. de la Comté, afin que vous accomplissiez en icelle ville l’obligation la plus estimée, la plus enviée qui fust oncques, assavoir défendre nos plaines et plateaux de mon cousin le Roy de France Louys, onziesme du nom. »

     

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    Zachée de Broizy ou Boisy épousa le mercredi 26 avril 1476 Dame Athénaïs, grasse et plus âgée que lui, sans intérêt financier. Pour plonger plus avant dans la déréliction peccamineuse (« pour s’abaisser dans le péché ») par l’assidue fréquentation du trou des femmes, ou pour alléger son acédie, qui est «tristesse en présence de Dieu ».

    Mes frères, ce n’est ni l’un ni l‘autre. Voici un homme et une femme jusqu’ici confiants en Dieu et en leurs forces venues de Dieu. Quel besoin avaient-ils, l’un et l’autre, de s’embarrasser d’embrassements de compagne ou de compagnon, dont l’homme au moins pouvait trouver dans sa débauche une satisfaction complète de ses ruts ?

    Car, cher cousin Zachée, vous n’avez jamais dit, j’entends proféré, devant témoins, mot de votre épouse. Voici donc ses qualités : quarante années sont bien pesant fardeau pour les femelles. Il est à craindre qu’elle soit veuve et flanquée d’enfants difficiles de composition, voraces de complexion. Si les enfants s’étant départis d’elle engendrent un manquement, elle se sera soit prostituée car il n’est point de haute marche d’un état l’autre : c’est en vérité chercher l’abri des écus à l’orée du grand âge, qui vous fera grand déshonneur à moins que vous n’y voyiez bénéfice, soit vouée à grandes vertus, s’étant jusqu’à ce jour préservée par miracle divin, que vous auriez pu adorer sans vouloir par mauvaiseté flétrir de vos concupiscences.

    « Puisse-t-elle en ce cas vous convertir, ce que nous souhaitons de toutes nos prières et supplications ».

     

    Zachée admira comme il faut la prose balancée de l’Abbé. Il ne révéla rien à son épouse et la baisa comme un bûcheron.

    Le messager suivant apportait un vieux bref de Sa Sainteté. Il fallut régaler d’importance un si grand courrier. Zachée transporta donc son ventre en ses appartements. Se cala entre deux coussins et lut : la renommée du Comte-Abbé avait franchi le Jura et les Alpes, jusqu’à Rome ; l’excessive humilité engendre l’excessif orgueil, et ne s’abaisse pas à rechercher les sommets d’un monastère, mais trouve au contraire, dans la communauté des Frères, reculade et bénignité ; le comportement du Prieur de Saint-Clothy, aggravé par la consultation de certains livres des Indes et de Cathay, avait relégué le susdit monastère sous la tutelle d’un frère d’Ikselles, indigne par sa naissance de telles honorables fonctions.

    Et le courrier du Pape à Zachée, tout gros et valétudinaire qu’il fût, enjoignait de se mettre en route sans tarder afin de relever, cinquante lieues au nord, l’Abbé Jean-Robert. Zachée, frappé de la foudre, donna son accord sous pli scellé, après consultation de sa seconde épouse. « Qui prendra soin de mes domaines ? » gémit-il. - N’avons-nous pas Leamington mon fils aîné ? car elle était anglaise.

    * * * * * * * * * * * * *

    À cinquante lieues de là, Jean-Robert sortit de méditation et se frotta l’estomac. Cette sensation survenait plus souvent ces dernières semaines : il se sentait partir dans une extase, dont il n’aurait su dire si le Christ l’inspirait, ou quelque autre action : douleurs de la passion, sourire de Josaphat ou contemplation d’une croisée d’ogives. En ce moment précis où l’anneau cérébral se haussait lentement, une douleur l’atteignait à gauche sous l’épigastre. À la verticale du cœur. De même sa langue se gonflait, ses oreilles tintaient.

    Un voile passa devant ses yeux.

    Certains jours une nausée lui remonte du ventre. Il se figure que Dieu lui mesure sa grâce.

    Il  s’aperçut que tout bonnement il avait faim. Alors il s’est levé de son banc de prière en se frottant les genoux, qu’il avait larges et cagneux malgré les coussins. Il a vérifié les fermetures des fenêtres : toutes prennent l’eau ou le vent, dégoulinent des jointures et communiquent le froid. Jean-Robert le Moine, depuis des années, à travers les saisons, crève de froid, d’humidité, de faim ou de soif. Il offrit à Dieu tout cela. Ayant descendu quelques marches, il urina longuement dans un tuyau de plomb. C’était un perfectionnement, car il avait gagné des calculs déchirants ; des aigreurs à ne pas manger ; à ne pas boire, ces haleines indescriptibles. Voilà pourquoi Frère Ikselles avait pris tant de place : un moine qui n’était que moine, et qui de simple flair s’était improvisé Prieur.

    On allait voir ça.

    « Tadeo ! »

    Tadeo n’a pris ses vœux que de l’an dernier. Petit, jeune et jaunâtre, il ne présente aucune tare supplémentaire, et son seul titre au monacat est la Vocation. Il marche libre et droit. Il se laisse rudoyer sans perdre sa dignité. Il admire son maître, dont il approuve l’orientation mystique. Cependant, il ne s’y oriente pas lui-même.

    Aujourd’hui, les bras croisés, il contemple de ses cinq pieds de haut la chute prévisible de son maître dans les errances d’ici-bas.

    « Vous avez présumé de vos forces » dit-il.

    - Faites-moi parvenir un bassin d’eau chaude ».

    Tadeo hèlea un novice dans  l’escalier tournant. « Retournerez-vous aux turpitudes d’ici-bas ?

    - Je veux me débarrasser de Frère Ikselles. Il finira par me faire oublier.

    - Frère Ikselles est connu des frères fromagers, des fournisseurs de bure et des collecteurs de cuir, mais c’est auprès des clercs et chevaliers que votre renommée s’est confortée. Vous êtes toutefois moins connu que Dieu. »

    Ils se sont mis à rire, l’eau chaude fut apportée, le Prieur retroussé trempa ses chevilles et l’eau devint noirâtre. Il pensa qu’il ne renoncerait pas aux voies de la sainteté, mais par d’autres moyens. Il ne communiqua pas cette pensée.

    « Le dortoir », dit Tadeo. Puis, entre ses dents : « Première Étape ».

    Jean-Robert le Prieur contempla cette immense carène de pierre, où s’alignaient cent vingts corps bruns sur cent vingt couches – dont soixante dans la bure de part et d’autre, sous autant de soupiraux nichés au creux des voûtes.

    *

     

    L’abbaye cistercienne de St-Clothy s’enorgueillit de la plus belle toiture de Franche-Comté. Les nervures descendent à hauteur d’homme. Au mur du fond l’œil-de-bœuf centré sous une ogive. Un pavage luisant comme peau de chat. À droite, le baldaquin du Chef de Chambre où se succédaient les novices – naguère ; Jean-le-Loup y avait mis bon ordre. Triste épisode. « Tu admires l’arche, Prieur. Mais tu te livrais au désordre. Si tu reviens, le hasard sera ta loi. Nous serons plongés dans ton caprice. Les amoureux de la paix se rejoindront ici pendant le jour. Et le tourbillon reprendra. Car c’est le Diable de trop servir Dieu, comme tu l’as fait sous ta verrière ».

    Il garda pour lui ses pensées. Précisément sonnèrent les trois coups de l’Angélus du soir. Les formes sur les lits pivotèrent sur le cul et 240 pieds se posèrent sur le pavé.

    « C’est un bon exercice » dit le Prieur.

    - Passez encore inaperçu, chuchote Tadeo.

    L’unité s’émiettait. Les uns bâillaient, d’autres priaient, le dernier se grattait. Tous les corps se mirent à sentir. Quelques ablutionnaires clapotaient parmi les seaux de bois, de l’autre côté d’une cloison. Près d’eux poussaient les constipés.

    « J’avais oublié tous ces bruits » dit Jean-Robert.

    Les frères convers à présent ôtaient les literies, passaient les balais en fredonnant. C’était une belle communauté que St-Clothy, bien organisée, dont il fallait s’estimer très fiers. Même si les convers étaient exemptés des exercices de dévotion. Le dortoir fut bientôt

    net. Jean-Robert s’avança entre les deux rangées de couvertures brunes : 60 de part et d’autre, en comptant le baldaquin. L’air neuf circulait ; grâce aux ouvertures de la voûte. Le prieur palpait les lits : C’était donc là que se reposaient ou s’agitaient les frères commis à sa charge, tous ces vases humains si longtemps relégués sur les basses étagères…

    S’il se replaçait parmi eux, ils lui en sauraient gré. Mais il ne fallait pas que son lit personnel fût rop central, car une excessive familiarité lui semblait mortifiante ; le baldaquin

    Le baldaquin ne devait renfermer qu’un régent de dortoir : Jean-Robert ferait supprimer ce poste et cet insigne.

    D’autre part, une couche trop ostensiblement placé contre le mur ou tout près de la porte, exposée au vent des latrines, sentirait l’orgueil. Et Jean-Robert se décida pour une couche aux deux tiers du rang de gauche, quand son accompagnateur, lui touchant l’épaule, fit observer que les vœux de la communauté seraient suffisamment exaucés s’il rejoignait simplement sa Chambre de Prieur ainsi qu’il seyait à ses fonctions, fût-elle la mieux chauffée du bâtiment. « Ce n’est que justice » dit Jean-Robert, et nul n’y trouvera à redire.

    - Si, moi.

    Côté latrines, Ikselles venait d’apparaître. Son neveu l’accompagnait, noiraud, chafouin, les mains tremblantes. Les quatre religieux se dévisagèrent sans indulgence. Le vieil Ikselles ne tremblait point. Sous son cou les fanons demeuraient strictement parallèles, et ses yeux gris transperçaient la carrure du contemplatif repenti.

    Pour à Tadeo, il ne détachait pas son regard des mains du neveu, que ce dernier tentait en vain de dissimuler. « Je n’ai rien à dissimuler » dit Jean-Robert.

    Ikselles répondit que le Prieur n’avait rien à dissimuler ; qu’il reprendrait sa place après avoir bien reconnu de sa propre bouche qu’il l’avait négligée ; qu’il s’était envolé vers Dieu, mais qu’il le ramenait vivant, en sa propre personne », acheva-t-il.

    Les deux moins vieux se contemplaient à lèvres arrondies : Tadeo se sentait à son tour gagné de tremblements – il s’aperçut avec effroi que c’était de colère. Le neveu se réfugia derrière la haute taille du Frère Ikselles.

    « Là-haut je priais pour vous », articula Jean-Robert.

    - Puis c’est devenu de l’orgueil, dit le grand vieillard.

    - Et chez toi » - sa voix se raffermit - « de l’ambition ! tu m’as supplanté. »

    Les deux moins vieux s’agenouillent dans l’allée. Ikselles plie le genou devant l’abbé. Jean-Robert le bénit mon fils bien qu’il soit plus âgé que lui-même.

    Tadeo jure intérieurement : les mains des deux gands moines, à présent, se sont mises à trembler. Le chafouin releva subitement un œil plein de franchise. Mais Tadeo se refuse d’y voir l’action de la Grâce et se redresse le premier. Les deux jeunes gens, congédiés, disparurent par l’escalier, se tenant par l’épaule, comme le leur recommandait le confesseur.

    « Il n’y a pas de réconciliation » dit le vieil Ikselles en se relevant.

    Il se frotta le genoux.

    « Et qu’as-tu donc appris ? engrangé, de là-haut ? ...prions Dieu que ce nouveau discernement ne te lâche plus. »

    Il faisait froid. Chacun d’eux parcourut le dortoir dans toute sa longueur en sens opposés, refermant les vasistas en tête de chaque lit, par un système de poignée coulissante. «Je suis devenu sensible au froid » s’excuse Jean-Robert. Ikselles propose de se jeter une bière. Quand ils eurent bu et prié, ils s’accordèrent liberté de circulation.

    - J’en suis heureux, ironise Jean-Robert.

    *

     

    Lemmington, fils de l’Anglaise, a le cheveu jaune, l’œil indécis et le menton fuyant. On ne lui connaît aucune liaison féminine. Il appartenait à cette génération veule fournie par les monastères et les villes d’eau. Il avait donc vingt ans au remariage de sa mère Athénaïs. Il n’accompagnait jamais son beau-père, Zachée, dans ses chasses, mais chevauchait les bêtes les plus vicieuses. N’oubliez pas, mon beau-fils, de veiller à la rentrée des fermages. Le vieux Crut et les frères Charrit se font un peu tirer l’aumonière. L’architecte d’Arbois devait soumettre un devis pour les toits de Buvilly. Sans oublier les soins aux moutons.

    Leamington acquiesçait en français, fixant Zachée de ses yeux jaunes à travers ses cils d’albinos. Zachée a toutes les raisons de se méfier. Il a décidé de ne pas céder à son propre instinct, gardant en mémoire l’exemple d’Auguste et de Tibère son beau-fils.

     

    *

     

    Au grand repas d’adieu donné par les chasseurs, Athénaïs fut la seule femme.

    Ils s’étaient tous déguisés à outrance : cornes de Vikings, massues den carton, colliers de tétines de truie. Athénaïs avait quelque peu déliré, car c’était la veille du départ. Elle avait pressenti que son époux se ferait moine, elle en éprouvait du dépit. Au XVIe siècle, les guerres de Religion ensanglantaient maintes contrées, les papes avaient d’autres évêques à fouetter que de muter les supérieurs indignes. Que ferati-on de ce John-Robert ? un garçon de cave ?

    Les chasseurs bramaient en chœur, tandis que l’époux d’Athénaïs qu’on appelait à de nobles fonctions bavait sans honte dans sa barbe. Une certaine hérésie vint à l’esprit de Dame Athenaïs : les humains ne différeraient les uns des autres que par de négligeables : couleur de peau, papisme, anglicanisme… Elle considérait de près ces diverses trognes diversement grimées. La beuverie fut interminable.

    Le lendemain, Zachée, dégrisé sous l’œil ironique de sa femme, composa un itinéraire qui lui donna tous les tourments d’un motet. Il se décida pour un pèlerinage pédestre, à la mesure de la renommée du Mont Clothy, ne fût-ce que pour s’honorer d’un bouclier de réflexion.

    Athénaïs partirait avec lui.

    Nul ne peut se prévaloir de parcourir plus de cinq lieues la journée. Zachée choisit donc avec le plus grand soin ses points de chute, toujours en direction du nord, en tenant compte des prétendues fragilités constitutionnelles des dames.

    Pour se purifier, il passa la veille en chemise, dans sa chapelle.

     

    *

     

    ...Il existait dans la forêt de Chaux une restreinte communauté de laïcs, très adonnés cependant à tout ce qui semblait relever du divin. Ils vivaient de l’état de charbonniers. Ils reçurent Zachée ainsi que son épouse : ces deux seigneurs venaient de loin rien que pour eux. Les charbonniers se sont battus exprès à grand renfort de longues lattes et de tisonniers géants. Ils ont poussé des cris gutturaux. Ils ont dansé autour des tablées de cugneux, barbouillés de motifs à la suie. Leurs femmes ont revêtu des habits inattendus, se poursuivant comme des feux follets. Elles partageaient leurs jeux avec les enfants, car en forêt de Chaux les femmes ne doivent pas vieillir.

    Enfin on leur fit manger du porc et du fromage cuit, ils ont bu du vin de sureau, léger et pétillant. «Bon Dieu » dit Zache au réveil, « j’ai encore la gueule de bois ». Lui et son épouse alors se rendirent, tout cahin caha, dans un village nommé Boussières, au sud-ouest de Besançon. Jamais ils n’avaient franchi ces limites. L’autre fête s’est tenue dans une grange, un rès haut bâtiment de planches curieusement disposées à la verticale. Aux alentours de cette grange, les hommes burent tant dans le paillis que les femmes venaient les houspiller sans cesse : « Un quart d’heure ! disaient-elles ; et je rentre à la maison ! Il est une heure du matin, et tu t’obstines encore à boire !

    - Ce n’est que le début de l’amusement ! répondaient les hommes. Elles brandissaient la Bible comme des démones, ce que jamais n’eussent fait les vraies croyantes de là-haut, en forêt de Chaux. L’une d’elles assomma son mari. C’était une belle Bible. Zachée s’endormit à même une botte de paille, souillé comme un malade. Son épouse, après avoir couché avec Dieu sait qui, revint au matin le réprimander :

    Damned, he said, encore la gueule de bois.

    - It’s the last time, répondait-elle.

    Athénaïs paraissait sincère et souriante. Elle rentrait le repentir tout au fond de soi. C’étaient deux beuveries successives, loin de leur maison ; la seconde avait amené l’épouse elle-même à la perdition : « Réveille-toi » répétait-elle dans les deux langues. Elle lui caressait les cheveux :  « Tu pensais t’ennuyer avec moi en voyage » ; qu’une femme n’a rien à faire en monastère d’hommes. Tu imagines m’abandonner en route à quelque communauté de femmes compatissantes. Et tu bois, because you think we're going to go our separate ways.

    C’est juste répond Zachée.

    - Aussi, poursuit l’Anglaise, nous ne devons pas nous hâter. Nous pouvons halter dans une auberge à Besançon, une noble et confortable auberge. Et je demande qu’alors nous réfléchissons les deux à tout cela. Tu auras besoin d’une nouvelle vie. Dans ton domaine à Buvilly, tu souffrais de la mangeaille.

    « Tu ne t’accordais pas à moi. Purifions-nous et soufflons.

    - Je veux remplacer Jean-Robert, moine.

    - C’est par envie. Depuis quand le commerce avec Dieu est-il une facilité ? »

    Ils arrivèrent à Besançon par grand temps de soleil. Ils choisirent une auberge qui ne serait pas tenue par un moine. Leurs gens tenaient toutes les chambres. Tout était cher et justement évalué. À l’étage le couple occupait la plus belle pièce, tendue de vert : quel apaisement !

    Et trois fenêtres, un plancher propre !

    « Laissons les domestiques s’empiffrer dans les communs. La fille d’auberge nous suffira. Fais-lui porter de l’eau, dit Zachée.

    Athénaïs accepta d’une petite fille en vert une grosse cruche. Il montait des communs, de l’autre côté de la cour, des rires gras et des obscénités de domestiques gavés de viandes. Comme il faisait chaud, Athénaïs et Zachée s’étendirent sur le même lit, habillés, sans se toucher. Lorsqu’ils se réveillèrent, le soleil baissait, la populace avait fait succéder au repas de midi les agapes du soir. Les hurlements s’étaient multipliés. Une pénombre d’été s’infiltrait dans la grande chambre, comme dans un sous-bois. Des effluves de mimosa flottaient : « Jean-Robert nous envoie son message », a soupiré Athénaïs.

    Zachée pensait quant à lui que la présence de son épouse entraverait sa Révélation. Elle s’était levée du lit, lui tenant le bras, tandis que la domesticité ivre, étonnée enfin de ne pas voir paraître son maître, le réclamaient irrespectueusement à travers la cour.

    Zachée priait dans la grande chambre verte. Cette sensation ne lui était pas revenue de longtemps. Il tenait la main de sa nouvelle épouse dont il faudrait se séparer.

    « Quelle joie, pensait-il, de sentir tout son ventre s’épanouir sous une infinité de petits doigts agiles et masseurs, qui broient doucement et expulsent la graisse. Il n’aurait avalé ni miette, ni goutte d’eau, de vin moins encore. Le gibier cesserait de s’agiter dans ses entrailles ; la goutte l’abandonnerait ; il pisserait d’abondance. Aucun doute ne prendrait d’assaut son âme. Et cela du simple jeûner. Athénaïs était de plus en plus laide, anglaise, intéressée. Zachée, ne mangeant plus, se remettait à croire. L’ennui ne cernait plus ses tempes. « Prie », répétait Athénaïs. « Prépare-toi à tes nouvelles fonctions.

    - Je n’aurai pas tant à prier, dit-il ; je ne serai qu’un abbé laïc.

    - Tu m’abandonneras dans un couvent à Épinal ou Remiremont.

    - Jamais, de ma vie.

    Et ils pleuraient dans les bras l’un de l’autre. Zachée se dégagea en s’écriant j’imposerai la présence de ma femme.

    « Et nous aurions la meilleure chambre dit Athénaïs. Cela il ne le faut pas.

    - Cet hypocrite de Jean-Robert, Prieur, passe la vie au dernier étage, sans nourriture ni chauffage. En récompense, Notre Seigneur lui octroie béatitude sur béatitude.

    - Tu blasphème. La prière ne suffit plus. Tu ne parviendras pas à la sainteté de John-Robert.

    - Qu’il se déchoie lui-même. Pourquoi Notre Saint-Père m’aurait-il envoyé ce rescrit ?

