Portrait présumé de Plotin
Mal m'en prit, j'achetai un jour pour moins de 10€ ce volume sous jaquette consacré à des extraits du grand néo-platonicien Plotin. C'est la plupart du temps rigoureusement incompréhensible à tout non spécialiste. Une femme a tracé le portrait de couverture et le dos du livre, et cela se voit : ligne claire, absence totale de vigueur. Mais il s'agit peut-être d'une recommandation de l'édition du Monde, "Le Monde de la philosophie", et de mon sexisme. Bref, le front vaste et direct se trouve envahi par le nom du philosophe, "Plotin". Le cou porte le titre général, "Sur le beau" et autres traités. Nous traiterons en d'autres lieux de la matière de ces écrits. Aujourd'hui, c'est le portrait qui nous préoccupe.
Un homme jeune, quarante ans selon nos critères, à fine barbe en pointe, avec moustaches claire et lèvre inférieure imberbe, dégageant une clairière ovale au-dessus du menton. La pilosité remonte au-devant des oreilles bien plaquées, pour faire pont avec une chevelure juste esquissée par la mise en page. Le bouche est droite et moyenne, la lèvre supérieure légèrement saillante, les coins juste un peu abaissés, réfléchis mais point sévères. Le nez, de face, très difficile à dessiner pour qui ne sait pas la technique d'ombrage, se dispense peut-être de l'adjectif "grec" ; il présente, exactement comme il le faut, deux plis inclinés latéraux symétriques, et la fameuse souple ondulation qui mène au centre de l'arc labial. Pommettes hautes, sourcils harmonieux, regard perdu dans les lointains de la philosphie, qui n'empêchent pas la rectitude ni l'amabilité latente.
Le col est dégagé, la pomme d'Adam se signale par un subtil jeu d'ombre, et le bas des pommettes, les joues, se relèvent par un beau travail d'estompe au crayon. Le parfait jeune homme, propre sur lui, bien abstrait, perdu dans la gravité à demi-souriante, expression plastique de l'harmonie hellénique, avec un je ne sais quoi de latin dans la barbiche en feuille d'artichaut, juste à la dimension du poing qui va la tirer. Cet homme dégage une impression de forte banalité, de fiche anthropométrique, de conformisme, de froideur voire d'inhumanité, à cause de son crayon maigre et de l'académisme de ses formes. Il n'est certes pas exclus qu'il s'anime, dans la chaleur d'un exposé ou la détente d'un entretien privé.
Mais il semble bien plutôt refléter le conformisme de la dessinatrice, bien belle et comme-il-faut, que les rêveries du profond penseur qui se perd dans ses lacets – peut-être en effet songe-t-il. Pour lui tout est clair, comme en témoigne l'assurance de son regard, dépourvue toutefois d'insolence, puisqu'il a découvert la vérité de Platon, tout en la complétant de façon personnelle : il en a tiré les conséquences logiques. La légère ombre de l'œil droit (par rapport à nous) ne provient pas d'un doute, mais de l'étourdissement de l'homme qui accède aux mystères de l'univers, voire de la vérité, dont la contemplation laisse des brumes dans le regard. J'ignore si nous avons des reproductions de Plotin contemporaines de son vivant
. Nous aurions préféré cela sans doute, quoique l'art du portrait se bornât sans doute alors à quelques indications stéréotypées, barbe du sage ou nimbe du saint. Plotin me regarde d'un air engageant, prêt à débattre avec moi dans l'amitié et la sérénité, proche et lointain, propre et austère, sobre et joyeux si les circonstances y prêtent : c'est un homme libre, qui respire la droiture et la franchise.
Un peu raide comme tous ceux qui ont la foi de ce qu'ils disent ou écrivent.