Grand bébé
27 mars 2046
Je reviens d'une rude épreuve ; avoir accompagné Anne à son examen d'entrée aux "Indépendants". Elle crevait de nervosité. Je me demande ce que ce sera quand je devrai paraître sur une scène de théâtre, car c'st décidé : il n'y a plus à reculer, à tergiverser - j'interprèterai le rôle du "Banquier anarchiste" de Pessoa le 25 mai 1999 très précisément. Mon metteur en scène s'appelle Stéphane qui ne me séduit pas du tout physiquement, mais "là n'est pas la question".
Nous essayons d'entrer en relation d'amitié, mais cela prend difficilement, en raison d'une différence de tempérament, d'âge peut-être quoiqu'il emploie volontiers des acteurs amateursplus vieux. La réalité est que je suis totalement blasé quant aux rapports humains, tout est tellement attendu... Pardons : il m'a révélé une chose, c'est qu'il était fanatique de "Sève" (?), un comique de bas étage qui raconte l'histoire de la femme qui fait le grand écart et qui ne peut plus se relever parce que "ça fait ventouse".
J'hésite : que dois-je faire ? me conformer au "politiquement correct", ou jouer aux originaux avec Stéphane? je suis effrayé parfois par l'impertinence des questions que je me pose : ainsi j'ai donc besoin de savoir ce qui convient, dans le sens du conformisme comme dans celui de l'anticonformisme, pour me décider en faveur de telle ou telle opinion ?
Déjà je m'étais rendu compte de cela à propos de la fameuse grève des lycéens : que va-t-on penser de moi ? Tel est mon critère. Réponse : va de l'avant, accepte ta tare, demeure indécis, pense à la fois tout le bien et tout le mal possible de cet individu, révise ton opinion sur Stéphane dont tu es loin d'avoir fait le tour, et si tu veux publier ces pages, transcris-les à la troisième personne.
Je viens de taper à la machine un poème "imité de La Fontaine" - quelle prétention ! à offrir à Lippa, qui paraît-il aime les vers libertins. Ce sont les Terminales qui me l'ont dit. Un exemple : ce que j'écris ici même, que je me figure très décousu, ne l'est pas en fait, parce que je ne traite finalement qu'un sujet - celui de la reconnaissance. Une peintre, un écrivain, un comique de scène, un comédien amateur - toujours moi - et son metteur en scène, lui-même auteur à ses heures, cherchent à être reconnus.
Toujours penser à Bruckner, qui perdit tant de temps à raboter ses symphonies, et sur les intégrales duquel on se rue à présent. Bref ! je suis bien content d'avoir échappé à cette journée, car Annie semble satisfaite, quoique empreinte d'une grande méfiance, et sur le point de s'aigrir. J'ai malheureusement déteint sur elle à ce sujet. Il faudra aussi que je mijote une petite intervention téléphonique en direction de Bradaguin, avec tout bien rédigé sur une feuille que j'aurai sous les yeux.
Ces petits aide-mémoire ne servent guère, car je compte en effet sans la capacité de rebondissement de l'interlocuteur, mais ils me permettent peut-être d'éviter le pire, qui est le balbutiement, même devant celui qui fut mon meilleur ami avant de devenir celui qui freine des quatre fers pour que je ne connaisse surtout personne qui puisse me promouvoir. J'ai vu chez M. un vaste tome à tout jamais indigeste de je ne sais quel poète mort assassiné à 47 ans dans sa cave.
Et qui était-ce ? merci, Polac, d'avoir pensé à tous ces milliards d'êtres humains disparus sans laisser de traces, alors que moi aussi j'eusse pu filmer n'importe quoi d'un air mélancolique et me prétendre dépositaire de je ne sais quelle mélancolie si humaine ; Polac disait que dans un sens il avait triché, car il aurait pu aussi bien nous montrer des réunions joyeuses et constructives entre amis.
Je n'ai connu personne par le biais de la télé, moi, je n'ai pas animé "Droit de réponse", et cela, disons-le honnêtement, parce que je n'aurais jamais eu le sang-froid pour résisterà ce climat de pagaïe toujours plus ou moins agressive. Oui, il y a des êtres supérieurs, disons supérieurement maîtres de leurs nerfs, alors que trop souvent j'ai cru affirmer ma personnalité de "grand nerveux" en me mettant à accentuer une crise et à pousser des mugissements.
Ce sont bien mes parents, n'est-ce pas, une fois de plus, qui m'ont fait croire que si je m'énervais trop, "je deviendrais fou" ? Donc je suis passé pour un fou à mes propres yeux, il ne fallait pas se masturber non plus, mais cela, c'est déjà plus banal. Cela me rappelle Hölderlin, ce malade, qui ne résistait pas aux fatigues du métier de précepteur, parce que sa principale mission croyait-il était d'empêcher son jeune élève de se masturber !
Il allait même jusqu'à dormir dans un lit à côté de celui de son pauvre élève, afin de se réveiller, voire de le réveiller régulièrement afin qu'il ne se touchât pas l'Organe ! Pauvre gosse ! rendez-vous compte, à treize ans ! rendez-vous compte, à 17 ans ! rendez-vous compte, à 54 ans ! ...je le dirai à mes élèves, tiens, ça les fera rire. Et je ne change toujours pas de sujet ! il s'agit toujours de se faire reconnaître, ou de se reconnaître.
Le journal d'Amiel me tenterait bien aussi, ma parole. Et celui des Goncourt. Pour ce dernier d'ailleurs, j'ai le feu vert demon financier, Annie, qui m'y a enfin autorisé depuis 1987 - douze ans ! Si nous devions attendre en effet d'être en fonds pour faire des frais (360 F) nous pourrions encore attendre douze autres années. Ne s'est-elle pas payé pour son Noël une histoire de la sculpture à plus de 700 balles ?
En fait, nous jouons une comédie.