    - Il est moine informé que tu le crois.

     

    X

     

    Rejoignant seul les mystères du dortoir, Jean-Robert aspira les âmes sommeillantes ; de part et d’autre se levaient et flottaient les voiles blancs qu’on tirait pour la nuit. Jean-Robert s’accouda sur le bord d’une fenêtre. Sa carrure l’emplissait tout entière.

    La vue dominait le cloître. Il avait oublié de contempler la terre, au point qu(il pensa l’avoir sous ses yeux tout entière. Trois émerveillements lui vinrent à l’esprit ; d’abord, que le monde était grand : le cloître s’étendait aussi loin que les pas pouvaient le désirer ; à celui qui n’avait pour se dégourdir que les deux cents pieds carrés d’une cellule ouverte sur le ciel, un espace terrestre offrait l’évasion de quatre massifs verts délimités de larges allées, cernés de vastes et profonds déambulatoires.

    Ensuite, que le monde était beau : dans la verdure entretenue s’enchâssait une vasque parfaitement circulaire, et les arcades répétaient, sans monotonie, leurs ogives.

    Enfin, le Monde était bien fait : tout disait l’équilibre. Aucune aspérité ne troublait le déroulement clos des pensées libres. L’ombre et le soleil seul se mouvaient, sans qu’on en prît conscience.

    Jean-Robert descendit d’un pas dégagé. Il déambula. Il retrouva le Rythme. Et non côté d’appliquer aux flancs du cloître la symbolique héréditaire, il s’appliqua aux questionnements les plus vains et les plus féconds. Le côté nord lui rappela, par l’ouverture de la Salle Capitulaire, la vanité des pouvoirs ; mais il songe aussi que désormais Frère Ikselles avait voix prépondérante.

    L’est lui représenta le renouveau de la mort : souvent la main divine vous prend pour la nouvelle énergie de l’au-delà. Le sud en le longeant l’emplit de sérénité car le soleil est la plus humble des étoiles. Pour l’ouest qui longeait l’abbatiale, ce furent les flots de la mer, qu’il n’avait jamais vus, au-delà des flux de cantiques ; en effet, on y chantait à ce moment. Méditer menait à tout, c’est pourquoi il avait ressenti l’orgueil et le vide. Passons aux saints, dit-il.

    Les colonnes en présentaient huit par couples, soit quatre couples à demi engagés dans la pierre. Nous connaissons cela par la Colonne Dioclétienne. D’abord Côme et Damien. Cyrille et Méthode ensuite, au sud Hélène et Constantin son fils, à l’Ouest Augustin et sa mère Monique.

    Jean-Robert vint se placer devant chaque groupe et tenta de prier – en vain. Il se remémora les hauts faits de chacun, les Confessions de l’évêque d’Hippone (Annaba), les conversions de Monique ; Hélène et l’Invention de la Vraie Croix, Constantin conciliant aux païens.

     

     

     

     

     

     

  • LE CHEMIN PARCOURU

    L E C H EM I N P A R C O U R U

    DÉFINITIF

    chercher “dépeçant” 270121

    COLLIGNON

    ATTENTION PAGES 5 ET 17 EN DOUBLONS !!! 120420

     

    privilégier la première version bien plus authentique 67 01 02

     

    1) Nuit à Rossenberg

    a) les lieux (trois pages)

    1) le bâtiment et ses entours (une page)

    2) la chambre blanche, le petit lit de fer, le portrait d’ Henri V de Chambord. (une page)

    3) ma compagne à côté de moi (une page) et l'impression étrange des volets hermétiquement clos. (une page)

    b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons,

    c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

    Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

     

     

    DIX PAGES ( SIX SEULEMENT)

    LE PLAN QUI SUIT EST INEPTE ET DÉPASSÉ

     

    2) L'effondrement

    a) alors que je me promène, effondrement d'une aile, je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, cf. une illustration de la collection "Tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    b) les hommes vont sur le terrain (torchis, colombages), (laine de verre, masques) - moi, je suis méprisé, on ne me confie que le nettoyage de la vaisselle, aidé par des fillettes, puits à chadouf

    c) Evocation effectivement d'O. qui me traite de Gugusse et de L. qui me remet le moteur en marche. Ne pas hésiter à dévoiler alors leur peu glorieux avenir (digeridoo, Uruguay)

     

     

     

     

     

    3) Mes lectures (Musset aux chiottes à la caserne, chapitre sur Ulysse dans "Si c'est un homme", ceci avec l'une des fillettes. Mais, "après-midi vaseux".

    a) mon bouquin, sa découverte dans les décombres, mon rafistolage, ce que je m'en promets

    b) un commentaire là-dessus

    c) ma transmission, très chaste, pendant la nuit à la petite fille, cf. Nuit de Mai, "Que c'est beau !"

     

    4) Ma soûlographie en mémoire de l'ermite

    a) le menu pantagruélique "Au Paléolithique", "Au Grand Béarnais" à Sarlat, les sauveteurs se restaurent

    b) Je suis ridicule et hargneux, cf. le barak hongrois, les cinq litres de vin avec O’L.

    c) Une agressivité sauvage, ma paranoïa n'ayant cessé de croître

    j,j,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,

    5) Le voyage du retour

    a) Le trajet à travers le Bocage, avec la petite fille dont nous ne savons pas tous les deux qui est le père ; petite route et cimetière de G., pèlerinage ultra-lent car nous n'y reviendrons plus.

    b) le peintre Manolo, les adieux à tous.

    c) engueulade magistrale devant la petite fille pour savoir qui de nous deux est le père.

     

    6) Il faut pourtant larguer la fillette chez sa mère

    a) l'accueil plus que mitigé, cf. Machinchose à Kekpar.

    b) accueil dégueulasse de la fillette, cf. fille de V. à Villaras, écœurant.

    c) elle nous annonce qu'elle va l'abandonner chez une autre copine

     

     

    7) Achat de bouffe cours Dr Lambert

    a) je médite ma vengeance en achetant des produits avariés

    b) je me lamente sur ma vie ratée, en retraçant la vie antérieure de mon compagnon et de moi

    c) le repas est dégueulasse, avec la radio qui hurle sur le jambon d'York

    8) Toujours la soirée studieuse

    a) Je reviens sur Musset

    b) je fais le tour de tous mes bouquins

    c) je fais effondrer à mon tour toute ma cabane

     

     

     

     

     

     

     

     

    9) Coincé dans ma poche d'air, j'attends les sauveteurs.

    a) je me sortirai de là, j'irai à St-Flour

    b) je ne pourrai jamais, jamais vivre seul

    c) j'entends la voix de mon compagnon qui demande qu'on arrête les recherches, on m'arrose de créosote avant de mettre le feu.

    Pendant ce temps-là je creuse, pour m'évader, deux cents mètres plus loin.

    FIN DU PLAN INEPTE ET DÉPASSÉ

     

    JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE

     

     

    Il est sur une bosse une lieu étrange et pénétrant, clairière nommée Calvitie de Vénus, où se dresse une haute maison de bois, conforme aux silos de ces contrées : trois étages dont le dernier donne juste au-dessus les cimes. Nous sommes dans l'Ouest canadien (Calgary, Mouse Jaw) où s'étendent ces vastes arpents de blé de printemps.

    Le rez-de-chaussée s’ouvre sur un rond de prairie pelé, sans trace de culture ni d'aucune sorte de jardinage. Le propriétaire, Stoffer Jywes, passe de plus en plus loin sa tondeuse à gazon, sur laquelle il s'assoit, et débroussaille de plus en plus loin, pour éloigner les incendies.

     

     

     

    Il semble tout sec et décharné, tondeur d’Apocalypse: il range en fin de jour son engin sous un appentis. Sa femme Jamie entraîne dans son cercle tous ceux qui l’approchent, souriante et gauche.

    Le haut bâtiment montre d’ingénieux volants superposés d’une lourde gitane en bois noire et goudronnée, figée dans une verticalité bitumineuse, dont l’entêtant parfum revit après chaque badigeonnage. De rares ouvertures s’étagent sous les auvents.

    L'intérieur vertical présente ses « échelles de meunier », trappes, rampes vernies où se décantent des nuances blond de miel. Il fait toujours bien chaud dans les étages.

    I, a, 2

    Lui et moi bénéficions de l’hospitalité. Il régnerait dans notre pièce un froid glacial, si nous ne disposions d’un chauffage aux senteurs entêtantes ; rien qui s'épuise plus vite que ces gazinettes. Nous occupons un petit lit de fer qui grince lorsque nous nous rejoignons sous l'édredon. Les deux panneaux du lit montrent des ferronneries à volutes, le matelas formant une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

    Nous aimons bien notre lit qui fleure bon la douilletterie. Or ce n'est pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Bonaparte par David, avec ce profil gauche où s’emboîte un menton dans son cou empâté. Dormir sous le portrait de Napoléon serait obsédant, si nous ne endormions très vite au sein des lourdeurs impériales. Sitôt tirées à l’aube les barres de volets, nos regards se posent sur l’autre affiche en revers de porte : c’est un Christ aux Souffrances creusé par la douleur. Sur sa peau de plâtre viennent des coulées de sang rubis. Sitôt enjambée la fenêtre nous foulons l'herbe, et les volets pleins sonnent sur les bardeaux. Mon compagnon refuse de tailler sa moustache.

    Il a de forts besoin de sommeil ; je puis aussi bien me promener plus d'une heure, dans la rosée, avant qu'il ait songé à s'éveiller. Il sent le fongicide pour le bois. Au début j’étouffais sous le poids de ses jambes. Bateau calfaté poupe en terre, goudron fissuré. En attendant qu’il ait fini de se secouer comme un porc, je me sens utile, je sais où l'on va. Il ne dort en vérité jamais vraiment. Parfois je ne le sens plus. Nous emmêlons nos membres au petit matin. Ma barbe gratte encore à peine car je suis rasé de la veille au soir.

    Nous n’avons jamais froid dans le lit ni la pièce malgré les - 25 dehors, il règne toujours ici une transpiration de corps grassouillet - Dieu me préserve de trouver un matin emmêlé à mes jambes des tibias d’homme en barres à mine (désagréables tous, démunis, taillés en raboteurs et mous de la bite "vous êtes attendrissants", "ils ont été dans notre ventre". Au petit déjeuner nos corps se séparent et c'est le silence, l’air absent au dessus du bol chaud - les yeux lourds de suie froide été comme hiver et ramenant hâtivement sur nous les pans de nos dressing gowns car nous couchons nus.

    . L'été la porte intérieure s'entrouvre sur nos hôtes déjà là, souriants, bénévoles, prévisibles. Cet accueil agissait jadis comme un viol : d'autres êtres que nous peuvent donc s'aimer aussi bien que nous : le débroussailleur maigre et silencieux, qui mange avec des claquements de grand oiseaux du Nil. Je hais ces gens et leur suis attaché si viscéralement que je ne sais plus rien. L’hôtesse tourbillonne avec des chuintement de chouette, non pas le doux ululement du hibou, mais le cri du nocturne dépeçant sa proie.

    Parfois mon homme et moi partons dans ces bois, à nuit tombante, fusils cassés en main malgré l’interdiction par les autorités de Saskatoon ou Regina : tout est loin. Nous feignons d'imiter le hibou qui bouboule ; le hibou répond à nos cris par nichées entières sous le long ciel du crépuscule. Et nous apercevons parfois sur les branches indistinctes l’ombre géante et tutélaire du Roi - nous rentrons seuls alors la mort dans l’âme ; en vue de la haute tour nous refermons sèchement nos fusils.

    Nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas, casqués parfois, et bottés. Retranchés. Nos armes devant nous sur le râtelier de bois, nos virilités au clou, les yeux appesantis, nous sombrons, nous ronflons dans le plomb, le matin le volet bat sur les bardeaux, lourdement la paroi, les effluves de chicorée montent, et la chouette nous informe que le petit-déjeuner est prête. Nous reniflons parfois sans nous laver nos frusques de nemrods, grognant des scènes. Jadis nous vivions au sud, cité perdue désert glacé, silos où fermente le grain sous la paupiè-re obtuse des thermostats lumineux - gratte-ciel, où il ne viendrait à personne l’idée de précipiter un avion.

    Nous leur devons de l'argent, des services. Voilà pourquoi nous séjournons là, tous les ans depuis des années. Nous venons d’Edmonton, 326 miles. Chaque été, chaque hiver, nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse. Nous leur devons cela. Ils nous ont acheté la Tour - alors que rien, strictement rien ne les y obligeait. Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que nous n’étions pas dignes, détestant bricoler détestant passer lasure ou fongicide, ils se sont obligés à occuper notre bien, pinceau sur pinceau, goudron sur goudron, planche à planche - eux aussi possédaient leur pavillon-pelouse, en banlieue, à la pêche en week-end au Last Mountain Lake par moins quinze - mais ici, à la Masure, c’étaient eux qui entretenaient cette maison à nous offerte.

    Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, d’un putain de billet de loto gagnant que nous aurions partagés, est-ce que nous ne nous serions pas bien mieux entendus jadis qu’à présent, est-ce que nous n’avions pas échangé nos culs ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets qui traînent à l’intérieur des sectes ou communautés depuis le temps du Viêt-Nam ? canadiens ou pas... Les héros seuls de tels épisodes confus peuvent concevoir l’invulnérabilité de nos liens. D’avoir senti subrepticement glisser en soi telle queue à vous non destinée, qu’on soit mâle ou femelle - ceux-là peuvent comprendre l’impossibilité archi-absolue de toute rupture, le silence abattu sur vous des dizaines d’années, des folies aux faciès variés qui font pousser des cris de chouettes ou de hiboux, des traînassements de culpabilités ou des jouissances de désespoir, lorsque le vent qui se faufile entre les cimes vient lécher nos volets.

    Les nuits comptent plus que les jours, chacune ici concentre une épaisseur qui plombe, révélatrice incomparable des faux espaces de Moose Jaw ou Keepsie, tous ces lieux sans vrais noms ni localisation ; une densité qui vous plombe aussitôt dans un sommeil où nul ne sait ce qui rampe entre vos jambes, femme grasse ou prick obstinément raidi sous pantalon crasseux.

     

    1 b) 3 3)je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

     

     

    De notre chambre à coucher fermée par des barrières à la salle du petit-déjeuner, il n’y a qu’une échelle-de-meunier, ce genre d’escalier qui provoque lamort de tant de bambins qu’on doit clore le haut par une petite barrière dont seuls les adultes possèdent la clé. Mais nous explorons les étages supérieurs. C’est comme dans un rêve. Nous ne nous sommes pas déshabillés, nous portons nos fusils cassés le long de notre hanche, nous montons les yeux fixes dans le noir, où nous acquérons la vue puissante et nyctalope des oiseaux que nous trouvons pas. Ce sont des chambres vides, à l’infini, en hauteur, comme si en vérité le bâtiment se rehaussait à mesure que nous le parcourions, comme s’il s’érigeait, à mesure que nous découvrions les chambres abandonnées, lavabos orphelins gouttant dans la nuit, draps roulés et défaits, les matelas mêlants leurs rayures ; ampoules mouchetées chiures, blafardes et grésillantes, bien plus propres à effrayer qu’à éclairer, tandis que s’ébranlent dans notre dos, plus effrayants que s’ils étaient là tout proches à nous toucher, des lourds usufruitiers qui nous demandent ce que nous pouvons bien foutre là-haut, à gaspiller de l’électricité, à voir quoi, bon Dieu, à moins qu’ils ne nous pressent de les payer enfin en travaux d’entretien auxquels nous ne condescendrons jamais.

    Nous savons qu’ils entrent avec nous, dans la chasse aux escaliers, cette créature qu’ils relâchent la nuit et hante les bas-fonds de leur cave, non point Ligéia ici enterrée vive, mais ce bossu par-devant, bossu par-derrière, bitord, qu'ils ont ramené de banlieue - cet homme, Vercassis, exerce la profession de modèle; il teint son nez et ses pommettes en vermillon. Il se fait photographier dans les postures les plus difformes. Puis il est revendu sous forme de figurines. Se faire poursuivre de nuit par lui dans les étages nous flanque à tous les deux mon chasseur et moi, des terreurs atroces ; et quand dans notre épuisement sur nos talons parfois son nez passe la spirale, nous explosons le pas et l'étage s'ajoute aux étages.

    Que va-t-il advenir de nous ? Mon chasseur et moi ne savons planter un clou. C’est tout le bâtiment de bois qui s’ébranle ainsi au milieu de la nuit. Nous savons qu’après la mort de nos protecteurs ce bâtiment restera quelque temps plus ou moins entretenu, puis qu’il s’affaissera sur nous sous ses poutres et nos sciures. Nous reviendrons à Edmonton au printemps. Nous y suivrons des cours de charpente. Nous rétablirons le courant pour que les lampes sans abat-jour cessent enfin de tressauter comme des paupières.

     

     

    2) L'effondrement

    alors que je me balade, effondrement d'une aile,

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

     

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

     

    I, 2, a : une page

     

     

    X

     

    1. Deux chemins partent de la clairière où Jywes traîne incessamment sa silhouette chevaline sur sa tondeuse ; deux sentiers raides dévalent raidement de part et d’autre de la haute calvitie que couronne la tour. Il faut avec entêtement lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’on l'a gravie, tant les buissons, les ronces, les végétaux piquants vous agrippent au passage, vous protègent de la chute ; c’est le chemin du sud qui vous retient le plus. Celui du Nord plus doux mène au Lac Travey ; il caresse d’abord l’épaule par de hautes fougères arborescentes. Il se dégage alors de ces petits champignons éclatants (lorsqu’on les foule) un parfum pénétrant de spores, éjaculation végétale, poussière balsamique.

    2. Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon le chasseur gisait vivant tout raide auprès de son fusil. Je songeais à cette arme entre nos corps placée. C’était la pente sud ou femelle, et mes nombreux passages à pied dans ses broussailles rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd et lointain ; la terre ondula sous mes pieds, des éboulements se distinguèrent au sein des fourrés. Remontant la pente avec essoufflement, parfois m'accrochant des deux mains à terre, je pressentis que le Bouclier Hercynien Canadien, qui se pensait à l’abri des séismes, subissait une secousse bien réelle.

    Tout le monde a déjà ressenti un séisme : sensation de nausée, perte d’équilibre et de tout repère, angoissante question de sa propre existence (un point, une poussière) : il y a dans cet abandon une douceur infinie, des endormissements. Je voulus courir vers la cabane, dont plusieurs tournants montants me séparaient au plus épais des fourrés. Les arbres autour de moi craquaient sans s'abattre ; ils fourniraient le bois de mon cercueil, car ils m'enseveliraient dans leur chute imminente. Il existe ici de ces espèces balsamiques remontant à des millénaires. Peut-être des gisements de houille hantent-ils le sol où je me débats, mais qui planterait des chevalets d’extraction parmi les bavures de lianes argentées ? Je remontais péniblement la pente. Pourtant c’était comme un jeu. Le creux de mes mains s'écorchait. Les branches basses m’entraînaient dans une valse infernale et facétieuse.

    Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles de conifères, bien rangées, bien sèches. Puis tout se remettait à onduler comme la peau d’un serpent dans les parfums, de nouveaux tournants se précisaient entre les buissons bas. Acte d'amour terrifiant et merveilleux avec Nature, à la fois dangereux et affectueux, car elle est capable de délicatesses. Je ne risquais rien, à moine que le démon n’ouvrît sous moi une de ces crevasses d’engloutissement, aussi facilement refermées qu’ouvertes.

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    Une page

    Le bâtiment, quand je le vis enfin, m’offrit l’image d’une invraisemblance absolue. Comment avait-il pu se faire qu’une surface aussi réduite n’eût pas provoqué un effondrement « en château de cartes » ? Les convulsions du chat ou de la tortue (disent les Japonais) sur lesquels nous vivons, vermine humaine, sont imprévisibles : une partie du bâtiment restait intacte ; c’était la moitié sud-est. Les volants étagés du bois, en jupe géante, restaient fixés l’un sur l’autre comme un grand pan d'écailles. Et d'un coup, au-delà d’une flèche de bois que la secousse avait propulsée à la verticale, toute l'habitation de Mont Shaïle s’était affalée au nord-ouest, en direction de l’Alaska. C’était comme un épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets d’échine, un espadon mille fois rompu et rerompu, un léviathan fossile mal classé encore par les paléontologues, comme si le tremblement de terre s’était produit vingt millions d’années avant notre ère, et que les morceaux d’un ichthyosaure - les mots m’échappent, comme la terre sous mes pieds. La sciure planait par-dessus tout cela. L’odeur était merveilleuse, les particules demeuraient suspendues à deux mètre ou trois au-dessus du sol, et répandaient cette saveur de bois qui détermine les vocations de forestiers for ever, quel que soit le bas salaire qu’on obtienne dans ces professions déshéritées, loin de tout.

