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Cette rue-là

chemin,ville,impressions

C O L L I G N O N

C E T T E R U E – L À

 

chercher "radotes" p. 4, 240121

 

 

Cette rue-là : ma rue. Je n'y habite pas mais l'emprunte à peu près tous les jours. Elle commence à cinquante pas de ma bicoque irréparable, pour s'achever place Capeyron, dépersonnalisée en "Jean Jaurès" ou Dieu sait quelle idole, où se retrouvent les petits commerces (poste, café, boulangerie). J'entreprends à mon âge ce que la société jointe à ma flemme ne publieront jamais. Resservir les Lettres de Rilke à un jeune poète. que l'on assène en début de carrière à tous ceux qui postulent à la gloire ou plus réalistement à la reconnaissance, relève de la plus pure malhonnêteté intellectuelle.

La gloire en définitive, c'est comme l'argent ou l'érection : ne pas en avoir, ce n'est pas si important.

Mais décidez-vous vite, ayez bien négocié votre virage dans le book-business : d'abord un emploi, n'importe quoi, le pied dans l'embrasure, et un jour, ou peut-être une nuit, le Sort, après maintes patientes intrigues (pour ces dames, on vous le publiera votre manuscrit, et même on vous l'écrira, de la première à la dernière ligne : n'importe quel fond de tiroir fera l'affaire – solitude, plaintes, replaintes et vieux viols)mais si vous vous figurez une seconde que vos timidités de couille sèche vous ouvriront l'accès Allah Publication ! Grotesque... Toutes les places sont prises, mon frère, tous les créneaux sont occupés, jusqu'à la moindre meurtrière tu ne vas tout de même t'amener comme ça devant l'usine à yaourts avec ton petit pot personnel dont tout le monde se contrefout...

Sans oublier le coup du "comité de lecture" et du "manuscrit envoyé par la poste" ? ...il y a encore des cons pour le croire et des salopards pour le faire croire jusque dans les livres scolaires ; j'ai assisté, moi, aux Comités de Lecture. Un mec sort la première phrase avec l'accent belge au suivant avec l'accent arabe suivant japonais-pédé-bègue (à la fois – impressionnant !) - suivant suivant suivant qu'est-ce que t'attends pauvre con de timide va te flinguer et ne reviens jamais...

...Non, ce qu'il vous faut, jeunes gens just what you need c'est d'être bien dans sa peau bonjour à tout le monde avec le sourire, "l'écriture y a pas que ça qui compte", "l'important c'est de parler avec les Gens, les Aûûtres" (en choisissant bien). Les laissés-pour-compte, les timides, les authentiques – allez vous faire foutre. Le milieu, on vous dit, se faire bien voir et bien se faire voir, ne pas dépasser ne pas se dépasser, avoir bien négocié le virage (le cirage) des 20-25 ans, choix du métier choix du partenaire – c'est mon choix qu'ils disent – ô professeurs, chers inénarrables et couillons de profs, chers boy-scouts si sottement persuadés de votre influence – ce n'est pas vous qui faites l'avenir, mais ce redoutable, ce si bref lustre de 20 à 25 ans, où le Jeune commet ses premières et irratrapables bourdes, qui crèvent les yeux des aûûtres – mais qu'est-ce qu'elle lui trouve ! - et qu'ils défendront bec et ongle parce que c'est leur choix n'est-ce pas.

En vérité je vous le dis je vous le pète, si vous n'avez pas dès le début intégré la profession du livre ou du journal, de la télévision ou du ciné, vous n'y parviendrez plus jamais, tout sera pour vous perdu, si vous n'avez jamais connu Un de la Mafia intimement et avant – car le premier commandement qui leur est fait aux mafieux, dès leur intronisation, c'est de ne jamais, plus jamais accorder leur amitié, exactement comme les femmes mariées de la Jourboisie se seraient crues déshonorées si elles avaient révélé si peu que ce fût sur la sacro-sainte Nuit de Noces, à savoir une grosse bite fourrageant sauvagement dans un pauvre petit sexe tout meurtri. Et aucune jeune fille de ce temps-là n'en a jamais rien su. De même, le réseau des maisons d'édition, soigneusement verrouillé, s'obstine-t-il plus que jamais à répandre auprès des jeunes lycé-huns des informations fausses, cette ignoble légende du "manuscrit-envoyé-par-la-poste" qui fait se boyauter jusqu'au dernier sous-directeur de collection – pauvres élèves... Bref, je ne me suis pas fait admettre parmi les milieux littéraires, je n'ai pas rencontré André Breton (il n'avait que ça à foutre, André Breton : se balader comme ça sur les trottoirs pour pistonner les débutants) – "mon succès, je le dois à mes rencontres !" - soigneusement arrachées, lesdites rencontres, même au sein de la Mafia, au terme de longues, farouches et tortueuses négociations - "il rencontre Marcel Bénabou, il devient documentaliste au CNRS" – alors voilà : on va dire du mal, de toutes les réussites en général.

