A Georges Steiner
Monsieur Steiner,
Après avoir pris connaissance de la retranscription d'un entretien que vous avez eu sur France-Culture avec Antoine Spire, Nicolas Martin et d'autres, publié aux Editions du Bord de l'Eau sous le titre "Ce qui me hante", j'aimerais vous faire part d'une remarque non dépourvue d'intérêt - à mon sens.
Aux pages 67 et 68 de cet entretien, Nicolas Martin, faisant référence à votre livre Passions impunies, vous propose si j'ai bien compris un parallèle, une opposition entre la démarche du lecteur, démarche élitiste, permettant de rapprocher les verbes "lire" et "élire" - et celle de l'homme de religion, qui cherche au contraire à unir le plus d'hommes possible, dans une "culture de masse" : relier / religion, dit-il.
Sans vouloir entrer dans le fond du débat, qui me semble d'ailleurs sulfureux ( les hommes religieux seraient-ils à rejeter du côté de l'inculture ?), je m'élève au simple titre de l'étymologie contre le rapprochement abusif que l'on fait couramment entre les deux mots "relier" et "religion". C'est une fausse étymologie répandue hélas jusque dans les milieux .les plus cultivés, parce que les ecclésiastiques ont eu tout intérêt à la répandre.
C'est au point que, l'ayant trouvée fort doctement rappelée en tête d'une série de cassettes vidéo consacrées à la religion, je me suis abstenu, justement, de me les procurer, fortement indisposé par ce manque de sérieux dans la documentation étymologique. En effet, s'il y a malgré tout quelque chance que le mot "religion" soit à rapprocher de "religare", "relier" - c'est ce que prétend Lucrèce, peu suspect cependant de collusion avec quelque clergé que ce soit - il est beaucoup plus que probable qu'il faille le faire venir de la même racine "leg-" développée précisément par les mots "lire" et "élire" mentionnés plus haut.
En ce cas, "religion", venu de "religio", "respect scrupuleux", serait beaucoup plus apparenté aux idées de "respect exact des rites", car les Romains y attachaient une importance extrême : si le taureau à sacrifier pour Jupiter n'était pas de couleur blanche, comme l'exigeait le rite, on le passait à la craie ! pauvre bête... La religion serait donc à l'origine un respect scrupuleux des rites, des gestes, des formules lâchons le mot magiques nécessaires à l'accomplissement d'un voeu, afin qu'une faveur demandée aux dieux fût accordée.
C'est là on le comprend bien une étymologie peu glorieuse, rapprochant la démarche religieuse de la démarche magique (le contraire de "religio" est en effet "neg-legentia", négligence ou non observation des rites) - et dont le clergé de tout poil se garde bien de faire état... Aussi tout débat philosophico-étymologique (or le discours philosophique porte bien souvent sur le sens premier des mots) invoquant ce faux rapprochement "religion / relier" devrait sinon être éliminé comme nul et non avenu, du moins clarifié par des remises en cause véritablement laïques...
Sans vouloir préjuger de vos réactions à mon message, et prenant pleine conscience de l'inconvenance d'un tel changement de sujet, je vous avais fait parvenir un ouvrage dont je suis l'auteur, ce qui est sans doute bien téméraire ; mais comme il traitait justement du Mythe dans son application romanesque, j'avais pensé qu'il aurait pu être de quelque intérêt...
Quoi qu'il en soit, je vous remercie de l'attention que vous aurez peut-être prise à me lire, vous présente mes excuses en cas d'irréparable importunité, et vous prie de croire,
Monsieur Steiner,
en l'expression de mon plus vif intérêt.
Bien respectueusement,
Commentaires
"Le vin Sulfure, le velours de l'estomac" : vous vous en souvenez de celle-là ? C'"était de Jérôme Savary, dans le Grand Magic Circus...