    Un journaliste pressé -j’aurais pu vendre très cher mon reportage, mes clichés si j’avais eu l’esprit de porter sur moi un Nikon 400 E - « Je devrais me barder d’appareils photographiques, ces deux sentiers sont si riches que je rapporterais au poins de quoi garnir deux albums » - et puis j’oubliais - aurait alors mitraillé cette scierie bombardée,ce chaos d’éclatures où subsistait le grand dessein d’un architecte. Nulle fumée ne s’élevait encore, à l’exception de cette écharpe odorante et blonde, et c’était merveilleux, en vérité, que nul incendie ne se fût déclaré, ni ne menaçât, car mon odorat était aux aguets. Tous les sens jouissaient e la perspective eshétique offerte à moi. Les oreilles jouissaient d’une sorte d’écho : de là où j’étais, les arbres bienveillants m’avaient masqu » le bruit de l’effondrement, qui avait dû se produire très lentement, comme un froissement de vent dans les feuilles. Je me penchai pour cueillir au bout de mes doigts de cette matière merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires, il n’en reste plus que le parfum qui pour toujours entête les civilisation à venir.

    Des champignons, des insectes, se repaîtraient de cette sciure. J’étais subjuguée, transformé en femme, ouverte à toutes les sensations. Enfin, pensais-je, notre prison n’existe plus. Je ne pensais pas : « Comment vais-je réapprendre à vivre désormais ? » Non, la destruction, préalable à toute renaissance, m’apparaissait dans toute sa bienfaisance. Je longeais ces « poutrelles désaxées », ces planchers désormais verticaux, j’évaluais en connaisseuse ‘désormais j’étais femme, pour un certain temps, je priais l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

    Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

    Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

    En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

    Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

    A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

     

     

     

    TEXTE DU CHEMIN PARCOURU

     

    COLLIGNON LE CHEMIN PARCOURU

     

    L'EFFONDREMENT DE ROSSENBERG TEXTES

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sec et décharné sur sa tondeuse, il semble en vérité quelque cavalier dégénéré de l'Apocalypse de Dürer, motorisé, utilitaire et monotone. Il la remise sous un appentis, en lisière des hauts feuillus qui délimitent sa clairière. Sa femme est tout le contraire : une joyeuse boule de graisse, dont le sourire efface la disgrâce, et qui accueille le mieux possible les visiteurs, à l'endroit où parvient la route tortueuse et sans issue menant à cet ermitage conjugal.

    L'extérieur du bâtiment consiste en un savant assemblage, tout simple en réalité, commun encore en ces régions, de lattes goudronnées se recouvrant l'une l'autre, mieux ajustées encore vers le Nord-Ouest. Le tout, recouvert de divers enduits, présente l'aspect d'un gâteau de bois indigeste et revêche, aux rares ouvertures disposées sous les auvents, toutes munies de raides escaliers externes imposés par la législation anti-incendies.

    L'intérieur retrace l'histoire d'une lutte contre la verticalité : ce ne sont qu'échelles de meunier, trappes périlleuses et rampes vernies, où règnent cependant des teintes blond clair, presque miel : il fait toujours bien chaud passé le premier étage. xxx61 05 04 XXX

    rossenberg 4

    I, a, 2

    la chambre blanche et son décor (le petit lit de fer, le portrait de Henri V comte de Chambord). (cf. aussi l'affiche de Saratov)

     

    Les deux êtres décrits plus hauts détestent autant qu'il se peut les visites, qu'ils appellent "intrusions". Ma femme Jeanne et moi bénéficions seuls de leur hospitalité ; ils nous logent alors dans une chambre du rez-de-chaussée, à gauche, donnant de plain-pied sur la pelouse. Il y règne un froid glacial, à moins que nous n'y transportions un de ces chauffages d'appoint, aux résistances rougeoyantes, à l'odeur entêtante : rien qui s'épuise plus vite que ces minuscules bouteilles de gaz compact, riches sans doute en émanations de Co².

    Nous dormons dans un petit lit de fer protestant, qui grince allègrement lorsque nous y sautons, pour nous abriter sous l'épais édredon. Les deux panneaux du lit présentent des ferronneries courantes à la fois et remarquablement exécutées, il n'y manque pas une volute, ce mot rappelle "volupté", ce que nous nous efforçons d'atteindre, souvent avec succès : le centre du matelas forme une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire sans que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

    Mais nous aimons bien notre lit, qui fleure bon le faux puritanisme et ses ferreuses douilletteries conjugales. Ce n'est cependant pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Napoléon, Neumeier, Nicolas Ier ou II, le Maréchal Ney... en rapport avec une commémoration). Je crois qu'il s'agit fort banalement d'un portrait de Napoléon par David, avec tout ce qu'on peut d'imaginer de plâtreux, ce profil gauche empâté, au menton engagé dans la graisse, majestueux mais déjà déchéant, le jaune cru, "gros jaune", et les écaillures déjà lézardant l'esquisse. Rien d'officiel. Que du cruel, malgré le projet de "portrait équestre". Dormir sous le portrait de Napoléon devientdrait obsédant, si nous ne nous endormions tout de suite elle et moi, par son poids justement.

    Nos nuits sont encombrées de lourdeurs impériales, de jaunes d'oeufs mal digérés, propices aux infarctus. Le matin, lorsque sont enlevées les lourdes barres de fer qui closent le volet, nos regards se posent sur une affiche décharnée, occupant le verso de la porte : un horrible Christ aux Souffrances, le visage chantourné par la douleur, ce qui veut dire creusé de l'intérieur. Sur sa peau friable coulent de voluptueuses larmes de sang, comem autant de rubis malsains. Les couleurs sont donc : jaune impérial, rouge christique, gris poreux d'une chair d'agonie, et nous.

    Puis la clairière, qui se dégage à un mètre sous nos fenêtres mêmes, qu'il nous suffirait d'enjamber pour fouler toutes ces herbes des Rocheuses du Nord... Les volets de bois lourd résonnent en se rabattant sur les bardeaux superposés comme autant de volants d'une lourde, noire, goudronnée, improbable gitane, qui danserait sur place, dans une verticalité aussi figée que celle de la femme de Loth : une statue de bitume.

    L'odeur est là. La maison est un effroyable bateau fiché poupe en terre, comme un bloc de goudron fissuré. XXX61 05 04XXX

    1 a 3 Ma compagne

    Cette femme qui est dans mon lit est un homme. Je le vois comme un mâle maigre, affublé d'une moustache qu'il ne veut jamais couper ni tailler. Il est beaucoup plus facile de se faire enculer. On se sent utile, on sait où l'on va. Pourquoi n'ai-je jamais été de force à concevoir ce que c'est qu'une femme ? Elle a des besoins tellement plus énormes que moi en sommeil que je puis aussi bien me promener dans les sentiers alentour une heure,batifolant dans la rosée, avant qu'elle ait ouvert l'oeil. La femme qui est dans mon lit est une femme. Je ne parviens pas à me décider. Elle ne dort jamais. Au sein du plus profond sommeil et quelle que soit la question que je pose, elle sera capable d'émettre une opinion ou un soupir, tout cela très pertinent. Nous nous connaissons depuis si longtemps qu'elle change de sexe à volonté de mes fantasmes. Je ne sens plus son odeur. Nous emmêlons nos membres au petit matin, au début de notr eliaison je m'étouffais sous le pids de ses jambes, puis j'en ai redemandé, ce jour-là j'ai compris à quel point nous formions un vieux couple de vieux chevaux. De retour.

    Je me suis plaint d'elle, car c'est mon principal sujet de conversation : dire du mal de sa femme est la preuve même de son amour, de même que le blasphème est preuve de l'existence de Dieu. Il n'y a pas de crucifix dans la chambre, mais mon Dieu il faut toujours que tout un rite soit respecté, de petits baisers sur la bouche et les yeux, de frôlements de joue, de soupirs tendres, et c'est malgré la misogynie la sortie du four même du sommeil de je ne sais quelle pâtisserie moëlleuse, ma barbe ne gratte pas trop car mon rasage date de la veille au soir.

    Cette chambre en vérité est un étouffoir, nous n'y avons jamais froid malgré les moins trente du dehors, il y règne toujours au moment une tranpiration, une buée moite sur la lèvre supérieure de ma compagne délicieusement semblable à un loir, par le grassouillet de son corps, et Dieu me préserve de trouver un jour emmêlé à mes jambes les raides bâtons squelettiques d'un mâle moustachu, rassurant mais sec, sec, sec. Qu'est-ce qui fait qu'une femme puisse supporter le corps d'un homme ? Combien nous sommes désagréables, taillés comme des charpentiers, bâtis en barre à mine, avec des érections défaillantes - elles me disent, les femmes, du moins la seule que je connaisse et qui les a remplacées toutes, "Vous êtes attendrissants", "nous pouvons vous porter dans notre ventre", mon Dieu se peut-il qu'une d'entre elles ait osé proférer qu'elle refusait d'être enceinte d'un garçon pour ne pas avoir un sexe mâle dans le ventre, mon Dieu once more n'importe quoi.

    Puis nous passons au petit déjeuner, et là, d'un coup, c'est le silence : les corps ne se touchent plus. Ni mots, ni caresses, juste l'air abruti de qui a trop dormi, au-dessus d'un bol chaud.

    b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons, et

    1) invariablement les connards qui nous hébergent,

    2) nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

    3) je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

     

    I, b, 1) invariablement les connards qui nous hébergent.

     

    Soixante-dix, quatre-vingts fois que s ais-je, nous avons débouché dans cette salle sentant la cendre hiver comme été, frissonnant sous nos longues robes de chambre et invariablement trouvant les toasts juste saisis à point, ou ramenant sur nous les pans inusités de nos habits de vie, car nous couchons nus et ne noue réajustons que pour des besoins de décence. L'été, la porte s'entr'ouvre, et déjà, quelle que soit l'heure, nos hôtes sont là, invariablement souriants et humains, et comme nous sortons de notre tendresse personnelle, ce petit-déjeuner agit invariablement comme un viol : comment d'autres êtres que nous peuvent-ils s'aimer et avoir croupi au lit, le leur, comme nous, avec d'autres choses à se dire ou à ne se point dire ?

    Le grand maigre, taciturne, ouvre et ferme ses longues mâchoires de crocodile, non si bien endentées cependant. Il mange salement, avec des claquements, je guette invariablement les pluvians nilotiques picoreurs de canines. Je hais ces gens et leur suis attaché si viscéralement que je ne sais plus que penser : ainsi de l'homme, ou de la femme, qui partage ma couche. La boulette de graisse qui sert de femme à notre hôte tourbillonne autour de nous en imitant, à la lettre, la chouette: c’est-à-dire non pas ce doux ululement du hibou,mais cette criaillerie de l’oiseau nocturne dépeçant sa proie. Depuis, à mon compagnon comme à moi, il n’est croissant si chaud ni moelleux qui ne rappelle un goût de rongeur mort.

    Parfois lui et moi partons dans ces bois, à la tombée de la nuit, nos fusils cassés à la main, malgré l'interdiction formelle des autorités du Saskatchewan : tout est si isolé ici. Nous feignons de pousser les cris du hibou, il nous est répondu par nichées entières alignées sous le long ciel arctique. En vérité nous sommes surpris, même rageurs, de ne point voir sur la branche à peine distincte ne fût-ce qu’une ombre tutélaire de rapace. Nous rentrons seuls, une mort délicieuse dans l’âme, et dès la haute tour hantée par le vieux couple, comme une porte refermée, nous refermons d’un seul déclic nos deux fusils.

    Décidément, mon compagnon de nuit est un homme. Mais nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas. Nous couchons casqués et bottés. Ce lit de fer, c’est une tranchée. Il y a eu beaucoup de viols, réussis ou tentés, entre hommes, devant Verdun ou sur le front de Somme. Ici, contemplant devant nous nos virilités sur le râtelier de bois, nous appesantissons nos paupières, et sombrons dans le plomb jusqu’au petit matin. J’ouvre alors le volet qui bat sur le mur, je sens monter les effluves de chicorée amère, déjà la chouette humaine nous informe que tout est près, ajoutant quelques crouacs qu’elle croit de très bon augure. Alors éclatent entre les deux hommes que nous sommes, renfilant nos pantalons sans nous laver pour descendre décents, de sourdes scènes entre nos dents rentrées.

     

    2)nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

     

    (une page)

    Nous venons d’Edmonton, au sud. C’est sans originalité. Nous ne devrions pas appeler réellement cette ville « Edmonton », qui existe réellement. La nôtre se perd au milieu d’un désert froid, touffe de gratte-ciel où personne n'aurait la moindre idée de précipiter un avion. Les silos qui la cernent atteignent en perspective une hauteur extrême, l'ensemble fermentant sous le regard obtus des thermostats lumineux. Mais tous les étés, tous les automnes, tous les hivers aussi (les déneigeuses du cru démontrent leur efficacité) (il n’y a qu’au printemps que la boue empêche tout) - nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse.

    Nous nous y sentons obligés. Nous sommes leurs obligés. C'est pour nous qu'ils ont acheté cette haute maison, qu’ils appellent entre eux « la Masure », alors que rien, strictement rien ne les y obligeait.

    Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que décidément nous n’étions pas dignes de ce somptueux cadeau injustifié, ne sachant ni l'un ni l'autre bricoler quoi que ce fût ni passer une couche de lasure ou de fongicide, ils se sont sentis obligés d’occuper la masure, de l’entretenir, d’y passer couche de brosse sur couche de brosse, goudron sur goudron, de clouer bardeau sur bardeau, volant sur volant. Ils avaient eux aussi leur petite maison bien cernée de pelouse, en banlieue, ils partaient à la pêche au Lac des Esclaves, température inimaginablement négative - mais ici, c’étaient eux qui entretenaient la Masure qu’ils nous avaient offerte.

    Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, de Dieu sait quel billet de loto gagnant que nous aurions partagés, n’avions-nous pas jadis échangé nos femmes ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets de sectes ou communautés toutes antérieures à janvier 73, Canadiennes ou pas... Seuls les survivants de ces temps confus peuvent se figurer correctement le caractère indissoluble de tels liens – sentir se glisser en vous une queue subreptice – d'où linconcevable éventualité de toute rupture ; le silence qui tombe sur vous pendant des années d'après-vie ; les folies qui vous font chuinter comme une chouette ou boubouler - culpabilités traînantes, désespoirs jouissifs qui s'immiscent, à l'heure où le vent dégringole des cimes et lècher les volets.

    Les nuits comptent double des jours, bien plus que cette lumière avortée,entre Moose Jaw et Keepsie, tous ces lieux sans véritables noms. Densité morne qui plombe d'un coup dans le sommeil, où l’on ignore ce qui vous rampe entre les jambes : si c’est un homme ou l’obstination raide sous la crasse d’un falze immobile.

     

    De la chambre d’en haut à la salle à manger d'en bas dégringole une échelle-de-meunier trompe-la-mort, barrée en son sommet d'une sécurité dont seuls les adultes possèdent la clé. Nous explorons les étages encore au-dessus : fusils cassés contre la hanche et les yeux fixes dans le noir, l’œil nyctalope aux becs recourbés - chambres désertées d’étage en étage en vérité tout comme si le bâtiment s’était construit haussé de pièce vide en pièce vide ; lavabos gouttant dans le noir, draps roulés ou défaits, matelas rayés, ampoules souillées de chiures - blafardes et grésillantes, bien plus propres à effrayer qu’à éclaire. Tandis que s’ébranlent au dessous de nous mais plus effrayants je répète en boucle que s’ils étaient là tout proches à nous toucher - les usufruitiers qui demandent ce qu’on peut bien foutre là-haut à brûler de l’électricité pour voir quoi, bon Dieu,depuis le temps que ce foutu hôtel est abandonné. À moins qu’ils ne nous demandent de les payer pour tous les travaux d’entretien qu’ils voudraient nous coller, auxquels nous ne consentirons jamais, jamais.

    Nous savons qu’ils introduisaient avec nous dans la cage d’escaliers cette créature qu’ils relâchent la nuit de sa cave, non point l’  « enterrée vive » mais ce bossu bitord, par-devant par-derrière, ramené de leur banlieue proprette. Cet homme, Vercassis, exerce en banlieue la profession suivante : modèle pour nain de jardin. Il teint son nez, prend les poses les plus difformes et se fait payer tant la photo. Puis les plasticiens reconstituent sa silhouette par « D.A.O. » et le revendent en figurines.

    Se voir courser dans l’escalier de nuit par un tel monstre nous flanque à tous les deux des terreurs indicibles : voir son nez de grotesque passer la spirale nous accélère à mort dans les étages à perdre le souffle. Que va-t-il advenir de nous ? mon Chasseur et moi ne savons plus planter un clou. C’est tout le bâtiment norvégien qui s’ébranle au milieu de la nuit. Nous savons qu’après la mort de nos nourriciers le bâtiment restera quelque temps à peu près bien entretenu, puis qu’il s’affaissera sur nous, peu à peu avec les années, puis tous, hommes de chair et bâtiments de bois, rentreront sous forme de sciure dans le vaste cycle de la nature.

    Nous reviendrons à Edmonton (Saskatchewan) pour le printemps. Nous prendrons des cours de bricolage et de charpente. Nous rétablirons le courant électrique de façon satisfaisante, pour que les lampes sans abat-jour cessent enfin de trembloter comme autant de paupières.

     

    c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

     

    Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

    2) L'effondrement

    alors que je me balade, effondrement d'une aile,

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

     

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

     

    I, 2, a : une page

     

    Deux chemins s’échappent de la clairière où Juwes incessamment promène sa silhouette chevaline sur sa tondeuse ; les deux chemins descendent raidement, de part et d’autre à peu près de la haute calvitie que surmonte la bâtisse. Il faut avec entêtement lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’on en mettrait à gravir, tant les buissons, les ronces, les végétaux piquants en général vous retiennent au passage, vous protègent de la chute, ainsi qu’une mère abusive, agrippante. C’est le chemin du sud qui vous retient le plus. Au Nord, la pente plus douce menant au Grand Lac des Esclaves caresse d’abord l’épaule à travers le tissu, au point qu’on souhaiterait être nu, par de hautes fougères arborescentes ; il se dégage alors de ces petits champignons éclatants (qui éclatent lorsqu’on les foule) un parfum pénétrant de spores, éjaculation végétale, poussière balsamique : la voix mâle, opposée à la voie femelle ?

    ·1 Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon le chasseur reposait tout raide auprès de son fusil. Je songeais à cette arme entre nos corps placée comme à l’épée qui sépare Tristan d’Yseut dans la légende du Morrois. C’était la pente sud ou « femelle », et mes nombreux passages rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd et proche à la fois et lointain ; la terre ondulait sous mes pieds, des éboulements se distinguaient dans les impénétrables fourrés qui m’lotoenclosaient.

    Remontant alors avec essoufflement, parfois les deux mains à terre, je pressentis que le Bouclier Hercynien, qui se croyait à l’abri des séismes, subissait une secousse improbable et réelle. Tout le monde a déjà ressenti cela : sensations de nausée, êrte d’équilibre, perte de tout repère, l’angoissante question métaphysique de sa propre existence (« Je ne suis qu’un point,, une poussière près de l’engloutissement ») - il y a dans cet abandon à l’infini une douceur elle aussi infinie, comme celle qui vous prend lors des endormissements. Je voulais courir vers la cabane, dont plusieurs tournants me séparaient au plus épais des fourrés.

    Les arbres craquaient, ils ne s’abattaient pas. Ils fourniraient le bois de mon cercueil, je serais enseveli parmi eux. Il existe au Canada de ces espèces balsamiques, remontant à des siècles, et de génération en génération, à des millénaires. Peut-être des gisements de houille hantent-ils ces sous-sols, mais qui planterait des chevalets d’extraction au milieu de ces arbres millénaires, tout chenus de bavures de lianes argentées ? Je regrimpais péniblement la pente. C’était comme un jeu. Les forsythias de là-bas m’écorchaient le creux des mains. Les branches basses se dérobaient à mon étreinte, semblaient voulori m’entraîner dans une valse infernale et facétieuse.

    Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles de pins ou d’épicéas, bien rangées et bien sèches. Puis tout réondulait comme la peau d’un serpent, le perfum était pénétrant, un nouveau tournant se précisait entre les buissons bas. C’était un amour merveilleux avec la nature, quelque chose de dangereux et d’affectueux, comme d’uen mère éléphant avec un chaton. Mais ces gros animaux sont capables de délicatetsses inimaginables. Je ne risquais rien, à moine que le démon n’ouvrît sous moi une de ces crevasses d’engloutissement, aussi vite refermées qu’ouvertes.

