Les égarements du coeur et de l'esprit
C'est donc l'histoire d'un jeune homme beau, intelligent, vierge, qui vouvoie Madame sa mère et s'avise qu'il pourrait bien aller plus loin avec l'amie de sa mère, laquelle n'est pas insensible aux charmes verts du jeune homme, mais se ferait hacher plutôt que de l'avouer.
Il lui faut de l'amour. Les femmes encore de nos jours ne peuvent disent-elles baiser que si elles éprouvent de l'amour. Elles se croiraient déshonorées de parler de désir : passons. Le jeune homme et la femme déjà mûre se livrent à des conversations subtiles sur le sentiment amoureux, feignant de parler d'autres personnes tout en parlant d'eux-mêmes comme il se doit.
Le jeune homme se montre d'une timidité insigne, croyant que les femmes se sentent offensées par le moindre désir quand il s'agit de le mener à bien au lieu de faire ça proprement chacun dans son coin. Elles sont d'ailleurs restées comme ça. Mais c'est un homme qui écrit, il faut bien faire croire que les femmes ont des désirs, sinon les mecs vont se suicider ou aller aux putes. Moi je dis heureusement qu'il y a les putes et le mariage.
A propos de putes, survient une quinquagénaire qui veut s'envoyer le jeune homme. C'est un homme qui écrit, où va-t-il chercher tout ça, certainement pas dans la réalité, passons. A propos de femmes froides, le jeune homme, Meilcourt, s'entiche d'une jeune personne qui en aime un autre. Tout est clair !
Il lâche la proie pour l'ombre, offense tout le monde par ses maladresses ( ces dames ont un rang à tenir, il ne faut pas que certaines choses se sachent, or la pute ( entendez par-là la quinquagénaire replâtrée ) fera un tel étalage avec sa laison juvénile que le Monsieur en sera définitivement ridiculisé.
Quiproquos, analyses subtiles (elles le sont toutes), imparfaits du subjonctifs, ronds-de-jambe et formules de politesses alambiquées plairont aux inconditionnels du grand style et du dix-huitième siècle. Les méandres de l'intrigue suivront un schéma rigoureux, les rebondissements s'enchaîneront avec implacabilité, avec qui couchera-t-il, et d'abord, couchera-t-il ?
Comme disait l'autre, "sans l'adultère, que seraient nos littératures" ? Mais ces dames sont toutes libres, ou se comportent comme si elles l'étaient. Qu'on se rassure, la mère vouvoyée du jeune Meilcourt demeure chaste, la morale est sauve d'un bout à l'autre, la subtilité des sentiments ne va pas sans grandeur et sens du sacrifice et de la catastrophe, et finalement, un organe pénètre bien dans un autre, mais c'est absolument imprévisible;
Que dire ? Mesdames, ne résistez pas trop, même si le jeune monsieur ne se montre pas trop délicat, sinon il ira dans les bras de celles qui collectionnent les hommes ; en effet, passé la première étreinte sans satisfaction, il sera toujours temps d'entreprendre l'éducation de votre jeune balourd, car un homme revient toujours sur les lieux de son crime. Mais si vous commettez la faute de faire des manières de noble avant la première fois, il y a tout lieu de penser que le jeune homme se découragera et cherchera la solution de facilité.
J'ai toujours pensé d'ailleurs que la prostitution avait pour cause essentielle les refus maniérés et circonstanciés de toutes celles qui veulent passer pour vertueuses, sauf seules sous les draps bien entendu. Les putes ont donc encore de beaux jours devant elles.
Mais en littérature, l'amour, c'est noble, c'est subtil, c'est déchirant, c'est scrupuleux, les femmes disent oui rarement mais enfin elles le disent, du bout des lèvres mais enfin elles le disent, et "les Egarements du coeur et de l'esprit" réussissent à articuler la peinture de la réalité la plus exaspérante avec les rêves les plus éthérés et les plus chauds de la littérature écrite par les hommes.
Ce qui m'a le plus emballé, à part les imparfaits du subjonctifs, c'est la merveilleuse leçon de cynisme donnée par un roué, un débauché nommé Versac.
Il apprend à notre naïf comment il faut se comporter, le plus faussement possible, afin de dominer les femmes en leur faisant croire qu'elles dominent, parler de soi sans cesse et avec la meilleure opinion possible, prendre le contrepied exact de toutes les leçons de modestie et de bon ton social : car un original est toujours remarqué, alors qu'un honnête d'homme se fond dans la masse grise.
Tout cela est rigoureusement inapplicable, car qui l'appliquerait serait déjà un roué qui n'aurait pas besoin de leçon, et pourquoi alors en prendre quand on en a l'instinct. Je ne sais quelle mouche me pique aujourd'hui de vouloir que la littérature se transforme en manuel de conduite applicable : comment draguer efficacement, comment se faire bien voir, etc, etc... Oh ! tu cherches un manuel, présentateur ? Réveille-toi, tu te fais des aigreurs d'estomac !
Je vais vous passer quelques extraits à la moulinette :
"Madame de Meilcour, qui, à ce que l'on m'a dit, n'avait point été coquette dans sa jeunesse, et que je n'ai pas vue galante sur son retour, y trouva moins de difficultés que toute autre personne de son rang n'aurait fait.
"Chose rare ! on me donna une éducation modeste. J'étais naturellement porté à m'estimer autant que je valais ; et il est ordinaire, lorsqu'on pense ainsi, de s'estimer plus qu'on ne vaut."
Commentaire : on vouvoie madame sa mère ; la langue coule avec une fluidité un peu superflue, mais enchanteresse ; le sentiment est juste, lucide et sans complaisance.
"Le premier soin que je retrouvai à mon réveil fut celui d'aller chez Germeuil. Je m'étais arangé sur ce que j'avais à lui dire, et m'étais préparé à le tromper autant que si, sur une question aussi simple que celle que j'avais à lui faire, il eût dû deviner le trouble secret de mon coeur. Je croyais ne pouvoir jamais me déguiser assez bien à ses yeux ; et par une sottise ordinaire aux jeunes gens, j'imaginais qu'en me regardant seulement, les personnes les plus indifférentes sur ma situation l'auraient pénétrée."