L'oeuvre en prose de Péguy
L'œuvre en prose de Charles Péguy remplissait deux volumes de la Pléiade en 1961, que je possède. Il s'est trouvé de quoi compléter depuis un troisième volume, qui ne contient sans doute pas grand-chose de plus, sauf des notes et des apparats critiques, de même que les records de saut à la perche sont à présent bien plus le fait des progrès des fibres artificielles que dans celui des fibres musculaires. Toujours est-il que j'ai lu ces deux tomes sur papier bible avec l'attention de celui qu'on a chargé d'écrire un ouvrage sur Péguy. En vente au Bord de l'Eau (pub) Pourquoi ont-ils tué Péguy... Bref ! Il y a là tant de matière à rélexion que je me sens une grosse flemme à l'idée de remuer ces deux tomes en leur entier. Sachez qu'il y a tout de même une chose salutaire que j'ai retenue, parmi toute cette magnifique prose : c'est qu'il n'y a pas de sens de l'histoire. Il faudrait toujours rappeler cela, avant et après chaque repas. Nous ne sommes pas tous devenus nazis, comme certains l'espéraient en 1941 ; nous ne sommes pas tous devenus communistes staliniens, comme certains le pensaient en 1952 ; tout porte à croire que nous ne deviendrons pas tous islamistes, ni ultra-libéraux, ni rien de tout ce que nous pouvons imaginer.
Pensons toujours à cette fameuse statistique mettant en garde les Parisiens contre l'invasion exponentielle du crottin de cheval, jusqu'à ce qu'on eut découvert l'automobile. Personne ne pouvait le prévoir. Tout se peut. Albert de Monaco peut très bien monter sur le trône de Bolivie. Ne croyez donc ni les prophètes, ni les épouvantés professionnels. Ça ne va pas plaire aux écolos, ce que je dis là. Ni à aucun parti politique. Péguy s'est brouillé avec tout le monde, avec tous ceux qui prétendaient détenir les clés de l'avenir. Il savait simplement que son temps n'était pas celui de la justice universelle, mais il ne se serait jamais aventuré à prévoir ce temps-là, ni les recettes qui l'amèneraient infailliblement.
L'un de ses plus beaux écrits est "La Situation faite à l'Histoire dans la pensée contemporaine" ou quelque chose d'approchant. Il dialogue avec l'Histoire, qui est une très vieille femme en ayant vu tant et tant. Que savons-nous donc de notre propre époque ? Et à quoi bon en appeler au jugement de la postérité ? Cette dernière sera déjà suffisamment embrouillée dans ses propres sacs de nœuds sans aller encore déterrer les nôtres. Ils ont eu Dreyfus, nous avons eu Auschwitz : qui se soucie encore de Dreyfus ? Notre charnière (pour ne pas dire charnier) XXe-XXIe siècle a la manie des commémorations et des "Tribunaux de l'Histoire" : sombre présage, mais je ne suis pas prophète. D'aucuns nous dirons que Péguy fut prophète, pressentant la guerre de 1914 : non pas ; tout le monde autour de lui prédisait, souhaitait, préparait activement la guerre. Il a dénoncé le rôle écrasant, omnipotent, de l'argent en ce début du vingtième siècle : et lecteurs de s'exclamer "quelle prescience !" Mais, pauvres naïfs, n'en avait-il pas été ainsi de tout temps ? Je me demande franchement en quoi quelque époque que ce soit s'est différenciée de celle qui l'a précédée ou qui la suivrait : même au Moyen Age, où paraît-il les valeurs spirituelles primaient, où l'on n'avait que Dieu à la bouche, tout un chacun pensait d'abord à garnir son escarcelle, tou en faisant de beaux discours sur Dieu et ses saints !
De même aujourd'hui, les libérateurs du monde pensent-ils avant tout, ou n'oublient-ils surtout pas, de se remplir profondément les fouilles au passage ! Les humanitaires ? Mais il y en a toujours eu, pour racheter les autres ! Et saint Vincent de Paul, et Théophraste Renaudot, et combien d'autres riches obscurs ou théoriciens oubliés ? Notre époque ne vaut pas mieux que les autres, elle n'en représente pas l'aboutissement suprême, où tous les problèmes, du viol au chômage en passant par le racisme, devraient être résolus à l'aube d'un millénaire de bonheur. Mais non chers militants, ce n'est pas une raison pour tout laisser faire !
Si vous vouliez bien simplement considérer que les difficultés de l'humanité sont comme les vagues de la mer qui viennent se briser sur la côte, successives à l'infini, cela vous permettrait de devenir des Sysiphes lucides, des Sysiphes heureux comme disait saint Camus (qui a refusé de signer un texte condamnant la torture en Algérie, comme quoi même les saints ne sont pas parfaits). Evidemment, ce ne serait pas mobilisateur, Sysiphe... Mais vous savez bien que le gros des troupes, ce qu'on appelle impudemment le peuple, a besoin d'espoir. Et même d'immortalité. Ô chefs, maîtres à penser, n'oubliez pas que le peuple, c'est vous.
Soyez vigilants. Vigilants, vigilants : on n'entend plus que ce mot-là, dans toutes les langues. Mais cela ne veut pas dire "faisant gaffe à son petit portefeuille et à sa petite santé". Cela veut dire qui veille, au sommet de la colline, dans la méditation responsable. Egrégore, carrément. Péguy fut le contraire d'un homme prudent. Il se fût indigné des atermoiements criminels qui ont permis quatre années durant le bombardement de Sarajevo et la prise de Srebrenica. Il s'indignait déjà de la manière dont nous osions gérer, pour ne pas dire exploiter, nos possessions coloniales. Il disait que les Droits de l'Homme n'étaient pas une garantie de paix universelle, mais une menace de guerre universelle, dans le sens où (laissez-moi finir ma phrase) le règne de la justice impliquait qu'on fût partout et toujours en guerre contre l'injustice, ou mieux les injustices, chacune, une par une, pour ne pas se perdre dans les abstractions meurtrières, amis Irakiens, bonsoir. Tout son œuvre, ici en prose, regorge de formules et de raisonnements lumineux et enthousiasmants, qui font croire en une contemporanéité de l'auteur. Nous avons l'impression qu'il parle pour notre temps. Non. Il parle pour tous les temps. Mais en pointant les défauts et les crimes avec une telle lucidité, une telle acuité, que nous nous reconnaissons