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    Une page

    Le bâtiment, quand je le vis, m’offrit l’image d’une invraisemblance absolue. Comment avait-il pu se faire qu’une surface aussi réduite au sol n’eût pas provoqué un effondrement « en château de cartes » ? Les mouvemets du chat, ou de l’éléphant, ou de la tortue (disent les Japonais) sur lesquels nous vivons, vermine humaine, sont rigoureusement imprévisible. Une partie du bâtiment restait vigoureusement intacte. C’était la moitié sud-est. Les étagements de bois, les volants de jupe ligneuse restaient fix »s l’un sur l’autre comme autant d’écailles intactes. D’un coup, au-delà d’une flèche de bois plus capricisues, que la secousse avait amené à la verticale, toute la maison du sommet de Mount Shyle s’était affalée au nord-ouest, en direction de l’Alaska. C’était comme un épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets d’échine, un espadon mille fois rompu et rerompu, un léviathan fossile mal classé encore par les paléontologues, comme si le tremblement de terre s’était produit vingt millions d’années avant notre ère, et que les morceaux d’un ichthyosaure - les mots m’échappent, comme la terre sous mes pieds. La sciure planait par-dessus tout cela. L’odeur était merveilleuse, les particules demeuraient suspendues à deux mètre ou trois au-dessus du sol, et répandaient cette saveur de bois qui détermine les vocations de forestiers for ever, quel que soit le bas salaire qu’on obtienne dans ces professions déshéritées, loin de tout.

    Un journaliste pressé -j’aurais pu vendre très cher mon reportage, mes clichés si j’avais eu l’esprit de porter sur moi un Nikon 400 E - « Je devrais me barder d’appareils photographiques, ces deux sentiers sont si riches que je rapporterais au poins de quoi garnir deux albums » - et puis j’oubliais - aurait alors mitraillé cette scierie bombardée,ce chaos d’éclatures où subsistait le grand dessein d’un architecte. Nulle fumée ne s’élevait encore, à l’exception de cette écharpe odorante et blonde, et c’était merveilleux, en vérité, que nul incendie ne se fût déclaré, ni ne menaçât, car mon odorat était aux aguets. Tous les sens jouissaient e la perspective eshétique offerte à moi. Les oreilles jouissaient d’une sorte d’écho : de là où j’étais, les arbres bienveillants m’avaient masqu » le bruit de l’effondrement, qui avait dû se produire très lentement, comme un froissement de vent dans les feuilles. Je me penchai pour cueillir au bout de mes doigts de cette matière merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires, il n’en reste plus que le parfum qui pour toujours entête les civilisation à venir.

    Des champignons, des insectes, se repaîtraient de cette sciure. J’étais subjuguée, transformé en femme, ouverte à toutes les sensations. Enfin, pensais-je, notre prison n’existe plus. Je ne pensais pas : « Comment vais-je réapprendre à vivre désormais ? » Non, la destruction, préalable à toute renaissance, m’apparaissait dans toute sa bienfaisance. Je longeais ces « poutrelles désaxées », ces planchers désormais verticaux, j’évaluais en connaisseuse ‘désormais j’étais femme, pour un certain temps, je priais l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

    Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

    Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

    En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

    Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

    A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxtaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Cette rue-là

    chemin,ville,impressions

    C O L L I G N O N

    C E T T E R U E – L À

     

    chercher "radotes" p. 4, 240121

     

     

    Cette rue-là : ma rue. Je n'y habite pas mais l'emprunte à peu près tous les jours. Elle commence à cinquante pas de ma bicoque irréparable, pour s'achever place Capeyron, dépersonnalisée en "Jean Jaurès" ou Dieu sait quelle idole, où se retrouvent les petits commerces (poste, café, boulangerie). J'entreprends à mon âge ce que la société jointe à ma flemme ne publieront jamais. Resservir les Lettres de Rilke à un jeune poète. que l'on assène en début de carrière à tous ceux qui postulent à la gloire ou plus réalistement à la reconnaissance, relève de la plus pure malhonnêteté intellectuelle.

    La gloire en définitive, c'est comme l'argent ou l'érection : ne pas en avoir, ce n'est pas si important.

    Mais décidez-vous vite, ayez bien négocié votre virage dans le book-business : d'abord un emploi, n'importe quoi, le pied dans l'embrasure, et un jour, ou peut-être une nuit, le Sort, après maintes patientes intrigues (pour ces dames, on vous le publiera votre manuscrit, et même on vous l'écrira, de la première à la dernière ligne : n'importe quel fond de tiroir fera l'affaire – solitude, plaintes, replaintes et vieux viols)mais si vous vous figurez une seconde que vos timidités de couille sèche vous ouvriront l'accès Allah Publication ! Grotesque... Toutes les places sont prises, mon frère, tous les créneaux sont occupés, jusqu'à la moindre meurtrière tu ne vas tout de même t'amener comme ça devant l'usine à yaourts avec ton petit pot personnel dont tout le monde se contrefout...

    Sans oublier le coup du "comité de lecture" et du "manuscrit envoyé par la poste" ? ...il y a encore des cons pour le croire et des salopards pour le faire croire jusque dans les livres scolaires ; j'ai assisté, moi, aux Comités de Lecture. Un mec sort la première phrase avec l'accent belge au suivant avec l'accent arabe suivant japonais-pédé-bègue (à la fois – impressionnant !) - suivant suivant suivant qu'est-ce que t'attends pauvre con de timide va te flinguer et ne reviens jamais...

    ...Non, ce qu'il vous faut, jeunes gens just what you need c'est d'être bien dans sa peau bonjour à tout le monde avec le sourire, "l'écriture y a pas que ça qui compte", "l'important c'est de parler avec les Gens, les Aûûtres" (en choisissant bien). Les laissés-pour-compte, les timides, les authentiques – allez vous faire foutre. Le milieu, on vous dit, se faire bien voir et bien se faire voir, ne pas dépasser ne pas se dépasser, avoir bien négocié le virage (le cirage) des 20-25 ans, choix du métier choix du partenaire – c'est mon choix qu'ils disent – ô professeurs, chers inénarrables et couillons de profs, chers boy-scouts si sottement persuadés de votre influence – ce n'est pas vous qui faites l'avenir, mais ce redoutable, ce si bref lustre de 20 à 25 ans, où le Jeune commet ses premières et irratrapables bourdes, qui crèvent les yeux des aûûtres – mais qu'est-ce qu'elle lui trouve ! - et qu'ils défendront bec et ongle parce que c'est leur choix n'est-ce pas.

    En vérité je vous le dis je vous le pète, si vous n'avez pas dès le début intégré la profession du livre ou du journal, de la télévision ou du ciné, vous n'y parviendrez plus jamais, tout sera pour vous perdu, si vous n'avez jamais connu Un de la Mafia intimement et avant – car le premier commandement qui leur est fait aux mafieux, dès leur intronisation, c'est de ne jamais, plus jamais accorder leur amitié, exactement comme les femmes mariées de la Jourboisie se seraient crues déshonorées si elles avaient révélé si peu que ce fût sur la sacro-sainte Nuit de Noces, à savoir une grosse bite fourrageant sauvagement dans un pauvre petit sexe tout meurtri. Et aucune jeune fille de ce temps-là n'en a jamais rien su. De même, le réseau des maisons d'édition, soigneusement verrouillé, s'obstine-t-il plus que jamais à répandre auprès des jeunes lycé-huns des informations fausses, cette ignoble légende du "manuscrit-envoyé-par-la-poste" qui fait se boyauter jusqu'au dernier sous-directeur de collection – pauvres élèves... Bref, je ne me suis pas fait admettre parmi les milieux littéraires, je n'ai pas rencontré André Breton (il n'avait que ça à foutre, André Breton : se balader comme ça sur les trottoirs pour pistonner les débutants) – "mon succès, je le dois à mes rencontres !" - soigneusement arrachées, lesdites rencontres, même au sein de la Mafia, au terme de longues, farouches et tortueuses négociations - "il rencontre Marcel Bénabou, il devient documentaliste au CNRS" – alors voilà : on va dire du mal, de toutes les réussites en général.

    Il n'y a que ce sujet pour enflammer la conversation. Liste des maisons dignes du souvenir :

    - les Blot – la Doctoresse – le bourrier – le Six, ex-Mousquet, la mère Bourret juste en face – le vieil Arménien du pressing et son fils – l'ancien garage des Birnbaum – la bicoque rénovée en fausse meulière ; chez Barcelo – la pharmacie – le petit labo : encore la rue Mazaryk (nous étions deux vieux dans l'histoire, la femme et moi – autant dire que la rue d'Allégresse proprement dite ne montre que des pavillons totalement dépourvus d'intérêt.

     

    * * *

     

    La rue d'Allégresse joint l'avenue Gindrac à la rue du Niveau. Gindrac est un stade tout vert, où parfois les Minimes de Cingeosse affrontent SPTT Junior à grand renfort de projecteurs et de haut-parleurs. Le Niveau, c'est l'emplacement de l'octroi, d'une grande bascule au ras du sol où s'effectuait la pesée des fardiers, tirés par leurs grands limoniers. La rue d'Allégresse monte en petite. Fier-Cloporte habite plus à l'est, après la place triangulaire toute malcommode : au 5 Avenue François-Joseph, "Empereur d'Autriche et roi de Hongrie" (c'est sur le panneau) – 1830-1916 – pourquoi ici une Avenue François-Joseph ? pourquoi rue d'Allégresse ? une de ces dénominations d'ancien temps, le naïf, le grandiose, où les faubouriens de Liège s'en jetaient un petit au zinc "du Commerce et de l'Industrie", au coin pourquoi pas de l' "'Impasse des Fraternités".

    Dès les premiers pas le piéton passe au droit des panneaux "Résidence Allégresse", "Propriété privée", "Voie sans issue", superposés. Je n'entre jamais. Prenons tous les jours ou presque, seuls ou en couple, la direction de ces petits commerces Place Pérignon ou "Jean Jaurès" puisque "Jean Jaurès" il y a, mort en 1914. Trottoirs de terre battue, perspectives plates et pavillons sans grâce. Les Mousquet s'y sont promenés jusqu'en 97 où le mari est mort chez lui 'une chute au réveil ; lorsque les secours ont passé la civière entre les battants de la fenêtre un jeune infirmier lui a répété en boucle faut pas vous en faire PAPY ce n'est rien puis la veuve y passa sur ses jambes en poteaux, chaloupant son abdomen octogénaire sans une plainte. Ils ont bite au fond du jardin une bicoque insalubre, vue imprenable sur la clôture, télé à fond je l'allume pour avoir du bruit loyer payé recta bouclant mes fins de mois du proprio, j'envoie mon épouse toucher le chèque, ce sont vingt minutes de commérages. Derniers mots de Feu Papy n'oublie pas le gros lapin pinpin dans son clapier rue d'Allégresse au bout à gauche. Imbécile et grandiose. Ce qui vaut bien Du haut de ces Pyramides jamais jamais dit par Buonaparte.

    Voilà ce que l'on trouve rue de l'Allégresse : de ces renfoncements secrets avec un lapin tout au bout, des couloirs extérieurs prenant sous une porte puis se rélargissant en cours, sentier, prairie, petits carrés bien bêchés en herbes folles. Derrière des façades sages d'une rue à l''autre, de clôture en passages dérobés. Pour la Veuve Mousquet il faut passer sur un sentier cimenté sous les retombées de glycines ou de lauriers. Ce passage s'appelle, en matière foncière, une servitude, qu'il

    incombe à mes soins d'entretenir, en le débarrassant de toutes branches, feuilles, cailloux, noyaux de pêche et excréments félins, sinon le propriétaire devra payer pour le col du fémur, le fauteuil, l'hôpital et les obsèques. Beaucoup reste à construire ici. Les prix s'envolent, mais qui achètera la parcelle où vivote une aïeule de nonante-et-un ans ? Non, la rue d'Allégresse n'émet aucune atmosphère particulière. Une rue vide tout au plus avant travaux, sans densité ni parfum. Tel ce triangle de trottoir au tiers de sa longueur devant paraît-il un ancien garage, d'où déboulent sur trois tricycles trois gosses dérapant sur le sable-et-gravier non coulé. Juste un fragment de temps.

    Les passants conservent cette allure nonchalante. "Chez Grigou, escaliers, menuiseries" allée privée (trois maisons cossues ; où habite monsieur Grigou ?) - les trois gendres de Mme N. un jour poourraient bien apprécier cette réparation de la claie de jardin entre la plate-bande et la demi-friche jusqu'au mur de la belle-mère - "un certain charme" dit-elle – pourvu qu'elle n'aille jamais se casser la binette sur ces débris de planches désassemblés qui grincent dans les coups de vent. La Nona dit qu'elle tiendra "bien autant que moi" "mais peut-être bien madame Mousquet (jamais "Mamy" ni "Mémé") vous nous enterrerez tous avec tout le respect possible.

    Façades fermées jardins secrets – rien ne pase des habitants mais qui se soucie d'habitants... n'intéressent personne – juste un effort sans grand objet ; Perec imaginerait un destin par maison. Rue de l'Allégresse ne dit rien. Du tout. Passage impersonnel où s'étend délicieusement l'absence. À peine ce jeune mort appelé Maroulis, ceinture et bretelles, auteur du Jardin Public sous-titré Les îles Eiffel ; de l'amour-propre, un bon lainage, un beau roman. La mort de Fralle aussi, Véra Fralle de laquelle nos passants détournaient les yeux sans vraiment le vouloir pour ne pas se laisser prendre à ses amorces d'échanges qu'on supposait devoir durer de précieuses minutes et qui mourut de n'avoir vraiment su parler.

    Nous lui reparlerons sans doute au seuil d'un autre monde ; sur sa tombe une gerbe rouge à même le sol - ces derniers temps elle n'avait plus que la peau sur les os ; je lui ai parlé de moi du bon côté de la terre - À ma meilleure amie Nicole – "tu savais, toi, qu'elle s'appelait Nicole?" - reprenons : à gauche donc à l"entrée de la rue le panneau "Cité d'Allégresse" loyers modérés tout " confort puis la rue devant nous commence : entre deux trottoirs alignés mollement quelques molaires minérales où trébucheraient les enfants qui font l'équilibriste s'il y avait des enfants. Plus loin sur des bordures mieux aménagées le grand âge piétine et radote à son aise C'est là que boitillaitd'un pas

    quet, grand, ilstable. Un jour des petits cons l'ont bombardé de marrons il a gueulé des syllabes édentées tous les gamins ont détalé. Je ne réagis jamais. Une volée de pétards dans les jambes sans tressaillir d'une ligne. Parole il est sourd ! Haïr tout ce qui est jeune avec la même conscience que je haïssais totu ce qui dépassait 35 ans.

    Elle a beaucoup frappé la nouvelle de Buzzati où les vitelloni trucident leurs pères avant de se regarder dans le miroir à présent son père c'était lui. Le père Mousquet fut enterré avec drapeaux parce qu'il avait été pompier. Ses deux petits-enfants concoctèrent une petite oraison avec une faute énorme religieusement conservée par l'abbé, qui ne s'est pas rendu compte que sa démagogie correspondait exactement à du mépris faire peuple, c'est mépriser le peuple. L'Église crève d'avoir voulu "faire peuple". Madame Veuve Mousquet écoute la messe télévisée. Tous les étés par la fenêtre ouverte d'avril à mi-novembre bon pied bon œil. Toujours riante et souriante, ravaudant les vêtements des vieux : ça repart, ça revient...

    À 8h chaque jour, heure d'hiver, heure d'été, ses volets contre le mur que de maigres moyens ne permettent pas de retaper. Souvent lui téléphoner pour ne pas retrouver unbeau jour son corps "en décomposition avancée" disent les journaux. Qui gagne sous son béret,clopin-clopan, le bout de la rue d'allégresse. Ne pas prendre chaud. Ne pas prendre froid. Revenir. Le jeu consiste à éviter la mère Mousquet. Sans la bombarder de marrons. Du plus loin qu'on l'aperçoit venant à sa rencontre, trapue et vacillante, s'interdire tout changement de trottoir, histoire de ne pas froisser. Échanger des bonjours, des météorologies sur un ton enjoué, poursuivre chacun sa route. Elle a pris l'habitude de ces manières peu causantes. Mon mari était comme lui. Je mène (c'est son mot) une vie "retirée".

    Exact. À la dérobée je regarde ma montre sitôt la visite arrivée. La plus grande satisfaction est de passer tout le jour sans l'avoir vue sortir ou entrer. L'essentiel en tout cas est de ne plus croiser personne :judicieux traversements de rue du plus loin qu'on aperçoit quelqu'un. Quelle autre conduite à tenir ? ...détourner le regard, saluer au dernier moment ? Lâcher "Bonjour !" ? Voici l'endroit précis où se situe la moitié de la rue : cela se passe en biais, sur un angle de vingt degrés. Le côté gauche présente à cet endroit une propriété avec de l'herbe, un balcon où l'on monte par de larges marches, une plaque cuivrée : "Le Scouarnec" (Changer les noms ; les éditeurs désormais (ou les écrivains, car j'espère bien voir disparaître un jour ces parasites) se trouvent désormais confrontés à une certaine catégorie de gougnafiers qui prétendent se reconnaîte dans les héros de romans ; ils sont taxés du "délit de ressemblance").

    Nous reviendrons sur ces "Scouarnec", qui n'ont de breton que le nom. Elle habite Grande Avenue, et tient par alternance un magasin de nettoyage, en français un "pressing". Le domicile des Scouarnec est une lourde bâtisse assiégée de vert. Elle se rattache à la place J.J. ou Pérignon. Le côté droit présente en cet endroit deux ou trois cahutes indistinctes ; elles font encore partie du "Côté de Chez-Moi". Ce n'est qu'après le renfoncement triangulaire, annoncé par ce petit aloès piquant qui barre le trottoir (il faut descendre sur la chaussée) que s'amorce l'atmosphère de la place – déjà imperceptiblement (il fut difficile de découvrir où passait la limite entre les deux Côtés), le parfum de l'apogée – "aller-retour" : boulangerie, pressing, bistrot : il se passe quelque chose.

    Trois sortes de maisons dans la rue. Première : les antiquités. Taudis inchangés depuis la guerre. Une brave madame Thomas, foulard autour du cou, roquet en laisse. Quarante-deux ans de rue François-Joseph. Jamais posé de questions. Je veux dire : personne ne lui en a jamais posé. Quand elle est morte, tant de secrets en fumée. Admirable dans un sens. Je ne pourrais pas. 99% des gens qui dès leur plus jeune âge (un petit-fils est du nombre) ne conçoivent pas d'autres aspirations que de rester ainsi coincés dans le km² fixé par le sort. Au lieu du Vaste Monde. "Celui qui ne désire pas voyager, on devrait lui crever les yeux". Proverbe persan. "Pour trouver du travail, il faudra vivre en Estonie !" Plût au ciel que l'Estonie m'eût été donnée – nouveau pays, nouvelle langue à balbutier !

    Quoi de plus bas-de-gamme ! "Attachement à la terre" ! Ceux qui sont nés quelque part ! "Volem viure au païs ! ...Pénétrant dans sa chambre, si largement que se dilatent les narines – se sentir saisi d'étouffement – pour l'éternité – à mon âge vous savez – s'il a fallu que l'avenir se bouche pour envisager un seul instant d'écrire l'historique de sa rue – plus exactement la topographie – que nous font ces destins de cloportes dont à présent plus rien ne me distingue ! Compost humain ! Pas d'attendrissement – jamais – pour en revenir aux Maisons Antiques : la plus sale. Renfoncée le cul dans ses ordures. Tôle, canards et bouillasse – que leur donne-t-on à bouffer leur boue leur propre merde - pourquoi devrais-je absolument faire leur connaissance ? voilà des gens qui me regardent en intrus sitôt que Je jette un œil sur leurs immondices.

    Mère Mousquet locataire vivait naguère sous un monceau d'ordures. Un jour un gendre et deux cousins sont venus évacuer ces strates de boîtes à conserve et de bocaux de boutons ça peut toujours servir. Il était même miraculeux que rats et souris ne s'y fussent pas immiscés. Une profusion d'emballages gisait là, et de planches pourries, sous un toit de plastique ondulé menaçant ruine, prêt à trancher la carotide, droite ou gauche. Le lendemain, après la grande vidange, l'octogénaire contemplait hypnotiquement, de profil, le champ de bataille. Il restait encore au sol une couche adhésive en réserve, pour la prochaine immolation. Et comme je félicitais la vieille pour ce bon travail de jeunes, elle exhala un profond soupir : "Ça avait tout de même un certain charme".

    Ce fut le mot exact dont elle usa : "charme". Ce qui nous charme moins nous autres, ce sont les récipients morts de rouille qui recueillent l'eau de pluie, "pour la sécheresse", alors que moustiques et vermines y déposent leurs œufs, leur frai, leurs larves. D'autres maisons de la rue, mieux enretenues, conservent les aspects rustiques de leurs maçonneurs. L'une d'elles en particulier reste close, avec de hautes grilles et un exceptionnel étage en ces lieux. Nous en avons une deuxième, rue Kolik, où vit toute une famille : le père 56 ans dessinateur peintre qui retient son chien très étroit pour se dispenser de nous saluer ni même nous croiser. Une partie de son demi-hectare est à vendre en terrain à bâtir.

