Proullaud296

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  • TI SENTO

    TI SENTO

    1. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    • André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
    • Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes, presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à contre-jour.
    • Boris habite un deux pièces mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune voix parole ou chant.
    • D'autres Succès 86 achève la Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son deux pièces, jette un œil dans la cour, le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est. Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné suite aux propositions des Services. La naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m - petit pour un Russe - , teint rose, râblé, moustache intermittente.
    • - Les exilés attendent beaucoup de moi.
    • - Tu es Français à présent.
    • Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    • Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
    • - Je ne l'ai jamais vu.
    • - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
    • Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk Le voici reclus rue de M., à deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    • Pas de fenêtre où se pencher.
    • Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
    • C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien, « Ti sento ». "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    • Déperdition de la substance.
    • Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe, jette un œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
    • - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
    • - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
    • Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
    • C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer. Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
    • - Le quatre page cent.
    • - Vous avancez vite!
    • - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
    • Boris se plonge dans les maths et dans la cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux ailleurs ? ça pique les yeux.
    • Soit un carré A B C D , une sécante x, une circonférence dont le centre... « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
    • - Punition collective. Moi j'ai rien fait.
    • - Ca m'étonnerait.
    • Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
    • - Tu pourrais fermer la bouche quand tu manges.
    • - Un peu de poireau?
    • - Après ma banane?
    • Boris s'étrangle de rire.
    • - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
    • - Sauf la troisième question.
    • - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
    • Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
    • Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
    • Même pas. »
    • Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas mon père" pense Boris.
    • Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ? - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux. - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
    • J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude. Jules,juge,Israël
    • X
    • Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière, le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement, pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui s'agitent, un pas léger vers les toilettes.
    • Comme la porte est fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes, ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    • Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur. D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
    • Qui invite l'autre?
    • Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques. Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    • L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné - des rires, à présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
    • Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se tartiner des couches de gueulements à travers la gueule, la quique à Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...) il faut compter avec les irrégularités de la minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
    • D'après la disposition des lieux, l'Occupant Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être sur la droite ; même en passant la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
    • Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? - Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils : graves, riants, tendus, le plus souvent sans expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le rock italien, à intervalles réguliers.
    • Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
    • - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
    • - Plus tard.
    • - Je reprends le cabas.
    • - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
    • - Ciao.
    • Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
    • Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
    • - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
    • Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    • Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
    • - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.
    • - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.
    • - Tu t'es regardée? - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes. - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui... - Parfaitement que c'est le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
    • Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi. - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
    • - Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
    • Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
    • Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.
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    • A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête. Au premier, elle réussit à renclencher la minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
    • La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
    • A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.
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    • "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
    • "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
    • "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la. Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    • C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne. Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
    • "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
    • ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un
    • emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ? Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche réunies !
    • "Avant l'informatisation nous travaillions ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
    • "VA CHIER. "
    • "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F" "Menu à 120 F" – et des gens.
    • Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    • Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui, ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite » et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
    • Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé - sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau emplit les narines ou le devrait, un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
    • Place Valhubert, face au jardin des Plantes, il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
    • Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le sac à main est vert – il la perd – bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome - pivote, s'efface - pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence - le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » - facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
    • Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide, enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
    • « Qu'est-ce que tu me veux ?
    • - Vous parler.
    • - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
    • - "Ti sento, ti sento , ti sento"!
    • Ils crient, ils courent [pluie renforcée] - Votre nom? Votre prénom?
    • Un portail lui claque au nez. 26 rue de M. Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris. Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »
    • Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer. « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille au mur, Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ? "Acheter des jumelles".
    • Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque. Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat. Les autres cours résonnent, lointaines, aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge. Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    • Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
    • - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
    • On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.

    ILS Y RETOURNENT.

    • Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
    • - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
    • - Je ne veux pas déménager.
    • - Les annonces matrimoniales.
    • Vous me prenez pour un cinglé.

    ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE

    • - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
    • En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez électricien, dit Grossmann.
    • - A l'occasion.
    • Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
    • - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
    • Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
    • « Vous pouvez mettre un disque en route ?
    • - Je n'y ai pas encore pensé.
    • "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
    • X
    • Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
    • "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    • A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    • De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
    • nouer des liens : ces hommes indignes ne
    • l'impressionnaient plus.
    • X
    • Ce que se disent les petites filles
    • - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
    • - Plus maintenant dit Sandra.
    • - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.

     

     

    • Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père. - C'est pas juste. - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? » C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
    • X
    • Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari
    • Cher Boris,
    • Auguste nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre. Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
    • L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je t'embrasse.
    • Irène.
    • X
    • Suite
    • Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi parlait Zarathoustra », "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne. La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
    • Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
    • sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    • Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra la lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
    • Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    • De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa ! C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    • « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
    • X
    • Boris viole des domiciles
    • Boris tient à la main une lampe sourde. Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
    • des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ? qui est-ce qui bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des volets.
    • Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens auraient laissé la porte ouverte.
    • ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    • Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout prix éviter les chiens. Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent un profil ou modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient les cris de victimes, sur fond de vrombissement d'extracteurs d'air.
    • Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il jette sous de grosses roues, plus loin. Il couche dans le duvet vert qu'il tenait sur son dos et s'allonge place 27 ou 30, à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi asphyxi », il doit se présenter chez un psychiatre commis d'office, il maigrit, ne parle plus, reste en liberté, ressort plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento" – chaque soir de plus en plus fort, la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
    • - Personne, personne, dit Boris.
    • Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
    • Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les jours suivants Boris se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.

    Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps, femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.

    • Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé, passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis heureux de vivre seul..
    • Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé, se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont, rue Chanoinesse le cœur neutre, indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
    • Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" - « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
    • Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles, très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
    • si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
    • X
    • A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
    • Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.
    • Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    • Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des parents et des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
    • Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue) un châtiment pire que la mort, la Perpète :
    • Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
    • Tu as laissé sortir les filles ?
    • Monica sera comme un taureau qui survit à la corrida : irrécupérable ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

     

    • - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
    • - Elles sont déjà au Commissariat.
    • - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que mon ancien mari – que Boris soit tué.
    • - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.
    • X
    • Dans l'appartement 127, Boris prend une résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    • « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à jour ! Il ne foutait plus rien, du tout ! »
    • Les filles sont ravies.
    • Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant, Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple) s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la précision
    • des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
    • COLLIGNON HARDT VANDEKEENL'entaille b.JPG
  • LE TERRIBLE SECRET DE DOMINIQUE PAZIOLS

    À Saint-Rupt vit un fou. Carabine en main. Dominique PAZIOLS tue sa mère, son frère et ses sœurs.Coffré à vie, il étudie Kant et Marivaux. Évadé, il gagne une ville comme B*** , port de mer où chacun combat pour sa vie, où les maisons tombent sous les tirs d’obus, où l’on se tue de rue à rue. Dans cette ville de MOTCHÉ (Moyen Orient) – Georges ou Sayidi Jourji, fils de prince-président, cherche tout seul dans son palais six ou sept hommes chargés de négocier la paix. À ce moment des coups retentissent contre sa porte, une voix crie Ne laisse plus tuer ton peuple, on détale au coin d’une rue, le coin de rue s’écroule.

    Ainsi commence l’histoire, Jourji heurte à son tour chez son père (porte en face) Kréüz ! Kréüz ! ouvre-moi ! et le vieux père claque son vole sur le mur en criant « Je descends ! prends garde à toi ! » Les obus tombent « Où veux-tu donc aller mon fils ? - Droit devant – Il est interdit de vourir en ligne droite ! » Ils courent. Lorsque Troie fut incendiée, le Prince Énée chargea sur son épaule non sa femme mais son père, Anchise ; son épouse Créuse périt dans les flammes – erepta Creusa /Substitit. Georges saisit son père sur son dos ; bravant la peur il le transporta d’entre les murs flambants de sa maison.

    Ce fut ainsi l’un portant l’autre qu’ils entrèrent à l’Hôpital. « Mon père » dit le fils « reprenons le combat politique. Sous le napalm, ressuscitons les gens de bien. Il est temps qu’à la fin tu voies de quoi je suis capable ». Hélas pensait-il voici que j‘abandonne mon Palais, ses lambris, ses plafonds antisismiques, l’impluvium antique avec ses poissons. Plus mes trois cousines que je doigtais à l’improviste. Les soldats de l’An Mil se sont emparés du palais ou ne tarderont plus à le faire et ceux du Feu nous ont encerclés même les dépendances ne sont pas à l’abri puis il se dit si mon père est sous ma dépendance IL montrera sa naïveté de vieillard -

     

    X

     

    Georges avait aussi son propre fils.Coincé entre deux générations.

    Le fils de Georges sème le trouble au quartier de la Jabékaa. Il s’obstine à manier le bazooka. « Va retrouver ton fils ! - Mon père, je ne l’ai jamais vu ! ...J’ai abandonné sa mère, une ouvrière, indigne du Palais – cueilleuse d’olives – Père, est-ce toi qui a déclenché cette guerre ?… s’il est vrai que mon propre fils massacre les civils, je le tuerai de mes mains. À l’arme blanche. »

    X

    Les bombes ne tombent pas à toute heure. Certains quartiers demeurent tranquilles pendant des mois. Leurs habitants peuvent s’enfuir ; la frontière nord, en particulier, reste miraculeusement calme. Gagner le pays de Bastir ! ...Le port de Tâf, cerné de roses ! ...pas plus de trente kilomètres… Georges quitte son vieux père. Voici ce qu’il pense :  « Au pays de Motché, je ne peux plus haranguer la foule : tous ne pensent qu’à se battre. En temps voulu, je dirai au peuple : voici mon fils unique, je l’ai désarmé ; je vous le livre. » Il pense que son père, Kréüz, sur son lit, présente une tête de dogue : avec de gros yeux larmoyants. Puis, à mi-voix : « Si mon père était valide, je glisserais comme une anguille entre les chefs de factions; je déjouerais tous les pièges. « Avant même de sortir du Palais, Kréüz s’essuyait les pieds, pour ne rien emporter au dehors ». Le Palais s’étend tout en longueur. Des pièces en enfilade, chacune possédant trois portes : deux pour les chambres contiguës, la troisième sur le long couloir qui les dessert toutes. Chacune a deux fenêtres, deux yeus étroits juste sous le plafond. Georges évite les femmes : il prend le corridor, coupé lui aussi de portes à intervalles réguliers, afin de rompre la perspective. Au bout de cette galerie s’ouvre une salle d’accueil, très claire, puis tout reprend vers le nord-ouest, à angle droit : le Palais affecte la forme d’un grand L. Le saillant ainsi formé défend la construction contre les fantassins – grâce à Dieu, nulle faction n’est assez riche pour se procurer des avions ; cependant chaque terrasse comporte une coupole pivotante. « Dans les tribus sableuses d’alentour, nous sommes considérés avec méfiance : attaquer le Palais, s’y réfugier ? ...nous n’avons rien à piller - personne ne découvrira les cryptes – et mon père, Kréüz, a fait évacuer presque toutes les femmes…

    3Je reviendrai, ajoute Georges, quand l’eau courante sera purgée de tout son sable... » - ou bien : « ...quand les brèches seront colmatées. »

     

    X

     

    À Motché, attaques et contre-attaques se succèdent sans répit. Il faudrait réimprimer un plan de ville par jour. Georges peine à retrouver son propre fils : « Ma mission prend une tournure confuse ; Kréüz m’a dit tu n’as rien à perdre – je ne suis pas de cet avis. » Georges consulte les Tables de Symboles : cheval, chien, croix ; la Baleine, le quatre, le cinq ; le Chandelier, le cercle et le serpent. Il me faut un cheval, pense Georges, pour porter les nouvelles et proclamer les victoires. Pour fuir. Pour libérer. Fuir et libérer". Georges lance les dés : "Voici les parties de mon corps qu'il me faut sacrifier : la Tête, Moulay Slimane, Gouverneur du pays, assiégé dans son palais ("Ksar es Soukh" dont le nôtre est la fidèle réplique ; pourtant cet homme ne règne que sur quatre (4) rues) ; le Bras : Kaleb Yahcine, qui tient l'Est (le désarmer, ou l'utiliser à son insu) ; la Main, qui désigne ou donne : El Ahrid.

    "Le Sexe ou Jeanne la Chrétienne, enclavée de Baroud à Julieh ; elle ne rendra pas les armes si je ne la séduis. Le Coeur battra pour Hécirah, forte de son peuple opprimé : chacun de ses héros se coud un coeur sur ses guenilles. Tous portent le treillis, et souffrent de la faim (position : le Sud) ; l'Oeil est celui d'Ishmoun, c'est à lui qu'il en faut référer ; quand à ma Langue enfin, puisse-t-elle peler de tant d'éloquence".

     

    ***

     

    Je suis ressorti du Palais déserté.J'ai rencontré une femme qui montait de la ville, trois hommes dans son dos lui coupant la retraite. Elle s'appelle Abinaya, belle et rebelle, sous son voile rouge. "Quelles sont tes intentions ?" me dit-elle. "Ne libère pas ces chiens". Je garde le silence. Croit-elle que j'agisse de mon propre chef ? "Pour descendre en ville sans risquer ta vie - fais le détour par Achrati, au large du Moullin d'Haut - ettu parviendras au dos du cimetière ; là est le centre, Allah te garde". Je n'ai rien à foutre d'Allah, je ne reverrai plus cette femme, Abinaya est la clef ; quand je l'aurai rournée, je ne m'en souviendrai plus.

    Elle examine mon plan de ville : "Trop vieux. Ce sentier a été goudronné. Ce bâtiment : démoli, telle avenue percée. Ce sens unique inversé, ce nom de rue modifié. Les Intègres occupent le Centre, en étoile. Ici le dépôt de munition ; contre le fleuve une base Chirès et trois sous-marins. Prends garde couvre-feu des Anglais. Sous les arcades ici chaque jour distribution de vivres et de cartouches. Evite les ponts. Repère les points tant et tant - depuis combien de temps n'es-tu plus sorti du Palais ?" J'ai mis mon père en sûreté. Je ne sais plus par où commencer.

    Elle effleure ma joue de ses lèvres - je sais ce qu'il en est des femmes - je ne bouge pas - l'un de ses hommes (de ses gardiens ?) n'a rien perdu de nos paroles - de son treillis il tire un jeu de trots. Il me propose une partie - "je n'accorde pas de revanche" dit-il. La partie s'engage en plein air, sur une pierre. Abinaya fait trois plis. Les autres gardes s'amusent, sans lâcher leurs armes. Fou, Papesse et Mort. "La papesse" dit l'homme "détient tous les secrets ; ton père renaîtra. Qui peut entrer vivant dans la ville, ajoute-t-il, et en ressortir inchangé ?" La partie est terminée. Nous nous levons, descendant ou redescendant le sentier rocailleux vers Motché.

    Mon partenaire au jeu déroule son voile de tête : il semble détraqué, agite sa Kalachnikov et rejette les pans de son hadouk. Je le reconnais : nous étions ensemble à Damas, à la section psychiatrique de Sri Hamri, "le Rouge" ; ce dernier avait em^prunté aux Occidentaux (qui le tenaient d'Égypte) le concept de "soignés-soignants". Qui était fou ? qui ne l’était pas ? c’était indiscernable.

    Moi, je l’étais. Qui peut dire au jour de sa mort « Mes mains sont pures » ? « Dans les Trois Pavillons de Damas » me ditil « on mélange tous les hommes, fous et sains d’esprit, comme autrefois. » Il rit en agitant son arme : les fous entendaient des voix, chantaient des litanies, expulsaient le Chéïtann (SATAN !) qui rejaillissait, inoffensif, sur toute l’assistance. J’ai dit : « Zoubeïd, je n’étais pas un infirmier sérieux. La famille de mon père m’avait placé d’office, parce que je tirais sur les chèvres. Et jamais je n’ai cru au Chéïtan, même quand je bêlais comme les bêtes. Chacun de nous est fou, et n’est pas fou. Sage... » - Abinaya, qui descend le sentier devant nous, se retourne. La voie devient une ravine aux cailloux instables. Les premières maisons nous dominent comme une muraille, dont les fenêtres sont autant de meurtrières. L’odeur des égouts sort du sol. Un garde voilé, plus bas que nous sur la pente, porte à son oreille un récepteur noir dont il déploie l’antenne :

    « À Vauxrupt dans les Vosges, sans motif politique, un Français, Dominique Paziols, a tué au fusil de chasse quatorze personnes du même village. Il a commencé par son père, le blessant deux fois au cou, sans pouvoir l’abattre... » - Le salaud ! » Je crie le salaud par réflexe. Le garde voilé se retourne en riant, d’abord, parce que sans y prendre garde il a branché le haut-parleur, ce qui aurait pu provoquer une catastrophe, ensuite parce qu’il ne comprend pas comment une telle information a pu s’égarer sur son canal. « Les Vosges », « Vauxrupt », ces noms ne représentent rien « ...puis il a descendu sa sœur, des vieux, des femmes et des enfants. Cet homme est un chien ».