Il n'y a que ce sujet pour enflammer la conversation. Liste des maisons dignes du souvenir :

- les Blot – la Doctoresse – le bourrier – le Six, ex-Mousquet, la mère Bourret juste en face – le vieil Arménien du pressing et son fils – l'ancien garage des Birnbaum – la bicoque rénovée en fausse meulière ; chez Barcelo – la pharmacie – le petit labo : encore la rue Mazaryk (nous étions deux vieux dans l'histoire, la femme et moi – autant dire que la rue d'Allégresse proprement dite ne montre que des pavillons totalement dépourvus d'intérêt.

 

* * *

 

La rue d'Allégresse joint l'avenue Gindrac à la rue du Niveau. Gindrac est un stade tout vert, où parfois les Minimes de Cingeosse affrontent SPTT Junior à grand renfort de projecteurs et de haut-parleurs. Le Niveau, c'est l'emplacement de l'octroi, d'une grande bascule au ras du sol où s'effectuait la pesée des fardiers, tirés par leurs grands limoniers. La rue d'Allégresse monte en petite. Fier-Cloporte habite plus à l'est, après la place triangulaire toute malcommode : au 5 Avenue François-Joseph, "Empereur d'Autriche et roi de Hongrie" (c'est sur le panneau) – 1830-1916 – pourquoi ici une Avenue François-Joseph ? pourquoi rue d'Allégresse ? une de ces dénominations d'ancien temps, le naïf, le grandiose, où les faubouriens de Liège s'en jetaient un petit au zinc "du Commerce et de l'Industrie", au coin pourquoi pas de l' "'Impasse des Fraternités".

Dès les premiers pas le piéton passe au droit des panneaux "Résidence Allégresse", "Propriété privée", "Voie sans issue", superposés. Je n'entre jamais. Prenons tous les jours ou presque, seuls ou en couple, la direction de ces petits commerces Place Pérignon ou "Jean Jaurès" puisque "Jean Jaurès" il y a, mort en 1914. Trottoirs de terre battue, perspectives plates et pavillons sans grâce. Les Mousquet s'y sont promenés jusqu'en 97 où le mari est mort chez lui 'une chute au réveil ; lorsque les secours ont passé la civière entre les battants de la fenêtre un jeune infirmier lui a répété en boucle faut pas vous en faire PAPY ce n'est rien puis la veuve y passa sur ses jambes en poteaux, chaloupant son abdomen octogénaire sans une plainte. Ils ont bite au fond du jardin une bicoque insalubre, vue imprenable sur la clôture, télé à fond je l'allume pour avoir du bruit loyer payé recta bouclant mes fins de mois du proprio, j'envoie mon épouse toucher le chèque, ce sont vingt minutes de commérages. Derniers mots de Feu Papy n'oublie pas le gros lapin pinpin dans son clapier rue d'Allégresse au bout à gauche. Imbécile et grandiose. Ce qui vaut bien Du haut de ces Pyramides jamais jamais dit par Buonaparte.

