Sparsa sur les Burgondes
Nous commenterons brièvement trois points, le premier est l'existence, historiquement inexacte, mais à l'époque reçu comme un point de dogme, du Massacre des Innocents par lequel Hérode ordonna de supprimer tous les nouveaux-nés à la naissance du Christ, d'où le départ de la Sainte Famille pour l'Égypte. Le second point est une réflexion purement indicative sur le paradoxe de l'espérance, qui est uniquement celle de la croix. Dans le dernier supplice infamant du Christ réside notre espérance, si nous sommes chrétiens. Nous n'avons que la mort pour espérance, la souffrance : cruel réalisme, ou, à mon avis, caractère morbide du christianisme, qui a divinisé la souffrance. Mais les véritables chrétiens sauront rejoindre les philosophes qui affirment le triomphe de 'homme précisément dans ses échecs les plus apparemment patents. Le troisième point, puisqu'il faut bien revenir à l'art dans un tel ouvrage, concerne sa mission éducatrice, en un temps où les sculptures des cathédrales enseignaient la foi aux illettrés comme aux savants : l'art est précisément ce qui permet de maintenir la foi dans son intériorité, loin de ces égarements sensuels plus que suspects que nous avons mentionnés plus haut.
Ce n'est pas pleurer ni jouir de sangloter qu'il faut devant la croix, mais élever son âme dans une sobre et profonde douleur, qui est en même temps notre seule espérance, spes unica. Un art qui ne renie pas la jouissance du monde matériel, puisque la page 94 représente - eh oui, en ce temps-là les peintres n'avaient pas honte de « représenter » le monde qui les entourait – in détail des Sept Joies de la Vierge, prétexte à la glorification de la richesse et de la chevalerie. Le peintre s'appelle Hans Memlling, le détail de ce tableau montre une troupe de cavaliers musulmans enturbannés, qui, vue de dos, se dirige, par un défilé, vers une mer très calme, où sont à l'arrêt deux voiliers de haut-bord.
Chevaux lustrés, costumes d'apparat, châteaux-forts étincelants de nouveauté, tous les éléments du prestige apparaissent ici, dans un mouvement ascendant de célébration du monde. À une époque encore médiévale où rien de ce qui était le monde ne pouvait être évoqué sans prétexte religieux, aucun divorce n'était consommé entre l'univers de Dieu et celui eds sens, ni même celui du commerce bienheureux. La page 141 est encore une planche en couleur, ai-je dit que le volume entier est imprimé sur papier glacé, représentant cette fois, muni du grand collier de la Toison d'Or, un certain Baudouin de Lannoy, tenant un bâton de commandement, portant des habits brodés d'or, sous un grand demi-cercle de chapeau sombre d'autorité.
Portrait officiel par Jan van Eyck, à la Galerie de peinture de Berlin-Dahlem. Nous avons oublié tous ces hommes. Leur air d'autorité altière les représente imbus de leur mission, et toutes les missions d'ordre étaient sacrées : c'est-à-dire que l'on se sentait orgueilleux comme le bras de Dieu sur la terre, et aussi, extrêmement humble, sachant que l'on serait oublié, mais désireux tout de même de transmettre son nom et son image à la postérité, par le plus grand peintre.
Et qu'on ne vienne pas dire que la photographie à présent permet de « représenter ». Nul dirigeant n'oserait plus à présent afficher cet air sauvage et revêche, quoique humain à y regarder de près entre les plis des yeux. Il conviendrait de se montrer décontracté, en chemise à manches courtes et chaussettes. Eh bien pouah. Comme dira Stendhal, en régime aristocratique je dois m'efforcer de plaire à mon prince, alors qu'en régime démocratique je dois plaire à l'épicier du coin.
L'ouvrage de Jean-Philippe Lecat, Le Siècle de la Toison d'Or, s'achève sur un génial bric-à-brac, en noir et blanc, condensé en fin de volume, où se retrouvent aussi bien le nom de Memling (pour Les sept joies de la Vierge cette fois en son entier (Bruges, 1494, huile sur bois) que celui de Nuno Gonçalves, ou les mentions d'anonymat plus ou moins dissimulé : « Maître de la légende de sainte Lucie », « Atelier flamand, début du XVIe siècle ».
Ainsi se récapitule en une série de tableautins toute la nostalgie rayonnante d'une époque, d'un savoir-faire et d'un savoir-penser, ainsi que les leçons de modestie et d'orgueils mêlés dont témoignent tant de magnifiques objets, tant ciselés que peints ou sculptés, à l'époque de la Toison d'Or, de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire : Le Siècle de la Toison d'Or, Jean-Philippe Lecat, chez Flammarion, 1989.