    Message privé. Jamais un présentateur ne s’exprime ainsi.

    Un homme d’ici a reçu d’autre part un message, capté par radio,  et nous l’aura retransmis, à sa sauce. Pour montrer qu’ailleurs aussi, très loin, on tue, « sans motif politique ». Pour justifier tous les assassinats d’ici, au nom de sa propre milice. Le haut-parleur grésille et s’éteint, nous descendons vers la ville entre deux rangées continues de bâtisses bistres, de plus en plus hautes sur les berges. Ceux qui m’escortent n’ont plus de réaction ; pour moi, fils de Kréüz, ce fait-divers d’au-delà des mers est un signe.

     

    MOTCHÉ

    Passé le ravin nous sommes entrés dans MOTCHÉ, hérissée de chevaux de frise, barrée de dérisoires chicanes en tôle ondulée. Mais pour celui qui traverse la rue, les balles sont de vraies balles. Notre file reste sur le côté droit, puis le radio soulève d’une main dans un recoin de mur le rideau de perles d’un vieux café à pavements bleus. La radio diffuse ici une interminable complainte de Fawz-al-Mourâqi. Nous nous asseyons autour d’un cube de pierre blanche. Des tasses en forme de dés à jouer sont posées devant nous. Le café brûle. Zoubeïd, le fou de Damas, mâchent une chique d’aram avec des bruits de bouche qui claquent. D’autres clients sont dissimulés dans des renfoncements, derrière des rideaux d’alcôves.

    Le Fou s’affirme pleinement satisfait de mes révélations. Ils sont montés à ma rencontre, dit-il, le jour où ils savaient me trouver. Je réponds que j’ai découvert les micros planqués dans le Palais. Il fait un geste « sans grand intérêt », avale son café. Depuis que nous sommes à l’abri, son agitation a cessé. Abinaya soudain s’adresse à moi : Ton fils te cherche, pour te tuer. Je lui réponds qu’il ne me connaît pas. « Ni toi non plus » dit-elle. « Tu es enjeu del utte, malgré toi. Et lui, ton fils, trouvera fatalement des indices ; il sait déjà que tu as quitté le Palais – à sa recherche. Aussi prends garde ». Des têtes passent par les rideaux, se renfoncent. Zoubeïd m’affirme qu’il m’aurait tué lui-même, lui le Fou, si je n’étais pas descendu en ville : « Les balles dans les rues ne te cherchent pas. La rue est plus sûre que moi ». ...Qu’il m’atteigne donc, ce fils… Zoubeïd raconte qu’après mon départ, ils ont tué un infirmier, à Damas : « On a serré la cordelette - sarir ! » - couic - « ...les Yahoud ont bombardé l’hôpitazl de Sri Hamri – piqué ! largué ! - où seras-tu en sûreté ? » Je connais mon fou. Il tourne autour d’une mauvaise nouvelle. Ce café maure baigne dans le calme. Les rideaux des alcôves se balancent. « Ton fils te cherche, Ben Jourji. Il sait que tu es descendu. Il te descendra pour se faire un prénom. Il ne se cache jamais deux fois au même endroit. Moi Zoubeï je connais ses cachettes, l’une après l’autre. Une bête laisse toujours sa trace. Il n’est pas véritablement de ton sang : tu ne l’as ni reconnu, ni élevé ».

    Abinaya manifeste son impatience. Elle demande à ses gardes de se revoiler, de ressortir, de laisser seul « Sidi Georges, Neveu du Président ». Je renouvelle ma consommation. Zoubeïd me quitte à son tour. Il laisse sur la table le Pape, Quatrième Arcane : Allez, et enseignez toutes les nations. Toutes les nations se battent dans ma ville – pourquoi cet imbécile de Paziols s’est-il borné à ceux de sa nation ? La sœur et le beau-frère, le jour de leurs noces, assassinés à St-Rupt en France. Il a raté le père. C’était un petit village, au pied des Vosges.

    Pourquoi ce fait divers a-t-il marqué notre correspondant en France au point de lui consacrer, ici à l’autre bout de la Méditerranée, toute la deuxième page ? ...un triangle d’herbe formait la place, ornée d’un petit cèdre… qui n’a pas son fusil en Xaintrailles ? Le père passait, il l’a visé au cou, l’homme blessé a couru chez les Geoffroy, et Dominque le Chrétien riait en rechargeant son arme. Tout le village l’a vu. Je lis l’article in extenso. Évasion, filière moyen-orientale, chiqueur de libanais ? Le voici revenu parmi nous. Quelque part. Bonne planque. Je passe la nuit au-dessus du café, dans une chambre blanche. La guerre frappe à l’autre extrémité de la ville.

    Je m’endors bercé par les fusillades lointaines. Le lendemain, je fais sortir mon père de son refuge, Hôpital Rafik. Devant nous, vers l’ouest et vers la mer, descend la ville en cercles concentriques. Nous suivons la pente, degré par degré. À notre passage les portes se ferment, à même les murs. Des femmes voilées rappellent leur enfant. Des pierres bondissent entre nos pieds. « Ils m’ont reconnu » dit Kréüz. Nous parvenons sur une place triangulaire, formant palier, dominant la ville où fument au loin les détonations ; plutôt un terrain vague, où grouille une foule en haillons ; c’est un rassemblement du peuple, harangué par quelque agitateur perché sur une pierre.

    Les guenilleux l’écoutent avec passion, les têtes approuvent, les bras se raidissent. Des vociférations, des discours annexes et forcenés parvenus des angles de la place, approuvent et renforcentl’orateur qui poursuit, poings serrés, en langue achrafieh. La foule gronde avec volupté. Cinquante mètres nous séparent de cet infernal attroupement. Près de nous, vêtu de bleu, Zoubeïd est venu s’accroupir : « Je savais où te trouver ». La foule s’agite et se tourne vers nous : « Ils ont reconnu ton père en toi. Je ne donne pas cher de ta peau ». Tous ramassent des pierres. « Fuyez ». Il nous pousse vers des rues à couvert, où les haillonneux, versatiles, renoncent à nous poursuivre. « Qui était-ce ? » Zoubeïd nous donne un nom. « Que veut-il ? - Soulever le peuple.N’importe quel peuple.N’oublie pas la couleur de ta peau, ton éducation d’Occident. La coupe de ta veste ». Il nous demande de ralentir près du marchand de dattes. « Achetez-en quelques brins. Restez calmes ». Je demande à Zoubeïd , qui revêt soudain une grande importance, d’où viendra l’attaque de mon fils.

    A-t-il des armes ? Des partisans ? « N’en doute pas » répond-il. J’ignore qui me concilier, les rivalités, les alliances et leurs renversemernts. « Marchez à présent. Descendez toujours. Tu apprendras seul. Frappez ici ». La porte indique le n° 80. Une main brune et sèche nous tire dans une cour. Nous rinçons à la fontaine nos doigts poisseux de dattes. « C’est le début des Temps » dit Zoubeïd. « Je te donnerai ce qui convient;et à ton père, Kréüz, aussi ». À mi-voix : « Pourquoi traînes-tu ce vieux sac du passé ? » Plus haut : « Dans quinze ans si tu survis inch’Allah – tu seras le premier d’une longue descendance, qui cueillera les dattes fraîches. Tu apprendras à ton peuple ses trois langues maternelles. De toi naîtront des livres et des chansons ».

     

    X

     

    ...J’ai engendré un fanatique. J’ai observé de mon abri par la fenêtre (une meurtrière matelassée de sacs de sable) ces jeunes gens, de son âge, dont les opinions simples se défendent à coups de fusils. Se résumant souvent à leur utilisation. La Caserne Jaune leur sert de cible. Le second jour encore, ils se battent (je les observe) et incendient la Bibliothèque Aleth ben Adli. Les livres ont brûlé trois jours mais j’ignorais encore que mon fils en fût l’instigateur. Dans la cour qui m’abrite, logé, nourri, j’ai tout le temps de lire. Un magazine périmé relate sous mes yeux ce fait divers de St-Rupt dans les Vosges, si loin d’ici : Dominique Paziols dans sa folie disent-ils a massacré quinze personnes : sa mère et sa sœur, son beau-frère le jour de leurs noces – plus – inexorable rumination – douze personnes – une goutte de sang – comparé à ce qui se tue ici chaque jour.

    Je me demande combien de meurtres civils bénéficient du statut militaire. Paziols a 31 ans, et cet homme, cet évadé, je l’ai recruté pour mon compte. Je dois à mon père, tout impotent, d’avoir lancé les coups de téléphone décisifs. Il sait ce qui s’est passé, là-bas, en France. Mon père est toujours quelqu’un. Ses services fonctionnent encore admirablement. Je lui baise la main sosu sa perfusion. Il me dit : « Tu devras te méfierr de cet homme. De tous ceux de son âge et en deçà. Ton fils lui-même, Mechdi Abdesselam, pose des bombes et te recherche personnellement ». Mon père s’assoupit. L’infirmière engagée pour lui seul, dans un domicile que je tiens secret – remonte dans son dos les oreillers, me fait signe de partir : « Il dort». Mon abri n’est plus sûr. On m’aura suivi, à l’aller comme au retour. Zoubeïd a transporté séparément mon sac de voyage à l’Hôtel de Touled : un quartier calme, un portail à deux battants fermés par trois rangs de chaînes, un pa-ti-o garni de plantes vertes, un balcon intérieur en véranca – une vasque s’écoule derrière les fauteuils en rotin, quelques tirs murmurent vers le nord-ouest. À ce que dit l’hôtelier, Mechdi Abdesselem (ben Jourji ben Kréüz) prend pour cibles tous les signes de Culture et d’Autorité. Mon fils est devenu fou. Je ne m’en sens pas amoindri. La roquette heurte la vasque et pète.

    Un certain Halis, client de l’hôtel, dit «L’Espagnol »,retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s’épaissit la poussière, Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues, les pots de fleurs pulvérisés. Les vitres au pied du mezzanino forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d’éclats de verre. La rampe en faux bois s’est éclatée, ses veines de ciment grosses comme comme des poignets, les marches toutes sautées. La vasque enfin forme entonnoir jusqu’au fond de la cave où saigne à gros bouillons la conduite d’eau. On m’évacue. Tout le tour de mes paupières me cuit d’incrustations de particules.

    Lhôpital n’est pas un lieu sûr. Votre œil n’est pas atteint. - Mon fils va m’achever. - N’ôtez pas le bandeau. Écoutez sa lettre… - ...adressée à qui ? - L’enveloppe en blanc : « Article Premier « Mort aux pères », au pluriel ». À sa voix, l’infirmier sourit. « ...et le reste à l’avenant ? - Oui. - Ne lisez pas. - D’habitude il porte autour de la tête un foulard gris enroulé trois fois – ce son d’autres qui me l’ont dit, s’empresse-t-il d’ajouter. Un obus éclate dans la cour, les sirènes se déclenchent, il fait beau, panne des sirènes, silence - rien à craindre, tout au plus d’être achevé sur le lit à trois heures si la ronde est dans le coup. Pourquoi ces imbéciles m’ont-ils allongé. Mes larmes coulent difficilement.

    Je passe sans bouger toute la nuit, tressaillant au moindre bruit intérieur. Je m’endors au matin bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Un frôlement de blouse m’éveille en sursaut : « Passez couloir B. Vous débouchez Impasse Bou Naliel. - OK, je fonce » - mes jambes sont intactes j’arrive pile où il faut puis Boulevard Descroges – désert. L’hôpital dans mon dos est touché de plein-fouet, les blocs s’enflamment, un avion s’éloigne en un soupir Viens avec nous ! - hommes, femmes,enfants au galop vaguement couverts par quatre ou cinq saadis parfaitement paniqués qui tirent au jugé par derrière. Un enfant tombe. Passé l’angle droit nous nous aplatissons, juste au-dessus de Check Point Chiram : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient Défendez nos enfants ! Un soldat se redresse, me montre du doigt Qui est cet homme ? Je montre mes bandages, il se tait.

    Je soupçonne que les chicanes, de part et d’autre, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point se trouve en plein cimetière Abdesrafieh. L’homme quitte son poste sans être vu. Par un sentier bouffé de gravats il remonte vers nous Venez chez moi – pas toi dit-il à mon adresse. Abandonné soudain de tous il ne me reste plus qu’à dévorer des yeux les deux partis en contrebas qui continuent à se flinguer, accroupis, redressés, replaqués au sol. D’en haut j’aperçois de l’œil gauche un grand jeune qui vient par derrière en agitant un tissu blanc, son uniforme est beige inconnu, ne se dissimule pas, les armes se taisent. Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent à la fois, fusils rabaissés, dans une totale exténuation.

    À ce moment un coup de feu perdu l’abat en plein cou. Tous s’enfuient en tous sens, je m’aplatis et contemple d’en haut ce corps à quatre mètres sous moi. Puis je me dresse, je marche au hasard. Je me répète la phrase Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions . Savoir si Kréüz a péri dans l’hôpital ou bien – s’ils l’ont évacué dans la cour, juste après l’explosion – un timbe d’ambulance à l’est, je ne reconnais plus les rues

    ICI S’ÉLEVAIT LE WAZOUF ASARGAH

    SIX ÉTAGES D’HÔTEL CIVIL

    PASSANT RECUEILLE-TOI

    je ne peux pas me recueillir – l’année dernière ou l’année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l’un sur l’autre en pâte feuilletée – nous voici au quatrième jour, une fumée s’élève au nord, j’espère, j’espère encore que ce n’est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que de n’est pas lui qui trouva la mort au cimetière d’Abdesrafieh.

    Pas de sauveteur au voisinage de l’hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d’Abdesrafieh, dit un journal qu’un coup de vent me plaque sur le pied - « constitue le seul point de passage entre l’Est et l’Ouest » - j’ai passé la nuit sur le sol, dans des chicanes de camions.

    Tout change d’une nuit sur l’autre. Faut-il souhaiter -stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d’un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s’appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime- je peux cette fois, redressé, descendre la Rampe aux Boules.Je me suis avancé dans l’allée déserte – tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) – les yeux des fuyards ne sont pas loin, ils n’ont jamais vu un homme s’incliner, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L’arme dressée, ils m’observent en s’abritant, de biais – le cimetière s’étend sur ma droite, j’ai devant moi le ressaut de terrain où je m’étais plaqué, je ne fouille pas le corps, je repars en serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d’Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que PAZIOLS, très loin en France, devait lui aussi tuer pour s’évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peut très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l’école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d’y mettre le feu – après cela nul ne tuait de trois jours entiers – on vidait son chargeur sur les murs. Je ne pouvais trouver pourtant PAZIOLS si absurde, je le voyais (justement) comme une grande muraille sans fissure. Ici, quand le canon tonne du sud, les gens s’assemblent, stores fermés, sur le trottoir, discutent paisiblement, je me suis couché près des ruines, laissé aller, soucieux de préserver mon corps, qui battait battait follement contre le sol.

    Je m’abandonne à contempler la terre, bras le long du tronc, devenant poussière, en vérité j’ai rampé dans le sable, imaginant des tirs rasants contre ma nuque, puis je dépouille un cadavre de son arme : il faut passer inaperçu. On trouve de tout. J’ai rejoint l’Hôtel Touled qui n’a plus qu’une chambre, j’ai faim, j’ai soif, et dans la cour le rebord de la vasque, brisé, s’est fiché vertical dans le sol. Un chien sort d’un trou de terre, fin visage de chien, comme un bijou, immensément choyé – tandis qu’un garçon, une pierre à la main crie sur la bête (l’accent de la Békaa) « Reviens ! Reviens ! » - puis s’adressant à moi : « Tu peux le promener Monsieur ». J’appelle le chien « Robott ».

    Je tâte dans ma poche : trois dirhams. Ça fait trois merguez au kiosque pour le chien et moi. Une race précieuse, des oreilles en houpettes,les yeux dorés – mon arme et mon chien. Qui promène son chien dans Motché ? ...Paisible journée de tension. Les Trois Présidents précédents ont tenu trois semaines. À l’hôpital, ou dans ses ruines ? mon père va mieux. Je le retrouve au sous-sol, conscient, confiant : « J’ai un peu honte de ne pas souffrir ; juste hypoglycémie. » Il me demande où j’en suis de ma mission. Franchement !… « Mon fils n’est pas mon fils », je lui dis ça comme ça, le chien aboie en fourrant son museau dans le soupirail.