Voilà ce que l'on trouve rue de l'Allégresse : de ces renfoncements secrets avec un lapin tout au bout, des couloirs extérieurs prenant sous une porte puis se rélargissant en cours, sentier, prairie, petits carrés bien bêchés en herbes folles. Derrière des façades sages d'une rue à l''autre, de clôture en passages dérobés. Pour la Veuve Mousquet il faut passer sur un sentier cimenté sous les retombées de glycines ou de lauriers. Ce passage s'appelle, en matière foncière, une servitude, qu'il

incombe à mes soins d'entretenir, en le débarrassant de toutes branches, feuilles, cailloux, noyaux de pêche et excréments félins, sinon le propriétaire devra payer pour le col du fémur, le fauteuil, l'hôpital et les obsèques. Beaucoup reste à construire ici. Les prix s'envolent, mais qui achètera la parcelle où vivote une aïeule de nonante-et-un ans ? Non, la rue d'Allégresse n'émet aucune atmosphère particulière. Une rue vide tout au plus avant travaux, sans densité ni parfum. Tel ce triangle de trottoir au tiers de sa longueur devant paraît-il un ancien garage, d'où déboulent sur trois tricycles trois gosses dérapant sur le sable-et-gravier non coulé. Juste un fragment de temps.

Les passants conservent cette allure nonchalante. "Chez Grigou, escaliers, menuiseries" allée privée (trois maisons cossues ; où habite monsieur Grigou ?) - les trois gendres de Mme N. un jour poourraient bien apprécier cette réparation de la claie de jardin entre la plate-bande et la demi-friche jusqu'au mur de la belle-mère - "un certain charme" dit-elle – pourvu qu'elle n'aille jamais se casser la binette sur ces débris de planches désassemblés qui grincent dans les coups de vent. La Nona dit qu'elle tiendra "bien autant que moi" "mais peut-être bien madame Mousquet (jamais "Mamy" ni "Mémé") vous nous enterrerez tous avec tout le respect possible.

Façades fermées jardins secrets – rien ne pase des habitants mais qui se soucie d'habitants... n'intéressent personne – juste un effort sans grand objet ; Perec imaginerait un destin par maison. Rue de l'Allégresse ne dit rien. Du tout. Passage impersonnel où s'étend délicieusement l'absence. À peine ce jeune mort appelé Maroulis, ceinture et bretelles, auteur du Jardin Public sous-titré Les îles Eiffel ; de l'amour-propre, un bon lainage, un beau roman. La mort de Fralle aussi, Véra Fralle de laquelle nos passants détournaient les yeux sans vraiment le vouloir pour ne pas se laisser prendre à ses amorces d'échanges qu'on supposait devoir durer de précieuses minutes et qui mourut de n'avoir vraiment su parler.

Nous lui reparlerons sans doute au seuil d'un autre monde ; sur sa tombe une gerbe rouge à même le sol - ces derniers temps elle n'avait plus que la peau sur les os ; je lui ai parlé de moi du bon côté de la terre - À ma meilleure amie Nicole – "tu savais, toi, qu'elle s'appelait Nicole?" - reprenons : à gauche donc à l"entrée de la rue le panneau "Cité d'Allégresse" loyers modérés tout " confort puis la rue devant nous commence : entre deux trottoirs alignés mollement quelques molaires minérales où trébucheraient les enfants qui font l'équilibriste s'il y avait des enfants. Plus loin sur des bordures mieux aménagées le grand âge piétine et radote à son aise C'est là que boitillaitd'un pas

quet, grand, ilstable. Un jour des petits cons l'ont bombardé de marrons il a gueulé des syllabes édentées tous les gamins ont détalé. Je ne réagis jamais. Une volée de pétards dans les jambes sans tressaillir d'une ligne. Parole il est sourd ! Haïr tout ce qui est jeune avec la même conscience que je haïssais totu ce qui dépassait 35 ans.

Elle a beaucoup frappé la nouvelle de Buzzati où les vitelloni trucident leurs pères avant de se regarder dans le miroir à présent son père c'était lui. Le père Mousquet fut enterré avec drapeaux parce qu'il avait été pompier. Ses deux petits-enfants concoctèrent une petite oraison avec une faute énorme religieusement conservée par l'abbé, qui ne s'est pas rendu compte que sa démagogie correspondait exactement à du mépris faire peuple, c'est mépriser le peuple. L'Église crève d'avoir voulu "faire peuple". Madame Veuve Mousquet écoute la messe télévisée. Tous les étés par la fenêtre ouverte d'avril à mi-novembre bon pied bon œil. Toujours riante et souriante, ravaudant les vêtements des vieux : ça repart, ça revient...

