Sénèque, "De la vie brève"
Sénèque et sa pensée contredisent l'aventureux Michel Onfray dans son affirmation qu'il n'existait pas, dans l'Antiquité, de philosphes n'exerçant pas leur vie de la même façon que leur doctrine : voici en effet un intrigant, un captateur présumé de testaments, le précepteur enfin de Néron, qui prête le flanc à la critique au point que c'en est pathétique ; cela nous le rend sympathique et attirant. Il nous dit, il reconnaît, qu'il n'est pas facile de vivre selon d'excellents préceptes, que l'on peut fort bien transmettre aux atutres. "Faites ce que je dis, et pas ce que je fais", n'est qu'une opposition mesquine. Je crois avoir utilisé une psychiatre qui reléguait sa mère à l'état de secrétaire et dont la salle de bain était, à la lettre, dégueulasse.
Elle me fut cependant indispensable, et j'ai réappris l'amour grâce à elle, le temps des séquences d'entretien. Je suis retombé amoureux juste en l'abandonnant. Mon plaisir d'amour ne m'est pas tombé du ciel par enchantement. Si, un ivrogne peut apprendre à ne plus boire. Si, un boiteux peut apprendre à courir : il existe bien des maîtres de ballet vieillis, qui ne peuvent plus éxécuter les mouvements, mais qui façonnent les futures étoiles. Cette objection préliminaire, que nul ne nous avait faite, mène à d'autres compliments : Sénèque nous entretient De la brièveté de la vie. C'est exactement ce qu'il nous fallait l'avant-veille de notre septantième anniversaire. Il y a donc la partie de notre vie que Dieu même ne pourrait changer, le passé, qu'il nous reste indéfiniment à commenter, à faire entrer dans la fosse comme on danse sur un cercueil récalcitrant ; l'avenir, si court, et le présent, si négligé.
Il nous faudrait donc être avare de ce peu de temps qui nous est imparti. Le temps que nous arrachent "les autres" est du temps perdu. Assurément, Sénèque ; mais tu concèdes que le temps consacré à nous-mêmes par nous-mêmes est également perdu, puisque tout fuit, puisque tout meurt. Tu es avare, tu ne l'es pas ? Tu crèves quand même. Adoncques, dira Montaigne, Michel de, l'essentiel est de vivre à propos. Eh quoi ! N'avez-vous point vécu ? Envoyer chier les importuns, certes, assurément. Mais aussi les rappeler, de temps en temps, malgré les dégâts du "double-lien". Travailler, moins se poser de questions, et s'il nous en survient, laisser passer l'interrogation, laisser fuir l'angoisse avec le reste, et engranger notre passé dans notre grenier.
Nous voilà aussi sage que Sénèque. Nous voilà pleins de contemplation pour ces humains qui se rassemblent autour d'une table de verre pour exposer, devant Taddéi, leurs deux petites idées (c'est à peu près le nombre) qui sauveront, infailliblement ! la France. Un Attali ! "Faire de sa vie une œuvre d'art !" Que chacun devienne ce qu'il a envie de devenir ! Mais qui voudra vider nos poubelles, ou fabriquer nos râpes à fromage ? Personne, Attali, personne... Il est pathétique de voir chacun des participants balayer les arguments des autres (à condition qu'ils finissent leurs phrases) et vite vite disposer les deux ou trois pièces du jeu de cubes dont il a compris le fonctionnement. De la discussion ne jaillit jamais la lumière – c'est de Henri-François Rey, vous savez, celui qui termine son roman par "les aboiments des chiens le distrayèrent" – à moins que ce ne soit Bernard Frank, autre penseur du samedi soir. Ed anch'io son' pensatore... Notre passé ainsi, pense Sénèque, "ne peut retomber au pouvoir de personne" ? Ah mais si. Je reprends la vie de Jeanne d'Arc, ma propre vie, on se rejoue Les mains sales. Nos évènements nous appartiennent.
Ils n'existent que dans la mesure où l'on peut les réinterpréter. Les conseils de Sénèque sont revigorants, mais il n'est pas interdit de broder, de contredire. "Voilà ce qui échappe aux gens occupés ; car ils n'ont pas le loisir de jeter un regard sur le passé" – ins Zahnfleisch, Mensch ! Sénèque vise son cœur de cible : ceux qui remuent, qui remuent, qui remuent. Les blaireaux. Les cons. Tes cons et blaireaux à toi, les mêmes, ceux qui seront plus tard les plus actifs du cimetière. Nous raisonnons sur la représentation, sur l'arbitraire et le rien. Très exactement comme ces mathématiciens que tu conspues si volontiers. C'est dans le De beneficiis : "Nul d'entre nous" (je tâche de traduire) "n'a même connu ce temps qui passe à vive allure, peu retournent leur esprit vers le passé" – car il n'est pas donné à tous, comme tu crois, de se retordre le cou vers l'arrière.
Ils existeraient donc, ces gens qui proclement "Le passé, c'est le passé" – "Il y a longtemps de cela", "Comment ? vous travaillez encore là, vous ?" - oui, braves connes, vous voilà donc aussi mordues par le virus de l'ambition de l'homme – et, l'auraient-ils, [ce regard], il leur serait désagréable de se rappeler ce qui doit leur inspirer du remords. Nul n'est plus seul que dans la foule – de même, nul n'est plus sincère que l'homme plongé dans le bain pour désirer la sécheresse. Le bain, c'est la cour de Néron. La sécheresse serait la pure méditation, la pure contemplation, l'union avec le Grand Principe. Ne rien faire et penser, sentir comme un chat, dormir à la Milarépa. Mais ne voyons avec Sénèque et jusqu'ici que ces agités du neg-otium, ces traficants du temps pour de l'argent (dont on ne se sert pas), du pouvoir (illusoire), de la frime. Aussi mettent-ils peu d'empressement à se remémorer le temps mal employé – ce qui contrevient à la morale, voire à l'éthique personnelle fût-elle réduite à ses linéaments. J'ai passé mon temps à des conneries. J'ai honte. "Eh ! Aliocha, qui peut dire ce qui sert, et ceu qui ne sert pas ?" "Vous vous arrangez pour toujours traîner les propositions à leur point limite, afin de conclure qu'elles n'existent pas : six sur vingt." Pauvre chère Françoise Licari morte ! Ils auraient honte donc, ces vibrillons, d'avoir gaspillé toute l'eau de la vie ? Et ils n'osent pas s'arrêter à ces moments dans lesquels (ea retemptare) leurs vices, même ceux que masquaient l'attrait de quelque volupté présente, se dévoilent à la réflexion. Les coupables visés pourraient pourtant prétendre qu'ils ont appliqué le "carpe diem" d'Horace. Mais cet hédonisme n'est pas dans Sénèque, soigneusement zappé lui aussi par Onfray ; le philosophe cordouan nous parle de morale, de choses auxquelles nous devrions, toutes affaires cessantes au sens propre de l'expression, nous consacrer. Qui ne serait ni la volupté passagère, ni la méditation sur le monde et le néant du monde, mais la conscience du soi peut-être, en tout cas pas la boustifaille ni la chasse aux places