    Mon père dit que les cimetières sont devenus enjeux stratégiques : d’une part, chaque section s’imagine avoir converti les morts ; de l’autre, ces grands espaces vides permettent de relier deux quartiers jointifs. Kréüz s’intéresse aux luttes, je dirais tombe après tombe, aux positions de tir entre les stèles, je mime leurs reptations. « Interdire l’accès aux cimetières, c’est déjà quelque chose, à supposer qu’on ne puisse y pénétrer soi-même. Prends ton chien et longe les murs, demandent les chefs. » Quand je ressors, des cons sur les trottoirs tirent sur tout ce qui ressemble à une croix ou un croissant rouge ; je pense que le devoir d’un négociateur, d’un pacificateur digne de ce nom – est de préserver sa propre existence.

    Je suis sans compagnon de lutte. Le seul mot « compagnon » me hérisse. Je ne franchirai pas les grilles d’une ambassade. Puis tout se calme, comme un enfant, comme une mer. Il me vient à l‘esprit – de qui est-ce ? - des embruns de plomb. Où vais-je dormir ? ...celui qui change d’adresse sans cesse, un jour il tombe ; celui qui reste sur place, un jour il tombe…

    Le chien Robert : un garde du corps ? toujours dans les ruines, toujours se faufilant.

    PAZIOLS a tué ses ennemis privés. Rien de plus. Son père, sa sœur – les siens, son village. Il se faisait aimer des bêtes. Son chien Hamster léchait le sang des hommes. Je suppose. Jamais il n’aurait tiré sur son chien ; le seul témoin des meurtres est celui que les juges n’auraient pu entendre. Derrière des sacs de sable, des soldats jouent aux cartes. De temps en temps l’un monte au créneau, tire un coup et revient ou se fait descendre. Je me suis guidé sur les barricades pour faire le tour du quartier. Impossible de sortir de l’enclave. Qui osera l’assaut ? truffe,champignon,porc

    J’offre des cigarettes, voici mes soldats ; s’ils me reconnaissent, ils ne le montrent pas. J’achète des fruits près du cimetière. Peut-être mon fils se tient-il hors de la ville, cherchant des renforts – des munitions – si j’accomplissais à mon tour un Grand massacre privé, je ne serais jamais poursuivi. À Damas, chez Sri Hamri « Le Rouge », il ne reste plus qu’un seul parti : les Annexionnistes. Tous pour annexer Motché. Une patrouille de miliciens me croise, au pas, sans me regarder – quel camp ? pourquoi ne tirez-vous pas ? J’ai renoncé à toute ’unification du Pays. À l’Hôtel de Touled om je me réfugie, un inconnu, très jeune, m’apprend les connaissances indispensables à ma survie : « Il n’y a plus qu’un seul chemin d’ici à ton Palais ».

    Le jeune homme s’appelle Saïz Essalah. Il remplace le chien qui s’est fait dégoter. Je ne savais qu’en faire. Mon ami humain s’assoit sur le lit de fer, un genou plié. Ce qu’il me dit me plaît . Au nom de quoi dit-il certains possèdent toute la terre ? Ce sont les idées de mon père, propriétaire de toute la Berkaya d’un seul tenant. Je demande à Saïz : « Qu’en ferais tu ? » Partout où je me terrerais, sera l’Œil du cyclone. Il:me demande : « Qui gagne et qui perd ? Je veux l’humanité entière en équilibre en haut de la Roue de fortune. » De même les rabbins, certains rabbins, vont disant : « Le Messie est le Monde tout entier ». Je dis « Tu parles comme un Juif ». Je pense que le monde retient son souffle en attendant que je meure.

    Une bombe tombe. D’instinct nous plongeons sous un couvre-pied. Saïz me souffle tes phalanges attaquent – les Chrétiens – la peur nous a souillés, je me dégage vers le lavabo ; un projectile me pète le tuyau, l’eau me crache un jet de limaille. Essalah rejette le couvre-pied. Une lumière sans éclat s’est mise à trembler au-dessus de la glace : le générateur s’est déclenché. « Pourquoi nos chefs confisquent-ils les biens, pourquoi restent-ils chefs, notre parti secrète ses tyrans, et nous périssons sous les bombes, c’est toi qui avais le plus peur, Sidi Jourji. Si j’étais chef, il n’y en aurait plus ; je dirais aux hommes de veiller sur nous, et sur eux. Sans nous donner d’ordre ».

    Je le regarde avec attention. Il reste sans ciller, bras ouverts, assis sur le bord du lit. La conviction dans les yeux. Dix-sept ans. Avant guerre, ma vie était tout autre. Neveu du Président. Je ne jouais pas au pacha. Mes études interrompues par l’assassinat de l’oncle ; sous toutes ces bombes : je suis devenu inactif. Pourquoi donc, à présent, pourquoi pas, mourir pour des idées ? « Essalah, pourquoi choisis-tu ton camp ? Celui-ci, plutôt que celui-là ? - Je livrais, me dit-il, des bouteilles de lait, à bicyclette.Mon frère s’est fait arracher les mains dans l’explosion d’une bouteille de gaz. Et crever les yeux. J’ai tiré dans le tas. Quel âge as-tu ? » Je le lui dis. Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres, les chrétiens, ne sommes pas de véritables croyants. Il ajoute aussitôt que chez lui, la vraie foi s’est enfuie, qu’elle ne reviendra jamais. « Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il éclate de rire. Je prie à part moi : « Seigneur, donne-lui la force qui dure ». Saïz Essalah, 17 ans, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville ; c’est donc que Saïz lit dans les journaux les mêmes choses que moi.

    Il ajoute : « Ici, en ville, PAZIOLS voit des hommes, des vrais, se battre pour de vrai. Il a rattrapé la Foi – pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait comme autant de miracles : manifs, discours, grosses grèves. Bris de vitres. Chants de grillons, scansions de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l’Asile de Damas. Saïz Essalah, mon nouvel ami, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS lui aussi a goûté aux délices de l’internement, chez Sri Hamri, « le Rouge ». À Damas, parfaitement. En résumé Sidi Jourdji, les Yahouds luttaient pour s’agrandir. De Golan, tu tirais sur tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d’abord montés sur le Golan, ils ont bombardé Damas. Faux, Saïz, rien de plus faux.

    Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont principalement les blessure, leur nombre, leurs emplacements. « PAZIOLS est resté quelque temps à Louqsoum, l’Asile. Quand tu pars de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au nord, à l’est l’Iraq. À chaque route son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas, lui dis-je, tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux, Sidi Jourdji. Tu le reconnaîtras. Ton fils, tu ne pourrais pas le reconnaître ». Je dois rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait sans regret à sa vie ordinaire ? Mon souvenir personnel est celui d’un fou, grand et fort, DOMINIQUE PAZIOLS, tirant sur ses propres parents et ses amis de toujours – combien cet homme me serait précieux…

    On ne condamne plus les droits communs en temps de guerre ouverte. Ils surgissent tout armés, pour la justice de votre choix. Pour votre fils ou vous-même, selon le vent de la révolte. Quinze morts d’un côté, au pied des Vosges françaises ; quinze conférences d’autre part, pour la paix à Genève. « Que puis-je espérer de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui vous a soignés ? - Enfermés, Saïz, enfermés ». Je reconnais cependant, sans le dire, que c’est lui qui m’a le mieux soigné. « Il n’exerce plus, Sidi Jourdj. Il a ôté son turban, rasé son crâne. Il tient ici le quartier des Barzaki, c’est lui le chef des plus riches. Que peux-tu attendre des plus riches ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar » - chef de clinique, chef de guerre…

    JE me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement, lequel provoque à l’intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte parfaitement insupportable » - il faudrait donc cette fois produire un message de paix ou d’alliance, dont je ne saurais jamais assez peser les termes. Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres se fêlent. Un gros carré tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirènes et surexcitation, panique. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes levés. Saïz Essalah s’époussette à même le carrelage. Le tintamarre des ambulances, de l’autre côté du mur, est devenu assourdissant. Penché par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières suspendues à la corde à linge. Dans le pati-haut résonnent les indications vociférées des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop », dit Essalah, qui se relève ; « ils se gênent. Êtes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c’est un grand métier. Un beau et bon métier par les temps qui courent ».

    À l’étage inférieur une porte claque de toutes ses forces contre le mur. Des cris -une rafale – Essalah pâlit. Des pas retentissants grimpent l’escalier. L’hôtelier hurle il n’y a personne ! - Ta gueule. - Personne n’a tiré ! c’est une voiture piégée ! (« pourquoi l’aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel », etc. - il heurte le mur de son corps et se tait. Encore un coup de feu chambre voisine. « N° 28 » murmure Essalah blanc comme l’acier. D’autres pas remontent au deuxième. Une civière tinte contre un angle comme un récipient vide. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s’est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j’ai ravalé une gorgée de vomissure. « Ton haleine est intolérable » chuchote Essalah.

    Lorsque tout s’est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d’eau chaude intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse et d’un coup il se met à rire. « Sors te battre » ai-je dit. Et je lui promets de payer son arriéré de chambre : « Pour tes héritiers » Je n’ai pas d’héritiers répond-il. Je ne reçois pas d’ordres. Il me suffit que je reste dans ta chambre. Mes chefs sauront me trouver.

    - ...Vous êtes vraiment discipliné. - Tous les partisans observent leur discipline. C’est pourquoi MOTCHÉ sombre dans le chaos. »

    Nous descendons tous deux au rez-de-chausée ; Mon accompagnateur m’indique la porte d’arrière, et le nom de trois rues à suivre dans l’ordre, « coudées, mal gardées ; souviens-toi bien de l’ordre où je les ai dites. Il ajoute que si j’en réchappe je tomberai sur le fief de Sri Hamri dit Bou Akbar. Essalah ne m’a pas retenu en otage : nous savons estimer les personnes de peu de poids. Vexé, passé les rues coudées, je n’ai pu redresser la tête que Boulevard Galba :intact. Sur le trottoir on crie Poudre blanche ! Poudre blanche ! Seul endroit au monde où l’on vende l’héroïne à la criée. « Tu ne me reconnais pas ? » C’est un garde du corps d’Aninaya. Un camarade de Zoubeï : « De quel camp es-tu ? » «Pas de camp pour ma poudre. Abinaya est morte. Je circule.

    - Tu as de l’humour. - Si tu me quittes, dit-il, tu risques ta vie. Ton père est abandonné au Khéryab. Hôpital Khéryab. Tu sors à l’instant d’un hôtel de passe pour hommes. Tu veux de a poudre ? Ce n’est pas de l’héro. Jamais je ne dealerais cette saloperie. C’est de la poudre de palme.

    - Tu trouves des connards pour t’acheter ça ? ...même avec une carte de presse … - Surtout avec une carte de presse… - ...je me fais descendre… je dois rencontrer… consulter pas mal de monde… - Comment il dit ça sans rire le Roumi ! ..gratuit pour commencer… - M’emmerde pas. Tu m’accompagne chez Sri Hamri.Bou Akbar. - Je te rapproche, Sidi Jourji, juste te rapproche/ » Boulevard Galba désert. À cette heure-ci. Tout blanc, tout droit, tout poussiéreux. Avec le dealer fou je me plaque sous les encorbellements : deux rongeurs en quête de fente. Sous un projecteur, qui est le soleil. Ça cuit. « Là-bas » me dit Hadji en tendant le bras « on mange les chiens.Ici, chez Bou Akbar, tout le monde est riche ; les Arabes – les Européens s’entendent bien. Main dans la main ! moi je suis pour la poudre – plus aventurier qu’Essalah, plus riche aussi ». Au lieu de me présenter à Sri Hamri (dit « Bou Akbar ») j’entre avec Hadji dans un café frais, aux murs couverts d’azulejos.

    Même dans les avenues les plus balayées de mitrailles, le café reste l’endroit le plus respecté. Nous avons bu lentement. Nous nous sommes cachés derrière le pilier central, plaqué lui aussi de carreaux de faïence. « Zoubeï m’a parlé de toi : Damas, ton asile d’aliénés, ta libération.

    - Ce n’était pas une évasion, mais un exercice : nous apprenions « La Liberté ».

    - Les fous font ce qu’il veulent ?

    - Pas « fous » : déprimés. Les portes restaient ouvertes. Pas un n’osait sortir. Mais Zoubeï, et moi – nous n’étions plus des fous. 

    - « Déprimés », Sidi Jourji.

    - Sri Hamri nous a dit :  « Neutralisez les deux gardes.

    - Vous n’étiez donc pas libres.

    - Écoute, c’étaient des infirmiers. Des faux infirmiers. Peut-être faux. Hamri s’est enfermé dans son bureau pour ne rien entendre.

    - Et ils sont morts, les deux gardes ?

    - Oui. » J’ai regagné mon Palais à travers la frontière. J’ai volé une jeep et un uniforme. Interrogé pour savoir si j’avais tué le conducteur, j’ai répondu « Non ». Pfff, fait Hadji. Dérision, ou admiration ?

    Il nous reste un fond de thé. De l’autre côté du rideau de perles, sur le boulevard, passent trois automitrailleuses. Je dis : « Nous sommes bien, ici ». Trois gros soldats couverts de sueur et de peur font irruption au bar et commandent trois Cola d’une voix de dingue. « Les Chrétiens ont pris la raclée du siècle » dit le premier. Il se tourne vers moi d’un air soupçonneux. « On a foutu le feu au cimetière, avec de l’essence » dit le deuxième. Les autres haussent les épaules. Tous boivent. Je remarque leur extrême jeunesse. On charrie l’incendiaire sur « les morts qui cuisent ». Le troisième me fixe avec hargne : « On a tiré près du Palais de Bou Akbar ; vous êtes journalistes ? » Je me retiens de répondre, Hadji baisse le nez dans son verre. Le premier soldat éclate de rire : « Je suis journaliste, dit-il. Mon nom est Hildesheimer. Je travaille pour la Suisse. Je parle arabe sans accent. » Il vient s’assoir à notre table et jette des photos devant moi. Les deux autres, de véritables militaires, jeunes et ventrus, restent debout au bar. Hadji les rejoint, rajustant son éventaire à poudre. Sur les photographies, les tombes flambent comme des bananes. « C’est toi qui a foutu le feu ? ...exprès ? » Je lui trouve une grosse bouille pâle ; de grosses narines, une amorce de double menton.

    Il me propose de rendre visite à toutes les factions. « Je risque ma vie » ajoute-t-il. Et vous ? - Je suis venu rétablir la paix, et mon père. - Le président, c’était votre oncle. » Je réponds que mon père valait mieux que lui ; qu’il est dans le coma, au Khéryab. Je demande s’il me croit.

    - Je m’en fous dit-il. Suivez-moi. » J’hésite, mais il m’affirme que Motché est bien moins dangereuse que Beyrouth. Au bar, la discussion se poursuit à mi-vois ; les vrais militaires et Hadji finissent par s’entendre : le pourvoyeur de munitions me fourre un papier dans la poche et se tire avec ses clients.

    Resté seul avec le Suisse j’oriente la conversation vers la politique. Il me trace un plan sur la marge dentelée d’un vieux journal : ici les Combattants de l’An Mil, mouvement messianique ; là, des « Soldats-Sud » ou « Boutefeu » parce qu’ils ont cerné la Békayah - « qu’est-ce qui les a pris ? » - le Suisse balaye la table de la main avec impatience : « Tous les bars sont à double issue. Tu en as moins appris dans ton palais que nous autres à Zurich ». Il veut m’entraîner vers Aux Ambassades, mais cet hôtel a servi de cible à des 305 de mortiers, pas plus tard qu’hier – se lève, paye au passage et me jette dans un side-car à l’arrière du bar.

    Les pneus, à ras de sol, sont énormes.

    Le pied d’embrayage se lève et s’abaisse.

    Nous communiquons par phonie. Hildesheimer m’apprend que nous gagnons l’Itinéraire de Ceinture ; ce sont des ruines noires où l’on ne se bat plus. Au croisement d’Aw-oûq-Bahrad, les marchands de pastèques levaient leurs stores de tôles. La chaleur a diminué. Les petits-enfants se sont suspendus au rideaux de fer pour les débloquer. Ils n’ont pas accordé le moindre coup d’œil au side-car. Dans mon écouteur enfoncé jusqu’au tympan, Hildesheimer donne sur mon fils quelques indications : un faux baroudeur, surnommé « L’Iconoclaste ». Nous sommes arrivés, moto sur béquille, le motard poursuit : « Il hait toute espèce d’image. Non pas seulement les photos de cul (un visage sans voile est un cul, proverbe inventé par les femmes), mais tout ce qui peut témoigner. « 

    Il ôte son casque, étale sur le tan-sad un éventail de photos : rien que des kéfiehs. « C’est tout ce que nous avons. Impossible de voir son visage. Tout homme derrière un mouchoir à carreaux - est ton fils. - Mais il me cherche ! - Je crains que non. «  Il me fixe, comme s’il cherchait à reconstituer mes traits derrière un voile. « j’ai quelqu’un à te présenter. » Nous prenons l’ascenseur de l’Hôtel, le dernier en bois d’acajou. « Notre source la plus fiable » me dit Hild (« abrège-moi »). C’est autre chose que le Touled : du tapis de haute laine, des portes en bois précieux, le lit de la 325 où nous entrons présente des panneaux d’anacardier.

