Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Albéric Second, "La vicomtesse Alice"

 

 

Le charmant jeune homme affublé du nom d'Albéric Second ne figure pas dans le dictionnaire, fût-ce le Larousse en 15 volumes, et ne fournit qu'une mince matière à l'article de Wikipédia (pub) : l'on y apprend qu'il vit le jour dans la bonne ville d'Angoulême au début de l'avant-dernier siècle, comme Lucien de Rubempré, poète désastreux choyé par Balzac dans ses Illusions perdues. Albéric second se flattait d'avoir été le modèle de Balzac, mais la ressemblance s'arrêtait au lieu de naissance, peut-être aussi à la médiocrité du talent : mais avant d'étudier le titre prometteur de La vicomtesse Alice, précisons que ce beau garçon présente sur la gravure en ligne l'aspect d'un éternel jeune vieux beau, à jamais entre deux âges bien que mort avant la cinquantaine, comme tout tuberculeux du XIXe siècle qui se respecte : cheveux blonds longs, sales et raides, habits élégants mais fatigués, air suffisant voire enflé de platitude.

 

Tout cela n'est que pure calomnie, mais il faut bien que j'étale mes insuffisances de chroniqueur obscur : tout chez Albéric Second suppose le bidon, le trucage, le mondanisme à l'œuvre et l'intrigue journalistique (tel était son métier). Sa Vicomtesse Alice représente exactement le snobisme cultivé du temps de Louis-Philippe, où Balzac régnait dans sa gloire. Son empreinte s'exerçait encore à plein chez les romanciers de 1873, soit aux débuts de la Troisième république, où l'on sentait déjà poindre la décadence fin de siècle ainsi que l'apogée qui souvent l'accompagne : affèterie, langage fleuri, toilette soignée, conventions sociales extrêmement fortes. Et langue française en son meilleur état, élégante, raffinée, maniérée, aristocratique et fragile. 

Tomates et courgettes.JPG

 

 

Société strictement cloisonnée donc, pas plus d'ailleurs que la nôtre malgré tout ce que nous lisons, où la simple apparition d'un jeune homme fugitif et dépenaillé dans la loge d'opéra de la Vicomtesse Alice interrompt le sextuor qui déclame sur scène : les chanteurs en perdent la mesure, et tous les lorgnons du parterre sont braqués sur cette loge prestigieuse, où se dissimule un fugitif mal habillé, mal chapeauté, mal chemisé. La vicomtesse a renvoyé l'employé qui voulait virer ce malotru, et à présent elle le sent respirer derrière elle, caché dans les rideaux et plein de reconnaissance, car on l'a sauvé de la police vraisemblablement. La vicomtesse Alice s'ennuie : après son veuvage (car on mourait vite, surtout après avoir épousé à 60 ans une jeune femme de 20), sa tante lui avait présenté un autre homme, rondouillard, portant beau, plus âgé lui aussi, mais en réalité parfaitement ruiné : la vicomtesse a du flouze.

 

Seulement, passer d'un vieillard à l'autre ne plaît pas du tout à la jeune vicomtesse, qui aimerait bien se faire aimer pour elle-même. Or «il y a loin de la coupe aux lèvres » aurait dit Musset, et les obstacles ne vont pas manquer de proliférer entre ces deux jeunes personnes que tout sépare ; d'abord, la jalousie, puis les traîtrises du prétendant, qui verra s'échapper celle qui pourrait rétablir sa fortune. Ensuite, les magouilleurs qui vont faire perdre de l'argent à tout le monde et s'enrichir eux-mêmes sur la misère des braves gens. Surtout, le fait que ce jeune homme mal fringué sorte de l'asile psychiatrique d'où il s'est évadé. Mais ne l'aurait-on pas mis à croupir dans cet établissement pour l'éliminer ? Sa mère, elle aussi veuve d'un vieux riche, s'est retrouvée défigurée par un acident de feu d'artifice ; elle a placé tout son argent chez un nommé Cardot, vieux renard qui l'escroquera (rien qu'à lire sa description zoologique, le lecteur comprend tout de suite qu'il dépouillera la veuve et l'orphelin).

 

Tout est donc joué, et surjoué : les refus coquets et agacés de la vicomtesse, les allures brusques de sa tante qui pense avoir bien fait de lui présenter un beau noble, le sort du jeune fou qui n'est pas fou mais immensément pauvre et amoureux d'avoir été sauvé de la police, la saloperie des calomniateurs, et surtout, l'éternel milieu de grands bourgeois qui singent la noblesse fauchée mais si distinguée : tels étaient les héros obligatoires des romans de gare de ce temps-là, héritiers frauduleux des rois, des marquises et des grands aventuriers du XVIIIe siècle : Casanova, Turcaret, Cagliostro et autres. Société interlope, cloisonnée disions-nous, mais en apparence ; le grand sport étant de s'encanailler dans les bouges pour ouvrier en buvant du gros rouge, ou bien de commettre d'horribles mésalliances, qui s'arrangeaient toujours en fin de roman : soit le bel inconnu pauvre était en réalité un riche, coup de théâtre, soit on lui trouvait un titre bien ronflant à imprimer sur sa carte de visite.

 

Vous l'avez compris, ce n'est pas chez Albéric Second qu'il faut chercher autre chose que des conventions et des clichés, mais qui plaisaient furieusement, de même que le cinéma de nos jours doit obligatoirement comporter une scène de baise, de préférence homosexuelle. Le style lui-même présente une élégance raffinée mais usée jsuqu'à la corde. Et nous comprenons l'accueil plus que frais dont furent gratifés les Misérables de Victor Hugo, avant le grand virage misérabiliste de Zola ou de Maupassant, lesquels soit dit en passant savaient aussi fréquenter les salons, et les mettre en scène dans leurs écrits. Et puis, Albéric a de l'humour. Il court dans toute sa prose un parfum de second degré, d'autopastiche, l'air de n'y pas croire tout à fait, comme chez Musset justement qui se moque amèrement du romantisme tout en restant le plus grand et le plus authentique représentant du romantisme français.

 

Les personnages sont en place, les ressorts de l'intrigue tendus, le roman théâtral peut se dérouler pour le plus grand bonheur des ménagères de moins de 40 ans (à 50 elles en faisaient 65 d'aujourd'hui), sans grandes surprises et dans le bon ton sucré le plus gratifiant. Le lecteur peut se montrer agacé, passer rapidement sur des péripéties usées, mais l'historien lit avec intérêt ce documentaire sur l'imagination de 1873 contemplant de loin les dernières sociétés monarchiques de France : la bourgeoisie brille de tous ses feux, l'aristocratie scintille de ses dernières paillettes, et mon grand-père Eugène, futur chef de gare, met le nez à la fenêtre de mon arrière-grand-mère...

 

Commentaires

  • Un très beau aux tournures et contours difficiles à cerner mais qu'on apprécie.
    Bravo et bonne fin de journée

Les commentaires sont fermés.