    J'aimerais l'empoisonner lui et sa famille afin d'accaparer un héritage aussi légal.

    La troisième demeure avenue François-J. fut sauvagement assassinée :la "Maison Usherr". Piquant dans la nuit ses trois pignons à la Psychose, étageant ses pièces abandonnées. Mon petit-fils et moi nous y sommes introduits. Elle était meublée. Jusqu'aux moindres recoins. Tout laissé en l'état, revues effondrées, disques éparpillés au sol tels que les avaient trouvés les brancardiers de l'infarctus – nous n'avons pas osé nous aventurer davantage, crainte que le plancher ne s'effondrât, nous eût engloutis sans retour – vaisselle incrustée de crasse, cartes grasses à même le lino – la mort même. Tragédie de l'insouciance. On décoince ton corps sans que personne ait pris le temps de fermer les volets ni les yeux .

    Le lendemain même de notre intrusion (Victor avait douze ans), la clôture avait été rageusement réparée DÉFENSE D'ENTRER. Et qu'il soit bien entendu surtout de racheter , à supposer que nous en ayons eu l'intention ou le rêve ; le propriétaire en effet, 94 ans et gâteux, une fois mort et bien mort, sa stupide engeance s'empressa de la jeter bas comme vieille bâtisse insalubre, dont la ruine imminente faisait frissonner le passant nocturne, pour ériger en fond de jardin bien rasé bien clos la baraque livrable clés en mains du catalogue : gros toit rouge typique, piscine et rires vulgaires d'enfants, car à notre époque, même les enfants peuvent montrer des trognes vulgaires.

    Notre habitation, rue François-Joseph, est de loin la plus laide et la plus recroquevillée : son pignon penche, un inspecteur est venu l'air soucieux, a visité nos combles, est redescendu catastrophe, serrant du poing une boule de bois toute piquetée de termites et tirée de sa poche à l'instant ; nous devions illico débourser, nous annonça-t-il d'un ton funèbre, telle somme pharamineuse et onique, la toiture nous cherrait immanquablement sur la gueule. Ma foi si le toit en avait pour trente ans, nous en avions bien nous-mêmes pour autant, et nous nous contrefoutions du reste. Nous n'avons plus revu Monsieur Termite ou Capricorne – et c'est bien totu à fait cela, devenir vieux : se foutre de tout, et – mon Dieu ! le bien que ça fait... Nos voisins les Ziegmann auront pronostiqué la démolition future de nos deux masures (la nôtre et celle de la vieille, au fond du jardin) ; puis sa reconstruction, par le propriétaire d'une ra-vis-sante maison neuve pimpante en diable.

    À l'emplacement donc de notre plate-bande pelée, j'imaginais déjà les grossiers ébats d'une génération d'incultes bien incapables de différencier Wagner et Vivaldi, férue d'informatique et de Madona, que je ne me fatiguerait même pas à hanter. Ils seront là, ces cons, dans l'air que je respire, à hauteur de mes pas. De quelles scènes, de quels divorces, de quels petits-déjeuners niaiseux ne seront-ils pas les pières figurants dans cet espace ?

    *

     

    Engageons-nous une fois de plus Rue de l'Allégresse. À plateau. À droite à l'angle, allée de maronniers. Cinq dans chaque file, noueux, immenses. Avec des racines trébuchantes en pleine allée. Des marrons où kicker à l'automne. Au début côté est, les traces métalliques d'un butoir en fer : un portail se dressait là. À l'autre extrémité, de biais, l'Allégresse. Il existait donc là, sur la route publique, tout un ensemle de maisons de maître, une gentilhommière, un château, que nos masures ont éliminé. Pour revenir de la poste, toujours passer par-là, dans l'herbe sous les marronniers. Nous allons jouer : nous serions les propriétaires. Au bout nous attendraient nos gens.

    On nous demanderait, en nous tirant nos bottes,si "ces Messieurs ont fait bonne chasse". Mais nos ne faisons rien d'autre aujourd'hui, que de déboucher, en biais, sur la rue des Jardins, où plus rien ne se laisse deviner : les anciens alignements eux-mêmes ont disparu. Tout va de guingois. Exit castellum. Pourvu à présent qu'on ne les rase pas, nos arbres. Ils ont bien souffert de la bourrasque du vingt-cinq sept cinquante-deux. Il y aurait un rond-point, un antre à blaireau supplémentaire. Longtemps la branche en fourche est restée suspendue, mais vous avez chez vous la même allée. Alors...

    Entre la chute et le croc-en-jambe au ras de sol jusqu'à centenaire, cordages sourdant de terre comme une veine sur la main de vieux, nous devrions les voir battre, énormes, sourdement, au rythme de notre propre sang. Les mêmes marrons qu'aux temps de nos enfances. Les marrons sont fascinants. Ils ne servent à rien, sans autre valeur que leur présence. Aussi les enfants les thésaurisent-ils, jusqu'à leur complet dessèchement. Des marrons. Des accumulations de marrons. Beaux, luisants, parfaits de forme. Les enfants tirent des marrons sur les vieux. Les vieux se retournent de tout le corps et profèrent des malédictions édentées, inarticulées. Ne pas devenir vieux.

    Plutôt mourir. Sans blague. Buter sur les racines est une chose. "Jusqu'à nos derniers souffles" en est une autre. Ce complément de temps qui retranche du temps – mourir n'est rien, mourir ici est doule peine. Car nous ne changerons plus jamais de lieu. Je sais où je dois mourir, et je sais que ce doit être ici. On ramènera mon corps ici. Quand mon esprit n'y sera plus. Le corps en tremblements. Une si belle allée de marronniers, courtaude, pacifique. Pour rentrer chez soi, aujourd'hui vivant. La vie de vieillesse ressemle à s'y fondre à ces fameuses joies qu'on lit dans les mémoires d'enfance. Les enfances des autres fascinent. On y parle de sensualité. Colette. Sarraute. Mille autres. Jamais au grand jamais je n'ai senti de sensualité de toute l'enfance.

    Strictement rien. La peur, l'impatience, la révolte : oui. L'injustice. Mais palper un marron ? Ça ne m'aura jamais fait plus jouir dans mon enfance qu'à présent même. Au portail supposé de l’ancien Château, là où subsiste incrusté dans la terre un fermoir en fer, se trouvent de nos jours deux conteneurs en plastique où l’on trie les déchets. En poussant sur les anus caoutchoutés, je précipite à l’intérieur les vieilles bouteilles : on presse le goulot sur l’opercule, tout disparaît dans un clapotis caverneux.

     

     

  • Ces villes où je meurs

    mort,Lipoges,cimetière

    C O L L I G N O N

     

    C E S V I L L E S

    O Ù

    J E

    M E U R S

     

     

    Thème : un homme écrit sa lettre d'adieu. Il range ensuite soigneusement ses affaires. Il prend l'autorail pour Eygurande.

    Là-bas, il s'installe et meurt.

    Développement :

    Un homme à sa table, la tête entre les mains. Il médite les termes d'une lettre d'adieu. Puis il rassemble, donc, ses affaires. 50 – 70 ans. 1M80, ni grand ni petit. S'il tournait la tête (à présent de trois quart arrière) on verrait son épaisse moustache – Nietzsche, tout de même pas. Sympa et bourru, ils sont nombreux comme ça. Ce qui fatigue le plus, la journée ou la vie ? On a sa fierté ; un peu de dignité. De recul.

    Un nom à cet homme, quitte à l'oublier souvent. Quelque chose de pas trop difficile : François, Grossetti, comme le général – mort de dysenterie le 7 janvier 1918.

    Une lettre d'adieu, c'est délicat. On ne sait pas qui lira cela. Tout ce qu'il comprend à sa situation immédiate, c'est qu'il s'agit d'une histoire de femme, pas de quoi fouetter un chat. Il faut appeler un chat un chat. Pas trop de souffrance, par rapport à son âge. Peut-être y en a-t-il plus qu'on ne croit. Qui souffrent (même sans avoir fait d'études ; c'est bête de croire des choses comme ça).

    Pour les femmes les choses se présentent différemment – il n'a pas connu beaucoup de femmes ; la sienne, à peu près. Plus quelques putes. Quelques autres aussi, naturellement, des vraies, dans la faute, dans l'éphémère – pas envie de revivre. De vivre non plus, sauf si ça le reprend, rien de moins certain. Lettre d'adieu ou pas lettre d'adieu ? On peut se passer de tout. D'orgueil. L'homme se lève dans l'appartement, retaille ses moustaches devant la glace – une amorce de fanons, des rides "d'expression", des tifs courts pas trop clairsemés – acceptable. Le frigo contient du fromage et des confitures. Trois pots de yaourt nature. Il en mange un. Aucune tristesse. Il ne peut plus vivre ici : première idée claire. Elle est partie sans regret

    Je souffrirais trop

    Si tu revenais

    "Je n'ai fait aucun effort" – ses premiers mots – "Thalassa tous les vendredis" elle disait "il y a autre chose que Thalassa les vendredis soir et puis "tu pourrais maigrir" – c'est comme je suis ou rien - "il faut que les croque-morts sentent bien quel homme de poids j'étais" – drôle, sauf la dixième fois.

    La queue ? ...va savoir ce qu'elles pensent. À lui de partir à présent ; l'agence lui mettra tout sur le

    dos. Pour l'état des lieux. "Ça ne pourra pas être pire que le mien – humour." "En tout cas j'ai tout rangé" – paquets, cartons le long des murs. Le garde-meubles a gardé le plus gros - "ils n'auront qu'à tout revendre". Sans téléphone. Juste une adresse. Et un portable dont il est seul à connaître le numéro. La lettre d'adieu, il veut la rédiger sur les lieux. Sur zone. "Où j'ai aimé, souffert, tout ça..." Des morceaux de phrases à haute voix. Des pas dans les pièces vides. Juste partir. Ça le soutenait. "Un tour des Indes, l'Islande à moto" – des tas de gens font cela – le plein de vidéo et après. Ils vont à Nouméa, ils te rappportent une photo de la poste ; mêmes frigos, mêmes commutateurs – ceux qui n'aiment pas voyager, on devrait leur crever les yeux proverbe persan.

    À trente ans tu vois le bois de ta porte. À quarante ans toujours là. Soixante. Tu te cognes dedans à 85 ans tu te cogneras le fauteuil. "Hurler de désespoir", c'est l'expression. Comment font-ils si c'est pour rester, vissé à fond de caisse – Ils partent, ils rentrent – ils "reviennent de voyage", sans rire, pour se rouler là, "fidélité, bonheur de vivre, port d'attache" – mon voyage sera sans retour – "mais mon pauvre vieux, le Massif Cenral ! à quatre heures de route ! "le bout du monde"! Tu parles ! " - il répétait "le bout du monde ! On ne vous y verra jamais - ...Qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre au Massif Central ? - Ne pas me voir par exemple" – ça les avait vexés. Ça les désarçonne toujours, les autres, ça les chiffonne qu'on puisse ne pas penser à eux.

    Le Massif Cenral, pensez – on ne les y verrait jamaisn à condition d'éviter la Chaîne des Puys (Disneyland), la Lozère (CECI EST UN ARBRE, espèce, date de plantation, ROCHER PITTORESQUE, un tourniquer de cartes postales derrière chaque buisson avec débit de boisson, chaussures de marche et musique de rock '"circuit pédestre", "randonnées à cheval" et autres kayakeries – éviter l'Ardèche, surtout, à tout prix). La ville même de Q. (ne plus préciser de lileu, les cons (les gens...) ayant tellement perdu contact avec le livre qu'ils te foutent des procès sur la gueule pour "délit de réalité") – cette ville se voyait défigurée par d'immenses panneaux : "Les Cathares auraient pu s'y réfugier" ; donc, ils s'y étaient réfugiés.

    Il ne faut pas dépasser une zone très restreinte, non sans solutions de continuité : Ussel, Eygurande, sud de Clermont, Cantal nord et est, St-Flour (15km plus bas c'est déjà Touristland et ses restaurants typiques). On remonte par la Margeride, le Livradois, Brioude et La Chaise-Dieu ; éviter Machin et son nid de camions, passer par Yssingeaux sans tomber dans le gouffre lyonnais – attention aux colonies de vacances pour petits cons – et N., pourrie de banlieue et de faune-de-banlieue depuis la fameuse "autoroute de désenclavement". Plus au sud c'est très vite le Midi

    putaing-cong qui tartine sa vulgarité sur tout ce qui traîne : la sueur, les chortes, quand on sera mort tout sera touristo-compatible, il faudra bientôt regarder Maubeuge entre ses pieds pour voir quelque chose de vivable.

    "Je romps – disait-il, parce que je vomis les matins de morgue où je me trimabelle de pièce en pièce, seul levé dans l'apparte. La vie sans avenir qu'une longue dégradation des facultés corporelles et sanitaires – quitte à crever à petit feu autant que ce soit tout seul et pas le nez sur la décrépitude de l'autre. Je bouge. La mort m'attend là-bas, à Samarcande. Plutôt claper en route qu'en garde malade."

    Entre chaque chapitre, un § de la rupture – mais la chose a tourné autrement.

     

    Du désir de train pour être bien contraint

    L'automobile triche.

    L'avion : négation du voyage.

    Aux Antilles. A Ceylan (Sri Lanka, I know). Bouthan, Yunnan. Comme si c'était banlieue.

    Ces gens-là ne se rendent même pas compte qu'ils voyagent.

    La vraie route c'est à pied.

    C'est bien connu, c'est bien connu.

    J'ai choisi le train. Comme ils disent. Les pieds gelés, la crasse, l'effort physique – surtout l'effort physique, que je méprise – jamais – le Grand Dépaysement, pareil : "Je ne sais pas, moi !" (votre interlocuteur, votre Messie, ne "sait" jamais) ; "si tu t'exiles, fais les choses en grand ! les Andes, par exemple !" - je ne vois pas comment je pourrais m'exalter, découvrir en moi des horizons, des vertiges inédits et tout ce qui s'en suit, en chiant ma tourista avec 39 de fièvre à 4000m. D'altitude...

    Chacun se fabrique sa petite retraite pépère. Celui qui veut se geler trois couilles au Groenland, pas de problème – pour moi ce sera la formule Pas de risque (et je vous emmerde). Plus un rond àl'autre bout de la planète. Risque de se faire sucer par les punaise, dévaliser par des Philippins, sodomiser, égorger par des porcs islamistes. Pas de risque. Celui d'être libre par exemple. Le pire de tous. En train tu n'es pas libre par exemple. Ton hôtel est retenu : pas d'échappatoire. Dans le train tu n'es plus le maître. Plus responsable. Ouf . Toute ta vie tu l'as bâtie là-dessus : "Pas responsable, pas ma faute".

    Deuxième vœu : se fondre avec les Gens du Cru. Ceux qui sont nés quelque part. Indécelable. Invisible. Impossible disent les sages – mais les sages pullules et tu les encules. Une fois sur place tu t'installes. Ta petite parcelle. Ton confinement. Ta feuille de chou sur ton siège de car local. Tu as toujours été là. Cent ans que tu lis sur le même siège. Toutes les lundis sans faire attention. Souvenir de ce con sur la Riviera quand on me dit les beaux paysages ! faut pas déconner je bosse, moi, pas que ça à foutre - connard je dis connard La Baie de Nice ça se respecte La Baie des Anges tu ne la mérites pas tu la mérites moins que ma main sur la gueule - être né là. Y avoir toujours vécu.

    Ailleurs. Puis crever. Changer de pneus. Cantal, neige au-dessus de 500m. Les vaches, les barbelés, l'antenne-râteau avec Poivre d'Arvor dedans tous les soirs au Vingt Heures – on coupe le téléphone pendant la Messe juste le répondeur - "pas là pour le moment" – je me souviens mal du trajet LIMOGES-BÉNÉDICTINS TERMINUS les toits vert bleu les toits vert-de-gris. Ils ont brûlé, genre château de Hautefort (Dordogne) : des inconscients ont fumé dans le foin, fini le toit ! Seule attraction dans Limoges : le Moi. La valise, verte. Plein de mystérieux compartiments. Tu ne sais jamais ce que tu y as fourré exactement. Tu passes au-dessus des voies, juste à côté des taxis, tu demandes le centre ville un clochard te sourit c'est par là il ne savait pas non plus le premier jour tu descends sans rien lui donner l'escalier sur main gauche valise à la main.

    C'est une rue sans caractère sous un mur de soutènement, des boutiques ruinées rechignées, le jeu consiste à se voir en habitant constant, ici depuis l'enfance en bordure d'asphalte qu'est-ce que ce serait si j'y vivais encore. On trouve même des habitants qui pleurent quand on effondre leur immeuble HLM et par un coude à droite tu te retrouves Place Jourdan "Hôtel du Commerce". À droite au fond précisément la gare des Bénédictins que tu viens de quitter, au bout de l'avenue que tu viens de quitter rectiligne trop droite justement, tu voulais l'éviter – un peu d'aventure que diable.

    À l'acueil l'hôtesse est revêche, le jeu consiste encore à s'imaginer coucher avec elle car toute femme est digne de coucherie je la transperce du regard j'ai quatre jours devant moi, pas plus. Pas de risque. Changer de vie mais s'apercevoir que c'est déjà fait, de femme même sans s'en apercevoir, ne pas se plaindre ou ronronner aux pieds d'une conne derrière son comptoir (mais oui, moi aussi, mais oui...).

    La chambre est neutre et pour cela enthousiasmante avec douche, vingt minutes allongé sans contraintes et puis lire, personne n'attend, le long de ma porte au dehors un corridor en tapis rouge avec au loin la lingère du lieu pas belle et rassurante, changeant du linge dans sa lingerie son sourire au loin 60/65 ans. Je lui réclame un autre oreiller bien épais – les hôtels croient toujours qu'un client dort à plat, comment les guérir ? il faut sous notre tête oreiller mou sur oreiller mou, le traversin plié en deux, dormir plié c'est mauvais pour le cœur on en crevait dans les siècles passés mais je crois savoir ce qu'il en est des femmes, donc je lis.

    C'est une sombre histoire d'Afrique (l'aventure !) - à Limoges le Libéria, L'assommoir sombre et vignolant au sein de Lisbonne en 2000 et les faux chants hébreux en plein Cartagène d'Espagne – ici Ahmadou Kourouma "manches courtes ou manches longues" ? ...bras coupés au dessous ou en dessous du coude ? Allah n'est pas obligé d'aimer la maman cul-de-jatte ou les enfants-soldats Kourouma hou akbar est le plus grand. "Votre langue abâtardie" qu'il dit. Nous autres Français, massacreurs du français. Je me couche. Du sommeil à rattraper. Le vrai, le profond, celui qui régénère les cellules.

    Je viens pour les rues, les rues en soi-même en elles-mêmes, celles qu'on voit en songe avec des murs sombres, où le vent me rabat vers l'hôtel, du vent froid, sans répit, biscuits-fromages-banane pour tenir chaud : pluie neigeuse, vite la cage d'escalier "du Commerce" son escalier le tapis rouge et sur le couvre-lit mes miettes. Fatigué d'avoir mangé vite et marché. Nous écrivons à la main cul nu sur la chaise de paille la main sous le cul contre la paille, le stop à vingt-deux heures pile avec la fesse gaufrée. Tous les matins quand vient la chambrière j'époussète le couvre-pied puis je sors. Le jeu consiste à trouver le cimetière, à pied : la nécropole, dans une ville, est la première chose, la plus vivante, que je recherche, à Limoges comme ailleurs. Dormir, lire, mourir – avec l'église – de ce qui définit avan tout la ville : Ceux qui m'aiment prendront le train – "le plus grand cimetière d'Europe" : c'est inexact.

    En Limousin, les décès (les disparitions) surpassent nettement les naissances. Enfant je me recueillais tous les deux jours de mes vacances sur la tombe de grand-père, ma mère et ma grand-mère arrachaient l'herbe et garde-à-vous devant Gaston sous terre "mort accidentellement le (tant)" pour la revue de casernement du chagrin, de quoi guérir, immuniser à tout jamais contre les tombes mais au contraire. Le caveau des deux autres grands-parents à l'autre bout sous le sapin qui verdissait la dalle, je scrutais les inscriptions, calculais mentalement l'âge des morts, date de naissance date de décès et je soulèverau le monde, frustré parfois par la mention "mort en sa (tantième) année" comme autrefois (hommage parisien à Victor H. "entrant en sa quatre-vingtième année" le 2 – 2 – 81 – ma mère ne manquait jamais d'ajouter que j'entrais dans ma (quinzième) ou (vingtième) année, très tôt peur de vieillir.

