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  • Bernanos

    COLLIGNON BERNARD LECTURES « LUMIÈRES,LUMIÈRES »

    BERNANOS « MONSIEUR OUINE » 64 05 16 1

     

     

     

    Monsieur Ouine de Bernanos, mauvais titre, évoquant la stupidité méchante, une porte qui couine sur un insecte qu'elle écrase : pas porteur, pas vendeur. 1946, sale époque, épuration, suspicions, accusations gluantes et insaisissables. Antisémitisme peut-être de l'auteur, curaillerie, soutane et dessous mal lavés, prof mal fringué en habits de velours et à gros souliers. Qui flaire son nez partout, se lave peu, éructe et grogne et bande dans ses humeurs gluantes. Guéret : Chaminadour, bled infect selon Jouhandeau, lieu où je l'ai lu, peu inspirant, car la campagne est belle mais la ville sans attraits pour moi, pour moi vous dis-je et c'est assez.

    Présentation confuse des personnages écrivis-je sur ce livre de poche au temps où l'on publiait pour de bon, et de ce premier pas glissant j'ai dérapé tout du long de l'œuvre sans y rien comprendre, sans y vouloir rien comprendre, et l'ai fini de même en poussant un grand ouf intérieur. Puis je subis une influence, encore à mon âge, celle d'Asensio nommé Stalker, mauvais nom, pas porteur, pas vendeur ; il tient Monsieur Ouine comme un de ces chefs-d'œuvres inconnus dont se constelle l'histoire de la littérature. Vous savez que cette rubrique se veut l'histoire d'un homme et d'un combat, entre son goût et le livre, où les contradictions s'entrebattent. Car je suis chacun de vous, et vous êtes un de mes moi possibles.

    visqueux, Ouine,religion

     

    Trêve de couillonnades : une fois de plus, une fois de trop, la Simhat Torah frappe encore, et je lis la fin, la reliant en boucle au début, que les ignares, fiers de leur science, prononcent inn-ki-pitt au lieu d'incipit, comme ils prononcent aussi sans doute l'alboum, le calcioum et l'aquarioum. Laissons ces avortons à leurs éruditions hors de propos. L'agonie de ce professeur costaud et ravieilli, monsieur Ouine, est une épouvante, car il parle, il s'incline sur le petit Steeny, 13 ans, et lui déverse dessus tout son désespoir, son désarroi de mourant. Il se décrit englouti lentement comme une grenouille par un serpent, lui dit le jeune homme. Il a vécu la bouche ouverte, en batracien guettant le passage de l'insecte divin, la grâce laïque, le moment où l'extase s'accomplit, dans un orgasme avec toute la terre, avec toute l'Explication.

    Et ce moment, l'éternel étudiant nommé le maître l'attend sans cesse jusqu'à ce qu'il agonise, et son agonie se manifeste dans la logorrhée, dans le sens mystérieux enfin dévoilé par un spasme de rien. Monsieu Ouine est obscène, Monsieur Ouine est gluant, il souille tout ce qu'il touche de sa langue et de son souffle de bête, il veut bouffer les enfants de treize ans. Or, tout à fait au début, une longue femme vaporeuse, la mère, jeune veuve, laisse faire une gouvernante anglaise qui elle aussi se penche sur l'enfant Steeny, et veut l'embrasser, le serrer contre elle, contre le rebord de la fenêtre

    ouverte sur l'été. L'enfant recule, renâcle, comme j'aurais fait peut-être avec une vraie femme en prétendant le contraire. Le livre contient toute une histoire, un grand nombre de personnages, une fugue, une mort, un chantage, une autre agonie, peut-être bien, dit Asensio Stalker, Ouine est-il un criminel qui s'installe dans le village et se met à tout épier, à se mêler de tout, mais ce n'est qu'en toute fin et à seconde lecture que le véritable sujet se décèle : déjà la quête du pourquoi, l'observation de la misère de l'homme sans grâce, ni physique ni divine, et qui erre. Le drame est que le héros fut conçu répugnant comme un serpent de Paradis, ridicule, emphatique, mystérieux comme un obsédé de Nabokov (« Vous allez voir, je vais vous révéler quelque chose, je vais vous montrer quelque chose, regardez bien au fond de la braguette de mon cerveau »), mais il ne dit rien.

    Tout le livre nous avons cru que le corps du jeune Steeeny l'intéressait, alors que sa pédophilie n'est que pédagogique, il veut par ses manigances contaminer l'âme de son enfantin confident, souhaitant qu'il se confie en retour, par un transvasement réciproque du pur et de l'ignoble, de l'immense lassitude à l'ingénuité, en bon Faust suce-moëlle. Nœud vital. Faute d'avoir senti ce motif essentiel, nous avons pataugé dans la prose, la pose du héros et son marécage, confondant les personnages à l'envi (sans « e »), ne sachant plus qui était mort et qui ne l'était plus, dans les ténèbres d'une chambre nocturne aux relents viciés de plus de 200 pages. Pour votre et notre gouverne, lisons d'abord l'article de Wikipédia le vilipendé : «Bernanos s'attaque de nouveau aux figures du mal et à la déchéance de l'humanité sans Dieu. ».

    Le personnage central serait-il une incarnation de ce mal ? Oui, car à force d'observer ce mal on se contamine Monjoie. « Il s'agit à la fois d'un récit policier (autour d'un meurtre) et d'une galerie de portraits », bon, je n'étais pas tombé loin, car ce faux polar me semblait bien encombré de considérations annexes longuement développées. Il s'agissait donc de portraits, ce qui justifie tout, et deux morceaux qui se recollent, deux. Même pas au centre, mais comme une sorte de viscosité cachée, se trouve un mystérieux et inquiétant personnage, l'ancien professeur Monsieur Ouine dont le corps est mou, l'esprit perdu et la souffrance terrible. Nous ne saurions mieux dire. Merci à l'anonyme rédacteur de ce texte. Voyons donc ces pages du début, intimement, malsainement mêlées de nature et de dialogues trop humains :

    « Elle a pris ce petit visage à pleines mains – ses longues mains, ses longues mains douces – et regarde Steeny dans les yeux avec une audace tranquille. Comme ses yeux sont pâles ! On dirait qu'ils s'effacent peu à peu, se retirent… les voilà maintenant plus pâles encore, d'un gris bleuté, à peine vivants, avec une paillette d'or qui danse. « Non ! non ! s'écrie Steeny. Non ! » Et il se jette en arrière, les dents serrées, sa jolie figure crispée d'angoisse, comme s'il allait vomir. Mon Dieu !

    « Que se passe-t-il ? Voyons, Steeny, interroge une voix inquiète, toute proche, de l'autre côté des persiennes closes. » Essayons de comprendre : une femme interroge les yeux d'un enfant qui sort d'un cauchemar, à moins que ce réveil et cette femme ne soient justement qu'un cauchemar bien réel. Dans ce cas, l'autre voix, à l'extérieur donc puisque « de l'autre côté des persiennes closes », serait celle d'une autre femme (nous le pressentons, sans que l'auteur nous l'ait dit), et ce serait sa mère. « Est-ce vous, miss ? »

    « Mais elle l'a déjà repoussé, violemment, sauvagement, et reste debout sur le seuil, indifférente.

    « Hé bien, Steeny, méchant garçon ! »

    Il hausse les épaules, jette vers la porte un regard dur, un regard d'homme.

    «  Man ?

    - Je croyais t'avoir entendu crier, dit la voix déjà lasse. Si tu sors, prends garde au soleil ! mon chéri, quelle chaleur ! »

    Quelle chaleur en effet ! L'air vibre entre les lamelles de bois. Son nez contre la persienne, Steeny le hume, l'aspire, le sent descendre au creux de sa poitrine jusqu'à ce lieu magique où retentissent toutes les terreurs et toutes les joies du monde. » Non, c'est un endroit de la poitrine, ce n'est (apparemment) pas plus bas. La maman est dehors, déprimée, douce à crever, tandis que la Miss embrasse et puis rejette le petit jeune homme. Trop de tendresse tue l'âme, trop de dorloteries, Proust grand enfant sentait déjà cela. Plus tard viendront les douceurs non moins suspectes de l'homme manquant.

    Une fois de plus se confirme cette nécessité de lire lentement, et non pas comme on s'engouffre dans un express. Une fois de plus aussi, l'enfant reste le témoin privilégié de tout, tout roman comporte un enfant, tout roman est une formation. Et l'ange frôlera toutes les corruptions sans en attraper la moindre parcelle. Malaise dès ces premières lignes.

    « Encore ! Encore ! Cela pue la céruse et le mastic, une odeur plus puissante que l'alcool où se mêle bizarrement l'haleine toujours moite des grands tilleuls de l'allée. Voilà que le sommeil l'a pris en traître, d'un coup sur la nuque, en assassin, avant même qu'il ait ouvert les yeux. L'étroite fenêtre s'ébranle lentement, vacille, puis s'allonge démesurément aspirée par en haut. » Reprenons. Les sensations ramènent le lecteur et l'enfant au début d'une sieste, puis à de la chaleur, à des parfums toxiques (la céruse) ou vaguement écœurants, sans oublier la fente étroite des persiennes et de la fenêtre qui colle et s'ébranle. Malaise encore. Mal être. Grandissement difficile d'un enfant garçon coincé entre deux mères poules, sensualité morbide d'un adolescent commençant. Curieusement, mes souvenirs d'enfance ne comportent aucune sensualité, car déjà réinterprétée, vite dégagée en touche dans le hors-jeu d'une intellectualité prématurée. Ceci pour mes auditeurs frustrés. « La salle entière la suit, les quatre murs s'emplissent de vent, battent tout à coup comme des voiles…

    ………………………………………………………………………………………………………

     

    « Steeny ! »

    Ce sont les persiennes qui claquent, la lumière entre à flots dans la chambre.

    «  Quelle folie de choisir une place pareille pour dormir ! De l'autre côté de la pelouse, nuos t'entendions. N'est-ce pas, miss ?

    - M. Steeny a seulement tort de faire la sieste, le médecin l'a défendu. »

    Elle pose la main sur son front, ou plutôt elle la place lentement, presse de la paume les tempes, glisse dans la chevelure emmêlée ses doigts mystérieux toujours frais.

    « Si Madame veut le permettre... »

    Mais Madame secoue la tête, d'un air de consentir à tout – oui, qu'importe ! - pourvu que la nuit vienne bien vite. »

     

    Le jeune homme est surveillé. Il semble de santé fragile, ce que n'arrange pas le surcouvage. Sa mère et sa gouvernante anglaise, sa « miss », entretiennent une intimité de femmes seules. Nous supposons que cette fois, ce sont les doigts frais de sa mère qui le caressent, la chose n'est pas nette. Ce que Madame doit permettre, c'est la réflexion du médecin, peut-être, ou bien les caresses de la miss qui se prolongent en présence de la mère ? Malgré les coups de vent d'aération et d'évasion, les sensations restent trompeuses, ambiguës (la pièce qui s'enfuit par la fenêtre, les caresses interchangeables et mal distinctes dans leurs intentions…). « La nuit ! Et elle essaie vainement de réprimer un frisson de plaisir qui passe sur son joli visage ainsi qu'une ride sur l'eau.

    « Steeny m'accompagnera. Je vais promener le chien. » Il n'ira pas. Il ne manquerait plus que cela. Pas de soleil, pas d'homme surtout ! Rien de tel pour préparer le terrain à Monsieur Ouine, qui sera méprisé, mais aussi admiré. C'est de Bernanos, c'était le n°595 du Livre de Poche, en 1960…

     

  • CATULLE MENDES

    COLLIGNON « LUMIÈRES, LUMIÈRES »

    Catulle MENDÈS CHOIX DE POÉSIES

     

     

    Il n'a jamais connu l'Histoire, celui qui prétend raconter le temps passé en le ramenant au temps présent : qui se moque des vieux rois, tourne en dérisions ces mœurs barbares ignorantes de la contraception chimique et du téléphone cellulaire, s'indigne qu'on ait osé décapiter les rebelles, ou vendu de jeunes garçons à des sultans. Celui qui visite les peuples austraux, à l'île de Pâques ou à Madagascar, et qui ridiculise les croyances du lieu sous prétexte de superstitions absurde, bafoue complètement l'ethnologie, et l'antiraciste qui fustige sans risque les horribles pratiques du trafic d'esclaves, celui-là fait fausse route. On ne peut pas, il est rigoureusement interdit de faire intervenir la morale ou le goût de notre époque à nous dans un compte rendu historique.