    Sur ce lit se tient assise, dans un amoncellement de châles et de couvertures légères, une femme obèse dont la chevelure en bandeaux se reflète, derrière elle, dans un miroir. Le Suisse laisse la porte retomber dans notre dos. Il me présente comme « le neveu du Président », « qui doit bien avoir ses intentions tout de même ». On sent dans son discours une certaine affectation, un désir de ne pas sembler intimidé. La femme nous jete un regard hautain, n’éprouve pas un grand attrait pour mes éventuelles aspirations. Elle n’a pas trente-cinq ans mais ne peut plus se soulever à partir de la taille, sous laquelle s’arrondissent des masses de graisse : le tissu noir et moiré accentue ce qu’il est censé dissimuler.

    Sur ce gros cul se pique un bustier rouge comme l’intérieur d’un bec ; la poitrine est fière, les bras demi-nus, le visage bien dessiné, sans bajoues, les petits yeux perçants et noirs, la bouche minuscule et rouge vif. Ses mains de ménine reposent sur le rebord des hanches. Elle porte à présent le regard sur moi dans la plus parfaite insolence. Attar, c’est son nom, est juive, atteinte d’un cancer du médiastin qui contient le cœur, les grosses veines et artères, l’ésophage et le thymus. Les seins ne présentent aucune difformité. « Cette femme n’est pas vierge » me souffle Hildesheimer.

    - Approchez » dit-elle enfin, « cessez de vous parler l’un contre l’autre. » Le Suisse jette alors sur le couvre-lit tropis boitiers de films tirés précédemment des fontes du side-car. Elle tend ses bras courts, garde près d’elle ses deux préférés, repousse le troisième en nos couvrant d’imprécations comme si nous étions depuis longtemps ses serviteurs, nous souhaite de perdre bras et jambes au nom de « nulle patrie », nous traite de nazicules et sonne sa bonne pour pisser. « Attar déteste les Syriens » me souffle Hildesheimer en se retirant à reculons. Il ajoute dans le vestibule qu’elle collectionne les pistolets, les décorations, les appliques en plomb et les photographies des dignitaires nationaux-socialistes. Je n’ai rien vu. « Ce n’est qu’une chambre d’hôtel ». Nous reprenons notre engin, lui dessus, moi dedans. Toujours ee micro sous la gueule dans mon petit cockpit. « Suis-je ridicule de rétablir la paix ? - « Quel rétablissement ? la guerre a redoublé depuis ton arrivée. » Je m’indigne. « Fils velléitaire de Kréüz ! » hurle-t-il dans l’écouteur. Tu te crois en promenade ? »  J’exide qu’il s’arrête immédiatement.

    Je m’extirpe de ma boîte au ras du sol, reprends l’équilibre au ras du trottoir, tandis qu’il s’éloigne le dos rond sous les tirs d’une batterie de roquettes qui finit par l’atteindre, et l’envoie bouler mort ou vivant sous un porche, fin de la rencontre. Un tir éclate à cinquante mètres sur ma droite ; je m’enfonce au pas de course rue Bab-el-Gouni. J’ai perdu le goût du rire : pas question de risquer ma vie pour un cadavre. Le seul risque est le tir direct, ensevelissant cinq ruelles sous les pierres. Encore hôtel. Adieu tourisme. Un bouge comme je les aime, bleu sombre, sentant la serpillière. « On paye d’avance ». Comment faire élire mon père ? À moins de me présenter moi-même ? ...Kréüz m’avait couvert de femmes. J’ai toujours comploté depuis mes seize ans. Les eunuques étaient mes complices. Ils ont disparu - un trou de plus entre les yeux. Ils ne me voyaient pas si « inconsistant », mais fin, retors, humoriste, obstiné, généreux… Avant de perdre ses moyens, Oncle Kréüz empêchait toute publication de mes portraits dans ses journaux. Ou caviardé par ses retoucheurs. Ou la tête d’un autre. Ou ces damiers gris. Encore aujourd’hui je suis méconnaissable. Sans allié. Au bureau d’accueil je me suis fait présenter une quantité de lunettes noires. Dans ma chambre je me suis allongé en fermant les yeux sous les verres fumés que j’ai choisis. Me voici redevenu simple particulier. Mon père n’a pas repris connaissance. Je hais la démocratie, qui me force à renoncer à mon père.

    Si je me nommais, en pleine rue, ou au Check Point Achanti, les miens se lèveraient. Je m’y rends dès le lendemain, au QG de Sri Hamri. Incognito. Parmil es trous d’obus les différentes Factions installèrent des baraquements aussi proches que possible sans être contigus ; la convention tacite est de ne pas se mitrailler. Tous les contrôles déroulent leurs minuties dans un rayon de cent vingt mètres.Ici se négocient les certificats de traîtrise à coups de tampons. Il y a un restaurant qui fait son beurre. Pour s’emplir, avant le pas décisif. Quant aux Fugitifs, leurs remords creusent dans l’estomac un pli profond : la honte de laisser derrière soi sa ville mère en proie aux douleurs : trahir, ou porter secours ?

    Ceux qui s’introduisent à MOTCHÉ ne ressortent pas. Une serveuse à cigarette m’apporte sur sa soucoupe une part de tarte chaude. Tous ceux que je croise depuis ma fuite passent sous mes yeux comme autant de barques sous le faisceau d’un phare. Il ne me reste plus que le trottoir de la tarte, ce que les enfants ne mangent pas. Le restaurant est cerné. Violation du statut de neutralité. Comme je suis seul consommateur – c’est donc moi que l’on recherche. Tout le monde se bat, tout le monde se fout de moi ? Peut-être plus. Irruptions d’hommes en armes. Sans frapper, déployés dos au mur autour de ma table.

    Je n’entends que le bruit des corps et des tissus qui les couvrent. La serveuse, avec un flegme de bandes dessines, essuie au bar. Le grand homme au turban fantaisie, qui se détache et s’avance, n’est autre que Sri Hamri le Rouge, que je reconnais parfaitement. Il ne vient pas m’arrêter. Il me fait l’honneur de venir à ma rencontre. Il me présente : « Le seul recours du pays de Motché », « Fils deKréüz, homme de sens politique ». Si tous les partis posent les armes, il me reconnaîtra, lui, Bou Akbar, comme autorité légitime. J’acquiesce en niant de la tête : c’est un mouvement que l’on fait en Orient, un oui qui ressemble à non.

    Ils repartent sans m’avoir enlevé. Je commande : «Un autre café ». Hamri m’a remis au monde. L’univers n’a pas d’au-delà. Si j’avais franchi les murs de Motché, ils m’auraient abattu comme un chien. La reconnaissance de Hamri, ancien médecin-chef de l’asile psychiatre de Damas, ne prend valeur qu’ici, à l’intérieur du chancre. Je me lève pour examiner sur le mur une carte : à vingt kilomètres infranchissables, le port de Hatifah. Qui le tient ? Dehors, je suis repris à l’épaule par Zoubeï, qui fut fou avec moi. Il multiplie les protestations de fidélité, jure qu’il me fera revoir mon fils avant qu’il me descende.

    Tous autour de moi s’agitent en mes lieu et place. De quoi remercier Dieu. Soubeï m’accompagne d’une main ferme, serrée au-dessus du coude. Il me présente un guerrier de plus, aux cheveux raides et sales,  qui m’adresse la parole avec un fort accent français – tout le monde ici prend un pseudo-accent arabe… Il a le front haut, un rictus, je reconnais la première page du journal du 15 : Dominique Paziols en personne. « Bon tireur ! quinze morts dont trois enfants ! Ton premier homme sûr ! » Le jeu consiste à ne pas le reconnaître. Zoubeï est vraiment fou. Si j’avais seulement quelque but infiniment noble à poursuivre -

    - nous parvenons à une caserne. Les murs sont jaunes, l’immeuble déserté, cible parfaite pour canonniers désœuvrés. À peine installé sur une couverture militaire, à même le sol, j’apprends qu’un corps d’armée se mettrait à ma disposition, sans connaître ma cause, ni sa justesse. Voici Hadjan, le pourvoyeur de poudre. Il me salue militairement dans l’encadrement de la porte ; je me rassois sur ma couverture. « Tu peux vaincre » me dit Paziols. Je me dresse,car tous me dominent de leurs vastes statures. Je croyais pouvoir me reposer. Fasciné, je demande à Paziols s’il revoit « les fantômes de [s]es victimes ». « Je dors paisiblement » dit-il.

    De son treillis il sort un petit tube vert qu’il baise en murmurant des formules chrétiennes. Ma première décision sera donc de libérer tous les droits communs, et de leur distribuer des armes. Bienheureux les doux, car ils seront méprisés. Et les violents ? « Ils n’obtiendront même pas la Grâce » - bienheureux les morts, car ils le resteront. Je tiens à présent mon Dixième de Ville. Mon père est dans le coma. Le cessez-le-feu devient interminable. Hadjan me remet un chien, me demande si je le reconnais. L’ancien s’est fait descendre. Pourquoi ne pas reconnaître celui-là. « Tu devrais le promener souvent ». Tout le monde promènerait son chien. Une ville en paix où les chiens se promènent. Tirant les dieux comme un drap sur leur tête. Je pisserai sous le regard de Dieu. Je me penche pour caresser le chien.

    Une balle me manque. Comble de monotonie. Coups de feu de toute part, comme un aboiement isolé, de nuit, déclenche tous les chiens du quartier. Je fais tirer – le rideau. Le Forcené de Longrupt démêle pour moi le sens et la philosophie de cette guerre. Il me dit avoir laisse derrière lui en France tout un paquet de journaux. Dans sa chambre. Il suppose que les gendarmes les épluchent, ligne à ligne, ils se rendent utiles, dit Paziols avec un large sourire. Puis avec une méticulosité crispante, il démonte, graisse, remonte son percuteur. Je crève de honte. Il faut que j’oublie l’épaisseur de sa chair.

    Qu’on ne démonte pas. L’épaisseur de ses joues. L’ombre, sous ses pommettes. Où avons-nous la tête, de ne pas dormir. Six jours plus tard, nous prenone le café, toujours dans la caserne. Des petits soldats bruns s’affairent de tous côtés. La cour en grouille, aucun tir ne parvient des montagnes qui nous dominent. Sri Hamri, jadis psychiatre-chef, nous rend visite. Il me promet le renfort de « tous les fous de Damas » » - « Excellent » dit Paziols. Je pense qu’on ne se battra jamais. J’envoie deux hommes chercher du pain et de la viande. L’homme au pain ne revient pas. C’est couru. « Ils sont insaisissables » dit Sri Hamri. La viande est gâchée par les plombs - « ils tirent avec n’importe quoi ! » Plus tard Paziols se couehe en travers de ma porte. Je rêve de mon fils qui me pourchasse.

    De cette femme encore jeune,impotente, qui m’exhorte à prendre les armes : « Rien ne m’échappe » répète-t-elle.

     

    X

     

    Huitième journée. Le soleil tache mon lit de camp. Je me lève, je ne prie pas. Si je retrouvais la juive, tétraplégique sur son couvre-pied, Hôtel… Hôtel… J’appelle :

    « Paziols !... »

    Deux yeux terribles ensommeillés clignent à l’’entrebâillement de la porte. Il retourne s’assoir sur le lit, nous parlons de lui. « Je n’ai tué que pour me défendre ».

    - Et les enfants, Dominique ?

    - Je visais Dieu.

    Facile. « Tu compliques tout, جورج - Sidi Jourji.

    Je voudrais resserrer autour de moi comme un châle tous ceux qui se sont éloignés. Se sont effilochés. Depuis cette fameuse Caserne, mes partisans me semblent manquer de résolution. Est-il aisé, facile, de vivre, après avoir choisi son camp ? « Prends ton couteau et vient » dit Paziols.

    Mon guide est un tueur d’enfants. Je me place en retrait de lui, derrière un long mur bas (6,50mx 0,80). Paziols provoque l’escarmouche. Qui s’étoffe, par échanges croissants. Nous sommes à l’abri de part et d’autre. Nous ne nous voyons pas. Je m’aperçois que nos adversaires , dans les moments de silence, imitent des cris de blessés. Paziols réplique au soleil par un hurlement atroce. Recharge, tire. Esquive au jugé : « À ton tour’. Mon cœur se hérisse contre les crimes de cet homme. Il me dit que, sans trop y croire, je devrais viser tel angle de fenêtre.

    Le plein air ne me vaut rien. Raté. Je crois. Bientôt mon père sortira de clinique. De ma gauche un bombardement se rapproche. Au bout de la rue trois brancardiers traînent des morts en direction des caves. Face à nous c’est le repli. Toujours vivant ; je ne dois tout de même pas être le seul. Au-dessus de la fenêtre ouverte une ménagère secoue la salade. Le bombardement s’éloigne vers l’est. Je dois dominer ces nuées. Celle-ci crève sur l’Hôpital. j’espère que Kréüz est à l’abri. Ou ailleurs. A-t-il au moins œuvré pour le bonheur du peuple.

    Paziols m’interrompt : « Attention, سيدي جورج Sayidi Jurj : tu as descendu plus d’Arabes que d’Européens ». Je réponds queje n’ai pas choisi. Bientôt je marcherai abasourdi dans les couloirs de ma caserne, dans ces réduits pisseux meublés de lits de camp. Paziols à côté de moi refusera de me confier une arme. Ce matin le magasinier s’est fait tuer en allant chercher le lait. Voici le neuvième jour. La guerre emprisonne. La promenoir est sur le front. Je cherche en vain partout un livre.

    Paziols exagère. Il me traite pourtant avec humanité : je ne suis pas comme un otage enfermé sous la tente au milieu d’une pièce close. Comment peut-on se résigner. Comment peut-on ne pas se résigner. Les troubles qui suivent la libération proviennent-ils de cet écœurement d’eux-mêmes après tant de capitulations. D’aucuns se jetteraient sur les armes en hurlant. On ne les garderait pas vivants -ou bien ?

     

    X

    Soudain mon fils est devant moi. « Je suis ton fils » comme un plat dialogue. Et j’ai répondu « Prouve-le ». Puis juste après «Qui te l’a dit ? »

    Son cou sans trace de balle mais mangé de barbe. Il montre en souriant ses dents très jaunes. Il me révèle avoir sauvé deux femmes du viol. « J’ai tiré en l’air ils se sont enfuis tout de suite. » Elles ont rajusté leur voile et m’ont permis de les raccompagner. Avant de passer leur porte l’une d’elles a écarté les pans de sa robe ; si je l’avais violée la ceinture aurait sauté.

     

  • SINGE VERT N° 7 - 8 - 9 - 10

    COLLIGNON LE SINGE VERT – MON GROS RAT 7 - 38

     

     

     

     

    "Der Grüne Affe" présente aujourd'hui à ses lecteurs le texte d'une nouvelle de Bernard Collignon. Il ne parle pas du tout de la situation au Kosovo.

     

    MON GROS RAT

     

     

    Le récit commence dans la plus pure abjection ; le personnage est un rat, avec sa casquette en arrière. Il possède un museau long, épais, comme un radis noir ; avec des moustaches dégoulinantes de débris de mouches. Face à lui, une poubelle new style, façon bouche de métro Guimard. Verte. Le couvercle bâille et répand des odeurs. Elle contient des déchets radioactifs de type foudroyant. Le rat fait le tour de la poubelle, qui suinte vachement sur le ciment. Il agite son gros museau de radis noir. La salive s'accumule entre ses dents. Ses petits yeux verts (et non rouges) s'agitent, le mouvement de ses pattes devient turbulent, son poil exprime le désespoir et l'envie. Il sent toutes sortes de bons parfums : la tomate velue de moisissure, le yaourt pourri (mêlé de Solexine), la banane fermentée, ce qui est banal.

