Ca ne vous plaît pas trop, n'est-ce pas, Beyrouth...
Paziols tend au chef de poste une boîte à conserves de tripes ; celui-ci la saisit, en demande une autre, nous passons. Depuis deux jours la capitale a cessé le feu. Les contrôles se sont renforcés – pas partout... L'approvisionnement reste si difficile ! ...partout ailleurs des barrages. Des fouilles. “C'est le moment, Sidi Jourji, de te réhabituer à la vie civile”, me dit Zoubeï le Fou. Je lui réponds que je ne m'en suis jamais défait. Je remercie mes deux fous de vouloir tirer quelque chose de moi. Notre Jeep s'immobilise devant la Caserne Jaune, à côté des corps exécutés – je veux dire sous la terre, derrière un mur de cour. Officiellement, nous sommes venus boire : il n'y a plus de vin au Palais. Dans des caves clandestines nous trouvons du vin clandestin. La caserne est un endroit clos, le crépi jaune des murs s'écaille irrémédiablement, nous y trouvons quelques hommes, dans les coins, ou devant les bureaux, plantons de l'inutile.
Ou planqués sous les coussins de sofas, comme des femmes. Le vin tiré, il faut le boire. Nous remontons de bons bordeaux, de bons chypre millésimés. J'ai même reconnu au passage la canalisation où Paziols m'avait attaché, me sauvant la vie. “Il faut tuer” répète-t-il. “Un jour” dit Zoubeï, “moi, je ne tuerai plus. - On ne peut jamais s'arrêter de tuer” dit Paziols. Il croit que la guerre durera. “Dix ans” dit-il... Que vais-je faire, moi, de tout ce temps... Est-ce que Paziols veut m'apprendre à vivre ? ...Tâchons de ne pas trop boire ; je passerais bien, le nez en l'air, dans la ville – si j'avais épousé la fille du grainetier italien !
...Je vendrais mes pois chiches et mes fèves, je baisserais le rideau blindé pendant les alertes, nous nous multiplierions dans les caves... Adieu Zoubeï : un obus vient de tomber. Un beau, un solitaire. Adieu, compagnon fou, sans liberté précise – adieu, je ne suis pas blessé, Paziols est sous les tables, voilà de l'ouvrage précise. A présent que tu es parti, premier de mes morts, peut-être trouverais-je le goût de vivre. Zoubeï était un infirmier, qui tirait sur les chèvres du bourg, où les champs épineux s'étendent jusqu'aux bords des trottoirs. Hamri le Rouge le recueillit, l'engagea, lui fournit quelques rudiments de psy, c'est lui qui m'a sauvé la vie dans les bombardements de Damas.
Moi, faux fou ; lui, faux soignant. Nous avons été attiré par le centre de MOTCHE, où tiraient les canons. Nous avons, comme disaient les anciens stratèges, marché au canon. Je reviens au Palais rejoindre mes insomnies, mes femmes et la pénombre : agréable, mais menacé. Je soupire ; Zoubeï autrefois plongeait dans les ruelles, c'est mon premier vrai mort, je veux dire : après mon père. Ils étaient athées tous les deux. Je n'ai jamais prononcé d'oraisons funèbres. Mon Père le Président survit dans toutes les mémoires : Kréüz a trempé dans maints complots, il a fini par disparaître – dans son lit. C'est une honte – ils ont tout bombardé, sans distinction - un jour, je modifierai mes projets.
Un jour. Les menaces incessantes. Cet obus tombé sur mon propre Fou. Quand la paix sera revenue je serai mort. Paziols sort de sous ses tables, ramasse les débris humains qu'il roule dans un tissu, téléphone aux “Enlèvements de corps”, manigance des funérailles – ne ricane pas, tueur civil ! Sans faste funéraire : une civière, une couvrante, trois pleureuses dispersées par un tir de mortier... A quel moment ai-je cessé de parler ? Paziols repose le combiné, me dit “qu'est-ce qu'on fait ?” - c'est un moment de joie, tout de même : je le vois enfin, mon décideur ! embarrassé !
...Un sanguinaire indécis... nous sommes bien tous des misérables ! “Voyons Paziols lui dis-je en substance, “nous avons d'abord voulu pacifier, régner, fuir ; la guerre nous a suivis, nous l'avons réimportée.” O voyages ! ...abandons ! Ma ville à feu et à sang, l'île de Djiz s'embrase rien qu'à l'avoir vue, et moi, moi je parle d'évasion ! - donnez-moi un quartier à reconstruire ! ...mais sous les bombes, suspendues, improbables, que voulez-vous que je fasse ? Maudits, maudits les bâtisseurs, je préfèrerais donner des représentations théâtrales, sur les places publiques, avec Paziols.