    Gautier,Nerval,Moulins

    Sans vouloir faire de la reductio ad Hitlerum notre cheval de bataille, les deux biographies de Hitler que j'ai lues sont excellente chez l'un, parce qu'il ne juge pas, les faits parlant d'eux-mêmes, détestable chez l'autre de William Shirer, l'auteur croyant en effet indispensable de mentionner, chaque fois qu'il le peut, qu'Adolf était un criminel, un fou effroyable et un assassin de masse, merci, on sait. Catulle Mendès, gendre juif de Théophile G autier antisémite notoire ce qui n'enlève rien à son génie poétique, savait-il, quant à lui, ce que c'était la poésie ? Il est permis d'en douter, quand on lit le Choix de poésies édité en 1925 chez Eugène Fasquelle, dont j'ai coupé les pages avec respect en 2015.

    Il présente en effet à notre goût actuel effaré une collection de niaiseries à l'eau de rose de bénitier capable d'exciter nos réactions selon le cas bouffées par la rigolade ou pourries de consternation, et de toute façon profondément méprisantes. Tous les clichés y sont : les menottes et les petons du petit Jésus, la pureté des vierges et le souffle fétide des putes, l'attirance pour la mort qui rôde, les fleufleurs, les soupirs et les petits oiseaux, « toute la lyre » comme disait Victor Hugo, à qui hommage est rendu pour sa 80e année, mais aussi les marques de respect pour le récent défunt Théodore de Banville (1891). Et dans ces deux morceau versifiés que nous hésiterions à qualifier de poétiques, ainsi qu'en plusieurs autres, transparaît une humilité non feinte, de l'élève aux maîtres avec un s, une interrogation dont il pressent la réponse : ma poésie passera, la leur à tout jamais restera, puis disparaîtra aussi (c'est ce que disent les moyens et les médiocres pour se consoler).

    En effet, Catulle Mendès, dont le prénom à lui seul est poétique (Catullus, -87 / - 54), applique les recettes, cherche avec trop de soin la rime, oscille de l'hugolisme au Parnasse, exploite les thèmes de la femme fatale traités par Baudelaire, maîtrise la technique, introduit des mots nouveaux désormais tombés dans l'oubli, ne rate pas une tombe, pas un ange, pas une Vierge Marie.

    Les marmots sont charmants, les femmes douces ou mauvaises, les mendiants tirent des larmes, les anges apparaissent, les guerriers répandent des tripes, et les prairies embaument avant le passage des vaches. Tous les sujets en vogue sont traités, parce que Mendès n'a pas su se dépêtrer du courant, s'est laissé imbiber par l'air du temps, la mode, le conformisme, alors que de nos jours l'anticonformisme a fini par sombrer dans le conformisme : nous sommes coincés comme des rats

    dans un trou de balle. Catulle Mendès fut très honoré, dut une bonne part de sa renommée à son épouse Julie Gautier, à son entregent sans « beu », quoique : c'était un people, comme on dit en français, un gibier de salons et de mondanités.

    Mais voici qu'un certain Kavafy avec un v, grec, postérieur et homosexuel, 1863-1933, (Mendès naquit à Bordeaux en 1841 et mourut en 1909) nous susurre d'admirables choses : qu'il est déjà très beau et très méritoire d'être parvenu à la première marche de la pyramide des Muses, que l'on n'est pas un inférieur de s'être baigné dans les lumières divines, et nous ajouterons qu'il n'y aurait pas de grands poètes s'il n'y en avait pas eu beaucoup de petits ou de médiocres, aux rangs desquels se situe notre Catulle Mendès, même pas sur la première marche mais juste au pied. On le sent bien, quand il extirpe enfin sa rime, « ce bijou d'un sou » disait Verlaine son contemporain, pas juif mais homo ET ivrogne, un cumulard.

    Notre Wikipédia distingue le « symboliste » chez lui, et aussi le « décadent ». Je serais bien curieux de lire cet article afin d'étoffer mes maigres connaissances : par exemple, Théophile n'assista pas au mariage de son gendre, qu'il surnommait « Crapule M'embête » - que d'esprit… Mendès fit partie des juifs qui admirèrent Wagner, il connut Leconte de Lille et José-Maria de Heredia. Et, surprise, Verlaine appréciait beaucoup sa poésie, considérée comme maniérée, son contraire en somme. Il écrivit aussi des livrets d'opéra, des contes, des nouvelles, des romans, et Nietzsche lui dédia ses Dithyrambes à Dionysos, en le qualifiant de satyre… L'œuvre que nous proposerons à vos oreilles se distingue par son caractère éminemment baroque  : c'est un catalogue, analogue à celui de Don Juan, mais en prénoms, pas en nombres.

    Chaque femme est énumérée, qu'il l'ait aimée seulement ou séduite, comme autant de perles à son chapelet précieux, nous dirons qu'il serait vain et indiscret de savoir les identités de ces dames, toutes sous pseudonymes antiquisants, regroupées en seule fonction de l'harmonie métrique sans jeu de mots. Pas de prétention, juste un souvenir, une résurrection à l'égyptienne puisqu'un nom prononcé ressuscite au bord du Nil les amours mortes, un enivrement, un inépuisable bain de

    féminité divine, puisqu'il est assuré que la femme est la preuve même de Dieu, et du Diable évidemment. Écoutez ces doux sons médiévaux et latins, songez aux « Dames du temps jadis », et laissez-vous bercer de nostalgies mammaires : le recueil s'appelait Les vaines amours, et le poème Récapitulation, ou capitulations devant la raie - mais ta gueule quoi merde…

     

    Rose, Emmeline,

    Margueridette,

    Odette,

    Alix, Aline,

     

    Paule, Hippolyte,

    Lucy, Lucile,

    Cécile,

    Daphné, Mélite,

     

    Arthémidore,

    Myrrha, Myrrhine,

    Périne,

    Naïs, Eudore,

     

    Jeanne, Antonie,

    Flore, Florise,

    Charise,

    Apollonie,

     

    Héloïse, Aure,

    Aminte, Aimée,

    Edmée,

    Edmonde, Isaure,

     

    Marthe, Roberte,

    Blanche, Blandine,

    Blondine,

    Berthe, Adalberte,

     

    Emma, Germaine,

    Ève, Éveline,

    Cœline,

    Chloé, Clymène,

     

    Thècle, Yolande,

    Dora, Bathilde,

    Othilde,

    Yseult, Rolande,

     

    Théodeline,

    Irma, Clémence,

    Hermance,

    Zoé, Zerline,

     

    Nyse, Oriane,

    Lise, Égérie,

    Marie,

    Gotte, Ariane,

     

    Clara, Clarine,

    Lison, Lisette,

    Suzette,

    Aventurine,

     

    Plectrude, Ortrude,

    Javotte, Urgèle,

    Angèle,

    Inès, Gertrude,

     

    Claire, Christine,

    Elvire, Elmire,

    Palmyre,

    Diamantine,

     

    Caliste, Annie,

    Grâce, Éthelinde,

    Clorinde,

    Callisthénie,

     

    Zulma, Zélie,

    Régine, Reine,

    Irène !…

    Et j'en oublie.

     

    Merveilleux soupirs d'amour, où voisinent Walkyries et pierres précieuses, héroïne connues et humbles fleurs des champs, 96 femmes aimées, désirées, imaginées, chacune avec sa lumière et ses ombres, dans un poème virtuose digne des plus Grands Rhétoriqueurs, digne de ce mouvement du Parnasse dont Mendès Catulle fut l'accoucheur en 1866 et l'historien en 84. Honneur et gloire à notre poète disparu, aux vers souvent bien inégaux dans le double sens du terme, et considérons-nous tous dans nos miroirs avec notre stylo entre les dents, au sommet du petit escalier qui descend vers notre mort tatataaaah…

  • GOLDEN - LA GEISHA

    COLLIGNON LECTURES

    GOLDEN GEISHA (62 08 05) 09 06 12 03 1

     

     

     

    Geisha est une fiction. Elle fut écrite en 1997, devint un best-seller, fut traduite en allemand, lue par un Français, transposée au cinéma. Ces filtres préalables doivent être connus. C'est la première fois que je peux lire de l'allemand à peu près couramment,; sans regarder le dictionnaire plus d'une fois par double page. Il est même arrivé que les mots ne résonnent pas dans ma tête, ce qui augmente la rapidité. Une fillette de 10 ans etc. Elle arrive à Kyoto, séparée de sa sœur et de son père veuf. Le principal souci des femmes de cette école urbaine semble d'humilier le plus possible cette fillette, en lui rappelant qu'elle vient d'un village e pêcheurs et qu'elle pue le poisson.

    Elle se fait même traiter d'ordure. Plus tard à son tour, à la suite d'une longue discipline;, elle deviendra semblable à l'une de ces bourrelles qu'elle admire. Il est inimaginable que des femmes entre elles se soumettent à toute sorte de traitemements humiliants et dégradants. Inimaginable également aux yeux d'un balourd masculin que de tels pensionnats ne dégénèrent pas en un gigantesque lupanar de gouines. Mais justement, il n'en est pas question du tout. Encore devons-nous bien nous souvenir que le sexe n'est pas la seule prostitution imposée aux geishas : elles sont "de luxe", cultivées, raffinées, les seigneurs de la finance doivent baiser avec des femmes de haut rang.

    Elles seront reines et soumises, les hommes seront à leurs pieds, mais à la suite de tout un rite de siège, elles devront céder comme ceci, puis comme cela. Leur instrument de domination sera leur charme et leur sexe. Elles accompliront le sommet de la condition, de la destinée féminine, qui n'est pas simplement destinés à faire pleurer les féministes revendicatrices. L'héroïne a dix ans. Elle s'exe-prime à la première personne, ce qui est une convention : comment des scènes de l'enfance, racontée par une désormais quinquagenaire, pourrait-elle faire l'objet de souvenirs si précis ? couleur des habits, expressions du visage, moindres incidents...

    Tout sortira donc de l'imagination et de la documentation d'Arthur

     

    Golden, américain. La jeune héroïne est accompagnée par "Tronche de courge", plus âgée de six mois. Cette dernière escalade une "Leiste" en allemand, ce qui doit être une armoire, une espèce de casier à chaussures, que les élèves doivent laisser là avant les cours et récupérer ensuite. Les petites dernières doivent placer leurs chaussures tout au sommet, à l'emplacement le plus malcommode. Puis Tronche de Courge tire une plaquette d'une petite boite, avec son nom dessus, qu'elle suspend au premier crochet libre. Comme une ouvrière qui pointe.

    C'est une sorte de jeton de présence qu'elle accroche là. Nul doute que tout ne soit minutieusement, militairement, maniaquement organisé. "Juste après, nous sommes allés dans d'autres salles de classe, où nous nous sommes inscrites de le même manière à d'autres heures d'enseignement pour Tronche de Courge", ou moins péjorativement "Petite tête de Courge" ; "Petit Potiron" conviendra bien mieux. La narration ne nous épargnera pas les particularités grotesques des professoresses, non plus que les vexations qu'elles infligeront. Ne doutons pas que les amies dévouées et les petites pestes cafteuses croiseront aussi notre chemin : une variante de l'internat de Lowood, où souffrit Jane Eyre.

    Mais le Japon nous titillera. Les matières y sont tout à fait différentes : shamisen (vérifions : "luth à long manche"), danse, cérémonie du thén ainsi qu'une mélopée "que nous appelions nagauta". Si "naga" signifie "peuplier", j'aurai gagné. Vérifions : "chant long", ce qui nous apprendra à jouer les connaisseurs. C'est à l'aide du nagauta et du shamisen que l'on accompagne le kanuki et la danse classique. Ces jeunes filles seront ainsi tirées du poisson vers le grand art, après un bizutage de servantes. "Petit Potiron avait si peur d'être la dernière dans toutes ces matières, que pour le petit-déjeuner, au sortir de l'école; elle resserra sa ceinture" : des cours avant le petit-déjeuner ?