    Mais aussi : le ragoût de dentiste (avez-vous remarqué l'odeur de clou de girofle dont regorge l'amalgame ?), le missel poivré (à la vulve de bigote), divers anathèmes, et : la carotte, seule odeur fraîche. Il monte sur ses pattes arrière, gratte les cannelures de ses griffes sales, non préhensiles toutefois. Il sautille en couinant, opère un mouvement de recul, refonce pour percer la muraille de plastique (la matière dont sont faites les poubelles devient de plus en plus légère et dure). Le couvercle en équilibre bascule, tournant sur son umbo (bosse creuse du petit bouclier romain, sous laquelle se resserre le poing résolu du légionnaire). Dans le fond renversé du couvercle, Notre Rat découvre un débris de tissu qu'il avale goulûment.

    Et c'est là que la dimension S.F. de l'écrit se révèle, car il s'agit d'un tissu hallucinogène, fade. Notre Rat médite. Il n'est absolument pas indispensable qu'il porte les traits de tel homme politique. Il veut changer sinon la France, ou quelque pays qui plaira, mais son propre lui. C'est sa première méditation : "Mon poil est trop rêche". Deuxième méditation : "Je suis seul. Personne ne s'intéresse à moi ni à mon gros museau velu ("G.M.V.") Je n'ai à offrir que mes couinements, qui ne valent pas un bon hurlement de thriller. Même en sautant le long des cannelures, je ne pourrais atteindre la grosse hotte débordante et, paraît-il, radioactive, donc susceptible de développer des mutations." Va-t-il céder à la tentation de la prière ?

    Suspens insoute(...). Déjà qu'il se plaint, ce rat - de quoi de quoi ? n'est-il pas l'animal le plus répugnant de la cré - mais A quoi pense-t-il encore, le rat ? Rien de sérieux, Monsieur Barthes : il compte dans sa tête des pommes de terre. Pendant sa dernière séance de psychanalyse, il lui a été LE SINGE VERT – MON GROS RAT 7 - 39

     

     

     

     

    rigoureusement impossible de parler d'autre chose que de table de multiplication. Et les unités, c'étaient des pommes de terre. Il se mord la queue. Lui trouve un goût de sel. Remâche son tissu fade et irradié. Pense au voyage. Interplanétaire ? Une poubelle dans l'espace ! Que de grands titres à travers le monde ! Ses glandes salivaires sécrètent avec attendrissement. Il serait un héros. On le récupérerait au bout d'un parachute, balançant sous la toile sa grosse queue annelée. Il s'injecte alors son propre venin, par morsure caudale. Sa pensée devient incohérente, bourrée de moment présent, tout à fait semblable à celle d'un rat qui ne doit avoir pour projet que de survivre et de se nourrir, Alzheimer.

    Il ne faut pas devenir un rat intellectuel, HEIN, pas du tout un rat intellectuel. ...Que va trouver Notre Rat dans la poubelle ? Sous les déchets radioactifs, des tas imprécis, des rangées de boutons qu'il poussera de son gros nez avide, insulte à tout cerveau normalement constitué. Comment est-il parvenu à escalader les parois de dur plastique ? (c'est un flash-back) : il a poussé très fort sur ses petites pattes (celles du rat sont véritablement disproportionnées par rapport à la masse de son abdomen) le couvercle de la poubelle, en a introduit le rebord sous la vaste cuve, et il a fait basculer celle-ci. Pendant ce temps, sous le kiosque de St-Affrique, la chorale de Millau s'époumone. trou,troupeau,femme

    C'est la nuit. Les choristes ne se doutent pas qu'à dix pas d'eux (redoutable cacophonie !) un rat soulève par effet de levier, principe de toute technique, le monde ambulant d'une poubelle ronde. Le rat ne s'est pas livré pas à ces réflexions métaphysiques d'un autre âge - rien qui se dépasse comme la métaphysique. Son but : exploration du monde immense des débris, afin d'y repérer tels ou telles substances hallucinogènes, carburants, mécanismes ; il pressent en effet dans sa science infuse de rat, dans sa confusion, que ce cylindre ouvert pourrait fonctionner comme une mécanique céleste. Qui cela peut-il bien intéresser ? assurément pas l'amateur sérieux. Mais le rat ne pense qu'à soi.

    Il veut échapper aux couloirs souterrains. Non seulement il en rêve dans sa nuit de rat, mais à peine éveillé, il lui faut ramper dans les décombres pour subvenir à ses besoins. Une poubelle se présentait, vaste, abondamment pourvue en vivres, et il eût dû chipoter ? Branchant un navet sur une carotte, il déclencha la mise à feu. C'était bien là une façon méprisablement agricole de se mettre sur orbite. Bien démodée aussi étaient les procédures ultra-semblables aux mécanismes de l'aviation supersonique. A hurler de rire se fussent présentées telles formules, tels mantras, (le fameux Biloquèicheune ! de Dune, qui le hantait). ...Mantra ou pas, Notre Rat se débrouille avec sa capsule, dont le couvercle, miracle ! s'est réassujetti de la façon suivante : supposons que le couvercle soit relié au corps cylindrique par une ficelle, et que les turbulences du décollage aient instauré un mouvement circulaire désordonné permettant au couvercle... - eh bien ! Notre Rat n'en subit pas moins le mal de mer, son habitacle encombré de trognons tournant sur lui-même à des

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    altitudes insoupçonnables. Jamais tel vent n'avait soufflé sur St-Affrique. En bas, la civilisation campagnarde augustéenne poursuit son inlassable déroulement. Le rat ne pense qu'à sa nausée, quelque agaçant que doive être ce vide pour tout lecteur soucieux de lutter contre le fascisme. Les fascistes sont des rats. De ses dents acérées, il perce un trou dans le plastique. Ca tangue, ça roule (deux mouvements que l'on confond) puis tout file droit, puis, les trous d'air provoquent tels effondrements qui projettent les passagers au plafond dans les meilleurs charters Paris-Athènes, le rat ne veut plus que dormir : le sommeil est le meilleur moyen d'engranger les informations de la journée afin de les répartir dans les casiers à fantasmes.

    Moins on en écrit, mieux cela vaut : Notre Rat parvient donc à proximité de la lune. Cela se reconnaît au drapeau américain dûment immobile malgré la vitesse de rotation de notre satellite. Nous vous épargnons les comparaisons enfantines de la lune avec un gigantesque fromage de Hollande, qui eût fait saliver Notre Rat. Que voir sur la lune ? des caillasses... un volcan en activité comme chez Jules Verne, depuis longtemps voué aux gémonies. Une civilisation de petits hommes verts, avec la mer, une atmosphère que des courants magnétiques auraient concentré sur la face invisible. Notre Rat pourrait, muni d'une lunette d'approche, scruter "la surface de notre satellite" (je cite) et consigner ses notes sur la peau de la banane.

    Il ressemblerait alors exactement à l'homme, à l'odeur près, quoique mon ignorance crasseuse me fasse soupçonner (à tort, je n'en doute pas) quelque forte odeur de négligé chez les astronautes au long cours. Autour de la lune il aperçoit, le rat, ce que chacun apercevrait s'il examinait sa surface à travers des trous qu'il aurait rongés par curiosité (les rats sont des animaux extrêmement curieux). J'ignore si la S. F. en est encore à se préoccuper de quelque vraisemblance technique que ce soit. Si j'en croisTénèbres il semblerait qu'elle ait désormais recours à des forces occultes. Aussi le rat vit des courants magnétiques, une mystérieuse lumière mettons pourpre, une formule mathématique longtemps cherchée tracée dans le sable, une aurore boréale sélénite, et la petite culotte de Dracula : pourquoi vouloir chercher l'originalité à tout prix ?

    Il existe des diamants dont la force de réfraction, ou de réfringence, ou prismatique, ou ax + b, permet de nourrir le corps, de transmigrer, d'opérer des greffes de cerveau, de devenir invisible, d'atteindre Dieu, de se torcher de la main gauche même droitier, ou d'être reçu dans les dix premiers à Polytechnique. Pourquoi ne pas faire trouver à Notre Rat un spécimen de cette précieuse production minérale ? Qui plus est, nous le lui ferions découvrir dans la poubelle, après transmutation due à la dépressurisation (le rat résisterait à toute transformation, voire à la mort, en raison de la radioactivité du contenu de la poubelle). Ce qui prouverait d'une part que l'on ne trouve de diamant qu'à proximité de chez soi sans qu'il soit besoin de voyager, d'autre part que tout de même, il faut se transformer l'âme afin de récolter les précieuses concrétions étincelantes... qui a dit que les romans de Science-Fiction n'étaient qu'un bric-à-brac simpliste ? parce que voyez-vous,

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    j'avais comme première idée de faire traverser à notre poubellonaute une queue de diamants intersidérale issue de quelque lointaine explosion, qui serait en forme de queue de rat (mais je gâche le métier), d'où s'ensuivrait maint riche développement symbolique. Et je vous en épargne. Le rat rongerait des diamants, s'appellerait Jeanmaire, se casserait une dent sur le devant, conclurait que rien ne peut le nourrir, finirait par rédiger une étude sur les reflets, les eaux, les reliefs intérieurs de ces concrétions carboniques, il deviendrait un rival de Caillois sur le plan littéraire, de van Cleef et Arpels sur le plan de la taille : rien de plus dur que ces dents de rongeur...

    Mais nous devons annoncer l'Apocalypse. La S. F. en effet se caractérise par son aspect prophétique et menaçant. On dit « comminatoire ». Souvent l'action se déroule à une époque abstraite. L'aventure du Rat ne peut se terminer bien, à moins d'annoncer à l'humanité en extase une immortalité relative et des pouvoirs génétiques à la Houellebecque. Il effectua donc une fausse manœuvre : débranchant Dieu sait quelle connexion de légumes, ou reliant telles racines incompatibles, en relation sans doute avec la production de méthane dégagé par les végétaux en décomposition. Il peut aussi avoir tourné sa casquette vers l'avant, ou toute autre invention. Et ne pensez pas qu'il suffise de dénoncer sa propre puérilité pour s'en tirer.

    Il se rendit compte de sa bévue à une sécrétion nouvelle qui lui encombra soudain le cerveau droit. Mais au sein de ce gras liquide épandu subsistait la Pensée : « Quelle fausse manœuvre ai-je bien commise ? en quoi diffère-t-elle de la procédure d'enclenchement satellisateur ? et n'en vais-je pas moins à vau-l'eau ? la première fausse manœuvre ne fut-elle pas de naître?" Oui, je vous le demande ? Le dénouement approchait, quand il est si agréable de ne rien faire en contemplant le paysage interplanétaire à travers les trous déchiquetés d'une poubelle. Cette dernière accélérait, adoptant une trajectoire non plus orbitale, mais tangentielle.

    L'absorption du yaourt. - Le yaourt est cette matière visqueuse qui sort du gland des hommes et qui dégouline sur les visages extatiques dans les truquages porno. Procédé très facile. Mais ici, le rat s'était trouvé à l'intérieur, tout soudain, d'une marée de yaourt. Il n'avait pas atteint la Voie Lactée, mais une contrée chimérique, bourrée à mort de maléfices : n'entendait-il pas dans son délire asphyxié les ricanements de la Princesse Bavmerda ? « Tu écris des conneries, disait la Voix. Tu penses des conneries. Tu n'as rien de drôle, rien de métaphysique, ni fasciste ni antifasciste, tu n'es rien. Qu'un rat. Qui n'encombre même pas l'atmosphère. Or je suis, moi, la Princesse de la création et de la destruction" ("Kali" ?). "Ma mission est de détruire tout ce qui ne signifie rien, tout ce qui ne signifie pas. De quoi es-tu le signe, ô rat ?"

    Et yaourt de couler, de s'infiltrer, de s'immiscer. Il en mangeait, mais c'était inépuisable. Il éternuait dans le yaourt, incapable de mettre en batterie une riche défense reposant pourtant sur l'inextinguible symbolique du rat à travers les cultures : petit animal industrieux, très proche de l'humain, omnivore, logeant partout, destructeur des charognes, symbole de la Mort et sachant peut-LE SINGE VERT – MON GROS RAT 7 - 42

     

     

     

     

    être qu'il va mourir. Il avalait bien, son aorte donnait des signes de faiblesse. "Je suis signe de faiblesse", pensa-t-il. Mais comment se faire entendre, lui tout noir, à travers tout ce blanc ? A la vanille, soit, mais blanc. Bavmerda poursuivait dans le yaourt soyeux, dans le bourdonnement interne provoqué par l'épanchement du fluide cérébral de sa victime : « Tu n'as pas d'argent. Tu ne représentes rien. Tu ne penses qu'à toi. Tu ne tiens pas compte des Aûûûûtres" - sa voix prenait à travers les espaces un vibrato exaspérant. Le rat pensait. Il soulèverait bien à la fin cette chape blanche de produit agricole (le lait).

    Il finit par se dégager, pointa le museau, et tint le discours suivant : "O Bavmerda, "ou de quelque nom qu'il te plaise être appelée", je vais délivrer un message. " La Princesse se boucha les oreilles avec ses pattes d'insecte agricole. Le rat poursuivit donc : « Les Autres, dont tu te targues, ne sont pas tes amis ; tu prétends qu'il faut les aimer sans doute, et tenir compte d'eux. Mais s'ils sont emmerdants, tu les rejettes et tu les tues. Où est, toute puissante de mon cul, ta générosité ? » Le rat dérapait. Considérablement. Comment les insultes constitueraient-elles une base de négociations ? ce n'était pas ainsi, assurément, qu'on pouvait s'adresser à la Princesse Bavmerda. Il attaqua la reine. Il sentit sous ses dents acérées craquer la carapace de chitine de la reine insectuaire, mais par-dessous, ut fit saepe, "comme il arrive souvent", le goût était dégueulasse.

    Il recracha, et forma la constellation de la Bave Mort d'Asthme, par moins 25 de déclinaison à 47°28, à 1h 22. « Comment puis-je » pensa-t-il, « me faire accepter par le monde des spirites néofascistes dénonçant le fascisme ? » Il prononça la formule "abraxas tsé-tsé", mais les mouches ne tombaient pas, il se sentait environné de tout un essaim piquetant de mouchettes blanches extrêmement insinuantes. Plus il se grattait, plus elles pénétraient les narines ramifiées de son museau sensible. De la visière de sa casquette, dont il avait oublié l'usage jusque-là, il les écarta, et mourut, donc ne mourut pas, et repartit pour de nouvelles aventures : il fut une fois donc un rat, engraissé de poussières astrales, qui, luminescent et les poils du museau aimantés, tomba en arrêt érectif devant une poubelle fendue du haut en bas par un rayonnement jaune very mysterious....

    Chute : le rat tomba.

     

    BERNARD COLLIGNON

    LE SINGE VERT NUMERO HUIT « DE L'ARIEGE ET DE L'AUDE » 8 - 43

     

     

    J'ai pris la route.

    Je n'ai pas claqué la porte.

    Je n'ai pas brûlé mes vaisseaux.

    Je suis resté fonctionnaire.

    ... La rentrée : telle date, telle heure. Ceux qui se révoltent ? ...aucun mérite... La révolte leur est tombé dessus. Comme ça. Juste les rails à suivre. Tu parles d'un mérite. Pas de quoi rouler des mécaniques. Pour moi pas de pistes, pas de gros cube. Pas d'Atlantique Nord et Sud-Ouest sur je ne sais quel rafiot qui porte le nom d'un sauciflard. J'ai mes petits pieds tout seuls, mon petit 43 cm3 , pantoufle au cœur, et en avant ! On a notre fierté, nous autres, les cloportes. Pas de raison. Tu ne peux plus faire un pas à c't'heure sans qu'une armada de chpétsialistes vienne t'accabler le nœud de leur catalogue de semelles, de sac-z-àdos, de raquettes à neige et de 6 cylindres en V, et que je te prépare pendant six mois et que je m'équipe au quart de poil - merde ! Je pars en vacances sur ma petite pétoire, je ne suis pas en train de monter un entreprise industrielle ! ...chier ! bientôt un spécialiste de la jambe gauche, je te jure, ou de l'index tordu, qui nous interdiront de lever la cuisse ou le doigt sans avoir lu leurs brochures de spécialistes...

    Pour toucher ta bille en quoi que ce soit maintenant, bourse, chanson, poésie, peinture ou ce qu'il en reste, il te faut carrément la mentalité « chevalier d'industrie » avec conseiller technique, conseiller fiscal, conseiller en communication... Après ça, t'iras vachement croire en tous ces petits merdeux style Pagny qui viennent gueuler leur solitude et leur mal de vivre, arrête ! y a ton imprésario qui te compte les millions, pleurons, pleurez ! Sans oublier les ceusses qui s'en sont sortis par la force de la volonté - ah ! "Ma Volonté" ! - ignorant, mais alors ignorant papalement, absolument, que la volonté est une grâce – pour l'athée, un hasard. Une brusque décharge de je ne sais quelle sécrétion dans je ne sais quelle hypophyse, ou je suis tombé dedans quand j'étais tout petit, est-ce que je sais...

