Petit délire
20 juin 2045
Annie vient de partir pour la banque. Les jérémiades pourraient aller leur train. Nous n'avons pas d'argent, "petites misères touchantes de l'adulte".
- M'sieu, qu'est-ce que c'est, une "dulte" ?
Tel quel. Par l'élève Bensalem. Un de ceux qui m'auront marqué. Deux ou trois ans avec lui, avec sa soeur. Il me disait de ne pas marcher lentement, comme ça, avec la bouche ouverte, que ça me donnait l'air con. Merci pour la franchise. J'ai toujours eu besoin de conseils comme cela. Je n'arrive plus à m'intéresser à la régularisation de mon passé. La destinée, c'est comme ça.
Françoise m'écrit sous le pseudonyme de "la Lectrice". C'est malheureux, mais je suis obligé de déchirer toutes ses lettres peu de temps après leur lecture. Il ne faut plus qu'on puisse en trouver, alors qu'elle conserve toujours toutes les miennes, même quand elles sont dictées au moins apparemment par le devoir. Or il se trouve que les dernières, justement, j'ai envie d'y répondre en détail.
Forcément, elles parlent de moi et d'Anne, ma moitié et mon double (par le volume). Qu'est-ce que ça peut faire qu'on retrouve tout cela, je ne suis pas responsable, il n'y a rien après la mort et après moi le déluge.Qui saura lire, vraiment lire dans cette génération qui vient ?
Toujours est-il que je ferais bien un brouillon de réponse à Françoise, je ne sais d'ailleurs pas quand je pourrai lui écrire, il faudra choisr un moment où je serai seul dans la maison, ce qui n'est pas si difficile. Je repense à des tas de choses, en particulier à cette remise si particulière de la photo des collègues dans une pièce quasiment obscure par Marie-Hélène Sanchez, à qui j'avais offert une boîte de chocolats, et qui en avait été bouleversée, qui était venue plusieurs fois dans ma classe sans réelle nécessité, qui me regardait toujours de si près avec comme on dit "ses yeux de myope".
Montaigne aussi procède par sautes de sujets - ah, ah, ah, ah !
Moi et Montaigne... Moi et Max Gallo, qui passe pour un bourreau de travail, qu'est-ce qui me prouve qu'il travaille dix heures tout seul. Ca c'est de la mesquinerie, coco. Moi, au bout d'une heure vingt, je suis comme un dingo, il faut que je sorte m'aérer. Il se lève à trois heures et demie du matin. On voit sa fenêtre qui s'allume dans un bel immeuble de la place du Panthéon. Il est fils d'immigrés italiens. Il vit de sa plume. Il écrit des biographies de de Gaulle, Napoléon - belle prise de risques...
Et quand un ouvrage est terminé, il se sent le pauvre dépossédé, la vie matérielle lui retombe dessus, la douche ne marche pas et il faut changer les pneus de la bagnole... Eh, pauvre con, qui est-ce qui se charge de toutes ces corvées pendant que tu écris comme une bête dix heures par jour ? Combien as-tu de bonniches, de femmes complaisantes pour te décharger des emmerdements ?
Moi aussi je suis écrivain, moi aussi j'ai des douches qui fuient, seulement je dois m'en occuper moi-même, ou pousser ma femme à le faire car autrement elle ne le fera pas, ce qui revient à passer beaucoup de temps, je fais la lessive et j'étends le linge pendant que ma femme se goberge dans les ateliers de sculpture avec la belle vie. Et elle aussi aurait bien voulu réussir.
Mais nous, en fait de rencontres, on ne connaît que des tapeurs comme Ortega ou des collègues j'allais dire qui ne débouchent sur rien, ce qui est faux, mais Pilpa aurait voulu sans doute que je jouasse le rôle de "paillasson admiratif", qui est selon Céline - le brave homme ! - le seul rôle dans lequel les hommes se tolèrent mutuellement... Pilpa a d'ailleurs voulu nous présenter à son grand ami et pédé Hugo Victor au CAPC, mais celui-ci est passé auprès de nous avec un tel air de dédain parisien que nul n'a insisté...
De toute façon il faut tellement se démener pour réussir que j'y renonce en quelque sorte, je me suis déjà démené, contre les élèves, leurs parents, ma femme, ma fille - se battre, se battre, se battre... pouah ! comme je l'écrivais à ma correspondante de La Fouillouse (Loire)... Toujours se fatiguer, je suis usé, à présent. Jérémiades ? Certes. Mais alors, faisons cela en grand.