    ...Que font donc les parents d'élèves ? Facile : tous les ponts sont coupés avec eux. On va d'abord en cours, puis on rentre à l'okiya, qui est en sorte la pension de jeune filles...

    09 06

    Nous n'avons plus rien à perdre, nous non plus : cette jeune fille, Chi-yo, 10 ans, fait une rencontre. C'est toujours ainsi dans les romans, dans les vies, du moins les biographies. Les nôtres n'ont été que néfastes, ou insuffisantes. Mais celle-ci, d'un homme extrêmement distingué, laisse présager du meilleur. Il offre une glace à l'enfant, elle rêve à lui, et d'un coup, l'impossibilité de devenir geisha se transforme en ce glorieux avenir : être une geisha. C'est le plus haut grade auquel une femme puisse parvenir, et au lieu de le redouter, comme ferait n'importe laquelle de nos connes, la très jeune fille y aspire comme à sa plus belle réalisation : en ce temps-là en effet, les femmes avaient du charme, et n'étaient pas uniquement "un copain avec des nichons".

    L'auteur américain donc, de sexe masculin, relate avec une précision totalement invraisemblable ce qu'il advint de son héroïne ; jamais pour notre part nous n'aurions été nous souvenir des motifs d'un kimono, ni des expressions exactes d'un visage ou d'un langage. Trop préoccupés peut-être par le souci de notre apparence intérieure : est-ce que je ressens bien, est-ce que je pense bien, ce qu'il faut penser ou ressentir pour ne pas encourir les foudres de mon putain d'adulte d'interlocuteur ? Ce qui laisse peu d'attention pour la couleur d'un ruban ou d'un ciel de Kyoto. Il est vrai que Chi-yo, dix ans, a quelque raison de redouter cette entrevue avec l'épouse, apparemment, de ce directeur pourvoyeur de glace à la cerise : elle lui a fait rapporter un kimono taché à l'encre, et l'encre du Japon reste indélébile.

    Poursuivons donc notre lecture à la façon d'une caméra embarquée sur la tête d'un aigle, comme si, en vérité, nous étions cet aigle ou cet enfant. A vrai dire, rien ne nous est épargné : l'auteur explique tout, au cas où nous n'aurions pas bien compris. "Je trouvai le bol du plus beau remarquable, mais il avait été offert à Mameha par rien de moins que Yoshida Sakuhei, le grand-maître de la céramique de style toguro, qui après la Seconde Guerre mondiale fut célébré comme un monument national vivant". Pardonnez ces inélégances : je suis pressé. Arthur Golden est un spécialiste du Japon ; nous serions curieux de savoir ou du moins de voir ce qu'est ce style "toguro" : rien sur Wikipedia, sauf ce samouraï très méchant pour mangas nippons. "Enfin, sortant de l'arrière-salle, Mameha fit son entrée dans un riche kimono crème, ourlé d'un motif aquatique." Le kimono révèle aussi bien le rang social que le raffinement de sa propriétaire.

    D'autre part il est culturellement naturel qu'une future toute petite geisha s'intéresse à ce qui sera un jour une partie d'elle-même et de son âme séductrice, car tout est symbole. Recopions Wikipedia, ce qu'il ne faut jamais faire : "Le choix d'un kimono est très important ; le vêtement ayant tout une symbolique et la façon de le porter comportant des messages sociaux qui peuvent être très précis. Tout d'abord, une femme choisit le kimono suivant son statut marital, son âge et la formalité de l'événement." Nous n'en dirons pas davantage, non sans nous demander s'il était bien conforme à cette entrevue de porter un vêtement aussi luxueux. "Tandis qu'elle ondulait vers la table, je me tournai et m'inclinai particulièrement bas sur ma natte".

    Jamais notre fausse narratrice ne manque d'indiquer ses inclinaisons. Peut-être un auteur vraiment japonais ne l'eût-il pas marqué à ce point. "Quand elle fut parvenue là, elle se laissa tomber à genoux face à moi, prit une gorgée de thé, et me dit : "Eh bien..." Il n'y a pas de chaise. La table est basse. Les Japonais ont-ils plus de varices que nous ? "Chiyo, n'est-ce pas ? Raconte moi donc comment tu as réussi, cette après-midi, à quitter ton okiya. Madame Nitta n'est sûrement pas favorable au fait que ses servantes s'occupent en plein jour de leurs propres affaires, ou bien ?..." Chi-yo ne s'étonne pas d'être abordée sur un ton protecteur : elle est reçue, en tête-à-tête, par une grande dame. "Je ne me serais jamais attendue à une telle question, et je ne savais pas très bien ce que je devais dire, même s'il eût été impoli de ne rien répondre du tout. Mameha buvait son thé en silence et me regardait avec sur son visage ovale une expression amicale. Elle me dit alors : "Tu penses peut-être que je vais te faire des reproches. Mais je veux juste savoir si tu as éprouvé des difficultés pour te rendre ici."

    Voilà qui change des rebuffades et des humiliations.

    De quoi désorienter plus encore.

     

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    Nous sommes à présent début 1940, et notre geisha comptera bientôt vingt printemps. La guerre va durer six mois, le Général Tottori, sale et mal élevé, devient le danna de Sayuri, avec une petite touffe de poil au bas du ventre d'où peine à émerger une pine sans attrait. Mais elle a rencontré un jeune homme, pas très riche. Comment tout cela va-t-il finir ? Nous ne saurons que dans quelques moi, car à onze pages d'allemand tous les quatre jours, de 414 à 574, cela fait 160. Donc, divisé par onze ... cela fait quinze séances. 15 fois quatre, 120 journées, pas de Sodome, quatre mois, à la louche, soit début avril. Mon Dieu mon Dieu ! ce n'est point désagréable, mais cela m'occupe l'esprit un peu trop.

    Ainsi donc j'écris des chefs-d'oeuvre, mais je ne sais pas me tenir en société, et je peux aller chier. Quelle grossièreté pour un fréquentateur de geishas ! je m'y perds, entre tous ces vieux messieurs richissimes, coiffés sur le poteau (pas le leur) par un jeune homme charmant, et un général grossier, qui baise en buvant de la bière. Elle respecte le sieur Nobu, autrement dit Nobu-san. Elle suppose qu'il la regrette. C'est lui qui reproche à cette jeune femme de la fuir. Mais, "que devais-je donc faire ?" dit-elle (et non pas "se défend-elle", car on peut "dire quelque chose", alors qu'ici le verbe "se défendre" serait intransitif). Ce qui rend ce livre si facile à lire, c'est que tout y est exprimé.

    Il n'y a point d'ellipse. Juste de la narration, et du dialogue explicite : "Je pensais que vous aviez définitivement disparu". Mais elle a cherché à le revoir. Elle a erré autour d'une maison de thé où il se rendait régulièrement, hors du quartier habituel. "Si Takazuru n'était pas venue me voir en larmes, pour me dire combien vous la traitiez mal, je n'aurais jamais appris où je pouvais vous trouver". Takazuru est un tronc d'arbre sur lequel un igre se fait els griffes ; ce tigre, c'est Nobu-san. Il se soûle, et complimente cette pauvre fille sur l'odeur de propreté dégagée par ses cheveux. Et comme elle se réjouit - enfin un compliment ! - il ajoute que pour une fois, "ça change".

    On n'est pas plus aimable. Aussi, Takazuru est-elle venue trouver Sayuri, la regrettée, pour la prier d'arranger les choses. "Eh bien oui, je me suis sans doute comporté un peu grossièrement envers elle". Savoir si par-dessus le marché on couche ou non avec la geisha n'est pas chose aisée à démêler : c'est une forme de rapports très codifiée, la geisha peut refuser, même si l'homme l'entretient. Sauf s'il s'agit de son protecteur officiel, son danna. Mais le statut de la geisha surpasse de loin celui de la pute : elle est respectueuse, et respectée. "Elle n'est pas aussi intelligente que toi - ni, surtout, aussi jolie" - ma traduction ne tient pas compte des subtilités allemandes, elles-mêmes transcrites des subtilités anglaises.

    J'ai cependant observé que les prostituées restent très sensibles aux attentions et aux compliments. C'était du temps où je pouvais bander. Ô nostalgie ! "Et si tu crois que je puisse être en colère contre toi, tu as tout à fait raison". Ô clients pleins de subtilités ! ô véritables rapports humains dépourvus de brutalité ! intermédiaires si riches entre soumission et mondanités ! sincérité en l'absence de sexe ! On peut aimer sa partenaire d'amour codifié sans risquer de balle dans la tête ! mais que savons-nous des rapports de luxe ? je n'ai connu que les putes à trottoir. Cela intéresse peu. "Puis-je demander comment j'ai pu à ce point fâcher mon vieil ami ?" En parfait japonais littéraire.

    Sous les mondanités, la subordination. Mais tous les avantages de la subordination, réversible, par l'exaltation des pouvoirs du charme et des amours plus ou moins feintes. L'homme dominateur et soumis, la femme soumise et dominatrice. Mais, pour finir, dominée par le patriarcat : on n'échappe à un homme que pour en choisir un autre, plus raffiné, plus riche, plus susceptible d'être aimé, ou du moins, estimé. "Nobu s'arrêta" (ils sont en promenade) "et me regarda d'un air terriblement triste". Il reste à dire que ces sentiments ne sont peut-être pas plus artificiels et convenus que nos sentiments à nous autres occidentaux : les héros de ce temps-là jouaient avec la plus grande subtilité sur le fil qui sépare le naturel du factice.

    "Je sentais monter en moi comme une vague d'inclination à son égard, comme je n'en ai éprouvé dans ma vie que pour très peu d'hommes". Il est vieux, elle a de l'estime pour lui, un sentiment très fort et très subtil, qui n'est pas cependant de l'amour, mais plus que de l'amitié. La "Zuneigung", en allemand, quelque soit le terme anglais d'origine, exprime le "penchant", la "sympathie". Toutes ces nuances du tendre auxquelles on échappe hélas trop souvent dès la fin des adolescences, toutes ces gammes qui cessent peu à peu de se déployer. "Je me figurai combien je l'avais regretté, combien je m'étais fâcheusement joué de lui". En effet : avoir fait monter les enchères de sa propre possession, du moins l'avoir laissé faire par son okiya, son établissement, puis s'être dérobée, au profit d'un général malotru - voilà qui pouvait fâcher un acquéreur sensible.

    japon,fille,prostitution Plus on paye, plus on aime. Ce qui semble s'appliquer à la prostitution, même de grand standing, se trouve aussi pourtant au Moyen Âge français : l'ami, c'est celui qui vous offre de l'argent, ou des cadeaux. Un seigneur doit avoir de la "largesse". "Que sont mes amis devenus" parle aussi de l'argent que Rutebeuf ne recevait plus. L'amour et l'argent, et le cadeau, n'entretenaient pas des rapports aussi apparemment désintéressés qu'ils feignent de l'être de nos jours. Nobu-sans a l'impression de s'être fait plaquer. Tromper. Escamoter. "Mais malgré ma honte à la reconnaître, ma sympathie à son égard se mêlait à une trace de pitié"...

  • André, sur Lacan

    COLLIGNON LECTURES «LUMIERES, LUMIERES »

    Serge ANDRE «LACAN : POINTS DE REPERE » serge,analyse,belge

     

     

     

    Prétendre avoir compris Lacan témoigne d'une grande prétention, et d'une grande modestie : car nul n'a jamais percé tous les secrets, tous les arcanes, de notre révolutionnaire psychanalyste, pas même lui-même, persiflent les mauvaises langues. Plus mystérieux et plus illuminé que Rimbaud, voire que Hölderlin en personne, il y a, es steht, Lacan. Pis encore, nous sommes une fois de plus aux prises (et c'est une prise de courant qui figure sur la couverture) avec un de ces ouvrages censés nous ouvrir à un système de pensée que nous ne comprenons déjà pas beaucoup. Cela rappelle ces fameux troubles obsessionnels, qui nous font ranger tel objet en tel endroit particulier afin de pouvoir le retrouver à coup sûr, ce qui est le meilleur moyen de ne pas justement le retrouver.