    Tel infirme moteur, tel sidéen, qui viennent vous clamer dans les badigoinces : "Moi je m'en suis sorti ! pourquoi pas vous ! " Alors moi, le pauvre con qui ne s'en est pas sorti, je suis quoi là-dedans ? le gros minable ? la dernière des lavettes ? faut que je me flingue ? Moi je n'ai jamais supporté les champions du 400 mètres qui se paient la tête des culs-de-jatte. Même quand ils sont culs-de-jatte eux-mêmes champions de course en fauteuil ; ce serait plutôt eux, oui, qui donnent envie de se flinguer aux autres, à tous ceux qui n'ont pas eu la chance d'avoir dans la tête le bon déclic au bon moment pour s'en sortir.

    Y a qu'à vouloir !

    Y a qu'à tendre sa volonté !

    Quelle honte...

    BERNARD COLLIGNON

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    Ça me rappelle cette interview de Bernard Tapie, du temps de sa splendeur, qui gueulait devant le public : "Moi mon argent je l'ai gagné ! j'ai travaillé pour l'avoir, moi, ce pognon !" Je ne vous raconte pas la gueule tirée par l'infirmière assise juste à côté, et qui travaillait bien autant ma foi que Môssieur Tapie soi-même, pour 7000 balles par mois maxi à l'époque. La tronche. Moi je n'aime pas ceux qui ont réussi, tous ces vivants reproches, allez, pas de fausse honte, Cousteau, Tazieff, Béjart, Clinton ; Ieltsine, Brassens, Brel, parfaitement, tous ces braves mecs, tous ces grands noms. Il faut qu'ils s'en souviennent tous les matins dans leurs prières du matin, dans le fin fond de leur honte, que c'est une force supérieure à leur petite personne qui les a propulsés là où ils sont, qu'ils appellent "leur volonté", mes couilles, et qui n'était que la force de leur destin.

    Alors tous les matins, ils font petit cul, ils se rendent compte bien à fond de leur petite connerie, et puis pour la journée ils repartent bien droits dans leurs bottes, hop hop, pour dérouler le petit ressort que Dieu ou les hormones leur ont bien bandé d'avance dans leurs petits mollets. C'est sur nos corps qu'ils sont passés, sur notre fumier qu'ils ont poussé ; et tous ces obstacles que nous avons été incapables de surmonter, eh bien ce sont eux. Ils sont les obstacles. « Personne ne vous empêche de devenir Yourcenar...- Si ! Si ! les Grands, là, dans la cour, qui ne veulent pas que je joue ! » ...tout ça pour dire que je n'ai pas dépassé l'Ariège et l'Aude, et que ma petite vie vous emmerde (deuxième degré ? troisième ? - définition : « le premier qui veut se faire passer pour le deuxième » - ça doit être ça..) - je vous indiffère ? eh bien jetez, mon ami, jetez...

    Vous croyez que j'y vois clair, moi-même? ...cette honnêteté dont vous me rebattez les oreilles et que neuf fois sur dix - je suis bon - vous n'êtes même pas capables de respecter pour vous-mêmes – c'est bien ça que vous revendiquez ? que je sois confortable ? Braves gens, sensibles, écorchés vifs, alors que vous êtes tous, oui, vous m'entendez bien, tous, des chevaliers d'industrie, capables à la fois de vous déchirer et d'arracher des larmes, certes, mais dès que vous raccrochez vos oripeaux, alors pardon ! durs à cuire sur les droits d'auteur et la diffusion ! pas passer un centime ! un quart de demi-droit ! le Code Pénal sur le bout des doigts ! et combatifs ! et la hargne, et le fiel, et les canines, hagne donc ! tellement artistes... pauvres petites choses si fragiles prêtes à mordre pour one cent...

    On en chialerait, tiens... Tous vos boniments me font irrésistiblement penser à ce dessin humoristique du Canard Enchaîné où l'on voit Chirac mettant le bras sur l'épaule d'un ouvrier : "...Vous avez vraiment envie de devenir riche ? ...avec tous les soucis que ça vous procurerait ?" Le BERNARD COLLIGNON

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    coup du "Savetier et du Financier" ! Mais si, que l'argent fait le bonheur... Donnez, donnez la gloire ! les paparazzi, je m'en charge. Quand un acteur se flingue, quand une chanteuse de Monoprix s'avale son tube de merde, quand un pilote se viande à Monza, je dis bien fait pour leur gueule, ce sont les risques du métier. LA REUSSITE, ÇA SE PAIE. Mais si, la gloire fait le bonheur. Les regards sur soi, c'est le bonheur. On me dit : "Mais Marylin... Mais Brigitte... - je m'en fous ! elles auront vécu, au moins, ce qui s'appelle vécu. Moi je croupis, et si je me flingue, personne ne le saura.

    Croyez-en mon inexpérience: il est plus valorisant de porter des lunettes noires et de faire le coup de poing contre les photographes que de lutter comme un malade dans la désolation de la merde obscure ; et la mort qui guette avec sa grosse gueule dans l'ombre. Définitive. Après ça, si je vous dis que j'aime la bicyclette, vous n'allez pas me croire - c'est qu'il serait drôle, ce petit vieux, de temps en temps. Ou plus exactement : qu'est-ce qu'on en a à foutre. C'est vrai, vous n'en avez pas à foutre de grand-chose, vous les Aûûûûtres. Hypocrites pourris fumiers. "Il faut s'intégrer, il y a des règles à respecter. » Tous ceux qui les piétinent, et qui trônent, ils vous ressortent le coup des « règles à respecter ». Assassins. Assassins. Il est à moi, ce titre-là. L'autre, là, le Djian, qui ne réagit même pas quand on prononce mon auguste nom, il me l'a chipé ce titre-là. C'est très exactement le titre de ma Haine Universelle. Comme on parle du titre d'une bague.

    Autrefois je faisais de la bicyclette. Et tout seul. Je ne faisais pas partie des Joyeux Dérailleurs du Périgord Noir, ni du Club Cyclo-Pédalique des Comptes Chèques Postaux. Je ne suivais pas l'entraînement collectif intensif d'équipe, le nez au cul du précédent, soufflant comme un malade en me forgeant des mollets d'acier. Pas question de discipline de groupe. Pas question de faire place nette à la vedette pour la victoire d'étape. Pas de casquette à visière, pas de godasses à 3000 F la paire ni de culotte qui rentre dans le cul à pisser accroupi sur le bas-côté. Moi je roulais tranquillement à 15 km/h, pied à terre dès la première pente, et je freinais dans les descentes. Je regardais autour de moi, je pique-niquais dans l'herbe et je m'allongeais, ou je me promenais, hérétiquement, à pied, je chantonnais en pédalant sans trop ouvrir la bouche à cause des mouches à bouses, amis Vendéens, bonsoir.

    Et à la nuit tombante, je me trouvais un bon petit hôtel à 10 F avec eau froide et pipi dans le lavabo, je m'étirais sur le lit en attendant le dîner, mes mollets tressaillaient tout seuls comme une machine qui se refroidit, et je me sentais bien fatigué, Messieurs les Champions. Après ça, un bon BERNARD COLLIGNON

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    steak-haricots verts et la cuite de rigueur, il ne fallait pas me bercer. Je repartais à l'aube. Enfin si l'hôtelier était levé. Longtemps, j'ai fait du vélo de bonne heure. Plus tard j'ai trahi pour l'auto. J''ai ressenti les mêmes étonnements proustiens devant le raccourcissement des distances. Mais : une heure de route, une heure de marche à pied. Je ne me suis jamais tapé Narbonne-Anvers en onze heures. Simplement des petits chemins d'herbe : l'Indre, la Vienne (chef-lieu Poitiers), les environs d'Angoulême, à proportion de mon budget de fonctionnaire voleur des entreprises. J'emportais un magnétophone ou un appareil photo (c'était le bon temps où les appareils marchaient tout seuls) et je notais sur bande mes impressions poétiques ou je prenais des clichés de prairies avec une haie au premier plan, comme on m'avait appris.

    La plupart du temps, vu que je ne vois pas de l'œil gauche ou si peu, les photographies se trouvaient décalées vers la droite, ce qui ne manque pas de charme - une coquetterie dans l'objectif... Une fois j'ai fait écouter mes bandes d'harmonium à des vaches ; elles avançaient vers les barbelés en remuant les oreilles, et accroissaient leur production de lait ; il paraît que c'est vrai (au fait, pour la traversée à pied du Makhatch-Kala, voir Lanzmann : un homme, un vrai.) (je me rappelle ces pignoufs qui se plaignaient : "On n'a pas pu trouver de places dans le vol pour la Réunion ; alors on a dû se rabattre sur la Côte d'Ivoire.Se rabattre ! Moi je leur ai dit que j'avais été visiter la forêt d'Orléans dans le Loiret, et que ce n'était pas mal non plus.

    Il paraît qu'ils ont dit "C'est qui ce taré ? complètement j'té ! " - bon vent connards ; dans ma petite vie donc, j'ai connu une brève période, septembre 70 - juillet 72, où moi-même et ma femme, pas encore enceinte, nous avons pratiqué la Mobylette - le nom est devenu commun. Des 43 cm3 exactement. Laure montait la Mobylette orange, et moi la blanche. Il y avait une petite tête ronde devant moi, qui roulait, roulait, toute noire au sommet d'un grand triangle de tissu vert - Laure tassée de dos sur la selle - une petite tête noire posée au sommet - cette petite tête "fin de race" où naquit et mourut tout un monde. Je la faisais rouler devant moi, pour mieux la surveiller, la contempler – fragile – aurais-je pu la laisser tomber derrière moi, sous les roues d'un autre que moi? Et quand nous nous lancions l'un après l'autre, le bruit mêlé de nos moteurs était un bruit d'haleines, et c'était comme si nous croisions nos souffles, comme si nous faisions l'amour ; j'en chialerais ; puis elle prenait sa distance, et nous roulions, au bout d'un fil. Nous avions établi un code : un coup d'avertisseur, "accélère" ; deux coups : "je double" ; plusieurs petits coups successifs : "arrête-toi". Et son bras tendu sur son corps vacillant me montrait haut sur un mont BERNARD COLLIGNON

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    quelque château, un cheval, que je voyais aussi bien qu'elle. Et devant moi la frêle mécanique tremblait. Il y eut l'Ariège et l'Aude, au long du fil tracé par son bras vacillant. Foix, Roquefixade, Montségur, Puivert. Peyrepertuse et Quéribus, et j'oubliais Lagarde, et puis Paziols, Embres-et-Castelmaure, la Franqui-Port-la-Nouvelle, Narbonne et La Canourgue, sous nos roues incessantes...

    Roquefixade . Claquant dans le vent, roche fixée sur roche. La route qui feint de fuir. Et soudain dépassé, dans le dos, le long pédoncule blanc d'un chemin de village qui n'en finit pas de revenir se fondre à l'asphalte... "Le village mène", dit le guide, "une existence raréfiée". Vivent les existences raréfiées, autour d'une place "trop vaste", si défoncée, si déserte ! Les villages se dépeuplent, dit-on : tant mieux. Ils ne seront jamais assez dépeuplés pour moi ; puisse Roquefixade mettre cent ans à mourir, plutôt que d'y voir jamais pousser une station-service, et des marchands sur la pente du mont. Plutôt que d'y découvrir, comme à Peyrepertuse, d'outrecuidants troupeaux qui saucissonnent dans les pas de saint Louis.

    Qu'il ne reste donc plus à Roquefixade qu'un de ces vieux hautains, vautours du pied des monts, immobiles, friables et durant comme les ruines - tel celui qui se tenait au milieu de la place, diaphane, inébranlable, inséré. Qui s'avançait vers nous tremblant sur sa canne tripode. "J'ai fondé le Musée", disait-il. Ces mots prenaient l'éternité d'une épitaphe. Anxieux, fier, il prenait sur nous la mesure de sa grandeur, de son néant. « Est-ce tant, ou si peu, que ce que j'ai fait là ?" Il nous expliqua longuement, tendant le bras, le départ du "Chemin des Parfaits", entre une étable et un fumier. Il reprenait ses explications, rituellement les reprenait, comme voulant nous faire éprouver, imprimé sous la plante de ses pieds, le poids, scellé en lui, du temps où lui-même, berger, montait là-haut.

    Il demeura jusqu'au bout, nous regardant partir : d'abord une draille à moutons, caillouteuse, crottinée ; une odeur de suint, des bêlements niais, humains ; sur le mur, une plaque citron à lettres bleues, Gambetta ? ou bien Thiers ? - un champ couleur paille lépré de pierres plates, rochers à mi-pente. Soleil bête. Puis dans un raz-de-marée de broussailles le véritable roc se porte au-devant de nous, étrangle le sentier. Une voûte sous la pierre. Puis l'éperon qui reflue sur la droite, et s'élevant jusqu'au ciel deux versants symétriques et sombres : nous voici deux grains d'encens offerts par la terre au ciel, sur une gigantesque pale. Les brumes courent sur le vallon, vivantes,obscures, et tout en haut le regard bute sur une sorte de buffet d'orgues crevassé, échancré par-dessous une faille ; et par-dessus cette faille, un mur bâti de main d'homme, arqué comme un œil éventré, vomissant BERNARD COLLIGNON

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    jusqu'à nous mille blocs de pierre tombés de son orbite : cette traîne, cet éboulis de calculs géants constitue à proprement parler l'accès direct au château. Si nous tentons cette voie - si nous plaçons nos corps sous cet engrenage - sous ces dents ébranlées qui se mettraient en marche - nous serions concassés, rebondissant sans fin parmi cette mortelle avalanche. Reste le sol. La voie sans gloire. Où nous nous engageons, sur une sente mal tracée parmi les herbes, louvoyant, perdue dans les creux d'eau qu'on ne voit pas, comme le fil d'un procès ou d'une vie : à dix pas, tout est neutre. Sur les pistes entrecroisées, sur les losanges gris de l'herbe toujours dépeignés par le vent, l'ombre des nuages projetant un second filet mouvant.

    Mon pied pour seul repère ; pilant la boue sous l'herbe il s'exhausse pourtant, pierre à pierre à demi enfouie – molaires dans l'argile - nous nous sommes retournés, sur ces deux versants enfin franchis, sous les brouillards mouvants. Le vent jette alors sur nos jambes ses chiens de brume. L'eau se met sur nos poitrines,foularde nos torses. "Je suis dit-elle dans l'air que tu respires, à tes pieds qui me foulent, dans ces nuées que tu vas guéant" - le rythme de nos pas semble ébranler un vaste récipient – tandis qu'autour de nos épaules cependant l'air désormais tressaille à mesure que nous nous élevons. Des nuages à présent se creusent de part et d'autre en vastes conques, par bancs, par lourds surplombs.

    La pente se tend. Parfois nous appuyons nos mains sur le sol. Et les nues s'entrouvrent : des ombres passent sur la terre, des ailes, j'entends parmi le vent des chœurs errants de Walkyries. Des harpes. Des chorales d'enfants, de guerriers, qui s'éloignent, reviennent, que nous distinguons à présent, le voile rompu, dans une enfilade ainsi suspendue tout un flot de corps de gloire allant chantant processionnant, les "noces de Péreille, sire de Monségur, avec Dame Corba de Lanta, qui devait mourir dans les flammes au Prat des Crematz" (1) Par devant sont les mandoliers, les harpistes. Le lent cortège blanc et or s'élève entre les nuages, longs bliauts, visages guimpés, le bas du corps perdu dans une gloire, et des petites filles très droites sous leurs brocarts.

    Parfois le vent secouait cette foule, dans une extraordinaire luminosité, au-dessus de laquelle scintillait l'éclat pâli des diadèmes : les voix, alors, les arpèges des harpes sous les voûtes mouvantes, venaient nous frapper avec intensité – où vont les blancs choreutes ? Puis d'autres accents, plus sombres, plus haut sur main droite, au pied du fort, péans, plains-chants puissants et monocordes, un trou dans le ciel, un second sortège, de trois cents hommes d'armes, casqués sur 1) Henri-Paul Eydoux, "les Châteaux Fantastiques"

    BERNARD COLLIGNON

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    leurs hauberts, trois cents armures cliquetant sur le soleil gris ; sur les manteaux reluisent les croix brodées rouges, très haut, leurs voix torrentueuses roulent l'épithalame et le submergent, puis le courant céleste reflue, de nouveau s'égrènent les notes dorées des citharèdes, limpides alléluiahs. Un cortège se montre, puis l'autre, et tous, princesses, moines, enfants, guerriers, renvoyés par l'écho, l'un montant vers nous, l'autre s'en éloignant peut-être, leurs hymnes se mêlant et se répondant, austère et surprenante harmonie trouée de cris d'orgues, de vastes coups de trompes sous les voûtes, la vague et l'émeute, ce sont les combats sur leur aire éternelle. Soudain ce furent des cris perçants. Des trilles d'une joie d'Apocalypse - pour la troisième fois les nuées s'entrouvrirent, chevauchées par les filles même de Wotan (voiles furieux brisés sur les croupes des montures, un galop les emporta, un éperon scintillales comme un astre, les nattes cinglèrent les armures entre les omoplates, et j'entendis un dernier cri dans un roulement de sabots d'airain) – puis le vide. Le sentier parvenu sur la crête forme un brusque angle droit. Les cortèges s'évanouissent, s'effondrent l'un sur l'autre loin par-dessous nous. Juste à main droite les premiers murs dressés de Roquefixade : chicane en pente raide, par où le vent nous claque aux oreilles.

