Portrait de Pessoa
Décrire cette couverture me décourage à l'avance. Son coloris est bleu intense, son brochage glacé. Les caractères se détachent en blanc, sans majuscules : fernando pessoa / le livre de l'intranquillité / édition intégrale – en haut à gauche. Un mince trait blanc sépare l'auteur du titre. Pas de fioritures. En bas à gauche, un signe mystérieux : 3 lunules, la première couchée, figurant un "c" renversé, deux superposées, qui évoquent sans doute le "B" de "Bourgois". J'ai vu cet homme à la télévision, il semble gourmé, voire constipé, mais honnête, voire passionné ; ses mains sont belles. Et sur les deux tiers de la couverture, le 2/3 face de Pessoa, détouré blanc sur bleu. Entendez qu'on a l'impression que du fond bleu l'on a ôté la teinture ou l'encre, afin d'accentuer par soustraction les traits du visage.
C'est l'une des deux techniques de la poterie grecque. Cette mise en page me semble outrageusement laide et grossièrement agressive, s'agissant d'une personnalité aussi douce, apparemment évanescente, que Pessoa. D'abord un front, immense espace vide, un peu déprimé au-dessus du sourcil de gauche d'ailleurs inexistant. Le vide se rétrécit vers la droite, en queue de poisson-coffre. La ligne supérieure, après un ample cap Gris-Nez, porte une vigoureuse mèche maladroite. Nous pensons à un dessin bâclé, tignasse douloureusement implantée, tirée par une main invisible, jusqu'à provoquer sur le cuir chevelu cette intolérable tension. Représentation stylisée peut-être d'une calvitie contredite par l'abondance capillaire – tenons pour négligeable la fausse naïveté consistant à présenter l'implantation des cheveux sous forme d'irrégulières dents de scie : le procédé se laisse trop voir, c'est la douleur des yeux, même en sachant que c'est voulu.
Sur tout le côté droit du visage, à l'endroit où le rebord de la couverture tranche le profil sans en détacher l'oreille, des hachures péniblement insistantes modèlent une ombre portée, car le visage reçoit la lumière de pleine face. En bas à droite, un véritable fossé sombre suggère un renfoncement sus-maxillaire, profonde blessure bleue, dont le manque de réalisme accentue le malaise du spectateur. Cette tache oblongue correspond, selon un angle de 30° ouvert sur la gauche, à une autre tache qui s'affine peu à peu en sourcil à la fois grêle et bien formé. Toujours cette esthétique des dents de peigne ou des arêtes de poisson. Ainsi se trouve mis en relief, par un parti pris d'acuité, l'angle de clarté qui prolonge la pommette sur la gauche, où s'enfile une fine branche de lunettes.
Les hachures sont trop peu nombreuses ; insuffisamment resserrées. Le visage semble véritablement attaqué, sortant d'une ombre déchiquetée. Les lorgnons donc, aux fins contours, se superposent à deux yeux d'un bleu profond, sans les recouvrir, mais avec le décalage imposé par la perspective. La lunette de droite est noire sur fond blanc, la gauche, hors du visage, blanche sur fond bleu. Les yeux sont en amande, aigus, inquiétants, cruels. Douloureux. Et sereins à la fois, car dépourvus de cils, abstractifiés, tournés vers l'intérieur. Le visage se détachant sur un bleu si intense, rien ne semble exister en dehors de lui, sinon le non-espace plat d'une couverture. Pessoa est une créature de papier. Son nez est d'ivrogne : ramassé, court, triangulaire, concentrant toutes les épines de l'ombragement.
C'est un appendice aussi incongru qu'une courte bite. Une ligne blanche, sinueuse, en masque maladroitement le contour nostrillaire,hachures et taches étalées rivalisant de laideur. De là-dessous se détachent deux chandelles de morve bleue s'épanchant en une moustache non moins dentelée, bouffant douloureusement la lèvre supérieure. Quant à ces petites crevasses que nous portons tous à l'inférieure, elles figurent autant de points de suture ou d'agrafes. Le dessous sacrifie également à ces aspérités poissonnières. Le portrait de Pessoa ressemble à quelque ignoble bouillabaisse au bleu d'où émergent d'horribles arêtes cisaillantes. Le tout ignoble et parfaitement cadavérique
Commentaires
"Si vous revenez encore au travail avec une mèche pareille, je vous vire". Ste-Foy, 1966