À 8h chaque jour, heure d'hiver, heure d'été, ses volets contre le mur que de maigres moyens ne permettent pas de retaper. Souvent lui téléphoner pour ne pas retrouver unbeau jour son corps "en décomposition avancée" disent les journaux. Qui gagne sous son béret,clopin-clopan, le bout de la rue d'allégresse. Ne pas prendre chaud. Ne pas prendre froid. Revenir. Le jeu consiste à éviter la mère Mousquet. Sans la bombarder de marrons. Du plus loin qu'on l'aperçoit venant à sa rencontre, trapue et vacillante, s'interdire tout changement de trottoir, histoire de ne pas froisser. Échanger des bonjours, des météorologies sur un ton enjoué, poursuivre chacun sa route. Elle a pris l'habitude de ces manières peu causantes. Mon mari était comme lui. Je mène (c'est son mot) une vie "retirée".

Exact. À la dérobée je regarde ma montre sitôt la visite arrivée. La plus grande satisfaction est de passer tout le jour sans l'avoir vue sortir ou entrer. L'essentiel en tout cas est de ne plus croiser personne :judicieux traversements de rue du plus loin qu'on aperçoit quelqu'un. Quelle autre conduite à tenir ? ...détourner le regard, saluer au dernier moment ? Lâcher "Bonjour !" ? Voici l'endroit précis où se situe la moitié de la rue : cela se passe en biais, sur un angle de vingt degrés. Le côté gauche présente à cet endroit une propriété avec de l'herbe, un balcon où l'on monte par de larges marches, une plaque cuivrée : "Le Scouarnec" (Changer les noms ; les éditeurs désormais (ou les écrivains, car j'espère bien voir disparaître un jour ces parasites) se trouvent désormais confrontés à une certaine catégorie de gougnafiers qui prétendent se reconnaîte dans les héros de romans ; ils sont taxés du "délit de ressemblance").

Nous reviendrons sur ces "Scouarnec", qui n'ont de breton que le nom. Elle habite Grande Avenue, et tient par alternance un magasin de nettoyage, en français un "pressing". Le domicile des Scouarnec est une lourde bâtisse assiégée de vert. Elle se rattache à la place J.J. ou Pérignon. Le côté droit présente en cet endroit deux ou trois cahutes indistinctes ; elles font encore partie du "Côté de Chez-Moi". Ce n'est qu'après le renfoncement triangulaire, annoncé par ce petit aloès piquant qui barre le trottoir (il faut descendre sur la chaussée) que s'amorce l'atmosphère de la place – déjà imperceptiblement (il fut difficile de découvrir où passait la limite entre les deux Côtés), le parfum de l'apogée – "aller-retour" : boulangerie, pressing, bistrot : il se passe quelque chose.

Trois sortes de maisons dans la rue. Première : les antiquités. Taudis inchangés depuis la guerre. Une brave madame Thomas, foulard autour du cou, roquet en laisse. Quarante-deux ans de rue François-Joseph. Jamais posé de questions. Je veux dire : personne ne lui en a jamais posé. Quand elle est morte, tant de secrets en fumée. Admirable dans un sens. Je ne pourrais pas. 99% des gens qui dès leur plus jeune âge (un petit-fils est du nombre) ne conçoivent pas d'autres aspirations que de rester ainsi coincés dans le km² fixé par le sort. Au lieu du Vaste Monde. "Celui qui ne désire pas voyager, on devrait lui crever les yeux". Proverbe persan. "Pour trouver du travail, il faudra vivre en Estonie !" Plût au ciel que l'Estonie m'eût été donnée – nouveau pays, nouvelle langue à balbutier !

Quoi de plus bas-de-gamme ! "Attachement à la terre" ! Ceux qui sont nés quelque part ! "Volem viure au païs ! ...Pénétrant dans sa chambre, si largement que se dilatent les narines – se sentir saisi d'étouffement – pour l'éternité – à mon âge vous savez – s'il a fallu que l'avenir se bouche pour envisager un seul instant d'écrire l'historique de sa rue – plus exactement la topographie – que nous font ces destins de cloportes dont à présent plus rien ne me distingue ! Compost humain ! Pas d'attendrissement – jamais – pour en revenir aux Maisons Antiques : la plus sale. Renfoncée le cul dans ses ordures. Tôle, canards et bouillasse – que leur donne-t-on à bouffer leur boue leur propre merde - pourquoi devrais-je absolument faire leur connaissance ? voilà des gens qui me regardent en intrus sitôt que Je jette un œil sur leurs immondices.