    Quelques pans de pierre. Forteresse béante, lacérée, sur une plate-forme, avec des traces d'incendie. Nous nous penchâmes, fascinés : l'éboulis filait sous la voûte comme un entonnoir de concasseur – avions-nous été si bas, si misérables ? « Viens » dit-elle. Je fus entraîné sur un ressaut. Nous nous sommes allongés. Vers nous voguaient des esquifs déquillés, dévoilés, massifs ; nous revîmes les chœurs, muets, bâillonnés par les vents. Les personnages, bouches bées, roulèrent sous la bourrasque. De nos poitrines à plat sur le roc monta un choc sourd, le chant régulier de nos cœurs sur le roc, pulsation même du granit.

    Un nuage nous coupa du sol. Nous fîmes l'amour. Ce fut midi. Un aigle passa sur nos têtes.

    -BERNARD COLLIGNON 9 - 50

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    Tu me demandes, estimée collègue, si je n'ai jamais appris quelque chose, finalement,de mes élèves ; le paradoxe court, depuis Montaigne, affirmant que son propre livre l'a « fait » autant qu'il ne l'a fait lui-même – jusqu'à cette brave petite fille chinoise de la Révolution Culturelle, consultée comme un oracle lorsqu'il s'est agi d'envoyer au bagne nombre d'enseignants à commencer par les siens propres. Le choix de ce dernier exemple t'indique déjà, chère collègue, en quel sens penchera mon cœur, et le fiel dont il déborde. Bienheureux les optimistes, car il leur sera beaucoup accordé ; bienheureux ceux qui sourient, car leurs disciples leur souriront. Mon expérience à moi est bien différente, quoique j'aie beaucoup ri moi aussi avec mes élèves.

    J'ai tenu ma joie surtout du bon usage du sarcasme libérateur, et je vois volontiers ma glorieuse carrière sous forme d'une gigantesque gorge d'enfant secouée par le rire. Et en ce sens, mes élèves m'ont beaucoup je ne dis pas « appris », mais apporté – nuance. Tout est susceptible en effet de m' « apporter » quelque chose: volcan, tableau, épisode de ma vie, de mes livres. Mais « apprendre » ressortit au champ lexical, comme dit, de la pédagogie, allant du maître vers le disciple ; jamais, à moins de paradoxe, du disciple vers le maître. Je trouve profondément néfaste ces inversions des rôles au nom du jeu de mots ; c'est bel et bien le professeur qui apprend à l'élève.

    Assurément, les élèves m'ont apporté bien des satisfactions, en particulier celle de voir une petite fille toute timide se transformer en émouvante jeune fille en parfait état de marche, la marche solitaire bien entendu, sans que j'y aie été pour rien... Mais quant à ce qu'ils m'ont « appris », je serai bien plus acerbe. Le Singe Vert n'est pas la revue de la tendresse... De notre carrière d'enseignant nous aurons en effet retenu, appris, si vous y tenez, douze principes. Premier principe : les élèves étant des enfants, et vivant en groupe comme les rats, sont, par conséquent, des lâches. C'est quand vous tournez le dos qu'ils vous insultent, dans la cour. Et par groupes de trois, au moins.

    Ne cherchez en aucun cas à découvrir qui, par derrière, vous a traité d'enculé. C'est du haut de leur fenêtre, au sixième étage, qu'ils déversent sur vous leurs quolibets, qu'ils se moquent de votre démarche fatiguée. Remède : le port du badge, par tous les élèves ; ce serait la fin immédiate de toutes les insultes. Deuxième principe : les élèves sont dissimulés. Ce sont les petites filles bien sages, bien blondes, avec le petit nœunœud dans les cheveux, qui vont BERNARD COLLIGNON 9 - 51

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    répandre partout que vous racontez des choses pas très nettes, qui vous feraient bientôt passer pour un pédophile (bien des exemples sont venus confirmer que ces demoiselles (les garçons s'ysont mis) n'hésitent pas à souiller à tout jamais la réputation d'enseignants parfaitement honorables pour se venger d'un regard de travers), alors qu'elles s'astiquent elles-mêmes plus que copieusement - mais surtout, surtout, elles le nient. De vraies petites bonnes femmes déjà, de vraies futures Amerloques, prêtes à vous faire jeter en taule, si vous les regardez plus de trois secondes, pour harcèlement sexuel ; je donne dix ans à la France, comme d'habitude, pour tomber aussi bas que les Etats-Unis sur ce point.

    Remède : brutalité, cynisme. Ne jamais adopter le profil bas face aux puritains. Ne jamais baisser pavillon comme ce couilles molles de Timsit, dont je répète la salubre vanne : chez les débiles, c'est comme dans les crevettes : à part la tête, tout est bon. C'est tout de même malheureux qu'il faille céder aux cons qui se choquent. En polonais : Konkisschok. Troisième principe : les élèves sont impudents. C'est un mec, cette fois, qui m'a reproché de « ne pas avoir fait mon boulot », pour je ne sais quel retard d'ordre administratif, alors qu'il avait passé toute l'année, je dis bien toutes les minutes de toutes les heures de tous les cours de l'année, à bavarder ostensiblement avec son voisin en se foutant éperdument, avec le plus parfait mépris, du cours que je dispensais.

    Il a eu sa baffe, magistrale justement, et je ne regretterai jamais cette baffe-là. C'est aussi un garçon qui s'est indigné que je le fasse redoubler, d'accord avec la totalité du conseil de classe, avec 4 de moyenne toutes matières confondues, et qui ne m'a jamais rendu un livre de 250 F (40 €) que je lui avais prêté. « Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ? “Pilote de chasse » - avec quatre en maths, quatre en techno ? Il paraît qu'on les brime, les pauvres, qu'on les sélectionne ! L'élève au centre... Je t'en foutrais... Le savoir au centre, bande d'analphabètes ; on présente toujours l'élève comme la pauvre victime brimée qiu voudrait tant travailler... Cinq minutes, trois cents secondes, pour faire sortir son crayon – même pas un stylo – à l'un d'eux... « Tu interromps le cours et tu fais cours là-dessus » - ça ne t'est jamais venu à l'esprit, réformacul de mon theur, que la prochaine fois mon zozo va y mettre dix minutes d'horloge, et que toute la classe va dépendre des caprices du connard ?

    L'élève désormais sait parfaitement que s'il tire sa flemme, ce sera la faute du prof. Que c'est à ce dernier d'intéresser l'élève. “C'est à vous de leur donner envie !” - BERNARD COLLIGNON 9 - 52

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    envie de l'effort, certainement. Mais il faut cet effort. Curieux pas vrai que cette chose parfaitement admise pour le football – faire des efforts – soit restée si longtemps une notion sacrilège pour tous nos pédagogues de ministères. Les élèves, c'est comme pour les ouvriers, ou les sportifs : il faut toujours être derrière, comme un con, tremaître; ou comme un nan, traîneur ; parce que si vous livrez un adolescent à lui-même, savez-vous ce qu'il va faire ? - suspense insoutenable - : rien. Histoire drôle : j'applique un jour la directive inspectoriale de faire chercher à mes élèves des textes de poésie, pour les découvrir tous en classe : ils ont repris toutes leurs poésies de fonds de tiroirs, toutes celles des classes précédentes, maternelle comprise, pour avoir la bonne note... quel amour de la poésie ! quelle merveilleuse ouverture d'esprit !

    Alors, je suis devenu de plus en plus directif. Les élèves m'ont appris en effet à ne plus avoir honte de mon rôle. Quatrième : les élèves sont des flics. Ils m'ont appris la peur, avant tout celle de mon propre corps : des yeux, qui ne doivent pas rouler ; de la bouche, qui ne doit pas s'incurver vers le bas ; et la tête (alouette) qui doit rester droite, sans jamais rentrer dans les épaules. Bien maîtriser sa rétention urinaire, pour ne pas se faire surnommer à très haute voix, et dans le dos – évidemment - : “Lapisse ! Lapisse !” ; et ses pieds, à ne pas lever trop haut quand on marche. Surveiller sa tenue vestimentaire. Sa coiffure. Son naturel. Je parle ici des plus jeunes, tranche onze-quinze ans, ceux qui m'ont tué à petit feu.

    En fin de carrière, j'ai enfin décroché les grandes classes, après 17 ans – dix-sept ! - de sixièmes, de cinquièmes, les plus lâches, les plus féroces.

    •  

    Cinquième principe : les élèves sont des bourreaux. Je me souviens d'avoir assisté auditivement à la mise à mort d'une pionne, à travers la cloison. J'ai surgi dans la salle en gueulant pour les traiter les morveux de sadiques. Je leur ai dit qu'une pionne ce n'était pas un paillasson, mais aussi, et avant tout, un être humain. En partant, je lui ai dit : “Excuse-moi”, elle m'a remercié. Voilà une des choses encore que j'ai apprises des élèves.

    Sixièmement (voir principe 1) – l'élève n'est que l'élément d'un groupe. En admettant que le maître puisse apprendre de ses élèves, ce ne peut être que par pur hasard, au cours d'un de ces rarissimes contacts humains qui peuvent s'établir ; et il ne s'établit qu'entre un individu, le professeur, et une collectivité, une classe. Les réaction d'une classe n'ont plus rien, mais alors strictement plus rien à voir avec des réaction individualisées – voire civilisées... Dynamique de groupe ! ...d'où mon

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    attitude fuyante, en définitive décevante, si je revois un ancien élève, même l'année d'après : quel embarras ! ce n'est plus qu'un humain comme un autre, comme moi ! “Comment, vous ne vous souvenez pas de moi ? - Eh non.”

    Septième principe : l'élève n'est que le prolongement amibien de ses parents. Les élèves, horribles cafteurs ! ne peuvent que répéter “ce qui se passe en classe”, comme on me le répétait de façon mortifiante, sous-entendant qu'il s'en passait, des choses, qu'on n'oserait même pas préciser, n'est-ce pas, voyez le sous-entendu... Or : nul n'est MOINS apte à comprendre ce qui se passe dans une classe que des PARENTS. Se faire traiter de con dans une ambiance de rigolade, ce n'est pas du tout la même chose que dans une ambiance d'affrontement. Ça peut même être affectueux, dans le premier cas...

    Les parents d'élèves sont par principe toujours prêts à vous soupçonner d'incompétence, voire pire. Ils savent toujours mieux que le prof ce qu'il aurait fallu faire, ce qu'ils auraient fait, eux ; car ils ont réussi à élever deux ou trois enfants, donc, pour une classe, ce ne doit pas être beaucoup plus difficile. Toujours disposés à croire la version de leur progéniture en cas de conflit. Toujours avec une excuse toute faite. “Madame, vous me dites que ce n'est pas votre fils, qu'il est incapable de faire un truc comme ça ; ce n'est jamais lui, mais il est toujours avec le même groupe de déconneurs... Vous ne croyez pas qu'il serait utile de surveiller ses fréquentations ? “ Toujours prêts à envisager une persécution contre leur cher rejeton, alors que franchement, on a autre chose à foutre. Toujours considérer l'élève comme susceptible de causer du tort à son professeur, avec l'appui de ses parents, neuf fois sur dix complaisants.

    Huitième principe : les élèves sont la matière première de la presse populacière. Les journalistes, pourtant issus de la classe bourgeoise, témoignent à cet égard d'une populacerie véritablement gerbative. Une presse naguère encore hurlante et déchaînée contre toute forme d'esclavagisme, car c'est ainsi qu'elle appelle la liberté que nous offrons – bref tonitruant contre tout ce qui rappelle d'une façon ou d'une autre la fonction d'enseigner. C'est ainsi qu'on trouve à présent jusque dans les copies de bac – cette lamentable comédie – des assertions aussi banales que haineuses, reposant sur la notion de “ce qui sert” et “ce qui ne sert pas”, les maths par exemple (bravo l'exemple...) et de “bourrage de crâne”. Mieux vaut bien entendu se faire bourrer le crâne par les sectes et le cul par les patrons.

    Neuvièmement : les élèves ont l'amour de l'esclavage, pourvu qu'ils l'aient choisi. “Travailler ! BERNARD COLLIGNON 9 - 54

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    gagner du Hârgent !” - allez-y donc, jeunes cons, allez vous faire exploiter... Les chefs et sous-chefs n'attendent que ça... Ils se gardent bien d'ouvrir des écoles privées où l'on apprendrait ce fameux “métier qu'on a envie de faire” : “Qu'est-ce que j'en ai à foutre de votre passé simple, moi ce que je veux c'est conduire des camions.”, voilà ce qu'on m'a sorti. Or les entreprises préfèrent rejeter la responsabilité de la mauvaise formation sur l'Education Nationale, “qui ne fait pas son boulot”.

    Dixième principe : le peuple, les Français comme dit l'autre (“L'Ecole que veulent les Français”, ah elle serait belle, l'école, si on laissait faire “les gens”) - se contrefoutent de la culture. Il faut avoir vu une classe entière fermement décider à ne rien branler persécuter le pauvre élève qui veut s'en sortir, lui cachant son cartable aux chiottes, lui chiffonnant son cahier, lui souillant ses livres, pour apprécier à sa juste valeur ce que peuvent en effet enseigner les élèves à leurs professeurs... C'est dans l'exercice de ce métier, justement, que je me suis rendu compte que “le peuple” quoi qu'il faille penser de ce mot, ne veut pas de culture, qu'il n'en a, à la lettre, strictement rien à secouer ; surtout que des braves cons de plumitifs ne se privent pas, du haut de leurs monceaux de diplômes qu'ils se sont fatigués, eux les fils de bourges, à décrocher, de proclamer à grand fracas qu'il existe une “culture bourgeoise” et une “culture du peuple” - quelle “culture du peuple ? Mireille Mathieu ? Lagaf ? Pincez-moi : Mozart contre Lagaf ? qui est-ce qui méprise le peuple, là ?

    Je connais une troupe théâtrale implantée dans un quartier dit ouvrier, à côté d'un bistrot bien sympa, bien d'cheux nous. Dans un premier temps les comédiens ont distribué des invitations. Vous avez bien lu : des places de théâtre gratuites. Devinez un peu pour voir le nombre d'ouvriers qui se sont pressés aux séances : zé-ro. Je me souviens d'un recueil, sans prétention, que j'avais distribué à mes camarades de radiodiffusion en région parisienne : le texte de mes émissions “littéraires” ; ils étaient tous à se le refiler comme une patate chaude : “Tu veux lire ça, toi ? - Non, et toi ? - Non non, pas moi.” etc. Navrant. Ridicule. Pathétique. Ça a fini par atterrir entre les mains du prêtre-ouvrier, qui l'a conservé, par pitié – pitié pour qui ?... - le peuple, besoin de culture ? à d'autres. Ignares, et fiers de l'être. Alors, leurs rejetons...

    • Numéro onze : de même qu'il est lâche (voir plus haut) l'élève est tricheur. C'est cela aussi que j'ai appris au contact des élèves. A ne jamais faire confiance. Jamais vous ne ferez reconnaître à un élève qu'il a pompé. Le travail collectif pour lui est quelque chose “qui va de soi”. J'ai même vu un parent d'élève venir me soutenir - il y a des gens qui ont du temps à perdre - que sa fille

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    n'avait pas triché, alors que j'avais découvert dans son cartable l'ensemble des futures dictées de l'année – elle avait découvert le nom de mon manuel – recopiées sur ledit manuel, avec les dates, à l'avance... J'ai appris en effet ce jour-là que je devais changer de manuel. Mais si j'ai bien compris votre question, votre ricanement, c'est qu'on n'apprend que dans la douleur – pour le prof, la douleur, pour le prof. Plus il en bave plus il en apprend, n'est-ce pas, ce vieux croûton. L'élève tricheur, c'est celui qui innove, l'espoir de la Nation ; le transgresseur, c'est celui qui apporte. Les démolisseurs de cabines téléphoniques ont engendré le portatif (“portable”, c'est de l'anglais : por- tè-beul). Et celui qui me tuera m'ouvrira les portes d'un monde meilleur.