    Serge André, brillant commentateur, nous introduit à la pensée lacanienne par l'intermédiaire d'Edgar Poe : La lettre. Un ministre possède une lettre compromettante, susceptible de ruiner la carrière d'un autre politique par un scandale retentissant. D'autres personnes tâchent pendant son absence de récupérer d'urgence ladite lettre pour la détruire ou du moins la mettre en lieu sûr. Et quelles que soient les méthodes logiques et rigoureuses qu'elles emploient, elles repartent bredouilles. Cela vient de ce que le ministre l'a tout simplement rangée à la place habituelle où il classe tous ses documents, ce qui est justement l'endroit où personne n'aurait pensé à chercher. Nous sommes très fiers d'avoir compris cela ; le secret de l'analyse est que personne ne veut voir le nez au milieu de sa figure.

    Mais ce que l'on ne comprend pas se présente comme une suite d'affirmation, d'assertions, totalement déconnectés les uns d'avec les autres. Avec, de temps en temps, d'exaspérants mots de liaison : des « donc », dès « c'est ainsi », des « parce que », qui se baladent là comme des cafards dans la mie de pain. D'autres s'y retrouvent. Mais pas toi. Toi, tu es le con. Parfois un autre îlot surgit de la mer, où tu peux te reposer : à nouveau, sur ce tout petit piton, tu recomprends. Exemple : Lacan s'oppose à Lévy-Strauss, ce dernier distinguant le signifiant (le mot, en gros) du signifié (le sens du mot, en gros). « Mousse » a quatre signifiés : la mousse du savon, la mousse de l'arbre, la mousse de la bière, le gamin qui lave le pont du navire et la bite du capitaine.

    Pour Lacan, le signifiant ne renvoie pas au signifié, mais à un autre signifiant. Les sujets parlants se parlent avec des signifiants dans la bouche, « liberté », « beauté », « brosse à chaussures », et c'est ainsi que se constitue le langage, qui est l'échange de mots, sous lesquels chacun entend à peu près la même chose, et tout est dans l' « à peu près ». De même (et ces comparaisons me ravissent comme un enfant), certaines hirondelles de mer se passent-elles parfois de bec en bec un poisson, sans le manger, en pépiant : ce poisson est alors un signifiant, sinon elles le boufferaient, ce poisson est un symbole. Et ça, je comprends. Hélas, très tôt dans le livre de Serge André, interviennent d'ébouriffants tableaux pseudo-mathématico-physiques, où les concepts sont représentés par des signes (qui signifient aussi bien des signifiés que des signifiants), formules où le matheux se retrouve, mais où le commun des mortels se creuse inutilement la cervelle. Ce livre sert aux spécialistes, à ceux qui sont pourvus d'un certain esprit, à ceux qui sont élus, à ceux qui ont su embouquer la passe pour parler comme les marins, à ceux qui ont découvert le déclic, le sésame qui ouvre les portes : alors, Lacan devient (relativement) clair.

    Un grand philosophe andernossien soupirait, après m'avoir lu : « Mais qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » Un grand éditeur de Latresne grommelait, en soupesant mon livre sur Péguy : «Mais qui va bien pouvoir s'intéresser à ça ? » - et moi, depuis mon Mérignac, je me demande à qui va profiter ce petit compendium intitulé Lacan : points de repère. Au début (vous y aurez droit tout de suite), j'annotais en marge, naïvement : en général j'avais compris un point annexe . Et lorsque apparaît au crayon la note « GE-NIAL ! » en majuscules, c'est qu'un éclair m'est venu déchirer les ténèbres. Mais ces éclairs s'éteignent vite, et comme il faut toujours les rappeler à sa mémoire pour avancer, le chercheur en psychanalyse ou mathématique se retrouve dans sa nuit obscure d'où nulle grâce divine ne pourra le tirer.

    C'est ainsi que jamais le nul en maths ne pourra dépasser les principes, car ils s'évanouissent derrière lui : il revient en arrière les chercher, se les remémorer, pendant que le doué, le brillant, le blond, vole de bosse en bosse sur la piste skiable sans le moindre effort. Faute de comprendre, de pénétrer dans le temple, nous faisons notre singe, notre petit bouffon, devant le portail clos. Livrons-nous donc à l'exercice bien connu de Perec : prendre tout mot à mot, et nous imaginer qu'à force, de saillie en point d'appui, nous parviendrons bien à quelque sommet : il s'agit de l'interdiction de l'inceste, limite marquant paraît-il le début de la société humaine (à l'exception des pharaons, et d'autres peuplades où la fille qui ne se fait pas d'abord déflorer par son père est considérée comme la dernière des roulures, mais ne faites pas ça chez vous) : « Cette thèse » (de la prohibition de l'inceste) « se trouve reprise et structurée » nous dit M. André « dans L'anthropologie structurale » (de Lévy-Strauss) « qui paraît en 1958,mais qui regroupe en fait une série d'articles échelonnés de 1944 à 1957. On y trouve dans la première partie, intitulée Langage et parenté, la référence explicite à la linguistique. » Psychanalyse et linguistique sont en effet deux des mamelles du structuralisme. Poursuivons. « L'ethnologie peut-être rapprochée de la linguistique et s'inspirer de sa méthode parce que ce qu'elle étudie, au travers des mythes, des systèmes de parenté, de genèses d'institutions, dit Lévy-Strauss, c'est « une activité symbolique inconsciente », «qui consiste à imposer des formes à un contenu ». Admettons. Au commencement était l'idée, puis les mots sont venus l'habiller d'une forme. Et quand on étudie une langue, on a devant soi des matériaux qui déjà veulent dire quelque chose.

    Et à partir de ces documents, le linguiste peut décortiquer, pour comprendre l'âme de tel ou tel peuple : le linguiste ici ne se sépare pas de l'ethnologue ou de l'anthropologue, ce qui est devenu à peu près la même chose. « De même que le linguiste » donc « dégage le phonème comme l'élément le plus simple du langage articulé, l'anthropologue dégage l'élément de parenté » (par exemple, puisqu'il est ici question d'inceste) commun dans tous les systèmes » (du monde humain) « qui est, non la famille conjugale » (à l'occidentale) « mais le fils, le père, la mère, et le frère de la mère comme membres du groupe » A « qui a cédé une femme » (au groupe B). Parenté des liens familiaux avec les liens grammaticaux : toi comprendre ? « L'échange des femmes dans la parenté est comparé à l'échange des mots dans le langage ».

    Et là j'ai mis « GE-NIAL » avec un trait d'union. Lorsque Jospin dit « C'est de cela dont je veux vous parler », il commet un solécisme, qui est aussi un inceste grammatical. Ces éléments de Lévy-Strauss, « Ce rappel, dit l'auteur - très superficiel et très lacunaire – permet d'éclairer l'oscillation que nous avons repérée dans Fonction et champ… entre deux positions sur la nature de l'ordre symbolique. En effet, si ce sont les dons, les lois de l'échange et de l'alliance qui donnent son fondement à l'existence humaine, alors ce serait bien la loi d'interdiction de l'inceste qui marquerait l'origine de la culture, c'est-à-dire du langage ». Qu'est-ce que l'homme en effet : celui qui interdit l'inceste, ou celui qui ensevelit ses morts avec cérémonie, comme pourraient l'indiquer les dernières découvertes de la paléontologie ?

    Nous nous permettrons de plus un doute sur l'équivalence posée entre « la culture » et « le langage ». Articulé, alors. Et encore (il n'y aurait donc pas de « culture animale »). « Mais c'est l'inverse que va soutenir Lacan » (à propos de l'inceste) « et ce de manière de plus en plus sûre, jusqu'à poser, dans Subversion du sujet et dialectique du désir (1960) que « la loi s'origine du désir », et non pas que le désir s'origine de la loi. Le désir serait donc inné. Nos lois ne font que suivre, avec retard, l'évolution de nos mœurs et de nos désirs. Voyons cela :

    « Et s'il écrivait encore, dans Fonction et champ… que « si l'homme parle, c'est que le symbole l'a fait homme » (très judéo-chrétien), Lacan ne cessera par la suite de privilégier le signifiant dans le symbole ou dans le signifié jusqu'à faire du signifié une création des permutations du signifiant ». Il nous semble être là dans la droite ligne de l'existentialisme, selon lequel l'existence précède l'essence. Nous aurions donc imaginé le symbole à partir de l'existant. Et le désir serait, aussi, quelque chose qui existe, matérialistement parlant, avant l'imagination. Ce serait donc un instinct copulatif, pour rester dans le domaine génital.

    « Ainsi écrit-il, dans L'instance de la lettre…, que l'on échouera à soutenir la question de la nature du langage » (articulé) « tant qu'on ne se sera pas dépris de l'illusion que le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié, disons mieux : que le signifiant ait à répondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit » (voir la dernière phrase du séminaire sur la Lettre volée). » Si nous avons bien compris, notre tête est remplie de signifiants sans signification, de bouts de bois que nous avons vus, de flaques d'eau que nous avons vues, en un magma existentiel cérébral parfaitement arbitraire. Et dès que ces choses font leur entrée dans notre cerveau, elles deviennent des signifiés, elles acquièrent un sens ?

    Interversion en effet des termes, de l'ordre de succession des termes : de Platon, de Lévy-Strauss et de son judéo-christianisme, nous passons au Sartro-Lacanisme. « Et dans le même texte », poursuit Maître André, « il produira une formule de métaphore montrant que c'est dans la substitution du signifiant au signifiant (et non du signifiant au signifié) que se produit un effet de signification, un passage du signifiant dans le signifié. » Nous serions des enfants qui jouent aux cubes, et qui s'aperçoivent que ça peut servir à construire une petite maison. « Thèse qu'il reprend, en la précisant, dans son essais sur La théorie du symbolisme d'Ernest Jones, en 1959, dans une phrase très précise :

    « Il faut définir la métaphore par l'implantation dans une chaîne signifiante d'un autre signifiant, par quoi celui qu'il supplante tombe au rang de signifié, et comme signifiant latent y perpétue l'intervalle où une autre chaîne signifiante peut y être entrée ». C'est du Najaud-Belkacem. Cependant, nous n'avons dans nos têtes et nos littératures et nos religions que des signifiants, des drapeaux, des croix qui s'entrechoquent, et qui ne signifient rien qu'eux-mêmes. S'ils se mettaient à vouloir dire autre chose qu'eux-mêmes, ils pourraient être expliqués, sombrant et perdant ainsi toute force, et sombrant dans le banal bêtement explicable. « Eh bien, pour Lacan l'effet de signifié que produit le signifiant dans sa permutation ou sa substitution, c'est précisément le sujet. T'as vu le beau lapin qui sort du beau chapeau ? Mais alors, le sujet, ce serait la dégradation du signifiant qui ne veut rien dire en signifié qui veut dire quelque chose !

    Le sujet ne serait que du « vouloir dire », de l'absence d'existence ? De la justification d'existence, comme «par raccroc » ? Mais alors ma pauvre dame, on ne peut donc plus croire en rien ? L'individuation de chaque sujet se fait à partir du moment où chaque sujet peut interpréter à sa guise, et de façon infiniment émiettée, la force du signifiant brisé ? « Avec la théorie du sujet », ou plus précisément sa nouvelle genèse, « nous touchons vraiment à la racine de cet enseignement. Car ce n'est pas forcer les choses que de dire que dès 1932, dans sa thèse sur la paranoïa, c'est de poser le sujet qu'il s'agissait », question essentielle. « Par la suite, dans ses premiers textes psychanalytiques (ceux qui se trouvent rassemblés dans la deuxième partie des Ecrits) l'enjeu est de dégager une autre instance subjective que celle du mot » - deuxième lapin, deuxième chapeau, pourquoi pas.

