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Sidoine Apollinaire

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Était-il donc si inconcevable de se présenter la tête haute devant l'Eternel ? préférons à tout prendre les ronds de jambe mythologiques de Sidoine à ces avalanches intestinales qui laissent bien mal augurer du christianisme à venir. Heureusement, notre évêque d'Arvernis s'est vigoureusement soulevé contre la livraison clés en main (le mot n'est pas trop fort) de son Auvergne aux Barbares d'Euric, Wisigoth fratricide ; ce que notre poète paya d'un séjour en prison. L'an 475 en effet, juste avant la chute de Rome (en repères contemporains, ce serait 1975) l'Empereur Népos négocie l'abandon de l'Auvergne contre le retour à l'Empire d'Arles et de Marseille - comment balancer en effet le prestige de ces glorieuses cités avec l'obscure citadelle des Auvergnate (700 habitants).

Sidoine, au-dessous de ces pavés mêmes où nous marchons, de ce lycée qui perpétue son nom, de sa statuette en Père Noël épiscopal, promena son mètre soixante, encouragea le peuple du haut des remparts tel Augustin à Bône. Quant au Sidoine du jeune temps, si dynamique, si passionné, si vulgaire, il ne nous est pas moins étranger. Son époque pourtant correspond à ce que nous vivons, et tout fanera comme l'herbe. Disparaîtront aux premiers chocs tant de précieux documents informatiques. Sidoine descendait de nobles consulaires. Il épouse la fille du futur empereur Arverne. Cependant l'Empire poursuit ses écroulements. A 18 ans, l'Apollinaire (le nôtre, le Gallo-Romain, dont il ne reste aucun portrait) (fondue, la statue d'or) – fut acclamé par la noblesse lyonnaise.

Qui s'ébaubit de sa virtuosité : l'écriture n'est plus qu'un jeu de mots. De quels siècles serons-nous l'Antiquité ? ...donnerons-nous naissance à quelque cycle épique ? d'Auschwitz à Hiroshima, la matière est riche ; qui seraient nos Roland, nos Guillaume d'Orange ? ...il était une fois, de siècle en siècle, une chaîne ininterrompue, atavique et sacrée, des moines de Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer à ceux de Liège ou de Bobbio, dans ces atmosphères intégristes, où l'on grattait et regrattait le parchemin de sa plume d'oie rêche ; priant, mourant vite, vite, le temps du passage de relais. Chateaubriand, Huysmans, haussent Sidoine aux premiers rangs.

Tous les siècles sont là, chacun dans son costume et sa mémoire. Comment raisonnait-on ? comment les hommes s'accommodaient-ils de leur si courte existence ? Comment s'imaginaient-ils en vérité que Dieu vivait parmi nous – penser le contraire eût été inconcevable ? considérez la chaîne humaine au fin fond de laquelle nous tend la main, de l'autre extrémité du temps, ce jeune écervelé sportif qui court après les balles, s'essuie, se rafraîchit d'un Côtes de Bourg ; puis vient son fils.

Son petit-fils fut vendu aux Wisigoths.

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Puis sont venus les moines incessamment renouvelés, puis une longue processions, de Scaliger d'Agen jusqu'à Mommsen (1871-1903), Wilamowitz-Möllendorf mort en 31 qui fut son disciple ; les Doktoren postillonnants de Leipzig et Colmar se saluaient, rasés jusqu'aux bourrelets de nuque, engoncés de celluloïd. Au sein même des affrontements les plus barbares et des exterminations, se répondent et s'affrontent dans leurs complicités les souterraines controverses philologiques. Dans l'Europe à feu et à sang, de vieux Assis perclus et maniaques, aveuglés par la Sainte Science, les Assis dérisoires, par-dessus ruines et charniers, se transmettent les codes de la mémoire. Desséchés dans leurs cœur dès leur plus jeune âge, disséquant conjonctions et préciosités, hors du monde, sanglés en gilets d'intérieur et la loupe à la main, bouffés de tics et de phlegmons contre les poêles fumants, marmonnant sous les monocles - c'est ainsi pourtant qu'ils ont propagé, dans leurs fossiles voluptés, les Institutiones de Cassiodore et les Lettres de Symmaque, préfet de Rome, et de son lointain successeur, Sidoine.