Mère Mousquet locataire vivait naguère sous un monceau d'ordures. Un jour un gendre et deux cousins sont venus évacuer ces strates de boîtes à conserve et de bocaux de boutons ça peut toujours servir. Il était même miraculeux que rats et souris ne s'y fussent pas immiscés. Une profusion d'emballages gisait là, et de planches pourries, sous un toit de plastique ondulé menaçant ruine, prêt à trancher la carotide, droite ou gauche. Le lendemain, après la grande vidange, l'octogénaire contemplait hypnotiquement, de profil, le champ de bataille. Il restait encore au sol une couche adhésive en réserve, pour la prochaine immolation. Et comme je félicitais la vieille pour ce bon travail de jeunes, elle exhala un profond soupir : "Ça avait tout de même un certain charme".

Ce fut le mot exact dont elle usa : "charme". Ce qui nous charme moins nous autres, ce sont les récipients morts de rouille qui recueillent l'eau de pluie, "pour la sécheresse", alors que moustiques et vermines y déposent leurs œufs, leur frai, leurs larves. D'autres maisons de la rue, mieux enretenues, conservent les aspects rustiques de leurs maçonneurs. L'une d'elles en particulier reste close, avec de hautes grilles et un exceptionnel étage en ces lieux. Nous en avons une deuxième, rue Kolik, où vit toute une famille : le père 56 ans dessinateur peintre qui retient son chien très étroit pour se dispenser de nous saluer ni même nous croiser. Une partie de son demi-hectare est à vendre en terrain à bâtir.

J'aimerais l'empoisonner lui et sa famille afin d'accaparer un héritage aussi légal.

La troisième demeure avenue François-J. fut sauvagement assassinée :la "Maison Usherr". Piquant dans la nuit ses trois pignons à la Psychose, étageant ses pièces abandonnées. Mon petit-fils et moi nous y sommes introduits. Elle était meublée. Jusqu'aux moindres recoins. Tout laissé en l'état, revues effondrées, disques éparpillés au sol tels que les avaient trouvés les brancardiers de l'infarctus – nous n'avons pas osé nous aventurer davantage, crainte que le plancher ne s'effondrât, nous eût engloutis sans retour – vaisselle incrustée de crasse, cartes grasses à même le lino – la mort même. Tragédie de l'insouciance. On décoince ton corps sans que personne ait pris le temps de fermer les volets ni les yeux .

Le lendemain même de notre intrusion (Victor avait douze ans), la clôture avait été rageusement réparée DÉFENSE D'ENTRER. Et qu'il soit bien entendu surtout de racheter , à supposer que nous en ayons eu l'intention ou le rêve ; le propriétaire en effet, 94 ans et gâteux, une fois mort et bien mort, sa stupide engeance s'empressa de la jeter bas comme vieille bâtisse insalubre, dont la ruine imminente faisait frissonner le passant nocturne, pour ériger en fond de jardin bien rasé bien clos la baraque livrable clés en mains du catalogue : gros toit rouge typique, piscine et rires vulgaires d'enfants, car à notre époque, même les enfants peuvent montrer des trognes vulgaires.

Notre habitation, rue François-Joseph, est de loin la plus laide et la plus recroquevillée : son pignon penche, un inspecteur est venu l'air soucieux, a visité nos combles, est redescendu catastrophe, serrant du poing une boule de bois toute piquetée de termites et tirée de sa poche à l'instant ; nous devions illico débourser, nous annonça-t-il d'un ton funèbre, telle somme pharamineuse et onique, la toiture nous cherrait immanquablement sur la gueule. Ma foi si le toit en avait pour trente ans, nous en avions bien nous-mêmes pour autant, et nous nous contrefoutions du reste. Nous n'avons plus revu Monsieur Termite ou Capricorne – et c'est bien totu à fait cela, devenir vieux : se foutre de tout, et – mon Dieu ! le bien que ça fait... Nos voisins les Ziegmann auront pronostiqué la démolition future de nos deux masures (la nôtre et celle de la vieille, au fond du jardin) ; puis sa reconstruction, par le propriétaire d'une ra-vis-sante maison neuve pimpante en diable.