    Sur une table plage le navrant portrait sépia de Laura Dizzighelli parmi sa famille, jeune,vulgaire et bouclée dans son cadre ovale et souriant de toutes ses dents ; puis les sœurs Tripier qui se tripotaient avant de mourir et la famille Taillefumier – j'aimais déambuler, je déambule encore dans les cimetières - "stage de formation en entreprise" : ça fait rire les enfants, parce qu'ils supposent que je mourrai avant eux. À Limoges le cimetière est loin du centre ville ; à Bordeaux, il s'étale, en pleine agglomération – "C'est par-là ! répond une alerte sexagénaire, mais c'est loin vous savez !" - repoussant de la main sa propre mort en de formidables lointains.

    J'ai marché trois quarts d'heure à l'atteindre, en montée, sous le même vent, cherchant à telle minute un abri, un bistrot, pour boire à mi-chemin un chocolat.

    Ce que j'appelle ma vie, ce sont mes heures : de pisser, de boire, de lire. Au bar deux trois clients. Le patron me torche une table. Méthode d'hébreu comme prévu, car où que j'aille je pratique assidûment l'apprentissage des langues, aussi peu loin que j'aille, de toutes les langues : "méthodes", "initiation", juste les premiers mots sur le chemin (aujourd'hui) du cimetière. Au-dessus de moi la télévision que suivent les hommes, arrivée de la Huitième à Maisons-Laffitte sur Équidia, "il n'y a pas" se dit en hébreu eïn, personne ne s'en aperçoit mais je ne m'en suis pas dissimulé.

    Parfois même je lis Langages de l'humanité : 600 mots de 400 langues. Cent quarante francs. C'est ma façon de voir. Les vedettes voyagent incognito, mais se mettent des lunettes noires. Monsieur Cinéma, mon surnom à 18 ans. Vexant. Profondément mortifiant. Je les ai plusieurs fois, les 18 ans, et je m'y suis maintenu, pas un pouce d'évolution je crois, j'espère ! - sur la montée au cimetière, bien réchauffé, instruit, gravissant la pente sous les murailles : or dans un trou horizontal, profond et cylindrique, j'ai flashé à bout portant une canette de Pepsi (dans la montée de la Merveille j'ai cliqué, de même, sur trois boîtes à conserve à travers une meurtrière).

    Et je fis mon entrée au Cimetière de Limoges. Non pas certes "le plus vaste d'Europe" (le Père-Lachaise, gorgé de sépultures jusqu'à l'horizon (la première fois j'ai demandé au pas de course la sortie ! au premier gardien rencontré) – cependant : les étagements de la Nécropole de Limoges rappellent à Lisbonne le Haut de Saint Jean (Cemiterio do Alto de São João), donnant là-bas vers le nord sur d'immenses et pouilleuses boîtes à peuple ou logements sociaux ; juste en face de la Secçãn Militare de la Grande Guerre, de l'autre côté des terrains vagues : la Picheleira, l'Alto di Pina.

    À Limoges mêmes terrassements, ou dans les rizières de Sumatra. Dans l'allée supérieure, où fut tournée une séquence avec Trintignant (il tient le rôle de jumeaux antagonistes, rien pigé) tout est bien net sous l'alignement des arbres : sentiers spacieux, gravillonnés de frais, du solennel, du solide, du provincial. Puis j'ai descendu la pente par de larges degrés entaillés de perrons. Je n'ai rien vu de pittoresque, répétant à haute voix (surtout ne pas se faire entendre...) ("l'homme qui parle dans les cimetières" !...) - les noms de famille, de fratries, d'individus, acordant foi aux antiques croyances égyptiennes : toute personne prononçant le nom du défunt le rappelle en surface... Je parle aux morts épiciers, employés, jeunes mères, anciens conscrits, livré en pleine conscience aux rites de déploration.

    Mais toujours bien jeter l'œil par-dessus mon épaule, car on sort plus vite d'un cimetière que d'une cellule de dingue. Aussi les morts m'entendent avec reconnaissance; le plus poignant que j'aie vu au Cimetière de Limoges ne fut pas la tombe d'une jeune fille Pourquoi à vingt ans ? lu à Chantonnay sur une plaque blanche mais celle d'un dessinateur au trait, ligne claire, portant cette épitaphe éplorée : À MON MARI – À SON ŒUVRE. Sur la tombe figurait un autoportrait acceptable mention AB [douze sur vingt] – tandis que sur trois ou quatre caveaux voisins se montraient deux ou trois portraits d'amis, du même, rassemblés dans un même funèbre périmètre, n'ayant pu refuser ni de mourir dans l'année – un bon mouvement ! disait la Veuve aux yeux rougis muette sous sa cape – ni de tolérer sur sa dalle et son corps les témoignages désespérés d'une indissoluble camaraderie.

    Telle était désormais l'étendue de sa gloire : 20m² autour d'un tombeau. Et c'est cela que j'avais trouvé poignant, qui m'avait point, au vu de ce théâtre anticipé que je jouerais aussi, déplorable mélo, dans le vrai jusqu'aux larmes. Que gravera d'autre ma fille en effet ou ma veuve que ce pathétique HOMME DE LETTRES, objet de mes railleries dans le petite cimetière de Q. (Cantal) ? et dont à présent, plus vieux, plus mort, je ne ricanais plus. Car on ne pourrait même plus montrer un portrait de ma plume, ou deux pages que j'eusse écrites. Et remontant vers l'allée supérieure, épuisé, résolu cette fois à prendre le bus, j'aperçus au sol – juste avant la sortie - coincé entre deux tombes – un rouleau de biscuits fourrés pour enfants, car nous ne nourrissons plus nos morts. En vérité c'étaient les morts eux-mêmes qui me tendaient ce cylindre garni à demi-clos, à peine souillé, que les chiens n'auraient pu compisser sans d'improbables et grotesques contorsions. Je me suis empiffré de ce quatre heures tombé d'un gosse gavé de macchabes. Le bus me ramena du Terminus au Centre-ville, où je remarquai au pied d'un banc de pierre un sac à dos délaissé garni d'un second paquet de biscuits : quelle aventure !

    Limoges nourricière !

    Je me suis gratté les couilles mais il n'y avait pas de troisième paquet de biscuits.

     

    X

     

    J'ai donc lu, sur mon lit, jambes ouvertes. Je suis reparti je suis revenu. Ces choses si banales. Si empreintes, dans les moindres secondes de leur déroulement, de cette dimension de liberté que seuls les prisonniers de fraîche date, peut-être, doivent éprouver. Je n'étais plus obligé de rien. Imaginez cela : ne plus jamais devoir prouver à quiconque, père ou mère ou con, que je suis une vedette, que mon génie me place au-dessus de l'humanité, du moins la leur. Je suis ici chez moi, plus que chez moi, plus qu'avec mon épouse – rester au lit, ne plus faire le ménage, bouffer tout nu avec une serviette de toilette sur les genoux pour éviter les miettes aux endroits susdits, m'endormir toujours nu à même la chaise dont le paillage me quadrille les fesses – voilà ce que je fais, moi l'homme libre.

    Vous ne pouvez pas comprendre.

    Si j'étouffe – chauffage par le sol – je sors par les rues noires soufflant le gel – puis me renferme. Enfin j'obéis aux tythmes corporels. Sans justifier de quoi que ce soit. La vie consiste à lire : Allah n'est pas obligé, amusant au début, grâce au petit-nègre du petit Noir faussement couillon, puis vite angoissant : des guerriers de 12 ans – racketteurs – violeurs ; toutes les factions mercenaires en lutte pour le pognon des mines. Pas le baratin des télés. Une fillette qui se fait respecter en se tripotant la mitraillette et le gnassou-gnassou [sic]. Ça excite. Après 50 ans, moins. On ne se touche pas dans une chambre d'hôtel. Enfin les hommes. Qui sait ce qui se passe.

    ...C'est déplacé, non ? ...plus obligé de le faire poour se prouver qu'on existe. Déjà la mort des parents ça aide. Peut-être que la mienne soulagera. Peut-être. Je ne compte plus retourner au cimetière : il prendra sa place dans la tête comme les autres. Visite de la cathédrale : âme de toutes les villes ! sur le parvis en 44 la foule s'est entassée après Oradour, malgré la menace des mines. Monseigneur Louis tonne en chaire. Les Malgré-Nous pardon les Boches sont allés trop loin – Bellac, Montmorillon. Sous l'orgue dans la pénombre en bas-reliefs rasants photographie au flash les Douze Travaux d'Hercule - fresque païenne absente du guide fascicule ! (Père Bourghus) – revenu de nuit ; devant St-Étienne-de-Limoges illuminé je frôle une Ivoirienne en confidence à son amie C'est encore lui dit-elle qui m'aura le plus aimée ; et, ajoutait-elle, même pas pour le plaisir la suite se perd dans le froissement des pas sur le gravier - les jeunes hommes ne sont pas des pieux qui bandent. Gustave se vante dans sa Correspondance d'avoir tenu trois années, de 22 à 25 ans, dans la chasteté la plus totale. Par orgueil dit-il. Ma personne, plus modestement – 32 jours. L'année de mes 19ans. Mon premier flirt. Une fille de flic. Juste les seins, les fesses – les baisers dents serrées. Appuyée par sa mère qui voulait grossesse, qui voulait mariage, pour enfin caser sa mocheté : ravagée de varicelle grattée à mort, fixée face à face dans le train trois ans plus tard sans un mot, descendue en sanglots sur le quai – jamais revue – c'est à cela – que vous auriez pensé – à Limoges – le temps d'une balade froide. Les coins de rue peu à peu familiers. Rien de neuf. Peut-être fidèle à la Poste, au supermarché du centre en haut de la place Baugisse, modérément modernisée. Limoges 70 n'est plus là. Ni les pentes, ni l'agressivité bovine – viré d'un orgue sans permis du curé – la tribune barrée : prière de prier Dieu de façon rationnelle.

    Trop d'amateurs aux claviers. Trop de pillards de Vierges Noires. Je m'agenouille tout raidi sur un prie-Dieu tandis que dans mon dos surviennent Papa Maman fifille de cinq ans qui gueule. Du temps lointain où j'avais une fille je lui avais appris sans peine à ne pas élever la voix ni courir entre les tombes ou dans l'église. Les intrus s'en vont sans avoir prié. Depuis la poste face à la Mairie j'envoie des chocolats fourrés à Z-U-V (Savoie) pour me réconcilier, me seront retournés (j'ai mis mon vrai nom sur le formulaire) – j'exclus, je suis exclus.

    L'Hôtel de Ville, spécifie le v° des cartes postales, "fut construit à l'imitation exacte de celui de Paris". Pathétique. Cependant le carré muet de Limoges sur la carte météo française se voit souvent qualifier, après une imperceptible et mortifiante hésitation, de "Centre-Ouest".

    Partout ici je trace, j'entrecroise mes itinéraires de Limougeaud express. À la Grand-Poste enfin je trouve la chaleur. Le public peut écrire tout debout, sur des tablettes ad hoc au long des murs, ni plus ni moins que Victor à Guernesey. Face non pas à l'océan, mais à l'écaillage des parois. L'administration prévoyante attache ses petits stylos à leurs socles de plastique eux-mêrmes inexorablement vissés. Ainsi composons-nous avant de nous rassoir, tout accrampi, sous l'œil éteint de l'employée d'accueil. En bleu dans son cadre en carton. Sortant parfois sur ses aiguilles pour aider les Vieux glissez les pièces dans la fente et vieux de s'esbaudir. Tous ignorent dans ces murs postaux l'œuvre peut-être immense que je compose.

    Tout est dans le "peut-être".

    Si l'on y pense bien, c'est là qu'est sa grandeur.

    Puis je glisse à mon tour Singe Vert, ISSN 64-825, dans les fentes horizontales offertes.

    Dans le froid glacial extérieur stationnent trois prostitués de seize ans. Hugo. Je reconnais le blond bouclé à bonnet de laine qui m'a collé au cul près d'un guichet en murmurant on se pète les couilles dehors. J'ai répondu c'est le mot sans plus – si je renonce à la branlette ce n'est pas pour me taper des ados. Je n'ai pas même vu de bordels à Limoges. C'est que j'ai mal cherché. Les visages que je croise disent tous il n'y a rien ici. Quatre jours à tirer. J'entends encore les bouseux propos de la torche-piaule de Laguépie (Aveyron) Ça doit être un malade - il est tout seul – et y a des traces dans le drap" les traces de femmes sont en effet d'une autre sorte bien qu'elles se branlent plutôt trois fois qu'une. À moins qu'il ne s'agisse d'un de ces écoulements indéfinis qui font des femmes, quoi qu'il arrive, de pauvres victimes qui souffrent, et surtout pas une égotiste qui s'astique.

     

    LE MUSÉE DE LA CHAMBRE ÉGYPTIENNE – LES ÉMAUX ET LE JARDIN DE LA PRÉFECTURE – FABLE

     

    Le Musée des Émaux de Limoges se trouve dans un hôtel XVIIIe, du temps où les nobles avaient du goût sur le dos du peuple. Autres bureaux d'accueil, une fille en bleu et des catalogues noir et blanc, les "en couleurs" sont hors de prix. Dans un boyau TROIS Suzanne Valadon, voluptueusement éclairés dans la pénombre. J'en flashe deux en douce. Il existe paraît-il des appareils muets, quoiqu'un technicien – mais voyons ! c'est évident ! - m'ait démontré l'impossibilité absolue d'en fabriquer. Le secret reste bien gardé.

    Les plats, pyxides, aiguières, se succèdent innombrablement, je me contente d'un exemplaire par subdivision de salle ou recoin, que j'observe trente secondes, en comptant. Partout les mêmes noms, les mêmes dynasties. Cloisonnements, marqueteries, niellages : les notices enchantent les spécialistes. La salle réservée aux modernes me confirme dans la conviction qu'il n'est pas un art, peinture, sculpture, ou quel que soit le nom qu'il usurpe, qui dès l'entrée de l'époque moderne ne s'effondre irréparablement dans l'indigence. Il ne reste donc plus à admirer, en émaillerie comme ailleurs, que de grands méplats froids, nus, la matière en soi.

    Le pire est que cela repose. Peut-être ne sommes-nous plus, nous autres modernes, capables d'admirer que cela : le nu, le vide. Revenus de tout, vraiment ? Comme je pénètre en contrebas dans un fac simile de tombeau égyptien, je suis frappé par un extrême fouillis, tel que l'exhibent justement les émaux dits anciens, mais aussi de fraîcheur : de véritables hiéroglyphes à l'instant de la mise au jour ; jetant par la suite et remonté moi-même du tombeau les yeux par une baie vitrée donnant sur un jardin glacial, j'aperçois six ouvriers tentant de déployer contre le vent une énorme bâche verte au-dessus d'un massif ; la photo sera floue, ne rendant que très imparfaitement l'étrange vision d'une manœuvre de carguage de voile par gros temps, et en pleine terre.

    Visite. Rafales de pédagogie. Touristes, connaisseurs, "amoureux austères", nul ne doit ni ne peut ignorer quelque étape de fouilles, d'expansion d'agglomération, quelque croquis, notices, maquettes sous cercueils vitrés portant indications exhaustives des financements – Conseil Régional, Conseil Général – que ce soit. Jusqu'aux sous-sols, soubassements, chapiteaux, sarcophages en contre-plongée lumière rasante, bas-reliefs de plus en plus réalistes au cours des siècles, se ponctuent de plans, médiévaux, antiques ("le croisement central correspond à celui des allées du premier camp romain : le cardo") et de placards imprimés.

    Le silence est parfois troublé par les éclats des familles de gardes, sans gêne, entre soi, tels ces infects bedauds des deux sexes en plein transept à grand fracas de seaux métalliques : dans un renfoncement de cage d'escaliers, une quinquagénaire couënneuse et deux branleuses assises de treize ans ricanent de voir surgir des rampes inférieures ma tête de Professeur Nimbus qui tord le cou pour contempler au mur les toiles que leurs corps me cachent – allons ! je suis bien encore chez les humains, où l'on se fout ouvertement des vieux visiteurs de musées, avec leurs écarquillements hagards, "pas comme tout le monde". Ce sont tous ces yeux, tous ces contacts ignobles que je suis précisément venu fuir ici, à Limoges, pays des morts et des musées. Quand je reviens, les trois salopes ont disparu. Je regarde bien tout, avidement, de sang-froid. Limoges – comme – la- mort.

    Ils en font tout un plat. Tout un cirque. De la mort je veux dire. Quoi de moins spectaculaire que la mort. Vue de l’intérieur – j’y reviendrai. Un couple rencontré à une table d’hôtes. Homme quelconque – un homme, quoi. Femme brune, autoritaire, prof d’arts plastiques, autant dire de rien. Comme je demande leur ville d’origine, elle balaye la table de la main : “Limoges...” - pourquoi tant de haine ? Quel précieux, quel inestimable dépôt les Limougeaux ne possèdent-ils pas : celui d’une certaine image de lamort… ce couple a deux enfants. Ils occupent la chambre voisine.

    Poussé par la nuit, j’avais poussé sur le palier la porte de ce qui me semblait une pièce inoccupée. Là, juste dans l’embrasure, m’apparaît un petit garçon d’environ quatre ans, dormant ainsi exposé, angélique – sur lequel je me suis incliné, retenant mon souffle – la fillette au petit matin ne fut qu’ordinaire – de proches parents sans doute reçus à l’étage avec les clients ? au moindre geste une main de fer m’aurait empoigné, qui m’aurait cru ? Devant le café le père me confirma qu’il tenait l’œil sur moi, prêt à bondir au moindre mouvement douteux. Il souriait, j’avais l’air criminel devant mon bol de crème. Je lui ai dit de faire attention, que pour une porte entrouverte ou trois secondes d’inattention l’atrocité vous broie d’un seul coup, il m’a remercié sans cesser de sourire.

    Lorsque j’ai revu la famille à la sortie du Grand Aquarium je l’ai dépassilée d’un pas pressé car les adieux ne doivent pas se reprendre. Et je me suis rendu, près de l’Hôtel de Ville, un cybercafé vous entrez disquette en main, ils vous ouvrent le post multimédias, vous remplissez un questionnaire et vous repartez gratis : « Vous êtes le premier client ne payez rien ». Tout a changé à Limoges – cybercafé, bon accueil, même une foire dont j’ai consciencieusement écumé les allées sans regarder les filles car mon âge est sur ma peau – une foire aux plaisirs vous voyez ? minuscule et plantée là pour l’hiver. Du bruit des pistons de chenilles, vapeur et frites, les blousons s’emmerdent entre auto-tamps et tagada. Je me démolis le foie d’un coup de Coca. Moi : « J’ai trouvé ça bon et j’en reprends ». Elle m’approuve en faisant son métier. Me méfier de mes propres mimiques, celles de ma mère muée en guenon grimaçante pour amadouer un cogne.

    Retenez ceci vous qui me lisez : en public tenez-vous droit sans vous voûter ni rouler des yeux ni baisser les coins de votre bouche car les humains les gens comme ils s’appellent se conduisent très exactement comme les volailles : si peu différente ou faible que paraisse une autre poule, c’est à qui se précipitera sur elle à coups de bec jusqu’à la mort. Je le sais, je l’ai vu. Je l’ai expérimenté, à la ferme et sur moi. Ne croyez pas ceux qui nient, qui savent mieux que vous ce qui s’est passé et pourquoi comment.

     

     

     



  • Carré de dames Théâtre

    C O L L I G N O N

    C A R R É D E D A M E S

    dédié à Anne Sylvestre

     

     

    ACTE UN, Tableau unique

     

    Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.

    Prévoir un écran, un prompteur.

     

     

    PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)

    WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…

    DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse

    Tell on… Very exciting…

    LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table

    Alors ? Décidées ?

    JEANNE

    C’est dit !

    FITZELLE, Alsacienne à l’accent toulousain, démerdez-vous

    Un petit whisky !

    LE REPRÉSENTANT

    Si vous le dites…

    JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.

    C’est du porto.

    DEUXIÈME VIEILLE

    Et du bon .

    Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)

    LE REPRÉSENTANT, grimaçant

    L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...

    JEANNE

    Aryenne…

    LE REPRÉSENTANT se choque

    JEANNE

    Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?

    LE REPRÉSENTANT

    Niçois.

    FITZELLE

    Arabe ?

    LE REPRÉSENTANT

    Tout de même pas.

    Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.

    LE REPRÉSENTANT

    Dites-moi…

    JEANNE

    Oui ?

    LE REPRÉSENTANT

    Il va où, cet escalier ?

    FITZELLE

    Il ne va nulle part cet escalier.

    JEANNE

    Il reste ici.

    LE REPRÉSENTANT

    Ah bon.

    FITZELLE

    Porto ?

    Elle le ressert d’office.

    LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume

    Une somme incomparable…

    JEANNE

    Il est bon le Porto ?

    FITZELLE

    Nous sommes l’Encyclopédie.

    LE REPRÉSENTANT

    Tout est là-dedans.

    JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille

    Là-dedans.

    Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.

    De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer

    LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU

    Pas d’accord !

    Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.

    MARCIAU, brandissant son tisonnier :

    Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :

    Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.

    FITZELLE

    Au moinsse…

    LE REPRÉSENTANT

    Ah tout de même…

    Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.

    Affolé :

    Y a quelqu’un ?

    LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures

    Imbécile !

    LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :

    « Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?

    Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.

    Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.

    Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.

    Vous n’avez pas de miroir ?

    Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.

    SOUPOV

    Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?

    LE REPRÉSENTANT

    Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !

    JEANNE

    Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)

    MARCIAU

    Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)

    JEANNE

    Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).

    LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».

    MARCIAU

    Je prends ce tome-là.

    SOUPOV, à MARCIAU

    Crève.

    LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant

    Georges Bénigne Bossuet...

    FITZELLE

    On sait.

    LE REPRÉSENTANT

    ...qui n’était pas un imbécile…

    JEANNE

    Une ganache.

    SOUPOV

    Et qui puait du cul.

    LE REPRÉSENTANT

    Que de science !

    FITZELLE, très vite

    Une buse.

    JEANNE, même jeu

    Une couenne.

    MARCIAU, même jeu

    Une croûte.

    SOUPOV, même jeu

    Un fourneau, une gourde

    FITZELLE, accélérant

    Manche.

    JEANNE, même jeu

    Moule.

    MARCIAU, même jeu

    Noix.

    SOUPOV, même jeu

    Une tourte.

    LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette

    J’ai là aussi une estampe. À vendre.

    Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.

    FITZELLE

    Je vois une faux.

    JEANNE

    C’est faux.

    SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil

    C’est une huître.

    JEANNE

    Je vois un texte en vers.

    MARCIAU

    On ne voit rien.

    LE REPRÉSENTANT

    Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)

    C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.

    SOUPOV

    Nous avez-vous suffisamment détaillées ?

    MARCIAU

    Rasseyez-vous.

    LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant

    La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».

    Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).

    LE REPRÉSENTANT, prêchant

    « Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).

    Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.

    MARCIAU

    Tout dépend de comment on le regarde.

    LE REPRÉSENTANT

    La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !

    SOUPOV

    Sûr ?

    MARCIAU

    ...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)

    « Cil cuide engeigner la Mort

    Par lui desrobber sa bource

    L’imbecille doute encor

    S’il a terminé sa course »

    LE REPRÉSENTANT

    Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève la gravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.

    JEANNE, qui ne voit rien

    En effet.

    LE REPRÉSENTANT

    C’était pour un exorcisme.

    JEANNE

    Curieux, ces déchirures.Pilier d'un marché couvert b.JPG

    MARCIAU

    Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.

    JEANNE, qui examine réellement l’image

    Je vois des caractères en transparence.

    LE REPRÉSENTANT

    Un pa-limp-seste. Rien de plus courant.

    MARCIAU

    Comment ceci est-il tombé entre vos mains ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Après l’incendie de 1614…

    FITZELLE

    Mais encore ?

    LE REPRÉSENTANT

    Chocolats Bouinbouin. Complétez votre collection (d’un coup, doctoral) Savez-vous que cette estampe pa-limp-ses-tique s’est trouvée mêlée à l’une des plus fameuses a-nec-dotes de la période révolutionnaire ? (Il appuie sur un bouton dans la paroi, qui débite un enregistrement)

    VOIX OFF

    « Le 5 thermidor an II, le chevalier de Pierrefonds jouant aux échecs s’aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n’était plus qu’un assemblage infect d’os et de tendons. Levant les yeux, horrifié, il sursauta : son adversaire avait pris l’aspect d’une momie suintante. Dans le sursaut qu’il fit, l’échiquier se renversa. Par-dessous se trouvait cette gravure. Le chevalier s’enfuit aussitôt pour l’exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu’à Brighton en Angleterre. L’autre se retira précipitamment par la fenêtre, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent sous serment que dans la rue, l’homme avait repris un aspect naturel, la perruque de travers toutefois. C’était lui que le Tribunal du Peuple avait chargé d’arrêter le Chevalier. »

    SOUPOV

    C’est combien ?

    LE REPRÉSENTANT écrit une somme sur un papier qu’il pousse vers elle.

    JEANNE

    Trop cher.

    LE REPRÉSENTANT

    Comment ?

    JEANNE, en russe

    Slichkom daragoïé.

    LE REPRÉSENTANT se

    carre sur son siège

    À prendre ou à laisser.

    JEANNE

    Est-ce votre compagnie qui vous demande de vendre ?

    LE REPRÉSENTANT, burlesque et solennel

    Certains membres de notre compagnie.

    LES QUATRE VIEILLES ÉCLATENT DE RIREMARCIAU s’empare de la gravure et la scrute. Elle tire de sa poche un crayon et du papier, commence à prendre des notes.

    SOUPOV, renfrognée, fait un signe de croix orthodoxe en direction de la table.

    FITZELLE, accoudée au dossier de MARCIAU, lit distraitement par-dessus son épaule et bâille.

    LE REPRÉSENTANT sursaute.

    JEANNE, précipitamment

    Dieu vous bénisse !

    LES TROIS AUTRES, mécaniquement

    Et vous fasse le nez comme j’ai la cuisse.

    LE REPRÉSENTANT

    Quelle heure est-il ?

    SOUPOV

    Ah que ça va être censément dans les huit heures-z-et demie.

    MARCIAU sans lever le nez

    L’heure que tu dégages.

    FITZELLE

    Ma montre s’est arrêtée.

    LE REPRÉSENTANT

    C’est un effet de la gravure.

    MARCIAU

    Ça fait tard.

    LE REPRÉSENTANT

    Oui, quoi-t-est-ce qu’on bouffe ? (en hébreu) Mayèsh lé-êhhol ?

    FITZELLE, hargneuse

    Y’a pas de chambre.

    JEANNE

    T’as vu ta tronche ?

    SOUPOV regarde ses compagnes

    Vous êtes ici chez moi (regardant le REPRÉSENTANT) Vous êtes ici chez vous.

    FITZELLE

    Ce sera des gaufres et rien d’autre.

    LE REPRÉSENTANT fait signe que ça ne le dérange pas. SOUPOV roule son fauteuil contre la table, près de l’âtre, où son visage apparaît en pleine lumière. MARCIAU, sur la pointe des pieds, place la gravure de chant sur la table, légèrement enroulée.

    SOUPOV

    Personne ne vous attend ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Pas même vous.

    JEANNE lui tend son assiette vide à bout de bras

    Tiens, Azraël.

    FITZELLE farfouille rageusement dans le haut du buffet ; les verres s’entrechoquent.

    Il va nous taper l’incruste ce blaireau (plus haut) C’est vrai, ça, que tu es représentant de commerce ?

    LE REPRÉSENTANT se fouille, se met à poil

    J’ai oublié ma carte… J’ai une femme… Deux enfants… J’ai une bi- euh, une sexualité normale…

    JEANNE rappuie dessus pour le rassoir.

    Assis.

    MARCIAU allume deux chandeliers

    LE REPRÉSENTANT

    Ne vous mettez pas en frais…

    MARCIAU désigne la gravure magique, encadrée à présent de chandelles à la façon d’un tabernacle. La gravure doit être de biais par rapport à la salle ;

    FITZELLE, désignant la gravure

    Ça me brouille l’estomac.

    LE REPRÉSENTANT se penche sur JEANNE pour contempler la gravure. En se rasseyant, il effleure son sein – JEANNE étouffe un petit cri. MARCIAU éteint le plafonnier. SOUPOV manipule au-dessus du foyer le gaufrier, qu’elle tourne avec adresse en se penchant sur sa gauche. Les flammes s’égaillent traîtreusement autour des plaques de fonte. FITZELLE puise abondamment à la pile que SOUPOV tente en vain de faire croître dans l’assiette. MARCIAU fait passer l’assiette, essayant d’assurer une répartition équitable.

    FITZELLE

    Et le rhum ?

    SOUPOV

    Devant tes yeux. Tu ne vois déjà plus la bouteille ?

    LE REPRÉSENTANT

    Après tout ce porto…

    JEANNE, à son oreille

    Je l’ai caché pour vous…

    FITZELLE, à la régalade

    Et hop ! Encore un gorgeon…

     

    JEANNE

    Elle est bien partie. Méfiez-vous.

    LE REPRÉSENTANT

    Une bouteille dans la gueule, ça s’évite.

    FITZELLE

    Le dernier, on l’a violé.

    MARCIAU

    Ce que j’ai pu rire… sur mon escabeau…

    SOUPOV

    Il courait dans tous les sens… Il ne trouvait même plus la porte…

    JEANNE, mimant le représentant précédent

    Bon-alors-écoutez-moi-bien-j’ai compris-v’là les papiers-j’me casse-foutez d’ma gueule-plus vous-voir-plus vous entendre-où c’est la porte-c’estça-auplaisur-du balai...(elle halète, froisse des morceaux de paperasses imaginaires qu’elle enfonce dans une mallette, roule des yeux de dément. Les autres s’esclaffent. MARCIAU, enfouie dans sagaufre, pouffe comme un édredon qu’on tape).

    SOUPOV, calmée d’un coup

    Il a oublié sa camelote.

    FITZELLE, même jeu

    C’est bien fait. D’abord j’aime pas les Arabes.

    JEANNE

    Pas un Arabe, il venait de Nice.

    SOUPOV

    C’est pareil. Au sud de la Loire, tous des nègres.

    FITZELLE, outrant son accent de Toulouse

    Tu sais ce qu’ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    TOUS

    Est-ce que tu le sais ? - Wo-oh ! - Wo-oh ! - Yeah ! - Yeah !

    Tout le monde se tait d’un coup et s’empiffre.

    LE REPRÉSENTANT, dans le silence masticatoire

    Y a pas de cidre ?

    JEANNE va lui en dénicher.

    LE REPRÉSENTANT, la bouche pleine

    Vous bouffez toujours ensemble ? …Je sens comme une onde entre vous…

    JEANNE

    ...surtout entre nous deux…

     

    MARCIAU

    Ne l’écoutez pas.

    FITZELLE

    On parle de cul ?

    JEANNE

    Fitzelle, cuve et tais-toi.

    SOUPOV

    Nous parlerons de cul à Monsieur sitôt que Monsieur en exprimera le désir…

    SOUPOV tourne plus vite le gaufrier, dans un bruit d’armure. JEANNE souffle à grand bruit sur sa gaufre.

    LE REPRÉSENTANT

    Depuis quand vous connaissez-vous ?

    SOUPOV, long regard vers MARCIAU

    Depuis bien assez de temps.

    MARCIAU s’est plongée dans des mots croisés

    JEANNE

    C’est pour moi que tu dis ça ?

    LE REPRÉSENTANT se frotte les mains pour en ôter quelques miettes de sucre.

    JEANNE, à FITZELLE

    On s’est connues les premières.

    SOUPOV

    Pardon, j’ai connu Fitzelle bien avant toi.

    FITZELLE

    ...Petites annonces…

    SOUPOV

    Besoin de quelqu’un pour m’aider ?

    FITZELLE

    Serpillières molles, seaux hygiéniques, le gant de crin sous les aisselles…

    SOUPOV

    ...et sous les seins…

    JEANNE, à FITZELLE

    C’est vrai, tu m’en avais touché un mot au bal (déclamant) Il est vrai que vous eussiez été aussi ébahie que je le fus moi-même à contempler Fifi vêtue de noir et chapeautée, tricot en bataille et tritaille en bacot, lorgnant libidineusement les ébats zémézabés d’une jeunesse en fleur, battant de sa

    pantoufle le tempo d’un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    FITZELLE

    Et toi ?

    JEANNE, solennelle

    J’observais.

    FITZELLE

    Et qu’est-ce que j’avais de si observable ?

    JEANNE

    T’étais mon type, t’étais mon genre. Exactement la petite vieille qu’il me fallait.

    FITZELLE

    On le saura que t’as été gouine trois semaines… « P’tite vieille »… « P’tite vieille »… Est-ce qye j’ai une gueule de p’tite vieille ? …T’avais qu’à te regarder, eh, cadavre !

    SOUPOV

    À soixante-dix ans on n’est pas vieux.

    JEANNE À ta place je me serais sentie flattée de servir de modèle à un écrivain de talent.

    MARCIAU, très vite, à SOUPOV

    75

    JEANNE, même jeu

    72

    SOUPOV, geignarde

    73

    FITZELLE, à SOUPOV

    Et avant de clamser, tu vas te décider à me les payer, les trois derniers mois ?

    SOUPOV

    Et les trente-trois kilos de gaufres ? Et la copine que tu as ramenée ? (sans laisser à JEANNE le temps de rétorquer) et la MARCIAU, est-ce que je lui ai demandé de taper l’incruste ? Oh ! Tu en sors, de tes mots croisés ?

    JEANNE et FITZELLE

    On peut toutes foutre le camp, si tu veux !

    SOUPOV

    Autant que je crève, dites-le tout de suite ! (quinte de toux)

    LE REPRÉSENTANT, au bord de l’extase, susurrant

    Je suis de trop, peut-être… ?

    JEANNE lui prend le poignet d’un air de reproche. SOUPOV étouffe pour de bon.

     

    FITZELLE, essayant de la redresser :

    C’est qu’elle se laisserait bien crever, l’abrutie ! (criant) Les nerfs ! Ça se commande !

    SOUPOV se redresse seule en soufflant, les yeux égarés, puis reprend son gaufrier. Scène muette. MARCIAU roule la gravure à côté de son assiette, JEANNE grignote, MARCIAU se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée envahit peu à peu la pièce.

    LE REPRÉSENTANT

    Y a pas la télé ?

    SOUPOV

    Derrière vous.

    JEANNE

    On ne l’allume pas.

    LE REPRÉSENTANT se lève et tourne le bouton. L’appareil est détraqué. Ronronnement énorme. On ne voit à l’écran que des boursouflures intestinales mauves et violavcée :

    C’est pas Urgences, là ? Perplexe, il coupe le contact, se rassoit, s’envoie une gaufre.

    Alors des disques, la radio ?

    JEANNE

    UN disque.

    FITZELLE

    Un Requiem. Évidemment.

    MARCIAU place la gravure sur le manteau de cheminée. L’âtre ronfle à toute force.

    LE REPRÉSENTANT

    Ça sent bon finalement, ici.

    FITZELLE

    D’habitude chez les vieux ça pue.

    MARCIAU

    Même qu’on entend une grosse horloge, tac… tac… tac…

    JEANNE

    C’est la Mort qui s’avance, gnac, gnac, gnac

    SOUPOV

    J’aime pas les horloges.

    LE REPRÉSENTANT se renverse sur sa chaise, se passe la mai autour du cou

    Je suffoque.

    FITZELLE

    On n’ouvre pas les fenêtres, non plus.

     

    MARCIAU

    Trop froid dehors

    LE REPRÉSENTANT, vivement effrayé

    Dehors ???!!!

    FITZELLE

    On ne t’a pas forcé à venir.

    JEANNE

    Moi je lis.

    SOUPOV

    Je tricote.

    MARCIAU

    Et elle pense. (D’un coup) : Les mots croisés, c’est bien. Consonnes, voyelles, hiéroglyphes. Conquête et labyrinthes ! Exemples de définitions, pour « désir » : (elle récite) Inconstant. Ferme. Fugitif. Momentané, ardent.

    JEANNE

    Avivé.

    FITZELLE

    Avide.

    SOUPOV

    Aveugle.

    Une pause.

    MARCIAU, FITZELLE, ensemble

    Déréglé. Extrême.

    SOUPOV

    Exaspéré.

    JEANNE

    Exclusif.

    Une pause.

    SOUPOV, JEANNE, FITZELLE, ensemble

    Immodére. Impétueux. Irraisonné !

    Une pause.

    SOUPOV

    Physique.

    FITZELLE

    Pressant !

    SOUPOV

    Refoulé.

    LE REPRÉSENTANT

    Satisfait.

    Toutes le regardent avec intensité.

    JEANNE

    On en est dévoré, miné, éperdu !

    MARCIAU

    Minet est perdu.

    FITZELLE

    Ta gueule.

    JEANNE

    Affamé, rempli !

    FITZELLE

    Ivre !

    SOUPOV

    On en meurt, on en brûle, on en crie.

    Accelerando

    MARCIAU

    On l’allume.

    FITZELLE

    On l’attise.

    JEANNE

    On l’avive.

    SOUPOV

    On le fouette.

    MARCIAU, ralentissant progressivement son débit

    On le borne, on le réfrène, on l’éteint.

    LE REPRÉSENTANT, pensif

    Il naît.

    JEANNE

    Se déclenche.

    FITZELLE

    Croît.

     

    JEANNE

    Meueueuh…

    FITZELLE

    Re-ta gueule. Monte, s’exaspère.

    MARCIAU

    S’attiédit.

    Accelerando

    MARCIAU

    Désir du gain.

    JEANNE

    Des richesses.

    FITZELLE

    Du confort.

    JEANNE

    De la gloire, des honneurs.

    SOUPOV

    De l’im-mor-ta-li-té.

    Les quatre vieilles sont attentives, SOUPOV tient sa louche, JEANNE pince les lèvres, FITZELLE darde ses yeux ivres.

    MARCIAU serre à la main ses lunettes de fer. Elle tend une grille incomplète.

    Deux verticalement, monsieur le Représentant. « On s’essouffle à sa poursuite », en sept lettres.

    SOUPOV

    « Orgasme ».

    MARCIAU

    Ça colle pas.

    SOUPOV

    Ben si, justement .

    LE REPRÉSENTANT

    Vous pourriez retrouver tout cela dans notre Ency…

    JEANNE

    « Culotte » ?

    LE REPRÉSENTANT

    ...clopédie, qui présente sous le format le plus…

    FITZELLE, au REPRÉSENTANT

    Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

    LE REPRÉSENTANT

    Moi ? ...de quoi ?

    MARCIAU

    Jeanne ! si je te dis « poisson gadidé », qu’est-ce que tu réponds ? - comme ça, spontanément ?

    LE REPRÉSENTANT

    En sept lettres, « bonheur » ?

    FITZELLE, froidement

    Monsieur retarde (elle s’empare du volume, LE REPRÉSENTANT essaie de le récupérer

    MARCIAU

    ...Vous aviez dit combien, pour les mensualités ?

    LE REPRÉSENTANT

    ...Trente euros ?

    JEANNE, au REPRÉSENTANT

    Hymen, gland, cul, ça y est, dedans ?

    LE REPRÉSENTANT

    Certainement – je suppose – vou-lez-vous-lâ-cher-mon-doigt ?

    JEANNE

    C’est trop !

    LE REPRÉSENTANT

    Comment çà, trop ?

    SOUPOV

    Trente euros.

    MARCIAU

    « Oseille » ! Eurêka !

    LE REPRÉSENTANT siffle cul sec le fond d’une bouteille

    Parfait mesdames ! La langue française n’a plus de secrets pour vous !

    JEANNE

    Es kann gut sein...(« Ça se peut bien. ») - les traductions apparaissent sur un prompteur u-dessus de la scène)

    FITZELLE

    ¡Es divertido ! (« Il est amusant ! »)

    MARCIAU

    I’d rather say : ridiculous ! (« Je dirais plutôt : ridicule ! »)

    LE REPRÉSENTANT lui agrippe le bras

    Vous ! Vous là ! d’où sort cet anglais de cuisine ?

     

    MARCIAU

    Sie hurten mich ! (« Vous me faites mal ! ») à SOUPOV Me l'hai insegnato, vero? (“C’est toi qui me l’as appris, pas vrai ?”)

    SOUPOV

    Não è impossível (« Ce n’est pas impossible »)

    MARCIAU

     

    Κοίταxe πόσο κόκκινο είναι, ο κύριος
    Kíta póso kókkino inè kýrios («Regarde comme il est rouge, le monsieur »)

    LE REPRÉSENTANT, bafouillant

    De votre temps… d’vot’ temps… on passait le certif à 12 ans – à 14 on gardait les vaches…

    JEANNE

    Bibit,nec scit mentem suam tenere (« Il boit, et ne sait pas se tenir ») Be quiet ! (« Restez tranquille ! »)

    SOUPOV

    Bleiben Sie ruhig !

    JEANNE, traduisant 

    Calmez-vous (Elle lui serre la main, qu’il retire ; lui sert un verre, qu’il repousse, puis il se ravise et l’engloutit. Le verre.)

