La java des macchabées
Le jour où j'ai obtenu du médecin-chef la permission de sortir, je me suis affolé :
- « Mes os vont se détacher ! - Concentrez-vous ! » J'ai appris à nager dans la terre, à repousser les mottes souterraines, sans muscles, mais en bandant ma volonté. Parfois je reviens sur mes pas à la recherche d'un os. Une fois j'eus une altercation et nous nous réconciliâmes après avoir essayé chacun l'os (mais elle (c'était une femme) se l'était essayé à l'emplacement du vagin) (on jouit comme le reste, par volonté). On circule sous l'allée, ou bien on franchit les cercueils. Je peux
rendre des visites, voir enfin les soldats.
Pour ne pas m'égarer, il a fallut d'abord me promener avec Michel Parmentier. Les points de repère
souterrains sont peu nombreux. Il y a quelques pierres indicatrices. Il existe aussi des couloirs d'une
tombe à l'autre, mais ce réseau demeure encore assez anarchique : la terre, àforce d'avoir été
remuée, est devenue plus meuble. Dans certains quartiers, les morts ont réalisé un beau réseau de
tunnels. Avec mon voisin je suis allé voir une jeune fille morte récemment. Nous l'avons beaucoup
surprise.
Elle est encore très belle et son odeur modérée. D'ailleurs je me suis habitué, je ne sens moi-même
presque plus rien. Nous avons parlé à la jeune fille. Elle a raconté sa mort, j'ai voulu la faire sortir,
mais Michel est intervenu : « Vous allez l'abîmer : ses muscles ne répondent plus, et elle n'a pas
encore fait les exercices de volonté. » Je voulus la posséder, mais ma tête décharnée l'effrayait.
Nous avons poursuivi notre promenade. Nous nous heurtions parfois à des parois de ciment: les
caveaux de famille. Ils sont très utiles pour se repérer. Dans le quartier riche du cimetière, ils se
touchent. Un jour, nous parvenons au mur extérieur. Je propose l'aventure, mais Parmentier me le
déconseille : nous risquerions de tomber dans les égouts ; une fois, un camarade à lui y fut retrouvé,
la police l'a pris pour un clochard mort, elle a fait des recherches, elle a cru découvrir une identité,
et un vivant a été classé mort. On a réenterré le camarade, bien content de retrouver, après quelques
errances, son domicile fixe.
J'assistai un jour à une séance du Tribunal d'Accès. Elle se tenait dans un souterrain voûté. Il
s'agissait de savoir si tel ou tel mort était devenu, véritablement ou non, un squelette viable. Ces
derniers, rangés derrière un grand couvercle en guise de bureau, huaient le candidat, par trois
claquements de mâchoires, ou les applaudissaient (quatre claquements, deux fois deux). Ayant été
récemment intronisé, je m'essayai aux claquements, mais cela fit rire: squelette de fraîche date, mes
os résonnaient de façon molle et novice.
C'était un tribunal d'une propreté éblouissante. Solennels, ils jugeaient une dizaine d'autres morts
dans le même état, mais d'aspect bien plus noir.
Un autre squelette, devant la barre, témoignait que chacun s’était bien débarrassé de toute trace de
chair. L'un d'eux, appelé, se présenta muni d'un dernier lambeau mal placé, qu'il essaya de
dissimuler entre ses cuisses. Ce furent des huées (trois claquements de mâchoires). Je récidivai. Les
regards se tournèrent de nouveau vers moi, et l'assistance éclata en huées de quatre claquements (deux fois deux), car j'avais encore, malgré tout, de nombreux lambeaux de chair. Je m'enfuis. Moi aussi je passai plus tard devant ce tribunal et m'en tirai fort bien, et même, certains
de mes os tombaient en poussière. Dans la fosse commune, la situation est presque avantageuse, on
vous fout dans la chaux vive, et après quelques jours de bousculade, les morts passent sans
transition à l'état d'esprits. On peut se faufiler à travers pierres. On devient immatériel. On peut
même remonter à l'air libre. Nous avons taillé quelques bavettes avec le gardien, qui nous assoit
tous sur des sièges de paille et nous donne de quoi fumer.
Enfin prendre l'air et ses ébats parmi les tombes, se prélasser ! Mais de nuit seulement. Nous nous
allongeons parmi les sépultures, nous faisons des danses macabres grâce aux musiciens enterrés
avec leur instrument.
A l'issue du bal, nous finissons la soirée dans un caveau. Les propriétaires nous y offrent de
l'encens. Sur différentes étagères, des cercueils, où les cadavres présentent leurs degrés de
décomposition. Les plus jeunes, en se soulevant, peuvent participer aux réjouissances.
Grâce au gardien, l'encens est complété par del'opium. Je fais des promenades avec la jeune fille
que j'ai vue, et que j'aime. Demain, nous serons mariés. La vie continue. Nous irons en voyage de
noces à l'étage au-dessous. ...Le macchabée fait ses ultimes découvertes. Tout a duré un ou deux ans
dans son temps à lui, mais un million d'années sur terre. ..La bataille d'Azincourt est figée comme
une gelée et se passe éternellement. On la retrouvera telle quelle. Pourra-t-on y toucher ? Les
événements du passé sont ceux qu'ont imaginés les hommes de l'an 8000.
Je suis persuadé qu'on voyagera dans le temps. A la limite, l'espace se recourbe sur lui-même
comme une sphère. Nous sommes à sept milliards d'années-lumière et ici à la fois, mais ces deux
points de l'espace se recouvrent : comme une vibration (tels les électrons qui bougent tant, qu'ils en
restent immobiles. Il en est de même pour le temps.
Mais je crains fort, cher Michel Houellebecque, d'avoir abusé de votre patience
Commentaires
Et si ce texte paraissait dans un dictionnaire de la mort ?