Je lui ai dit : “Chez les Italiens, derrière le rideau de tôle, nous serions à l'abri.” Une petite pluie de projectiles tombe en permanence autour de nous. Avec Paziols en zig-zag parmi les décombres. Puis tous deux assis, ouf ! sur les sacs égueulés de céréales : j'ai retrouvé l'entrepôt. Des femmes, des vivres et du noir. Mon éphémère fiancée – Emilia peut-être ? - ne me regarde plus. Tous me paraissent distants. Des paquets de haschich – c'est nouveau – s'empilent contre un mur. Remigio le marchand m'envoie livrer trois pains de hach à des combattants qui s'escriment contre le vide, sur une barricade ; elle est vide, l'herbe pousse entre les pierres et les pieds de meubles qui la
constituent.
J'abandonne les pains de hach en équilibre sur un moëllon : mon hôte Remigio sans doute se sent sur le chemin de la fortune. De retour au magasin, je fume une petite pipe, je dégueule une soupe aux pois, l'odeur du vomi est intolérable. D'abord la famille me blague, puis elle m'engueule. Engueulis-dégueulis. D'autres tirent sur leurs pipes ; Italiens, Arméniens, Grecs. Combien sont venus se foutre là-dedans ? Comment peut-on à la fois vendre, et consommer ? “Ici on peut” répond un Calabrais. Me voici bien loin de mes ambitions. Autour de moi l'odeur des pipes recouvre celle de la vomissure. Je pourrai peut-être reprendre mes livraisons. J'attends modestement les propositions. Le hach pénètrer dans la ville par la porte Sud, ouverte comme un cul. Et si les Yahouds voulaient nous empoisonner tous ? ...juste une arrière-odeur de moisi – je m'avise qu'il n'y a sans doute pas haschich là-dedans, juste du kif marocain d'importation. Zoubeï, lui qui m'a sauvé du bombardement, et de l'émeute – lui me l'aurait dit.
Que c'était du kif. Je reprend ma pipe à moi, au tabac. Je ne la prête pas. On ne me la demande pas. Je suçote. Un grand coup retentit contre le rideau de fer, c'est un pied, non pas sectionné mais qui frappe, pour qu'on ouvre : c'est l'autre garde d'Abinayah, Hadjian, celui qui n'abaissait pas son voile, celui qui ne riait pas. Il tente sa chance en dialecte : “Tu dois retourner à Mëspëlë. Toi seul peux arranger les gens. Là-bas ils se sont mis à bombarder comme ici. Tu leur dis que MOTCHE prolonge le cessez-le-feu jusqu'à la vraie paix” - et il me tend un sachet d'héro. Je suis partagé entre espoir et sentiment d'absurdité.
Je range ma pipe en bavant, je me soulève engourdi : “Je te suis.” Un obus s'abat sur le magasin d'en face, comme il arrive. Tout de même, avant de quitter MOTCHE, j'offre à Emilia ma fiancée un bouquet de feu d'artifice en arrosant les débris fumants avec trois jerricanes d'essence : la concurrence ne se relèvera pas. Nous fuyons Hadjian et moi. En galopant je fais le rêve d'un vie commerçante à Mëspëlë : mon fils à la caisse enfin domestiqué – il y aura bien quinze années de guerre ? Zoubeï l'a prophétisé - si je survis ici, je serai un vieil homme - si je pouvais éprouver ne fût-ce qu'une haine, une seule...
Pourquoi tant de compréhension... Pourquoi ne suis-je pas moi-même persécuté. Pourquoi ne se sert-on pas de moi. De qui suis-je le modèle. Une fois il m'a pris une bouffée de rage: quelle satisfaction ! A peine sommes-nous à l'abri – que je m'empare de toute une batterie de grenades, de celles qui se portent en bandoulière. Ainsi harnaché j'en lance une, de toutes mes forces. Un homme. Un vrai. “Tirons sur ces porcs” dit Paziols “n'importe quels porcs : tu as compris le comnbat de MOTCHE. “ C'est un assassin de quatorze civils qui me dirige : “Recule, avance, tire, arrière, arrière ! - Qui est-ce qui tombe là-bas ? - Un mec, un mec...” - tout en tirant sur de vraies cibles je réfléchis je tue, tout de même... Allons, tout recommence bien. Mon père mort, Zoubeï mon sauveur mort.
On me vise aussi ; mon fils Mehdi mal éduqué se rebiffe. Le projet de me tuer au ventre. Je veux dire au cœur. Tous les jours Paziols me met à l'exercice. Puis à heure fixe nous nous replions : embuscades, canardages, replis - meurtriers fonctionnaires. “Cite-moi seulement, dit Paziols, un parti, un seul, qui n'ait pas changé plusieurs fois de nom. Tu les as tous oubliés. Jourji, que fais-tu pour le bonheur du peuple ? ...Regarde par les fenêtres de ta putain de caserne – tu sais le coup de bol insensé qu'on a eu d'y être revenus ? A présent que vois-tu ?” Je vois un jeune civil tiré par les cheveux