En bout de chaîne jusqu'à nous, entre leurs pincettes d'entomologistes. Ils ont pour nom Luetjohann, Mohr et Sirmont, Thilo, Leo. Ils repoussent de la gueule, baisent peu, sans un seul instant mettre en doute l'extrême nécessité de leurs immenses balivernes. Mais leurs valets révèrent profondément Herr Doktor. Hommage en vérité aux Benediktus-Gotthelf Teubner, aux Brakmann ; à Luetjohann, pieux germanique aux favoris poivre et sel. Me voici compagnon de ces vieux puceaux ressusciteurs d'ancêtres, bien à l'abri sous leurs cols durs. Tout semblables aux moines médiévaux, de Cork en Irlande à Byzance, extrémités protégées des Barbares, ici restituant une préposition, là l'optatif oblique.

Ils ont sauvé le Verbe. Fascinés par la lectio difficilior, la lecture la plus difficile : quel scribe inattentif en effet, vers la fin du Xe siècle, épuisé de jeûnes et de vigiles, devant un écritoire assiégé par les vents, ne se fût laissé entraîner par les obscurités où sombraient un à un les raffinements de l'aède... Pour moi que le sort astreint à l'isolement, infirme volontaire de toutes relations humaines utilitaires, j'aurai entassé mes pages, souhaitant qu'un jour quelque chercheur me tire de la nuit, tout clignotants. Il exista en ce temps-là un ciel, de l'air, comme ceux que tu vois et respires.

 

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Comment les hommes de ce temps concevaient-ils leurs courtes vies ? L'existence ne pesait guère ; le moindre manquement, la moindre négligence, nous eût mille fois expédiés, nous autres profanes, sous le glaive ou sur le bûcher. Aimaient-ils, ces futurs jeunes morts, leurs enfants avec la même angoisse ? ligotait-on déjà les nourrissons pour fortifier leurs jambes ? Vivait-on l'instant présent dans la suffocation ? Retenons aussi qu'Octave Auguste vivait à égale distance de Sidoine que François Ier de nous autres. Constantin, fondateur du christianisme d'Etat, correspondrait au temps de Dreyfus. D'autre part,  lorsque naquit Sidoine (420), l'Empire de Rome pouvait encore se considérer comme éternel : en 389 (1889), n'avait-on pas expulsé de Rome  tous les étrangers ? (...qui pouvait donc bien rester?) - voici donc Sidoine, ce nouveau rejeton d'une famille noble.

La décadence ? quand cela ? pantoufles brodées, service militaire interdit aux nobles au profit des barbares si bien payés, tout n'allait-il pas pour le mieux ? En vérité, l'Empire ne sera foutu que si les instances Barbares se substituent aux instances romaines ; ces dernières se maintiendront, mais progressivement étouffées (Auguste l'avait fait pour les institutions républicaines). Même si, plus tard, sous Théodoric, Romains et Barbares (418-451) obéissent aux mêmes lois, depuis longtemps, lorsque naît Sidonius, les forces, les lois de Rome « n'ont plus de romaines que le nom », dans une civilisation ramollie jusqu'à la pulpe, dans la plus parfaite inconscience. « Naquit à Lyon le 5 novembre, vers 431... » - onze ans de battement ?

 

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...J'entends toujours ces exclamations méprisantes et masculines du musée de Tarragone : “Il n'y a rien ici... Tu parles... des sonnettes, des lampes à huile, des tringles à rideau !” - méprisable con, ne t'aperçois-tu pas, du creux de tes couilles, que ces sonnettes en effet, ces écuelles et ces peignes, furent jadis touchés, polis, pétris ou effleurés par des paumes, des doigts, des souffles évanouis, et que ce sont ces souffles que l'on visite, flottant encore au-dessus des vitrines ? Ne t'aperçois-tu pas, ne t'épouvantes-tu pas de ce jour si proche à venir où nous ne serons plus qu'une haleine au-dessus de cette brosse à dents ou ce tintement de cuillère sur l'assiette vide ?

 

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Il plut à Sidoine de s'élever aux cieux sur un petit char mièvre, tiré par les non moins mièvres aiglons de l'inspiration, liés de maigre lierre - se renseigner sur ce qu'étaient les griphons, sur le supplément d'âme de cet “y” de “grypas”. Rappelle-toi ce triple battement de pied, deux croches une noire, deux croches une noire – celui du péan grec – en l'honneur d'Apollon Péan - sur ce disque de Panyagua, « Pain et Eau », Musica Antigua... Le tout scandé par les meilleurs chanteurs d'Athènes, émettant de leurs voix graves des“'dhe”, des « th » de British sods. "Poète, prends ton luth », et frotte de ton plectre la lyre originelle en carapace de tortue. C'est alors que Sidoine se livre à l'une de ces acrobaties, de ces balles en touche auxquelles ne résiste nul bon poète estampillé qui se respecte : énumérer ce dont on ne va pas parler : “ce n'est pas aujourd'hui le moment de chanter la fin de Python”, non est modo dicere tempus / Pythona extinctum, “de dire Python éteint” - dont la décomposition fournit le fumet des Pythies, qui prophétisent.