À l'emplacement donc de notre plate-bande pelée, j'imaginais déjà les grossiers ébats d'une génération d'incultes bien incapables de différencier Wagner et Vivaldi, férue d'informatique et de Madona, que je ne me fatiguerait même pas à hanter. Ils seront là, ces cons, dans l'air que je respire, à hauteur de mes pas. De quelles scènes, de quels divorces, de quels petits-déjeuners niaiseux ne seront-ils pas les pières figurants dans cet espace ?

*

 

Engageons-nous une fois de plus Rue de l'Allégresse. À plateau. À droite à l'angle, allée de maronniers. Cinq dans chaque file, noueux, immenses. Avec des racines trébuchantes en pleine allée. Des marrons où kicker à l'automne. Au début côté est, les traces métalliques d'un butoir en fer : un portail se dressait là. À l'autre extrémité, de biais, l'Allégresse. Il existait donc là, sur la route publique, tout un ensemle de maisons de maître, une gentilhommière, un château, que nos masures ont éliminé. Pour revenir de la poste, toujours passer par-là, dans l'herbe sous les marronniers. Nous allons jouer : nous serions les propriétaires. Au bout nous attendraient nos gens.

On nous demanderait, en nous tirant nos bottes,si "ces Messieurs ont fait bonne chasse". Mais nos ne faisons rien d'autre aujourd'hui, que de déboucher, en biais, sur la rue des Jardins, où plus rien ne se laisse deviner : les anciens alignements eux-mêmes ont disparu. Tout va de guingois. Exit castellum. Pourvu à présent qu'on ne les rase pas, nos arbres. Ils ont bien souffert de la bourrasque du vingt-cinq sept cinquante-deux. Il y aurait un rond-point, un antre à blaireau supplémentaire. Longtemps la branche en fourche est restée suspendue, mais vous avez chez vous la même allée. Alors...

Entre la chute et le croc-en-jambe au ras de sol jusqu'à centenaire, cordages sourdant de terre comme une veine sur la main de vieux, nous devrions les voir battre, énormes, sourdement, au rythme de notre propre sang. Les mêmes marrons qu'aux temps de nos enfances. Les marrons sont fascinants. Ils ne servent à rien, sans autre valeur que leur présence. Aussi les enfants les thésaurisent-ils, jusqu'à leur complet dessèchement. Des marrons. Des accumulations de marrons. Beaux, luisants, parfaits de forme. Les enfants tirent des marrons sur les vieux. Les vieux se retournent de tout le corps et profèrent des malédictions édentées, inarticulées. Ne pas devenir vieux.

Plutôt mourir. Sans blague. Buter sur les racines est une chose. "Jusqu'à nos derniers souffles" en est une autre. Ce complément de temps qui retranche du temps – mourir n'est rien, mourir ici est doule peine. Car nous ne changerons plus jamais de lieu. Je sais où je dois mourir, et je sais que ce doit être ici. On ramènera mon corps ici. Quand mon esprit n'y sera plus. Le corps en tremblements. Une si belle allée de marronniers, courtaude, pacifique. Pour rentrer chez soi, aujourd'hui vivant. La vie de vieillesse ressemle à s'y fondre à ces fameuses joies qu'on lit dans les mémoires d'enfance. Les enfances des autres fascinent. On y parle de sensualité. Colette. Sarraute. Mille autres. Jamais au grand jamais je n'ai senti de sensualité de toute l'enfance.

Strictement rien. La peur, l'impatience, la révolte : oui. L'injustice. Mais palper un marron ? Ça ne m'aura jamais fait plus jouir dans mon enfance qu'à présent même. Au portail supposé de l’ancien Château, là où subsiste incrusté dans la terre un fermoir en fer, se trouvent de nos jours deux conteneurs en plastique où l’on trie les déchets. En poussant sur les anus caoutchoutés, je précipite à l’intérieur les vieilles bouteilles : on presse le goulot sur l’opercule, tout disparaît dans un clapotis caverneux.

 

 

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