    « Disons que, partant de la paranoïa, Lacan s'est trouvé d'emblée confronté à la question de l'aliénation du « malade », à celle de la méconnaissance en quoi consiste la croyance qui est au centre de la folie : elle n'est pas tellement différente, structurellement parlant, de celle que l'on constate chez le névrosé. C'en est même le modèle le plus épuré. » Car le plus aigu. N'oublions pas que ces réflexions doivent graviter dans une orbite thérapeutique. Lacan : points de repère » de Serge André, est paru aux Editions du Bord de l'Eau en 2010.

  • COMPAGNON : MONTAIGNE

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    Antoine COMPAGNON "UN ÉTÉ AVEC MONTAIGNE" 62 05 31 B 1

     

     

     

    L'auteur, Antoine Compagnon, est professeur au Collège de France et aux

    Etats-Unis, ramassis d'incultes comme chacun sait, et qui nous nique profond. Sa préface est confondante : tous les reproches que l'on pourrait faire à cet "été avec Montaigne", il se les est déjà faits à lui-même : dix minutes par jour à l'heure du jeu des Mille francs devenus Mille euros, pour Montaigne, c'était du charcutage, du massacre. Il était, il est toujours de bon ton, de présenter une oeuvre avec tout le falbala prévu, "in extenso", gravement, universitairement. De noyer son lecteur d'une bienfaisante érudition, à l'ancienne, avec marbres et volutes.

    Mais, nous répète-t-on, l'époque (maudite époque, et ne la maudissez pas, "car vous n'en connaîtrez aucune autre") est celle du zapping, en québécois du "pitonnage" : on change ce chaîne, de femme, de chaussettes, dès que la couleur ne nous plaît plus.

    Pour ceux qui veulent vraiment se faire chier, il existe France Culture. Pour ceux qui veulent considérer Montaigne ou Mozart comme des "compagnons", justement, il y a les assassins de Radio-Classique ou monsieur Lodéon, qui désacralisent à tout-va en diffusant des extraits de trois à cinq minutes, de préférence un troisième mouvement, pas plus longtemps qu'une chanson de Charles Trenet ou de Higelin. Et ça marche.

    Quantitativement, ça marche. Les extraits classiques, ça se laisse écouter, on peut bouffer des chips sur du Bach, c'est populaire, après tout Bach, Montesquieu, Bécassine, c'est ma cousine, Chopin, c'est mon copain. Et cela fonctionne à la façon d'un hameçon poil au caleçon, les uns s'en tiennent là mais peuvent toujours ne pas se faire larguer dans une conversation, les autres approfondissent, creusent, élargissent. Peut-être que c'est bon pour le qualitatif, pour la culture, dont j'ignore la définition. Il se dit tout cela, l'auteur, sous son parasol, et il fonce quand même ; enfin, doucement, mais consciencieusement, au rythme de Montaigne, d'un jour sur l'autre en pleine

    chaleur estivale, anno secundo millesimo duodecimo, 2012 pour les non-latinistes enfin triomphants. Je vais vous dire franchement : ce petit livre jaune, sauf le respect que je dois à Monsieur le Maire de Bordeaux nommé de Montaigne (on attend toujours les essais de M. Juppé, sa femme a fait paraître La femme digitale ce qui dès le titre prouve un manque total de présence d'esprit voire d'esprit tout court, notez que je m'en branle) - ce livre est chiant. Parce que tout y est trop court. Mais l'auteur l'a dit.

    Parce que nécessairement, ça reste superficiel. Parce que ça tourne court, avec des conclusions très plates dignes en effet de la pensée minimum, et ça, il ne l'a pas dit, attrape dans ta gueule. Parce que ça veut faire croire que Montaigne s'occupait de féminisme et de vie quotidienne pleine de contacts, ce qui est bon pour nous mais ne voulait pas dire grand-chose au XVIe siècle : plaquer nos petites problématiques à faire bâiller (le féminisme, l'amour de l' "aûaûaûtre" dont Mohammed Merah, la libre expression SAUF pour mes adversaire, l'égalité des chances de mon cul et autres incommensurables couillonnades) sur le contexte de la Renaissance, ça ne colle pas.

    Parce que le texte de Montaigne, même en orthographe moderne, c'est contourné, c'est ardu, rempli d'aspérités, difficilement saisissable : on parle de nonchalance, on pourrait dire négligence (le texte fut dicté, non écrit, seule les annotations en marge sont de la main de Michel de), balade bon enfant, dans une langue savoureuse et archaïque mais qui n'est plus la nôtre. Montaigne apporte tant de correctifs que l'on en vient à se demander ce qu'il veut dire, ce qu'il pense vraiment. Alors, ce que je reprochais à Compagnon, c'est de paraphraser : "Tu me dis que la Princesse vient de se retirer dans son dônjôn", mais le moyen vraiment de faire autrement pour le brave auditeur qui ne veut pas de casser la tête avant les infos de 13h. Il faut bien se mettre à la portée de tout un chacun, de cada cada, et lui montrer une pensée toute simple. Ce qui transforme volontiers, insensiblement, Michel de Montaigne en pépère bien modéré, qui pense à peu près comme tout le monde de nos jours (quel précurseur ! mais quel rasoir !) en une époque où l'on se trucidait pour des raisons de chiisme ou de sunnisme, pardon de catholicisme ou de protestantisme. Et chacun de se dire : "Après tout, je fais comme Montaigne, je suis pacifiste, j'aime bien les femmes, je donne raison à tout le monde, je suis un brave homme qui ne ferait de mal à personne même à une mouche avec des gants de boxe.

    ...Montaigne, à part quelques exceptions, n'a jamais suscité en moi, le plouc, d'adhésion, d'émotion particulière. Nous savons que l'homme a bien chevauché, négociant avec le futur Henri IV, manquant de se faire tuer à cause de sa modération - car en ce temps-là, il fallait choisir son camp et vite, nous savons tout cela ; qu'il cherche à se faire passer pour un jouisseur sans excès, pour un adepte du carpe diem ah merde encore du latin élitiste pouah, alors qu'il fut sans doute extrêmement agité, habile, politicien, etc. Hélas, ce livre est trop touche à tout, comme celui dont il traite, mais Compagnon l'avait dit...

    Est-ce une raison pour avoir entrepris, et raté, son projet ? suffit-il d'avouer son insuffisance pour s'en disculper ? Plus grave : l'audition d'extraits d'oeuvres musicales suffit-il pour vouloir l'écouter en entier ? c'est le pari de Radio Classique. Présenter constamment Montaigne par le petit bout de la lorgnette incite-t-il vraiment à y voir de plus près ? oui, dommage pour l'espèce humaine, envers laquelle nous devons cependant rester indulgent. Il faut bien procéder par étapes. Nous aborderons deux anecdotes très connues, rabâchées mêmes. "Une image, écrit Compagnon, dit son rapport au monde : celle de l'équitation, du cheval sur lequel le

    cavalier garde son équilibre, son assiette précaire. Le monde bouge, je bouge : à moi de trouver mon assiette dans le monde.

    4

    Les Indiens de Rouen

    A Rouen, en 1562, Montaigne rencontra trois Indiens de la France antarctique, l'implantation française dans la baie de Rio de Janeiro. Ils furent présentés au roi CharlesIX, alors âgé de douze ans, curieux de ces indigènes du Nouveau Monde. Puis Montaigne eut une conversation avec eux.

    "Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée (bien misérables de s'être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), furent à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était : le Roi parla à eux longtemps, on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d'une belle ville" (I, 3, 332).

    Montaigne est un pessimiste : au contact du Vieux Monde, le Nouveau Monde se dégradera - c'est même déjà fait -, alors que c'était un monde enfant, innocent." Nous revoici dans la paraphrase, niveau seconde, mais pourquoi pas, l'âge mental moyen de l'humanité tournant autour de quinze ans, comme je le crois volontiers depuis une certaine statistique dont je me suis empressé d'oublier la source. "C'est la fin du chapitre "Des cannibales". Montaigne vient de peindre le Brésil comme un âge d'or, comme l'Atlantide de la mythologie. Les Indiens sont sauvages au sens non de la cruauté, mais de la nature - et nous sommes les barbares. S'ils mangent leurs ennemis, ce n'est pas pour se nourrir, mais pour obéir à un code d'honneur. Bref, Montaigne leur passe tout et ne nous passe rien.

    "[...] après cela, poursuit-il, quelqu'un leur en demanda leur avis, et voulut savoir d'eux, ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j'en ai encore deux en mémoire." "Qu'est-ce qui vous a le plus frappé à votre arrivée en France ? - La police", répondit un immigré. Les questionneurs s'attendaient sans dout à une forte admiration - il n'en fut rien. "Il dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable que ils parlaient des Suisses de sa garde) se soumissent à obéir à un enfant, et qu'on ne choisissait plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander" (332).

    "Par un renversement que Les lettres persanes de Montesquieu rendront familier, c'est maintenant au tour des Indiens de nous observer, de s'étonner de nos usages, de noter leur absurdité. La première, c'est la "servitude volontaire", suivant la thèse de l'ami de Montaigne, Etienne de La Boétie. Comment se fait-il que tant d'hommes forts obéissent à un enfant ? Par quel mystère se soumettent-ils ?" Logique et démocratie totale, usages européens tournant le dos à la nature et marchant sur la tête. "Suivant La Boétie, il suffirait que le peuple cesse d'obéir pour que le prince tombe. Gandhi prônera ainsi la résistance passive et la désobéissance civile. L'Indien ne va pas jusque-là, mais le droit divin du Vieux Monde lui semble inexplicable.

    "Secondement [...] qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté , et trouvaient étranges comme ces moitiés ici nécessiteuses, pouvaient souffrir une telle injustice , qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons" (332-333).

    Le deuxième scandale, c'est l'inégalité entre les riches et les pauvres. Montaigne fait de ses Indiens sinon des communistes avant la lettre, du moins des adeptes de la justice et de l'égalité." Montaigne ne "fait" rien du tout de "ses" Indiens ; Montaigne n'est pas Rousseau. Il rapporte, en chroniqueur, ce qu'il a entendu. Rapporter n'est pas approuver. Nous savons qu'il avait projeté d'inclure le "Contr'un" de La Boétie dans son oeuvre, et qu'il ne l'a pas fait, en définitive. Preuve d'une dissension sérieuse entre les deux amis, l'un, anarchiste si l'on y tient, l'autre, conservateur, sachant ce qu'on perd et ne sachant pas ce qu'on gagne.

    Montaigne n'est pas Jospin, ni Trostski. Il n'est pas "de goche", sans accent, sinon il faut dire "de gauche", mais on n'apprend plus rien dès le cours préparatoire : avant tout n'est-ce pas, promouvoir l'égalitarisme et non pas le fascisme du savoir. Et puis, Montaigne a oublié la troisième chose. Il faut croire qu'il avait été bien méritoire déjà d'en retenir deux, si contraires à son scepticisme : des moeurs tellement pures ne pouvaient convenir, il le sentait bien, aux Européens, qui avaient derrière eux une histoire, compliquée. Plutôt que de Rousseau, il faudrait ici faire mention de Montesquieu, pour qui les lois proviennent du "climat", dira-t-il.

    Les lois des Espagnols, dira un autre Indien, conviennent aux Espagnols, et celles des Indiens aux Indiens : nous sommes loins de l'universalisme béat des Droits de l'Homme, et certains n'auront pas manqué de revêtir Montesquieu du san benito des hérétiques à brûler, car la liberté d'expression s'arrête aux hérétiques, il ne faut tout de même pas exagérer. Brûlons, brûlons tous les hérétiques et tous les fascismes. Bref, Montaigne reconnaît la diversité des opinions, lui. "Il est curieux que Montaigne ait oublié le troisième motif d'indignation de ses Indiens. Après une merveille politique et une autre économique, de quoi pourrait-il bien être question ? Nous ne le saurons jamais avec certitude, mais j'ai toujours eu une petite idée ; je la donnerai une autre fois.

    5

    Une chute de cheval

     

    C'est une des pages les plus émouvantes des Essais, car il est rare que Montaigne raconte avec tant de soin une péripétie de sa vie, un moment aussi privé. Il s'agit d'une chute de cheval et de l'évanouissement qui suivit.

