Une femme nommée Hanim
Si je redevenais son ami, Hanim retrouverait le sens de toutes ses phrases. Je saisirais ses pensées les plus extravagantes ou les plus plates, une infinité de transparences, car j'étouffe dans mon clos funèbre ; nous nous inventerions des vies, des enfants, sans dépenser nos vies ensemble. « On ferait... » - conditionnel des enfants : le sexe importe peu. La femme peut attendre (je ne puis me faire à ses aveux contraires). « Nils est un ami,comprends-tu ? » me dit-elle en me parlant de l'Officiel : c'est ce couple si mystérieusement ficelé (« union indéfectible ») qu'elle ne dissout pas - elle n'admet aucune ironie, aucun humour sur lui. « Conserve-le, ne me retombe pas sur les bras ; je ne peux te combler comme lui, l'officiel. » S'il me venait avec d'autres femmes les mêmes mots de tendresse, j'éprouverais une grande honte, mais celui qui fait l'amour sans paroles s'enlève à lui-même l'essentiel du plaisir.
Alors je me tais. Épouse officielle aime-moi.
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Hier encore j'écoutais Hanim dans le ravissement, dévidant sans trêve ses enfances, les détachant par épisodes en prenne qui veut. Lorsque je la touchai à travers le velours côtelé de sa jambe elle me repoussa puis se rendit sous ma main. Plus jamais nous ne ressortirons de ces communions, nous ne redeviendrons plus jamais différents.
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Une cour, et non pas un harem ! tel est ce que l'homme désire.nos désirs, épanchés ou non – mouvements de pleines chairs fondues comme un coulis d'ambre.
Se souvenir de ses élans jadis si mal reçus : « J'avais l'air d'un fou ». A présent nulle gêne avec elle, il la retient contre elle de toutes leurs forces - « Je ne suis plus jamais ridicule » dit-il. C'est beaucoup dire. «Si je ne laisse pas les femmes venir, elles refusent. » Il a cru comprendre cela.
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Pour cadre la pluie, la neige fondue de la Tour St-Maur. Carillons comportant des mélodies arabes mais rien pour les juifs. Nous rajeunir de dix ans. Ne pas nous donner d'âge. Cadre : la pluie, le froid, la Flèche St-Michel. Je suis un grand poète. Qui chie tous les jours, mais un grand poète.Dans les phrases un style elliptique, à la fois clair et précis ; préférence malgré tout des gros pavés (journaux de Goncourt, d'Amiel) en consultation libre naguère encore parmi les usuels de la Bibliothèque ; l'ancienne remplacée par ce hall à tous vents où l'on se surprend à chercher des étals de boucherie ou de tissu au mètre – il repense à ce fiasco des Pères Blancs, parmi fleuristes et charcutiers : proposer des livres au marché ! aller au peuple ! - aucun mépris reçu, mais pas de vente...
Nous renonçons à la vraie vie. La plupart la conçoivent (la « pensent », disent-ils à présent) comme une partie de Monopoly : « Pousse-toi de là que j'm'y mette » – obstacles artificiels et d'autant plus prégnants.
Absence de chair : abandonner sa femme, se convertir au judaïsme, longue abstinence ; chaste amitié (poussée très loin tout de même). Découverte de nouveaux itinéraires Rires de bonheur, « Je suis bien aise de te voir », extirpation du vieil Adam, réfection de sa vie, peur de la perte d'Eve. Des éclairs dans la tête.
Projet : revente des maisons. Je ne veux rien savoir. C'est moi le plus âgé, à elle de renoncer à son couple. Elle me montre la vignette immobilière d'une maison à Barsac, à ses frais, où je ne viendrais pas dit-elle - Hanim Hanim, combien vous seriez mieux seule, plutôt qu'avec moi, plutôt que dans la compagnie de cet ivrogne obtus à cheveux roux, le Berbère.
“Je sais très bien ce que j'ai”, répètent les contempteurs de Freud sans en avoir lu trois lignes - « Tu ne viens pas sur le divan pour apprendre : juste pour approfondir ce que tu sais. » Oui, mais les patients se sont avisé que le savoir n'impliquait nullement le passage à l'acte. Comprendre
à la perfection ses imperfections ne fait pas lever le moindre petit doigt : ce sont bien plutôt les coups de tête les plus irréfléchis qui fondent l'acte - pourquoi se décide-t-on ? Même et surtout démontrée fausse, intenable, toute situation perdure à tout jamais ; possédât-on toutes les cartes en mains, et le cerveau droit dans son crâne.
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Te-Anaa jaune jusqu'aux dents. Première Epouse Arielle dont je sais tous les tours de cartes, dont les effusions se dissolvent dans la tendre ironie – bien que la simple pesanteur de son crâne au creux de mon épaule m'émeuve sans la regarder ; Arielle a fondu d'un coup, à la Baldung Grien: maigreur et flétrissure. A présent que ma mère est morte, me
recentrer sur mon épouse : tous autour de nous depuis quarante années répètent que nous nous aimons ; pourquoi ne pas devenir démonstratifs? Première Epouse et moi ? serait-ce si ridicule ? ...Si j'abandonne Hanim en revanche, qui sait dans quel bourbier... Ce ne serait pas de l'ennui. Ce serait « la vie continue ». J'ai très envie de frapper Hanim, pour la renfoncer en moi.