    LE REPRÉSENTANT va cueillir sur la cheminée la gravure enroulée, la déplie rapidement sur le table

    Chaque mot découvre un visage. Ainsi le Jeu Royal…

    MARCIAU

    Ech-chah mâtt, « le roi est mort »

    JEANNE

    Schachspiel…

    FITZELLE

    Scaccchi, chesse, latrunculi…

    MARCIAU

    Juegar al ajedrez (« Jouer aux échecs »)

    SOUPÖV

    Szachy.

    JEANNE

    Xadrez

     

    LE REPRÉSENTANT, haletant

    ...or, que remarquez-vous, là, sous les pieds de l’évêque ?

    SOUPOV

    Tsa’bân, orm, medjazz… un serpent…

    LE REPRÉSENTANT désigne à mesure les éléments de la gravure

    La faux de la mort…

    FITZELLE

    Die Hippe des Todes.

    LE REPRÉSENTANT

    En roumain !

    SOUPOV

    A mieţa (« la mitre »)

    LE REPRÉSENTANT, désignant les objets comme un maître d’école

    En finnois !

    JEANNE

    Börekkü (« la bourse »)

    LE REPRÉSENTANT

    En turc !

    MARCIAU

    Karath (« la croix »)

    LE REPRÉSENTANT, écarlate

    Vous inventez !

    JEANNE, désignant FITZELLE

    ¡ Ella si que inventa !

    FITZELLE , chantonnant

    Djoï, notsi, djash, soudjis (« chien, mitre, faux, rocher »)

    LE REPRÉSENTANT retombe sur son siège, cramoisi.

    JEANNE, lui tamponnant le front avec un mouchoir

    Nous ne comprenons pas un traître mot de toutes ces langues…

    LE REPRÉSENTANT, haletant

    Mi sciis, ke ĝi estas neebla (« Je savais bien que c’était impossible », en espéranto…)

    FITZELLE extrait d’une armoire murale un vieil accordéon octogonal (« concertina »). L’instrument maladroitement saisi d’une seule main laisse échapper une plainte aigre

    À la cabreto !

    FITZELLE joue et se met à danser. JEANNE l’accompagne. Chantant :

    « Cuando vieïra l’aguada

    Que maliz en la payn

    A pesar del alcalde... » ad libitum, occitan de cuisine… même pas…

    JEANNE enchaîne d’anguleux sauts de chats et se marche sur les pieds. FITZELLE en pantoufles grotesques rythme en zapateado mou, et brandit l’instrument au-dessus de sa tête. SOUPÖV tourne et rôtit ses gaufres comme un diable ses damnés. MARCIAU saisit le fauteuil par derrière et roule SOUPOV en rond.

    SOUPOV

    Les gaufres qui crament !

    JEANNE s’interrompt, laissant sa partenaire les bras en l’air et disparaît dans une resserre.

    Des pommes !

    MARCIAU court au buffet

    Du beurre !

    FITZELLE, dégageant sa main de la courroie de l’instrument

    De l’huile !

    JEANNE revient chargée de pommes, MARCIAU tient déjà la poêle. SOUPOV tousse et s’empiffre. Les premières épluchures se déroulent.

    MARCIAU

    Il faudrait du punch.

    FITZELLE

    Ça je m’en occupe ! (elle ouvre à la volée la porte du placard. Toutes confectionnent une vaste omelette aux pommes flambées, SOUPOV accélérant de son côté sa cadence de grillade de gaufres.

    SOUPOV

    Sucre… Oranges… Dépêchez-vous !

    Agitation frénétique de bras, couteaux, écumoire. LE REPRÉSENTANT se gave et rote. FITZELLE enflamme le plat, tous les visages se rassemblent par dessus.

    TOUTES ENSEMBLE

    Un beignet, un ! ...Attrape ! ...Une louchée ! ...C’est fort - t’as mis du cognac ? ...Sugar, please… - Qu’est-ce qu’on peut chanter ? ...C’est trop doux ! ...Il en reste ? ...Il faut finir les gaufres !

    FITZELLE

    « Quand’yo te foutch la man’ al culo…

    MARCIAU

    Pas celle- là !

     

    SOUPOV

    Quelle horreur !

    LE REPRÉSENTANT frappe du poing. Voix pâteuse et terrible.

    Moi j’en connais une !

    Il se hisse pesamment sur sa chaise. Les rures s’enrayent. La sueur scintille. Il a l’air d’un taureau ridicule. Dressé sur ses genoux écartés, il parvient au centre de la lourde table.

    Je vais vous en pousser une bonne…

    MARCIAU

    Je crains le pire.

    LE REPRÉSENTANT, beuglant

    Dies Irae dies illa… (ses deux bas battent vigoureusement la mesure)

    FITZELLE, ricanant

    Il va passer par la cheminée.

    SOUPOV

    À moins que le plancher ne s’entrouvre, DE PRÉFÉRENCE.

    LE REPRÉSENTANT s’interrompt,pivotant sur ses genoux, tendant l’index

    Les bouquins, OK, je vous les laisse. Mais la gravure – faut me l’acheter.

    TOUTES se récrient

    LE REPRÉSENTANT

    À vous quatre, ça fait quatre cents (plongeant sa main entre les seins de SOUPOV) ...les biftons !

    MARCIAU atteint LE REPRÉSENTANT à la cheville d’un coup de tisonnier

    SOUPOV, reboutonnant calmement sa liseuse

    Nous achetons.

    LE REPRÉSENTANT descend de la table, riant d’une oreille à l’autre. De sa mallette il tire une bourse rouge à cordon. JEANNE y met 50€, FITZELLE va chercher un billet dans son sac à main suspendu à la poignée de la fenêtre. MARCIAU tend son billet.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers SOUPOV

    Reste 250.

    SOUPOV tire des plis de sa robe un porte-monnaie plat et noir à fermeture d’or et le jette à terre.

    Ramasse…

    LE REPRÉSENTANT enfouit la bourse rouge dans une poche ; souffle grossièrement du nez deux ou trois fois et se dirige vers la porte. Se retournant vers la gravure étalée sur la table :

    Ceci vous appartien ! Il repart, se tourne encore : I SHALL RETURN !

    Il sort en éteignant exprès le plafonnier. Les femmes se retrouvent à la seule lumière du foyer. On l’entend chanter le Dies Irae en coulisse.

    JEANNE, stridente

    Foutez-moi ça au feu !

    FITZELLE avance la main, SOUPOV la retient au poignet, MARCIAU la fixe, elle relâche son étreinte, FITZELLE étire l’estampe entre le pouce et l’indes de chaque main, la levant ensuite pour montrer les personnages par transparence, et pose la gravure à plat sur le feu, où elle se consume.

     

     

     

     

    A C T E D E U X

     

    Même décor. Lumière gris froid. Brouillard et givre aux fenêtres. SOUPOV, JEANNE assise auprès d’elle. FITZELLE. MARCIAU. La table est encore encombrée des quatre tomes de l’encyclopédie Watson jetés pêle-mêle.

     

    FITZELLE

    Il y avait du monde. Les Rubeaux, Nicole Chust, le curé…

    MARCIAU

    On ne le connaît pas, ton cuiré.

    FITZELLE, sombre

    Il y était, l’autre.

    MARCIAU

    Le Niçois ?

    Le jour se lève, jaune, malsain. Buée sur les vitres.

    FITZELLE, égayée

    La dernière fois que je l’ai vu…

    JEANNE

    Si tu l’as vu…

    FITZELLE

    Il schlinguait à trois mètres.

    SOUPOV

    Grand, les joues creuses, un peu raide.

    FITZELLE

    Qu’est-ce qu’il éclusait les derniers temps… comment il s’appelait, déjà, le curé ? (SOUPOV commence à traver un nom dans la buée) – non, l’autre, le grand roux avec la grosse tête…

    SOUPOV

    Mon deuxième, il mettait son complet gris fer, il s’assoyait tout raide et on débouchait la bouteille de cacao alcacaolisée.

    FITZELLE

    La dernière fois c’était plutôt le gros rouge. « Eh la vieille ! » y me dit, »t’as rien à boire dans ton sac ? »

    SOUPOV

    Il portait une cravate. On se faisait du pied sous la table.

    FITZELLE

    « Quand t’auras dessoûlé » je lui réponds. Alors il me dit, en se rapprochant : « Aujourd’hui faut que j’boive un coup ; c’est mon anniversaire de mariage ! »

    SOUPOV

    On était bien pompettovitch, tous les deux…

    FITZELLE

    La sœur à Chotte, y a que l’curé qui lui est pas passé dessus… et encore…

    SOUPOV

    Et encore, et encore, et encore…

    FITZELLE

    « Comment » j’lui dis, « vous avez pas honte eud’ vous mett’ dans des états pareils ? Tu f’rais mieux d’aller soigner ta triple vérole », « oui » qu’y m’dit. Moi j’relève surtout pas, j’me détourne parce qu’y puait, la vache, mais v’là qu’y m’rappelle…

    SOUPOV

    Je devais lui changer les draps tous les cinq jours.

    FITZELLE

    Et tu sais qui j’ai vu aux quatre coins du poêle ?

    SOUPOV

    Y en avait partout. Même sur les murs, des traces que j’ai pas pu ravoir.

    FITZELLE, s’exclamant soudain

    Ignace ! (SOUPOV redresse d’un coup la tête) Voilà ! c’est comme ça qu’il s’appelle : l’abbé Ignace !

    JEANNE, à SOUPOV

    Comment, tu logeais ce type chez toi ?

    SOUPOV

    La chambre du premier, à Monségur…

    JEANNE, d’un ton pénétr

    Ach, Montségur…

    SOUPOV

    Non, l’autre, dans le Lot-et-Garonne, près de Fumel.

    FITZELLE agite lentement les bras dans la semi-obscurité

    ...ils étaient quatre à porter le drap noir à grosse larme d’argent, un à chaque coin, bien en haut, pour pas salir le velours…

    SOUPOV

    Il disait « Ma bite est le cercueil, tu es la fosse » (bien prononcer comme « brosse » et non comme « grosse ») , il me disait aussi « tu sens le pourri ça m’excite ».

    FITZELLE

    Il a voulu souffrir jusqu’au bout. « Sans morphine », qu’y disait. « Pas de piqûre ». C’est Louise-Anastasie qui m’a tout raconté. « À l’ancienne », y disait.

    SOUPOV

    Tous les jours il faisait sa promenade au cimetière. Tous les cimetières du coin il les a faits. Même la nuit. On l’a retrouvé complètement zapot au milieu des tombes. « Salut les copains ! On s’amuse à l’intérieur ! » - il n’en a pas parlé, de ça, dans son roman…

    JEANNE

    Son roman ?

    SOUPOV

    Il m’en a dédicacé un exemplaire je me demande où je l’ai fourré. Je suis tombé sur des horreurs. Il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons. Et avec l’instituteur par dessus le marché. Il faisaient bien la paire ces deux-là. Sans compter la Lettonne du maître d’école. Je n’ai pas pu tout lire.

    FITZELLE

    « Tu viens pas nous voir tous les deux ?- Qui çà les deux ? - Ben le Raymond ! t’as pas connu Bernès, tu temps qu’t’étais pute ? » - moi j’étais vexée vous pensez, il schlinguait des pieds, du cul, de partout, que c’était une vrai infection. Avec Raymond l’instite ils habitaient une cabane en planches dans le bois de Monflanque...

    Elle rajuste les plis de la couverture sur les genoux de SOUPOV)

     

    MARCIAU fouille la mallette oubliée du REPRÉSENTANT. Elle en tire, à mesure, des cartes routières, un étui à peigne, un carnet.

    Augmenter la lueur du lampadaire.

    JEANNE s’approche et lit par-dessus son épaule.

    « Trom Mersent ». Drôle de nom. (Sans conviction) Il faudrait peut-être le lui renvoyer.

    SOUPOV

    Il l’a laissée exprès.

    JEANNE et MARCIAU explorent les cartes routières.

    LE REPRÉSENTANT, voix off

    8 février 8h. Pont sur la Tardoire. Forte montée. Plein nord, pluie, femme rousse, seins obtus. (MARCIAU suit du doigt sur la carte) Cimetière de Maisonnais. Cote 284. Nestor Astier, 1920-1972, 52 ans. Bernadette Ouffres, 1898-1943, 45 ans. PPE.

    MARCIAU

    « Priez pour elle »

    LE REPRÉSENTANT, même jeu

    Louis Thimeau, Isidore Blas, Ursule Athmann.

    Vers les Dognons, « E.W. »

    MARCIAU

    « Encyclopédie Watson »

    LE REPRÉSENTANT, même jeu

    St-Mathieu. Sole meunière. Commande : Trois cercueils, Un crâne, Trois « Regrets Éternels ». Tête des clients.

    Bruits d’une automobile qui peine dans une montée ; coups de feu (mitraillette, mortier)

    FITZELLE

    Il pouvait plus parler, on venait de lui faire sa morphine.

    SOUPOV

    Ça empêche vraiment de souffrir, ce truc-là ?

    MARCIAU, suit du doigt sur la carte

    « Cromières »… Plein la bouche : crom-crom… « Cussac »…

    FITZELLE poursuit par gestes le récit de l’agonie,s’apitoie, s’effare en claquant du bec avec des mines gourmandes, SOUPOV suit son récit muet avec un respect croissant. Recouvrant la parole :

    Il roulait des yeux, comme ça, et il essayait de se redresser « Hââ, Hââ », qu’il faisait – puis à un moment donné, il s’est mis à respirer très fort – et il ramenait tout les draps -

     

    SOUPOV

    Et puis ?

    FITZELLE, très vite

    Il est retombé en arrière, la bouche de travers… Il a fallu lui enfoncer la communion…

    MARCIAU

    Charles Ayant (1901-1978

    Christiane Pithuite (1905-1982)

    FITZELLE, tournée brusquement vers elle

    Il prévoit ceux qui vont mourir ?

    SOUPOV se signe à la mode slave

    JEANNE

    Et pour nous, il y a quelque chose ?

    MARCIAU

    Il a sauté Limoges. Ça reprend à St-Léonard.

    JEANNE

    De Noblat ?

    MARCIAU

    De Noblat.

    SOUPOV même jeu.

    JEANNE

    Tu crois en Dieu maintenant, Souponievchka ?

    SOUPOV

    À tout hasard…

    MARCIAU

    C’est comme tes origines russes. On n’en croit pas un mot.

    SOUPOV très digne

    Mon premier mari était de Dniéproguess///

    MARCIAU

    Quinze mois de mariage, tu parles…

    FITZELE

    En tout cas y a pas la queue d’un cruifix

     

     

    JEANNE

    Pas plus que de miroir.

    MARCIAU

    Vu ta gueule ça vaut mieux.

    FITZELLE

    Onze heures ! Faut qu’j’aille chauffer la soupe à mon homme!(à SOUPOV) Je reviens juste après pour la tienne.

     

    VOIX hors champ, solennelle

    Depuis combien de temps qu’elle se le trimballe, la FITZELLE, par tous les temps, d’un éclopé l’autre, rue Boudard, rue Pelleteux, faire pisser le vieux, faire chier la vieille… Les vieux, ça perd la mémoire, ça parle seul dans la rue. Tous les passés se valent. Des anniversaires de morts, de mariages. Les gros sabots. La pluie fine. Le vieux qui tombe de sa chaise. Frotter le sol, tendre l’assiette, ravauder, se confier à la mort le long des façades, entre deux piaules.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    A C T E T R O I S, PREMIER TABLEAU

     

    Le décor est sensiblement le même. Simplement, un éclairage différent permet de constater qu’on se trouve dans un autre intérieur misérable, avec un VIEIL HOMME, cette fois, dans un fauteuil médicalisé.

     

    FITZELLE

    J’te prépare un potage.

    LE VIEUX

    Hnnn hoan…

    FITZELLE approche une assiette pleine, traînant après elle une chaise paillée. LE VIEUX la lui renverse méchamment d’un revers de bras. Son regard est dur.

    FITZELLE

    Crève ! (elle s’essuie les yeux)

     

    DIALOGUE OFF

    FITZELLE : Té, ça fait longtemps qu’y bande plus… Et y fodré engcore que je le suce…

    JEANNE : C’était quand la dernière fois ?

    FITZELLE : Ça fait longtemps qu’j’y fais plus attention… Je suis pas une obsédée comme vous…

     

     

    DEUXIÈME TABLEAU

    Nuit. FITZELLE se promène en clopinant. Les yeux charbonnés, sur la tête un catogan à oreilles de Mickey. Une palissade de terrain vague. Des grues dardant leur antenne aveugle. Chantiers béants. Au coin des sentiers les rôdeurs se concertent. FITZELLE porte un cabas gris bourré de pelotes et de légumes.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Carré de dames N

    C O L L I G N O N

    C A R R É  D E  D A M E S

    AUTEURS DE MERDE

     

    - Watson's international Encyclopedy...

    - Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

    Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

    "Décidées ?

    - Oui, dit-elle.

    - Un petit verre ? dit l'autre vieille.

    Elles boivent d'un trait :

    - Du porto.

    - Et du bon."

    De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

    "L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

    - Aryenne.

    Il sursaute.

    "Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

    - Non, de Nice.

    - Arabe ?

    - Tout de même pas.

    Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

    "Où va cet escalier ?

    - Porto ? dit Jeanne.

    Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

    "C'est toute une somme. De tout ce qu'on peut savoir.

    - Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

    - Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

    - Nous sommes l'Encyclopédie.

    - Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

    - Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en

    roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

    "Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

    Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

    LE TAS : Aïe !

    L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

    Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

    - Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ; dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

    - Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

    - Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

    L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

    - CREVE dit l'infirme

    - Du Bossuet, Mesdames.

    - Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

    - Je sais dit l'homme.

    - Bossuet pue du cul dit Jeanne.

    L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une

    faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil, d'archevêque "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

    - Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor" (on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

    "Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupe la Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

     

    Cil cuyde engeigner la Mort

    Par luy desrobber sa bource -

    L'inbecille doubte encor

    Sil a terminé sa course.

    La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)- à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

    - ...Vous y étiez...

    - ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

    - Conjuration, dit Jeanne.

    - Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

    - Ta gueule.

    Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche" – la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

    Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

    "Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

    "L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

    L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

    Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

    Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

    L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez pu ôter mes dicos de la table tout de même - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

    L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum" souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

    Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

    Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant. Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ? - la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment, "à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

    Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère" – Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    - Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

    - But artistique.

    - La chasse aux vieux tableaux ?

    - J'observais, dit Jeanne, solennelle.

    - Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

    - Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

    - On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

    Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

    - "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

    - A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

    - Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

    Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

    Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

    - On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

    Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

    ...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

    - Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

    - Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

    - Aveugle, dit Soupov.

    Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

    "Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

    - Si, dit l'homme.

    La Soupov rit à grands coups d'asthme.

    - "Poisson gadidé" en sept lettres ?

    - "Bonheur" ?

    - Monsieur retarde d'une définition.

    - Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

    - ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

    - Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

    - C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

    - Soupov, ne commence pas à marchander.

    - ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

    Le représentant siffle le fond du litre :

    "Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

    - Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

    - I'd rather said : ridiculous

    - Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

    - Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

    - Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

    - De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

     

    On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

     

    main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

    "Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

    - ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

    - ...qu'on appelle "échecs" – Xadrez [chadrech] em português

    - ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

    - Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

    Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible" – le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

    Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffre dans la resserre.

    La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

     

    comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

    Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

    "Quand' jo te foutch la mano al culo...

    - Pas celle-là, pas celle-là !

    L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

    - C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

    Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus et décroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

    Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !" Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

    Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

     

    X

    Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

    Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?" Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

    - ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme - ou sa sœur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

    - Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient ! - Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

    - Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais" – mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

    Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?" Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

    Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

     

    Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

    "8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus" – C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284" – à la ligne

    "Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

    " Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

    " Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

    " Aux Dognons, E-W" – Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS" – tête des clients" Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

    - Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

    - Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

    Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

    - Et alors ? Et alors ?

    - Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

    - Deux ans de mariage, tu parles...

    - Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo (in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

    à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

    D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

    A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

    passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

    C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

    L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes." Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

    Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

    Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

    - ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifle ça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance. "Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

    Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables" Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

    X

    Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

    -Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

    Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

    Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'es déjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

    - Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

    Texte de Jeanne

    "Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

    "Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

    "Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

    la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

    Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

    J'aime l'automne et ses silences

    L'enchantement de ses douleurs

    Et les muettes confidences

    Que le fruit murmure à la fleur...

    ......

    C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

    C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

    Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

    ...

    ...la vie court vers son destin

    L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

    Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

    Feuille-fille est destituée

    Feuille-fille est prostituée

    - Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

    Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

    La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

    Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elle à mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

    - « De conserve », très drôle.

    - Ta gueule.

    Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

    La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

    Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

    Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

    Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

    Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nos nuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

    Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

    Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

    L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

    -Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

     

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    Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

    "Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

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    Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

    La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

    La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

    ...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer : "...la dernière" murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

    Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

    Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute.

    Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

     

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    Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

     

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    C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

    Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

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    16 avril

    Frank

    C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

    26 avril

    Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

    2 mai

    La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

     

     

    K O H E Ц