Kérouac, Les clochards célestes
Cette sacrée chèvre de montagne – Japhy – continuait à sauter de roc en roc dans le brouillard, s'élevant un peu plus à chaque pas. Je ne voyais plus que la semelle de ses bottes, au-dessus de moi. » Comment ai-je pu me lier à un maniaque comme lui ? » Mais avec un désespoir efficace, je suivis ses traces. Finalement, je me trouvai sur une petite corniche horizontale où je pus m'assoir sans avoir besoin de me raccrocher. Je m'y blottis en me serrant contre la pierre pour que le vent ne pût me déloger. Je regardai en bas et autour de moi ; cela m'acheva. « Je reste ici, hurlai-je à Japhy.
« - Viens, Smith, encore cinq minutes ; je suis à trente mètres du sommet.
- Je reste ici. C'est trop haut. » L'homme en effet doit se renier trois fois. Mais « il est beau d'échouer à trois pas du but ».
« Il ne répliqua pas et s'en fut. Je le vis disparaître, tomber, se relever et reprendre sa course.
« Je me serrai encore davantage contre la paroi, fermai les yeux et pensai : « Quelle vie ! Pourquoi nous a-t-il fallu naître d'abord, et ensuite exposer notre pauvre, tendre chair aux abominables horreurs de la montagne, du vide et des rochers ? » Avec effroi, je me rappelai le fameux axiome zen : «Quand tu parviendras au sommet de la montagne, continue à monter. » Cela dressa mes cheveux sur ma tête. Les vers m'avaient paru si beau, alors que je les lisais confortablement installé dans le bungalow d'Alvah, sur une natte de paille. Maintenant il y avait de quoi faire battre et éclater mon cœur simplement parce que je trouvais horrible d'être né. « En fait, quand Japhy arrivera au sommet de ce pic, il va continuer à monter tant le vent souffle fort. Moi je suis plus philosophe : je reste ici. » Je fermai les yeux. « Pour le reste, survis et sois bon, tu n'as rien à prouver à personne. » Voilà ma foi un excellent terrain de repli. « Soudain, j'entendis un ioulement magnifique et haletant, une étrange musique, d'une mystique intensité. Je levai les yeux : Japhy était debout, au sommet du Matterhorn, faisant entendre le magnifique chant de joie du Bouddha-triomphant-qui-a-écrasé-les-montagnes. C'était très beau. C'était comique aussi par certains côtés, encore que le plus haut sommet de Californie ne fût pas comique du tout en ce moment, avec ses rafales de brouillard. Mais il fallait bien le reconnaître : le cran, l'endurance, la sueur, et maintenant ce chant d'une humanité déboussolée c'était comme de la crème fouettée sur une pièce montée » - parfois la poésie de Kérouac se détend d'un coup. « Je n'avais pas assez de forces pour répondre à son ioulement. Il courut quelque part, là-haut et disparut à mes yeux. Il m'expliqua plus tard qu'il en avait profité pour examiner la petite plate-forme de quelques mètres qui se trouvait du côté ouest coupée par un à-pic, au bas duquel devait se trouver à mon avis, rien moins que Virginia City. C'était une folie. Je l'entendis me crier quelque chose, mais je me blottis plus fort encore sur la corniche, comme dans une coquille protectrice, en frissonnant. Je regardai vers le bas, là où Morley devait nous attendre, auprès du petit lac, confortablement étendu sur le dos, un brin d'herbe entre les dents et dis à haute voix : « Voici le karma de ces trois hommes : Japhy Ryder parvient triomphant au sommet de la montagne ; il a gagné. Moi j'y suis presque arrivé pour abandonner et me cacher sur ce maudit rocher. Mais le plus malin des trois c'est ce poète des poètes étendu à plat dos, les genoux croisés haut vers le ciel, mâchonnant une fleur et rêvant au bruit des vagues sur une plage. Sacré nom, on ne me reverra plus jamais ici ! »
Fin du chapitre, la morale étant qu'il n'est point nécessaire de triompher pour s'exalter, que la vie n'est pas un concours, et que d'avoir participé suffit. Le chapitre 12 sera juste effleuré :
« Je me sentais plein d'admiration pour la sagesse de Morlay, maintenant. « Au diable, pensai-je, au diable toute cette imagerie suisse de sommets enneigés ! »
« Mais un instant plus tard je me trouvai plongé en plein délire : en levant la tête je vis Japhy descendre la montagne en courant, à grandes foulées de dix mètres, sautant, fonçant, atterrissant sur les talons de ses grosses bottes, rebondissant deux mètres plus loin, pour s'enlever à nouveau par-dessus les rochers, planant, criant, ioulant sur cette marge de la terre, où nous nous trouvions, et dans un éclair je compris qu'il est impossible de tomber de la montagne, espèce d'idiot, et avec un ioulement de ma composition je me levai soudain et me ruai à mon tour vers le bas de la pente après Japhy, à force de bonds aussi grands que les siens, de foulées aussi fantastiques ; en cinq minutes, je pense, Japhy Ryder et moi (toujours chaussé d'espadrilles dont j'usai les talons sur les rocs, les pierres et le sable, sans m'en soucier davantage, tant je désirai me trouver sorti de ce mauvais pas) dévalâmes le flanc du Matterhorn comme des chèvres de montagne, hurlant comme des fous, ou des inspirés chinois du dernier millénaire, avec assez de force pour faire dresser les cheveux du méditatif Morley sur son crâne, là-bas, auprès du lac. Il dit en effet qu'il nous avait vus descendre et qu'il n'en avait pas cru ses yeux. Il est vrai qu'après l'un de mes bonds les plus prodigieux et avec mon cri de joie le plus éclatant, j'atterris juste au bord du lac, plantant, du coup, les alons de mes espadrilles dans le sol et me retrouvai assis par terre, débordant d'allégresse. Japhy avait déjà ôté ses
chaussures et en secouait les graviers et le sable. Je sortis de mes propres espadrilles deux seaux de poussière de lave et dis : » Ah, Japhy, tu m'as appris la suprême leçon : on ne peut tomber d'unemontagne. »
Ainsi s'achèvre notre extrait, sur une leçon de triomphe et d'humilité joyeuse. Et n'oubliez pas, bouddhisme ou christianisme, que le grand secret de la vie reste toujours : « Faites ce que vous pouvez, et démerdez-vous ».
Commentaires
"J'en suis encore à m'demander
Après tant et tant d'années
A quoi ça sert de vivre et tout
A quoi ça sert en bref d'êt'né"...
Je ne sais plus qui chantait ça - mais c'est puissant.