    "Pendant nos troisièmes troubles, ou deuxièmes (il ne me souvient pas bien de cela) m'étant allé promener un jour à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyeu de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant être en toute sûreté, et si voisin de ma retraite, que je n'avais pas besoin de meilleur équipage, j'avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'étant présentée, de m'aider de ce cheval à un service, qui n'était pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons, vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et le petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contremont : si que voilà le cheval abattu et couché, moi dix ou douze pas au-delà, étendu à la renverse, le visage tout meurtri et tout écorché, n'ayant ni mouvement, ni sentiment non plus qu'une souche" (II, 6, 94).

    C'est alors que Montaigne se crut en train de mourir, et d'estimer que ce n'était pas difficile, voire même très doux. Mais je n'ai pas compris, dans ces détours de langue parfois filandreux, à quel "service" Montaigne avait bien pu vouloir s'"aider de ce cheval", service "qui n'était pas bien de son usage" : il en est parfois ainsi de Montaigne, dont le lecteur non boétien mais béotien doit savoir ignorer le propos exact. Quoi qu'il en soit, nous aurons finalement apprécié la pédagogie douce d'Antoine Compagnon, qui commence par l'anecdote en guise d'appât, comme Jeanson conseille aussi dans son ouvrage sur Sartre (il écrivit aussi un "Montaigne par lui-même") d'ouvrir d'abord le théatre de Jean-Paul pour mieux comprendre le reste.

    Les Indiens (non pas "de" Montaigne mais "les Indiens" tout court), le cheval renversé, voilà deux portes bien aisées pour s'initier à Montaigne ou le retrouver, paisiblement, sous un parasol estival : Un été avec Montaigne, d'Antoine Compagnon, qui mon Dieu comme c'est bizarre est parvenu à faire éditer, lui, un recueil d'émissions radiophoniques - j'ai dû naître de l'autre côté de la barrière[...] . Editions "Equateurs parallèles", de France Inter, La Clé des Ondes n'ayant pas encore les siennes, mais cela ne saurait tarder, d'ici 2100.

  • JAPON QUIGNARD SLOCOMBE

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    MURAKAMI HARUKI « LES AMANTS DU SPOUTNIK » 57 06 11 1

     

     

     

     

    Haruki Murakami est un auteur japonais plus jeune que moi et plusieurs fois pressenti, lui, pour le Nobel de littérature. Il écrivit Kafka sur le rivage (et non pas « Caca sur la berge ») et Les amants du Spoutnik dans la collection « Domaine étranger » (10/18). Le Spoutnik tourna autour de la terre en 1957, tandis que je me faisais faire des semelles orthopédiques. Ce fut le premier satellite, (pas mes semelles) et de même, les héros de cette histoire se déplacent autour d'eux-mêmes sans pouvoir se rencontrer. Ce sont la jeune Sumiré, 22 ans, dont vous lirez une description ; Miu, femme mariée aux cheveux blancs malgré sa jeunesse, dont la première femme est amoureuse, toujours vierge ; et le narrateur, masculin, 25 ans, futur instite, amoureux dingue de Sumiré, première citée.

    Il est le confident de cette attirance à caractère saphique, mais ne peut mener à bien son entreprise ; d'ailleurs, les deux femmes, dont l'aînée emploie la cadette à des travaux de secrétariat, ne se touchent pas, préférant se satisfaire chacune de son côté, seules bien entendu. Le gros mâle délicat s'envoie des maîtresses d'occasion, mais reste amoureux de Sumiré. Sumiré, c'est une fille curieuse, originale, pas franchement jolie, mais entière et naïve comme Amélie Poulain, très avide du monde extérieur, et ravagée par la passion d'écrire : écrire sans cesse, écrire comme ça vient, sans sujet, sans plan, sans commencement ni fin (pas de dénouements, donc). Elle laisse derrière elle ses manuscrits, plus un disque dur truffé de fragments de journaux.

    Sumiré présente aussi des ressemblances avec l'une ou l'autre des héroïnes de L'élégance du hérisson, si j'ai bonne mémoire, de Muriel Barbery. De ces gens qui observent tout avec la crudité, la cruauté des enfants puis adolescents prolongés sans fin. Quand elle a trouvé le mot juste, elle le répète, le fait sonner sur son papier. Ou elle le renforce d'une onomatopée : « Toc » ou « Boum ». Miu, elle, c'est une femme d'action. Elle travaille aussi je crois dans la littérature. Elle est au courant de la passion qu'elle a déclenchée, sachant parfaitement pourquoi cette jeune femme a tant insisté pour ne jamais la quitter. Le tout dans l'intégrité physique la plus japonaise, d'aucuns diront coincée, mais on peut éprouver une grande passion corporelle sans être passé à l'acte, si toutefois c'est un acte.

    Miu n'est qu'un surnom. Elle est, comme sa secrétaire, fortement imprégnée de culture occidentale, écoute Bach et Brahms, connaît le français et l'anglais, peut-être l'italien, et voyage dans les îles grecques – à flanquer la honte aux prétentieux occidentaux qui seraient bien incapables de disserter sur la culture littéraire japonaise (noter que les années 90 ont vu fleurir bien des romans nippons en traduction). Une fois ces prémisses posées, il me sera on ne peut plus difficile d'approfondir car je suis éveilleur, et non creuseur : il en faut. Le présentateur du volume parle de précision, d'élégance, de finesse de la touche, de petite cruauté sournoise (non, c'est de moi) et de subtilités à la fois descriptives et psychologiques, tout ce qu'on dit dans ce cas-là. Pour ma part, je déviderai mon boniment habituel, qui est d'avoir bien goûté Les amants du Spoutnik, chacun sur leur orbite, mais de l'avoir oubli en raison de l'usure de mes circonvolutions cérébrales et de mon péricarde.

    Je rapprocherai cela de Loin de Chandigarh bien que la société japonaise dans son ensemble se trouve ici très peu malmenée ni même mentionnée. Je déplorerai mon manque de savoir-faire en épaississements lorsqu'il n'y a presque rien à dire, geindrai sur les limites de la littérature, en particulier narrative, sur celles de l'humanisme, toujours encombré d'amours et de métaphysique, d'interrogations sur le comment et le pourquoi, et pour finir sur celles de l'homme, toujours pareil d'un méridien à l'autre, avec ses tourments et ses jouissances aiguës. Il ne me restera plus qu'à me lamenter sur tout, et surtout sur rien. C'est très curieux en vérité cette impression de relire les mêmes choses alors que tout est différent : voyez aussi Montedidio, plein de volupté à ras bord.

    Ici aussi, sauf qu'on ne baise pas. Et que, il va bien falloir que je le dise, Sumiré, la jeune gouine éthérée, disparaît dans une île grecque, en voyage. C'était en quatrième de couverture, page que je ne lis jamais en premier, pour demeurer puceau de l'intrigue ; en effet, des imbéciles vous révèlent ce qu'il fallait cacher. J'ai fait comme eux. C'est que la disparition en question n'intervient que fort tard, aux 2/3 du récit je crois. Et elle fut précédée par tant de belles page d'amour et de perplexité, tant de réflexions profondes à noter sur les carnets, qu'elle aurait aussi bien pu ne pas intervenir. Ce n'est que du factuel, puisque tout roman se doit d'être un peu, au moins, réaliste.

    Le héros cherche l'une des deux femmes, puis abandonne, faute de coordonnées plus précises, puis aperçoit Miu dans une belle voiture bleue, puis reçoit un coup de téléphone de Sumiré disparue, mais c'est bizarre, chers lecteurs, nous n'y croyons pas, vous et moi. Ce n'étaient, comme nous le ressasse l'impitoyable et conne critique d'à présent, que des créatures « de papier ». Pourtant si vivantes le temps de la lecture, puis évanouies. Alors, je vais bien sûr vous soumettre un passage tiré des Amants du Spoutnik de Haruki Murakami, qui se taille des ventes records en son payscomme en France. Et puis, comme un lierre indiscret, ou comme un clown éternueur, je parasiterai le texte de mes assaisonnements de bouffon profond : «Autant l'avouer tout de suite : j'étais amoureux de Sumire.  », qui s'écrit S-u-m-i-r-e, chose qui se prononce [sümir] en français, et qui devrait se transcrire « S-O-U-m-i-r-é ACCENT AIGU mais bon. « Elle m'avait fortement attiré dès notre première rencontre, et ce sentiment avait évolué peu à peu vers un véritable amour, sans possible retour en arrière. Pendant longtemps, elle accapara mon esprit ; rien n'existait pour moi en dehors d'elle. » - j'en suis encore loin. « Bien sûr, j'essayai plusieurs fois de lui faire part de mes sentiments. » (ce qu'il ne faut jamais tenter). « Mais face à elle, je ne réussissais jamais à trouver les mots justes pour les exprimer. Finalement, c'est peut-être mieux ainsi. Parce que si jamais j'y étais parvenu, Sumire m'aurait sans nul doute répondu par un éclat de rire.

    Ceci fut exposé au château de Caen courant 2013. L'auteur est prié de me contacter pour les droits, au lieu de m'attaquer courageusement dans le dos en justice; MERCI

    pompe,moulin,oiseau

    «Pendant la période où j'entretins cette « amitié » avec elle, j'eus des relations avec deux ou trois filles (ce n'est pas que j'aie oublié leur nombre exact, mais tout dépend comment on compte : si j'ajoutais celles avec qui j'ai couché juste une fois ou deux, la liste s'allongerait encore.) » Ah bon. Finalement les expériences de la vie humaine sont innombrables. Comme c'est bizarre de pouvoir baiser, au moins autant que de ne pas pouvoir. « En enlaçant ces filles, je pensais souvent à Sumiré. Ou plutôt, elle était sans cesse présente dans un coin de ma tête. Il m'arriva aussi de fantasmer et de m'imaginer que le corps serré contre le mien était le sien. Naturellement, ce n'était pas très honnête. Mais je ne pouvais m'en empêcher. » C'est sympathique, faussement pataud, humoristique en somme, faussement détaché.

    Faussement lourd.

    Revenons à la rencontre de Sumire et Miu. » Ici, saut d'une ligne.

    « Miu avait vaguement entendu parler de Kerouac » - dont Sumiré vient de s'enticher « et se rappelait qu'il était romancier. En revanche, elle ne savait plus trop ce qu'il avait écrit.

    «  - Kerouac, Kerouac... Voyons... Ce n'était pas plus ou moins un Spoutnik ?

    « Sumiré resta un moment la fourchette et le couteau en l'air, réfléchissant aux paroles de Miu. » - tiens, on dirait du Tremblay, aussi, finalement – je le vois partout, à présent – bref :

    «  - Un Spoutnik ? Vous voulez dire le premier satellite artificiel que les Russes ont envoyé dans l'espace, au cours des années 50 ? Kerouac était un écrivain américain. De la même époque, certes, mais...

    « - Mais justement, à l'époque, les écrivains, on ne les appelait pas des Spoutniks ? insista Miu en traçant des ronds sur la table du bout du doigt, comme si elle remuait le fond d'une jarre à souvenirs.

    «  - Des Spoutniks ?

    «  - Mais oui, c'était le nom d'un mouvement... d'une école littéraire, quoi, comme l'école du Bouleau Blanc au Japon dans les années 20.

    « Sumiré comprit enfin.

    «  - Ah, les beatniks !

    « Miu s'essuya délicatement la bouche avec sa serviette » en se tirant les poils du cul.

    «  - Spoutnik, beatnik... Moi, j'oublie aussitôt ce genre de termes spécialisés. C'est comme le traité de Rapallo : de l'histoire ancienne.

    « Il y eut un léger silence, comme pour suggérer le passage du temps.

    « - Le traité de Rapallo ? répéta Sumiré, stupéfaite.