 

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Le trésor des Germains est l'Or, et l'invincibilité ; tandis que Fafner le Dragon se délite dans la lueur verte et sanieuse des sous-bois, notre Python solaire à nous cuit en plein été, mal enseveli sous le schiste. Sur les pas des Anciens je trébuche à mon tour.

 

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Sidoine évoque le grand Vallia, aïeul de Ricimer, terrassant les Vandales, couvrant de cadavres l'occidentale Calpé » - c'est Gibraltar - “avant le [rappel] des Wisigoths en Gaule et leur établissement en Aquitaine.” L'exploit de Vallia ne fut qu'une escarmouche, et les Vandales n'étaient pas « rangés en “escadrons”...que je sache... Les Alains leurs alliés s'étaient depuis longtemps reposés sur la route, au nord vers Allainville, non loin de Rambouillet. Le petit-fils de Vallia, “le terrible patrice [Ricimer] faisait et défaisait les empereurs”, sans reculer devant le meurtre ; un camée représente Ricimer, glabre, balafré, porteur de la toge civique.

On prononçait « Richimer », comme ich – défit les Vandales Tartesiacis terris – sur des “terres » non pas « espagnoles”, mais “tartésiennes”, («gibralteras ») - comme si l'on appelait la France “terres de Besançon” - « bisontines » - “la déesse, convaincue, s'apprête à se mettre en route”, nous dit le traducteur - quelles images se cachaient dans leurs têtes à tous ? quels émois éprouvaient-ils, parmi tant de chrétiennes passives ? « [|Son] baudrier, hérissé de boutons pris à l'ennemi, plaque sur le côté gauche l'épée dont la garde se dresse » : carton-pâte et convention – mais c'est Rome, non pas Bruxelles, qui devrait être capitale de l'Europe).

Hexamètres brillants, coruscants, énigmatiques ; périodes balancées. Sidoine restait le seul capable de mener à bien le panégyrique d'usage ; on l'avait extirpé de sa retraite, car lui aussi avait participé au complot gaulois. A petite bite brosse-bottes. Se reporter encore à Loyen, si juste évocateur de cette immense lassitude millénaire emmiellant les Romains anémiés, mêmes clichés, mêmes héros essorés par les siècles. “Passation du flambeau”, «Bascule des cultures », entre voiles funèbres, invocations ; larmes à l'œil et vulgarité catholique, masochismes diarrhéeux d'Augustin - Sidoine couronné de liserons, pleutre fleuri, désormais récompensé par son accession à la Préfecture de l'annone.

Sidoine subit une émeute par manque de pain et de vin dans la Ville - “Notre préfet est bien gras ; il ne doit pas manquer de pain, lui.”

 

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Ce furent les prêtres qui incarnèrent après la mort de Sidoine un patriotisme romain moribond, du moins catholique : en ce temps-là, cujus regio, ejus religio. Les Burgondes, autour de Lyon, s'identifiaient comme “ariens”, ne croyaient pas en la divinité du Christ. Les Francs devinrent “catholiques” par Clotilde, princesse burgonde... Sidoine chrétien depuis son grand-père mais pas encore évêque nous pond éloge sur panégyrique, à la demande - qu'aurions-nous fait ? ce qui indispose outrancièrement dans la vie de Sidoine, c'est cette absence abyssale de sentiments profonds, ou simplement mêlés. Sidoine, gâté par la fortune, réagit toujours à l'Histoire comme on peut s'y attendre ; jamais comme on ne s'y attend pas. Aucune tentation, par exemple, de suicide, le stoïcisme est bien loin, ni même de dépression – juste une immense colère, enfin ! quand l'empereur Népos livre l'Auvergne en échange de la Provence, alors que les Arvernes, eux, ne se sont jamais rendus.

Difficile de distinguer chez nous ce qui subsiste de l'antique, et ce qui nous est devenu, à tout jamais, incommunicable.

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