Ivresse et transmission
BELA CHANTEUSE IVRE
Il la mène à la baguette. La rabroue, la gourmande : "Ne vois-tu pas que tu déranges?" Nous étions lui et moi en plein échange, Jean-Benoît en interprète, moi en auditeur, sur mon petit fauteuil d'osier plastique véritable. Que de fois j'aurai somnolé sur ce siège. La couperose d'Isabelle, dans un relent de vin rouge. Piaf, La vie en rose et autres brames infects de récitals pour vieux. Jean-Benoît m'interrompt : "Cohnliliom, ne marche pas sur mes brisées". Mais quel plaisir peut-on avoir avec les femmes ? Trouver le trou, puis les laisser s'agiter sur vous, sans rien comprendre de ce qui les passionne. Qu'il est confortable mon Dieu de compter les poutres au plafond.
Jamais je ne l'ai vue ivre. Mais c'est un besoin que j'ai. Elle tituberait, sa voix s'éraillerait. Jean-Benoît boirait à son tour, ce qui est hautement inconcevable. Il en mourrait, ou repartirait à Chaource. J'aurais parlé d'haleines fleuries, de titubations et de canards sauvages. Elle aurait la voix de Néron, grave et tremblotante. Il n'y a pas de sexe ici, juste des arrondis de chair sans bosses ni fissures. Il ne me tarde pas de la revoir. « Peut-on vivre sans sexe ? » demandait Jean-Benoît. Une femme répondait peut-être, et leurs deux fumées de Benson s'enroulaient dans l'espace. « Ce mercredi, je reçois Belinda. - Je préfère alors vous laisser travailler. » Délicate requête accordée pianissimo.
INTERPRETATIONS D'AUTRUI
Remarquables. Interminables dégoulinades et débagoulades, clausules fades et pétrifiées, abus jadis de la pédale effaçant les imprécisions par brouillages d'harmoniques. Abus du rubato, masquant mal des hésitations bien réelles. Prestidigitateurs et voleurs à la tire sentent leurs doigts peu à peu grossir et perdre de leur infaillibilité. Comment se fait-il que tant de pianistes s'affinent avec l'âge et se renforcent, au point de ne plus savoir s'arrêter ? Jean-Benoît recommence autant de fois que nécessaire sitôt qu'il estime s'être fourvoyé. Voire du début, sans rien omettre. Depuis que nous nous connaissons, il ne le fait plus. Et qu'y a-t-il de plus noble, de plus pressant que de transmettre la totalité de sa vie ?