    «Miu esquissa un sourire empreint de nostalgie et d'intimité, » - (ce traité restaura les contacts diplomatiques et commerciaux entre l'Allemagne et l'URSS en 1922) « comme si elle ouvrait un tiroir fermé depuis longtemps. Ses paupières se plissèrent de façon charmante, puis elle tendit la main et ébouriffa les cheveux déjà bien en désordre de Sumiré, d'un geste si spontané que celle-ci sourit à son tour malgré elle.

     

    « A partir de ce moment, Sumiré désigna Miu intérieurement sous le nom de « Spoutnik chérie ». Elle aimait l'écho de ces mots. Il lui faisait penser à la chienne Laïka. Spoutnik : satellite artificiel traversant en silence les ténèbres de l'univers. Les yeux noirs et luisants de la chienne regardant à travers le hublot. Que pouvait-elle bien voir dans cette infinie solitude intersidérale ?

    « Cette conversation sur les Spoutnik avait lieu dans un hôtel chic d'Akasaka, lors du banquet de mariage d'une cousine de Sumiré. Elle n'était pas tellement intime avec cette cousine (elle la détestait même franchement) et assister à une cérémonie de mariage avait toujours été une véritable torture pour elle ; cependant, cette fois-là elle n'avait pas pu trouver d'excuse valable pour y échapper. Sumiré et Miu étaient placées côte à côte à table. Miu ne fournit pas d'explications très précises sur les raisons de sa présence ; elle avait semble-t-il été invitée parce qu'elle avait donné

    des cours de piano à la mariée, lorsque cette dernière préparait son examen dans une faculté de musique ou un autre établissement de ce genre. Elles ne se connaissaient visiblement guère, mais la cousine de Sumiré se sentait redevable envers Miu, pour une raison ou une autre. »

    Voyez-vous, c'est là que le bât blesse quand il faut écrire un roman : inventer une multitude de détails pour reconstituer une épaisseur autour de la narration. Inventer une conversation, celle-ci primordiale il est vrai puisqu'elle fournit l'explication du titre (Les amants du Spoutnik).

    « A l'instant même où Miu lui toucha les cheveux, Sumiré tomba amoureuse d'elle, par une sorte de réaction spontanée. Ce fut comme si elle avait été emportée soudain par une tornade traversant une vaste plaine. Un phénomène sans doute assez proche de la révélation divine, ou de l'inspiration artistique. Que sa partenaire soit une femme ne posait absolument aucun problème à Sumiré.

    « A ma connaissance, Sumiré n'avait jamais eu ce qu'on peut appeler un « amant attitré ». Elle avait eu, au lycée, quelques amis de sexe masculin avec lesquels elle était allée à la piscine, ou au cinéma. Mais je ne crois pas que ses relations avec eux avaient été très approfondies. D'une part, parce qu'elle était trop obnubilée par son désir de devenir écrivain ; d'autre part, parce que aucun de ces garçons ne l'attirait réellement. Si elle avait eu une expérience sexuelle (ou quelque chose d'approchant) à cette époque, ce n'avait pu être que par pure curiosité littéraire, non par désir ou par amour.

    «  - En fait, je ne comprends pas très bien le désir, m'avoua-t-elle un jour. (Je crois que c'était peu avant son départ définitif de l'université. Elle en était à son cinquième daïquiri à la banane, » - no comment – et était passablement soûle. « Tu sais, comment il survient, tout ça..., poursuivit-elle, l'air soucieux. Qu'est-ce que tu en penses, toi ? » - bref, la chiante de chez Chiant.

    «  - Il n'y a rien à comprendre dans le désir, répondis-je, exprimant à mon habitude un avis raisonnable. Il est là ou non, voilà tout.

    « Sumiré se mit alors à me dévisager » du nombril à la bite « comme si elle observait une machine alimentée par une énergie jusque-là inconnue. Puis elle perdit tout intérêt pour cette étude et leva les yeux au plafond. » où deux mouches s'enculaient sauvagement la tête en bas. « Notre conversation en resta là. Sans doute s'était-elle dit qu'avoir ce genre de discussion avec moi ne l'avancerait à rien.

    « Sumiré était née » - bonne transition ! trrrrès bonne ! - « à Chigasaki.. Sa maison était située tout près de la mer, et elle se souvenait du bruit sec du vent mêlé de sable qui venait fouetter les vitres. Son père avait un cabinet dentaire à Yokohama. C'était un très bel homme, dont le nez évoquait celui de Gregory Peck dans La Maison du Dr Edwardes. Malheureusement – selon elle-, Sumiré n'avait pas hérité de ce nez magnifique, et son frère non plus. De temps en temps, elle se demandait avec étonnement où avaient bien pu passer les gènes à l'origine d'un tel appendice, convaincue que, s'ils avaient sombré pour toujours au fond de l'océan des informations génétiques, la perte pour la civilisation était vraiment immense. C'est dire combien le nez en question était sublime. » Bon eh bien on s'est assez boyauté avec ce comique japonais de haulte graisse, et c'est le moment de vous recommander Les amants du Spoutnik, de Haruki Murakami. Un bon roman qui vous apprend des choses, et n'ennuie pas une seule seconde, plaplapla...

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    PASCAL QUIGNARD «LA NUIT SEXUELLE » 57 07 02

     

     

    Pascal Quignard est admirable. Sa Nuit sexuelle est admirable, et les illustrations qui s'y réfèrent méritent l'admiration : leurs titres figurent à l'index final, à côté de la vignette qui les rappelle. Pascal Quignard prend la tête. Eh bien tant mieux. C'est un exercice dont trop de gens se dispensent à l'heure actuelle. Toujours chez Quignard vous trouverez à penser, à enrichir votre réflexion, à vous stimuler l'adhésion ou le rejet, en tout cas, « ça se discute », mais en vrai. Un titre pareil, La nuit sexuelle, n'émoustillera que les attardés du bulbe, qui ne sont pas les tamponnés du même pour lesquels j'éprouve la plus grande estime. Il comporte bon nombre, assurément, de gravures dites licencieuses, ne laissant rien ignorer de l'anatomie des deux sexes, séparément ou l'un dans l'autre.

    Mais nul exhibitionnisme – l'auteur en a horreur et ne s'étale pas dans les médias, ce sont les meilleurs. Au contraire, une pureté dans le trait de ces estampes et de ces tableaux ici reproduits en noir et blanc, qui confèrent une grandeur, une naïveté, aux gravures les plus explicites. Quand ce n'est pas symbolique, voire ésotérique, les opérations de l'alchimie par exemple se représentant souvent comme un coït, un chemin fait en commun, du latin « co-ire ». Nous sommes tous attirés par le sexe, même sans le faire. Le sexe est associé à la nuit, comme il convient à une espèce animale particulièrement vulnérable, la nôtre. D'autre part, nous avons besoin de confort, ou de luxe, d'où le mot « luxure ».

    Faire l'amour est d'ailleurs un luxe, car où les mammifères se contentent de se reproduire, l'homme éprouve de l'amour, au-delà des simples manèges de parades nuptiales, qui se déroulent même chez les insectes. Et l'amour, comme la nuit, sont des mystères. Chacun se souvient du mythe de Psychè, l'Âme, et de Cupidon : l'Âme, voulant savoir qui était cet être qui se glissait dans son lit et en elle chaque soir pour le plus grand plaisir de tous les deux, et repartait le matin toujours sans se faire voir, voulut éclairer son visage endormi après l'acte, au milieu de la nuit : Cupidon, l'Amour, s'envola et ne revint plus. La morale traditionnelle est qu'il ne faut pas chercher à percer le mystère de l'amour avec la pensée ni l'intellectualité, car autrement, il s'évanouit.

    Mais Quignard, qui possède une culture immense, peut tracer des lignes entre des connaissances extrêmement variées, car c'est à cela que sert la lecture, ô fondus de l'ordinateur : à prendre le temps d'établir des liens. En bon adepte de Blanchot, en bon lecteur de la Bible, il s'est avisé que la nuit sexuelle était aussi bien celle du Temple, qui dès sa construction à Jérusalem fut habité par Dieu, sous forme d'Obscurité. Dieu est mystère, silence et repos. Les temples antiques étaient obscurs, les fidèles n'y pénétraient pas, restant pro fanum, devant le temple. Les églises romanes restaient dans la pénombre. Le prêtre tourne le dos aux fidèles et parle une langue sacrée. C'est un contresens à mon avis de dire l'office face à l'assistance et en français, ça gâche tout, et je ne suis pas intégriste.

    Le taoïsme fait entrevoir le divin à travers l'acte sexuel et l'orgasme. Dieu, le sexe et la vie qu'il provoque, l'obscurité qui recouvre le coït et la prière, possèdent certains liens solides. Céline a bien raison de dire L'amour, c'est l'éternité à la portée des caniches – raison et tort, car les caniches ne sont pas « amoureux », mais n'importe quel homme, fût-il méprisable, échappe à sa condition peu reluisante à partir de son plaisir sexuel, que l'on nommait « la petite mort » alors qu'il donnait la vie. Rien d'original me direz-vous, rien que de très ancien même, de traditionnel donc et de respectable, on ne peut plus éloigné de la gaudriole performative contemporaine. Nous sommes donc nés dans la nuit, à la suite d'un acte d'amour généralement nocturne, qui est en quelque sorte un sacrement.

    Les psychanalystes appellent cela une « scène primitive », celle que les enfants ne doivent pas regarder, sous peine de traumatisme, à moins qu'on ne lui explique le plus clairement possible de qu'il vient de voir. D'où la fascination de certains pour le porno, qui place incessamment sous les yeux l'acte, la scène primitive, sans aucun talent hélas et la plupart du temps avec banalité, avec vulgarité. Mais voir cela fascine, ou répugne, ce qui est l'autre face de la fascination : Dieu non plus ne peut se regarder en face. Or nos parents eux-mêmes sont issus d'une scène « primitive » du même ordre, et ainsi de suite en remontant dans la nuit des temps, jusqu'à l'animal, jusqu'au début de tout, jusqu'au trop fameux Big-Bang.

    Et nous voici dans une double nuit, celle de notre conception, celle de la conception du monde, celle des insondables mystères : celui de l'origine de l'univers, qui nous importe peu directement, et celui de notre origine à nous. Que faisions-nous, où étions-nous, avant notre conception ? Où était notre conscience ? L'univers, avant nous, a-t-il une conscience, et avait-il déjà la nôtre ? L'auteur ne répond pas, mais soulève et brasse le problème comme une vase obscure et féconde à l'intérieur de nos cervelles. Or cette nuit d'avant nous, il se trouve que nous la retrouvons tous les soirs, pour nous endormir, et rêver, nous mettre en communication avec Dieu sait quoi, justement, fait de nous-mêmes, et aussi d'autre chose à tout jamais indéfinissable – où sommes-nous donc, aux moments du sommeil où nous ne rêvons pas ?

    Serions-nous dans la nuit éternelle, qui nous a précédés, qui nous succèdera, par petits morceaux ? «Le sommeil ? dit San Antonio. La mort en pointillé. » Entre autres, oui, et une vie aussi, celle de l'autre côté. Notre vie quotidienne ne serait donc qu'une série d'éclairs appelés « journées » sur le profond océan des nuits éternelles. Mais ne craignons rien : l'art, qui ne sert à rien, embellit, magnifie cette boue soulevée du plancher de nos âmes, transforme ce limon fertile en paillettes d'or, en contemplation, en admiration, dimension qui ne doit pas être systématiquement récusée par les artistes, qui s'arrêtent souvent en chemin, à la dérision. Tableaux, sculptures, danses (je parle ici des arts visuels, en rapport avec l'opposition entre nuit et jour) nous arrachent à cette nuit constitutive, à ce gouffre qui nous rehappe chaque fois que nous nous endormons, pour nous révéler une « Nuit Transfigurée » à la façon de saint Jean de la Croix, et je ne suis pas fanatique non plus du catholicisme.