"Le meunier, son fils et l'âne". Nous allons voir, Messieurs les Censeurs. Mme G., conseilleuse en chef. Elle prend les rappeurs pour des revendicateurs de liberté. Les rappeurs eux-mêmes, peut-être. Mais les petits casseurs, à part du fric à ne rien foutre, qu'est-ce qu'ils veulent?
Comme Rosto, le droit de mener une petite vie pépère en ne foutant pas grand-chose ? Prenant le vent pour profiter de Pierre, Paul ou Jacques, Lautil éventuellement, il voulait bien aller chez lui "par curiosité" ? Pour le taper ? Il aura du mal, Lautil ne parvient pas à payer le violon de Violaine en entier, il faudra dépenser de grosses sommes en téléphone pour lui soutirer ce qu'il a promis qu'il devait.
Annie est partie à la banque, j'appelle ça de la composition en cercle. Et voilà, le manque d'inspiration. Ah, c'est ce qu'il ne faut pas dire ? Eh bien moi je le dis. Je n'ai pas d'inspiration, et toc, je le dis. Allons jusqu'au bout du ridicule, si ridicule il y a. Que je puisse tout de même appliquer ce précepte de Napoléon : "Quand on s'est trompé, il faut insister ; cela donne raison." Ou à peu près.
Napoléon repose dans son tombeau, exposé à tous dans une vasque aux Invalides. Il y a sa tête et ses pieds. Que reste-t-il de lui ? Je suis toujours dans le sujet, bande de cons. Je parle de la survie. Je me collète avec le seul sujet de l'écrivain, la survie. Le temps. E tutti quanti. Je recompose tout. Je t'en foutrais de la sincérité. C'est inéditable. Allez tous vous faire enculer à sec.
Annie est partie à la banque, leitmotiv. Elle a mis un temps très grand à se préparer. Moins toutefois que pour courir à Angoulême, où elle s'était levée avant sept heures pour partir à onze heures et demie. Elle va essayer de gérer les pauvres restes de son héritage. Encore faudrait-il que nous ne mangions pas pour cent trente francs de nourriture quelconque au petit bar près de chez Nadia.
Celle-là est venue nous voir pendant que nous mangions, peu avant deux heures, heure d'ouverture de son atelier. Tout cela sera mort un jour, je vis parfois comme si j'étais survivant au milieu déjà des traces que j'aurais laissées, vulnérables, à la merci d'héritiers peu scrupuleux. Je me fous des règles de composition, de ce u'il faut ou ne faut pas dire au public, je m'adresse à un type qui me ressemble exactement.
Salut, clone. Je suis pour le clonage. Cela supprimera les p... et m... (mots sacrés de la langue, transformés en obscénités dans "le Meilleur des mondes" de Huxley. Vous connaissez ? Ca a survécu à la Catastrophe ? Pardonnez-moi, je prends les autres pour des ignares, c'est un tic professoral, bien en accord avec ma précieuse personnalité, c'est mon é- diteur qui me le disait, je vais vous confier un grand secret, il n'a jamais eu son bac et ne lit jamais les livres au-delà de la page 70.
Ce qui ne l'empêche pas de pouvoir en parler car il assimile très vite. Par sa mère il a été amené à un moment donné à fréquenter la bourgeoisie déchue de la Martinique, il faudra que j'interroge Françoise par écrit, pour savoir quel membre de sa famille était noir, puisque "Déjeuners de soleil" est largement autobiographique. Il ressemble de plus en plus à Laurent Voulzy (chanteur de ce temps-là, pédé avec Souchon, puis ils ont eu deux fils avec une femme différente, deux fils amis comme leurs pères ; je vous explique tout, bande de nazes, car vous vivez dans une époque tellement lointaine, avec une autre langue).
Tout mon côté insupportable passera par l'écrit. Ma devise sera : "Ah, c'est comme ça ?" - je continue : "On s'est foutu de ma gueule ? Ceux qui me disaient de faire ceci et pas cela s'empressaient de le faire pour leur propre compte, en me disant que pour eux, n'est-ce pas, "ce n' [était] pas la même chose" ?
Mais c'est qu'on m'a déjà fait le coup, mes cocos, une vie entière, et maintenant je vous ai tous laissés passer devant et me voici inconnu dans une cabane en bois en train de taper pour la postérité qui s'en fout...