    Je ne suis pas d'accord du tout avec Pascal Quignard, que la chose indiffère superbement : la nuit semblable au jour me semble un cliché baroque, un paradoxe à la Blanchot qui transforme le silence en bruit et la réalité en apparitions, et je sais bien, personnellement, mais ça n'engage que moi, que les forces qui m'entraînent vers le fond, cafard, désespoir, vous connaissez ? sont noires. Mais le clinquant triste des vannes de cul et des ivresses alcooliques ne sont que de fausses brillances, pires que l'obscur. Dieu, ou « X », se manifeste sous forme de nuit, ou de démons, ou de guerres, cela peut aussi se concevoir, mais nous entraînerait trop loin, au-delà en tout cas de cette Nuit sexuelle de Pascal Quignard, qui brasse à longueurs de pages de telles réflexions d'où nous sortons autrement plus intelligents qu'après Jean d'Ormesson – il fait son possible aussi.

    C'est que Pascal Quignard, le bien prénommé, nous entretient de questions universelles et banales si l'on veut, mais sans tomber dans l'ordinaire ou dans la philosophie de bistrot (qui a ses mérites) ; il faut faire effort parfois pour le suivre, sur ses sentiers rocailleux. Mais l'obscurité momentanée de ses propos débouche toujours sur des clairières ou points de vue inattendus et rénovateurs, car il n'est rien de tel pour se renouveler que de rapprocher de nos yeux les lumières des phares lointains, ceux que célébrait Baudelaire. Adonques, voici les dernières pages de cette Nuit sexuelle de Quignard, qui offre à profusion une multitude d'interrogations, de constatations évidentes et depuis longtemps perdues, ainsi qu'un sens profond de la misère et de la grandeur humaine, ferments inépuisables des éblouissements plastiques et amoureux :

    Et le seul support, le seul garant de tout cela, ce sont nos sens, c'est notre corps. « Pour le dire autrement, en latin : A corpore fugere non possum, nec ipsum a me fugare, alligatum est mihi. Je ne puis fuir mon corps, ni lui moi, il est enchaîné à moi.

    « Saint Bernard poursuit : Car nous sommes liés. Et non seulement nous sommes liés : nous sommes emprisonnés. Cinq fenêtres laissent pénétrer la mort jusqu'au fond de moi. Respicit oculus, audit auris, odoratus cogitationem impedit, os fallit, per tactum ardor libidinis. » L'œil aperçoit, l'oreille entend, l'odorat empêche de penser, la bouche se trompe, le toucher réveille l'ardeur libidineuse. « Cinq sens, poursuit l'auteur : cinq démons errent sur ma peau.

    « On peut dire : chaque sens est le Diable. On peut dire aussi : chaque sens est la Voie.

    « Pline l'Ancien a écrit au septième livre de son Histoire naturelle : Pour nous l'état après le dernier jour est le même qu'avant le premier.

    « La phrase de Pline l'Ancien » disparu à Pompéi « est très proche des vers d'Eliot qui figurent dans le deuxième quatuor : Home is where one starts from. Le chez-soi est là d'où l'on part. Comme nous avançons en âge le monde devient plus étrange et intense. » Je confirme. « The end is where we start from. La fin approche la découverte du monde. » Et notez bien ce qui suit je vous prie :

    « Nous arrivons pleins de mots, ligotés, maniérés, épuisés, éperdus, dans le Là intense d'où nous partîmes hagards, terrifiés, explorant, muets.

    «Il est enfin un dernier trait de la scène invisible qui est souvent omis par un motif de nature purement mélancolique : dans l'amour hétérosexuel ce ne sont pas les deux moitiés d'une unité qui se retrouvent. Ce ne sont pas deux sexes faits l'un pour l'autre qui se complètent. » - dans l'amour homosexuel non plus, d'ailleurs. « Ce sont deux incomplétudes qui s'explorent. Ce sont deux inconnus qui « voyagent ensemble » (en latin co ire) dans la dimension à jamais inconnue. Ils errent dans la dimension originaire. Toujours l'union échoue. Toujours ces membres se désassemblent. Toujours vulve et pénis déboîtent. Toujours ces deux êtres se retrouvent sur deux rives qui s'opposent. Ils croient parler la même langue – ils parlent en effet la même langue mais ils ne la parlent pas à partir de la même nudité. Ils ne donnent pas le même sens aux mots qu'ils emploient. Ils se tiennent sur deux rives différentes qui sont périlleuses et éloignées. Ils prêtent l'oreille : ils ne comprennent pas tout. Ils s'accrochent et ils tremblent. Ils plissent les yeux : ils ne voient pas tout.

    « Le fleuve est si obscur, si continu, si ancien, si large.

    « La vie humaine si brève.

    « La vie humaine est si brève que la nuit s'attarde au fond d'elle ; et c'est pourquoi on meurt. »

    Paraissez à présent, Gavalda, Orsenna, et autres aligneurs de mots à la charrue, tantôt rigolos-rigolos, tantôt pédantissimes chichiteux, venez prendre des leçons de staïle, venez apprendre ce que c'est que la langue française, l'ampleur et le respect, pour que Quignard vous attrape au lasso ! Venez expliquer à la télé pourquoi vous écrivez comme une truie qui pète ou comme un âne qui vocalise ! Une illustration clôt le livre, elle est d'un certain Beham : un homme et une femme, nus, jeunes, ahuris, se tiennent mutuellement le sexe tandis qu'un jeune bambin pouponnier lève les yeux vers son père qui lui pose sa main sur la tête – tandis que juste derrière lui, bravant toute reproduction, la Mort décharnée lui plante la main sur son épaule épouvantée... La nuit sexuelle, de Pascal Quignard, collection J'ai lu n° 9033.

    ANDEKEEN « LECTURES »

    SLOCOMBE « MORTELLE RESIDENCE » 2057 07 10

     

     

     

    Messieurs,

    A vos marques, prêts, pétez. Je commente Mortelle résidence de Benjamin Slocombe. C'est l'histoire d'une fille de Chilienne que son paire adoptif a laissée crever cuisses ouvertes après l'accouchement. Dit comme ça, la chose impressionne. Puis des révolutionnaires sans glands mettent à mort des religieuses innocentes, épisode relaté en style XVIIIe siècle, très convaincant. Et des artistes qui font n'importe quoi, torturant leur corps en public pour qu'on les admire et les dessine. Ça fait drôle. Ça fait salmigondis. Tournis. A la fin la fille du Chili bouzille son père adoptif d'un gros tir de gros calibre dans le pif, au milieu d'un hall d'hôtel : enfin du sang, du vrai, du contemporain.

    C'est un procédé, cela : mêler des évènements du XVIIIe à une enquête du XXe. « El Tigre » recule d'un pas, son pistolet toujours braqué à la ronde. Je le croyais ennemi, ce con. Il était donc d'accord pour le butage du père par sa propre fille. C'est rocambolesque, vachement bien ficelé, par des câbles à gros nœuds ; très mal ficelé, aussi, ca on ne voit pas ce qui peut relier ces incidents les uns aux autres, sinon que les descendants trucident aux mêmes endroits où les autres ont souffert jadis. D'où manifestations fantômatiques, loquets qui s'abaissent, portes qui se gondolent sous l'assaut des diables et autres démoniaqueries. «La Chilienne pivote, pose doucement le canon de son automatique sur la tempe d'El Tigre, et appuie sur la détente. » Ah bon.

    Ça c'est bien. Mais pourquoi trucide-t-elle aussi le commanditaire ? uniquement parce qu'il lui a ordonné d'éliminer son propre père à elle, ancien nazi argentiné ? Cette fille a seize ans. Son père, assassin de sa mère, l'a tripotée dans tous les sens et sodomisée à tout va, la laissant vierge ; cependant il voulait l'accoupler à du bon aryen, elle qui possédait du sang inca, solaire. Il est bien d'avoir attendu si longtemps avant de déclencher la mécanique des cadavres et leur décompte. Notons svp le terme « pivoter », indiquant la mécanisation justement, la chaudassetisation de la donzelle. Notons que l'espagnol ne connaissant pas l'élision, il eût fallu dire « de El Tigre » - cela fait deux ans que je me farcis des policiers.

    Lettre S seulement. « El Tigre part à la renverse, s'effondre contre le fauteuil qu'il venait de quitter. » Tant d'univers qui me restent étrangers, inimaginables. Se servir ainsi d'une arme à feu contre qui que ce soit, la manier sans tremble « parce que c'est juste », je ne pourrais pas. A la fin de la Torah, on la reprend. C'est la Simhat Torah. Et moi j'étrenne un nouveau carnet. Ce carnet-ci est plus lisse, la bille y glisse mieux. Il m'aura fallu un an pour venir à bout du précédent. « Ceraz » (?) « sort un petit revolver à canon court de la poche de son veston, fait feu en direction de la Gordita » - « la Petite Grosse ». Et c'est parti pour la séquence de dominos japonais. Shakespeare fait cela pur finir Titus Andronicus, si c'est bien de lui. Mais nos personnages, ici pantins, manquent de grandeur, voire même d'inscription historique. Même s'ils ont été nazis, assassins, membres de « El Condor » chargé d'exécuter les opposants. Chacun va morfler pour des motifs divers. La balle siffle aux oreilles d'Oscar et s'enfonce dans la fresque. Hélas les balles ne sifflent plus. Le jeu de massacre est avancé.

    Pourquoi se rate-t-on toujours ainsi à bout portant ?... ne pas remâcher ses échecs, mais examinons comment mieux faire la prochaine fois. Rectifier le style. Encore un nez fort. L'écran du téléviseur explose. Un bruit de plus. Fusillade réussie quant au style. Redresser la tête. Fatigué fatigué fatigué. Yorgunum. Wo lèÿ. Ik van moe. Fusillade. Un téléviseur n'explose pas, mais implose. Le blond sort une arme et tire sur Cuaz, puis sur l'homme à cheveux blancs qui se jette au sol – tiens, je croyais qu'il s'était reçu une balle en plein pif. Je pense au moulin du Chevalier des Touches, sur les ailes duquel tournoie le meunier traître, achevé d'une balle au front quand il passe à l'envers au bas de la course, au droit du justicier.

    Boum ! Boum ! Bien moins voluptueux que, tout de même, le bon vieux poing dans la gueule. Donnez-le moi ! Donnez-le moi ! criait un colosse devant Dutroux. Mêe excclamation : Donnez-les nous ! devant les deux frères Bourgeois, massacreurs de quatre jeunes filles. L'une d'elle avait du sable dans les poumons, elle n'était pas morte alors qu'on l'enterrait. Tout ce que tu écris est sacré. Non pas moi, mais la voix qui me souffle. J'écris seul, sans jamais plus vouloir me confronter à quelque réalité que ce soit. Et la solitude de l'âge, si redoutée, ne me déplaira pas. Pendant ce temps, des jeunes se suicident. Oscar rampe derrière un fauteuil. Bien sûr, avec un nom pareil. Il a usurpé une identité.

    Il se fait passer, lui architecte, pour un adepte du body art. Il se fait embringuer dans une sombre histoire de règlements de comptes entre nazis exfiltrés en Argentine et partisans de Pinochet ou de Videla / Viola. La Gordita est pure mais aime se faire mettre par l'anus et se branler toutes jambes écartées. C'est magique. L'odeur de cordite emplit le hall. Nous sommes en 2050, et la cordite trouve encore une place pour son utilisation ? J'ai appris ce mot dans Jean-Patrick Manchette. L'univers du polar m'est à présent bien plus familier, aussi artificiel que les bouquins du XVIIIe siècle, ou bien les innombrables milieux sociaux dans lesquels désormais s'élaborent les inepties nommées « romans d'amour ».

    Comme disait la grosse Barbara : « Tout irait tellement mieux sans le sexe, cet horrible sexe. » Rien de plus déstabilisant que ces amours qui s'entrecroisent sur vous, alor sque vous avez cru toute votre vie supporter persécutions et haines. Les rapports humains seraient moins hermétiques, moins labyrinthiques qu'on ne saurait croire. Une femme hurle, de l'autre côté de la réception. Ça m'emmerde. Tous ces clichés. Que voulez-vous que fasse une femme ? Elle hurle. Evidemment. Que de bruits. Que de conventions. Erexi monumentum aere perennius. « Une portière claque, dehors ». Chouette, du renfort. Il va encore se donner de la mort. J'espère que la petite branlée, la Gordita, s'en sortira.