    On commence à en avoir marre des mythologies à la graisse de kangourou. Avant de conclure, je tiens absolument à ôter aux lecteurs, s'il en reste, un argument facile et navrant : non, je ne suis mandaté par aucun parti politique d'extrême droite, qui me flanque la nausée ; j'en ai simplement assez que l'on brade ainsi les fonction sacrées de l'Enseignement, qui remonte à la plus haute antiquité comme dit l'autre.

    • Ce n'est pas en se mettant au niveau des abrutis qu'on fera progresser la conscience humaine ; je refuse d'enseigner Pascal ou Spinoza au moyen de bandes dessinées. Je n'ai plus qu'une chose à dire : sans vouloir rétablir les châtiments corporels, je considère que les pauvres petits nélèves qui ne réussissent pas à cause des vilains professeurs qui ne savent pas leur métier, et qui “ne peuvent pas les sentir”, sont essentiellement justiciables de la proctopodothérapie, ce qui signifie en bon attique “le coup de pied au cul”. C'est comme ça en effet qu'on avance dans la vie, moi compris : à coups de pied dans le cul, à coups de vérités, pas en pleurnichant sur le pauvre petit persécuté qui se trouvera un jour devant un patron bien féroce, lui, et peu disposé à faire des cadeaux.

    • Que si l'on m'objecte l'impossibilité de faire de l'enseignement aujourd'hui comme autrefois, vu la masse d'élèves qui se présentent aux portes des établissements, je répondrai qu'en effet une bonne partie de ces élèves n'ont rien à faire dans ces établissements. Ceux qui ne peuvent pas suivre doivent être aidés, mais ceux qui ne veulent pas suivre et qui empêchent les autres de suivre – et il y en a ! des quantités ! - sont tout simplement indignes de savoir, et doivent être dirigés vers des tâches d'exécutants, qui n'ont rien de déshonorant, car “l'humanité a besoin de tous ses fils”, s'il faut être grandiloquent. Quant à nous, les profs, nous ne sommes pas des psychiatres, chargés de savoir pourquoi ces messieurs (à 85 % ce sont des garçons) n'ont pas BERNARD COLLIGNON 9 - 56

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    envie de suivre – est-ce qu'on a toujours “envie” de faire notre boulot, nous autres ? nous ne sommes que des représentants, parfois cons mais pas toujours, de l'Intelligence, que nous voulons faire partager à ceux qui le veulent. Les autres, à dégager.

    Avertissement

    Ce numéro contient des affirmations parfaitement démentes, des cris de haine ignobles et pitoyables, et ne doit être considéré que comme un documentaire sur ce que le délire peut produire chez un détraqué. Comme le dit Molière en marge de son "Tartuffe", "C'est un scélérat qui parle". Il n'y a là nul appel au meurtre ni au viol, moi je suis un père de famille bien pépère et je ne veux pas d'emmerdes. A bon entendeur, salut.

     

     

     

     

     

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    PRENDS LE FEMINISME ET TORDS-LUI LE COU

     

     

     

    Entendons-nous bien : je suis féministe.

    Entendons-nous mieux : je suis misogyne, résolument, définitivement misogyne.

    Féministe, car vigoureux partisan de la liberté de conception et d'anticonception, de l'avortement libre et gratuit, du droit absolu à toutes les formes de sexualité entre adultes consentants ; de la rigoureuse égalité des salaires, de la parité hommes/femmes dans les affaires publiques. Les femmes sont aussi capables de tout ce qu'on voudra que les hommes, bien plus souples en tout cas dans toutes les conversations où elles font preuve d'une bien plus grande ouverture d'esprit que les hommes. Rien de plus agréable en particulier pour un homme que de travailler avec des femmes, voire sous l'autorité d'une femme: car là où cette dernière use de diplomatie, vous faisant doucement comprendre ce qu'il faudrait ou aurait fallu faire, l'homme se croira tenu de mettre ses couilles sur la table et de gueuler que bordel de merde c'est lui le chef ; archi-pour l'accession des femmes aux plus hautes fonctions directoriales, politiques et religieuses - à quand une femme présidente de la république? à quand une papesse ? - ennemi farouche enfin de tout fanatisme visant à réduire la femme aux fonctions de sac à foutre qui ferme sa gueule ( ça, c'est le ton "Singe Vert" ; juste pour ferche).

    Mais là n'est pas la question. Moi ce qui m'intéresse, c'est l'amour. C'est en cela que la femme - sans sectarisme.. - me concerne au premier chef (ce chef-ci est plus bandant que l'autre) ;

    But - aber - je suis tout aussi inévitablement misogyne quand je lis et relis les mêmes éternels et sempiternels mensonges rabâchés par les journalistes "en mal de copie" convertis en sociologues d'un coup de braguette magique. Le credo de ces nouveaux bêlants est en effet désormais d'aller partout clamant que "la femme, ça y est, est libérée, choisit les hommes, drague, revendique son autonomie, son indépendance, et baise à tire la Rigault" (grosse cloche de Rouen : pour la mouvoir, il fallait que les sonneurs s'enivrassent bien à fond) (fausse étymologie...) " tandis que l'homme" (je poursuis), "le pauvre, complètement largué, ne parvient plus à assumer, se recroqueville, crie "maman" dès qu'on le touche et prétexte le mal de tête pour se dispenser de passer à la casserole."

    Et nos sociologues d'occase de remarquer finement que la Fâme est en tête de la pointe de la flèche du progrès, alors que l'homme, ce pauvre couillon rétrograde, se "cramponne à ses privilèges" et ne sait plus à qui se vouer, partagé entre la démission, l'effémination (les putes n'ont-elles pas en effet paraît-il besoin de plus en plus de bougies dans le cul de ces Messieurs pour les faire bander, c'est le dernier scoop, très peu pour moi merci) - bref, les mâles déchus voient enfin battre en brèche leur puante suprématie. "Les étudiantes américaines", écrivait je ne sais plus quel journaleux des années 60 - des années 60 ! - "revendiquent désormais

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    ouvertement une activité sexuelle auprès de leurs compagnons, qui ne semblent plus en mesure de les satisfaire" - des étudiantes américaines ? dans les années soixante ? Mais où t'as vu ça, mec? Quand je pense qu'elles en sont encore dans les années 90 à te foutre un procès dans les pattes dès que tu les regardes en face plus de trois secondes ! ...Telles sont les conneries qu'on lit depuis plus de trente ans dans les magazines... Eh bien je vais vous dire, moi, ce que j'ai remarqué ; non pas la vérité vraie, mais ma vérité à moi qui Nom de Dieu en vaut bien une autre. Lorsque le Phphéminisme a commencé à se manifester, dans les Dix Glorieuses 68-78, j'ai eu très, très, très exactement l'impression d'entendre en boucle les jérémiades de ma mère et de ma grand-mère. Les Fâmes ne manqueront pas de me faire observer que c'est bien la preuve de la pérennité de ce sentiment d'oppression, et que "de tout temps, en tout lieu", la femme s'est sentie brimée par l'homme.

    Exact. Mais voyez-vous, entendre rabâcher ces récriminations sitôt qu'on ouvre la bouche pour engager une conversation d'amour ou disons "de charme", c'est proprement refroidissant. Pour l'érotisme, c'était râpé. Ma mère et ma grand-mère considéraient l'acte sexuel comme barbare, inutile et dangereux. Je me souviendrai toujours de cette suave initiation pratiquée par ma grand-mère - qui me l'avait racontée avec fierté, comme preuve de son modernisme et de son ouverture d'esprit, à l'égard de je ne sais plus quelle petite fille :

    - Et tu as déjà vu un zizi ?

    - Bien sûr, celui de mon petit frère !

    - Et tu sais que ça peut être dangereux le zizi, qu'il faut y faire attention, que ça peut donner des enfants ?" - quelle horreur en effet ! ça viole, ça défonce et ça féconde ! Autrefois, une femme sur trois mourait en couches à son premier enfantement. Ca ne les a pas quittées.

    Dans un film de Blier, Gérard Blanc craint de se faire mettre par Gérard Depardieu. Sa femme lui dit :

    - Il me le fait bien à moi !

    - Oui, mais moi je suis un homme !

    - Et alors ? mais c'est la même chose, mon vieux ! on se fait pénétrer ! il faut y passer, ça vient vous buter dans le fond !

    Beurk. Pouah.

    Autre propos fleuri, de ma grand-mère :

    - Yavait les poules à rentrer, les lapins et le cochon à nourrir, le repas à préparer, et des fois à onze heures du soir la journée n'était encore pas finie !

    Merci grand-mère. Et tout à l'avenant.

    - Mais il n'y a pas que ta grand-mère dans la vie ! - Non, il y avait aussi ma mère, et toutes les

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    bonnes femmes qui fréquentaient ma mère, qui se ressemble s'assemble. « Et ça ne t'est jamais venu à l'idée de sortir du milieu de ta mère ? (elle est fine, celle-là)

    - C'est indélébile coco, les premières impressions. Oui, j'ai entendu cela partout, partout, quelle que soit la femme, quelle que soit la fille : les hommes sont de gros dégueulasses, point. Il y en a même qui vous proposent de coucher avec vous, chère Marie-Claire, « je suis très embarrassée : je croyais pourtant que cet homme m'aimait, or, voyez ce qu'il me demande... »

    Vous croyez que c'est marrant de lire des choses de ce genre dans le "courrier des lectrices" quand on a seize, dix-sept ans ?

    Vous croyez que c'est remontant d'entendre à la télévision tout récemment une jeune femme déclarer, lors d'une émission littéraire s'il vous plaît, et se tournant de droite et de gauche pour quêter un acquiescement général qui ne semblait faire aucun doute : "Qu'y a-t-il de plus laid qu'un sexe masculin ? à part bien sûr celui de l'homme qu'on aime..." Là j'ai cru quand même que Sollers allait s'étouffer de rire - mais c'est grave ! c'est très grave !

    Pourquoi ne pas dire alors pendant qu'on y est "Tous les juifs sont des - ceci cela - mis à part Untel qui est mon meilleur ami ? » De toute façon j'ai toujours eu l'impression que les femmes finissaient par épouser un homme parce qu'il fallait bien le faire, et pour se protéger une bonne fois pour toute de tous les autres qui sont des salauds et des violeurs sans intérêt...

    Bref, le mari, c'est "le bon juif". De toute façon pour parvenir à obtenir les faveurs d'une "fille", c'est un tel parcours du combattant - elles attendent, sur la défensive, toutes griffes dehors, et elles te font évoluer, à droite, à gauche, comme un chien savant, pour voir, et attention, c'est le sans faute ou rien ! bref quelque chose de si harassant que le mec se retrouve pieds et poings liés, complètement ridiculisé avec sa tumeur au bas du ventre et à bout de souffle sous la férule de la gonzesse, qui, ben non, finalement, a changé d'avis, n'a plus envie, et préfère aller se branler. D'ailleurs vu la façon que les mecs ont encore et toujours de baiser, je la comprends.

    Alors évidemment j'entends d'ici les hommes qui me disent : "Tout de même, dans les années soixante-dix, ne viens pas me dire que tu ne t'envoyais pas qui tu voulais !"

    Ça va pas ? Non mais ça va pas mon vieux ? Tu ne t'en envoyais pas plus qu'avant ou après - qu'est-ce que c'est que cette légende à la graisse de couilles d'ours ? Tu avais droit à la morale, mon vieux ! à toute la satanée leçon de morale ! On n'était pas des objets ! Ça ne se passait pas du tout comme ça! On était des femmes libres, libérées, on choisissait ! - et voilà le grand mot lâché : choisir. Les femmes veulent faire l'amour, plus la fidélité, plus la sécurité, plus la bonne paye, plus le trois pièces-cuisine, plus... Alors forcément : là où les hommes quémandent un croûton de pain,

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    les femmes exigent toute la pâtisserie fine : un type qui reste avec elles, qui l'entretienne, puis qui devienne son toutou, et qu'elle puisse ronger toute sa vie en l'emmerdant jusqu'à finir par lui baiser la gueule de dix ans de longévité. On interrogeait là-dessus une centenaire: "Est-ce que ça ne vous fait rien que les hommes vivent en moyenne dix ans de moins que vous ?" Réponse :

    - Moi si je me suis mariée et si j'ai pris un homme, c'est pour avoir des enfants. Le reste, ça m'est bien égal comment ils vivent, les hommes. " Et comment ils meurent, donc...

    Interrogé au sujet de ses vieilles dames et de leur vitalité, le dessinateur Jacques Faizant répondit un jour en public que l'homme était en effet complètement usé, vidé, fini à soixante-dix ans (ça me rappelle une réflexion entendue dans un magasin, par une vieille femme justement : "Oh ça ne vit pas vieux un homme, allez !" - d'un ton de mépris absolument inimaginable - mais on ne gifle pas les vieilles dames) - eh bien donc ! que répondit Jacques Faizant ?

    "Les femmes, voyez-vous - prenant bien son temps, tirant sur sa pipe - ont leurs soucis, n'est-ce pas..." (sous-entendez : "...que les hommes ne peuvent comprendre." (murmures d'approbation féminine dans l'assistance). Un temps : "...les hommes ont leurs soucis - plus ceux de leur femme." (hurlements de joie masculins, battements de mains).

    Soyons brutaux : les bonnes femmes n'ont strictement aucun besoin de mec, je parle d'un point de vue sexuel. Je me souviendrai toujours de ce que Simone de Beauvoir a découvert très tôt lorsqu'elle était jeune fille ; elle l'a écrit dans le Deuxième sexe : que les hommes avaient besoin des femmes, mais que les femmes n'avaient pas besoin des hommes. Ça ne s'invente pas. Et s'il y a une chose et une seule que la prétendue "révolution sexuelle" a bien valorisée auprès des femmes, c'est bien la légitimisation, que j'approuve d'ailleurs sans restriction, de leur branlette ; la devise de l'Angleterre est "Dieu et mon droit", celle des femmes "Moi et mon doigt". Et les femmes se sont vite rendues compte - et comme elles ont raison ! parce que ce n'est pas avec la façon de faire des mâles, je rentre et pschitt je sors (80% des hommes de trente ans sont éjaculateurs précoces) ou bien je bourre je bourre et ratatam, que les femmes sont près de se mettre à jouir - qu'on ne prenait jamais aussi bien son pied que seule ou entre copines ("des orgasmes de plus d'une minute", c'est dans Gazon maudit).

    Mais ce faisant, dit la pintade, elles ne font tout simplement, et je vous renvoie au début de ces lignes, que renouer avec tout ce qu'on peut trouver de plus conformiste chez la femme : le refus systématique de la baise. Delphine Seyrig déclarait à qui voulait l'entendre que l'homme était près à subir toutes les épreuves, toutes les humiliations du monde, voire de traverser un lac de merde, pourvu que sur l'autre rive il y ait un coup à tirer. Je lui répondrais que la femme est prête à faire très exactement la même chose, pourvu qu'elle puisse ne pas baiser ; depuis l'aube des temps, la femme n'aime pas baiser. Du moins avec un homme. Comme dit Brassens, "Quatre-vingt quinze fois sur cent / La femme s'emmerde en baisant ». Je t'ai engueulé une fois comme du poisson pourri une certaine T.C. parce qu'elle me racontait benoîtement que plusieurs jeunes filles dont elle faisait partie, devant faire les vendanges sur une île grecque, s'étaient mutuellement mises en garde : "Il faudra faire attention, avec tous ces Grecs !"

    Réflexion présentée comme toute naturelle, tout innocente ! Vous croyez peut-être qu'il n'y en aurait eu ne fût-ce qu'une, pour avoir une aventure de vacances ? pas du tout ! La grande préoccupation de ces demoiselles était surtout de ne pas baiser ! Surtout, bien préserver la petite tranquillité pantouflarde de leurs petites branlettes, seules ou entre elles !

    Oui, elles sont libres, toutes les femmes sont libres et nous sommes en république ; mais dans ce cas, je suis moi aussi parfaitement libre de commenter ce comportement répugnant de racisme antimasculin. Voyez-vous mesdames, quand un homme éprouve une attirance sexuelle pour une femme, il cherche au moins à se rapprocher d'elle, à entrer en contact, à se montrer tendre, je ne sais pas, chacun son petit jeu ; si par extraordinaire, j'ai bien dit par extraordinaire, une femme éprouve un désir sexuel pour un homme, elle se gardera bien de faire les premiers pas.

    Elle commencera par s'enfermer soigneusement dans sa chambre, bien à l'abri, elle s'astiquera deux ou trois fois, et ça lui passera. C'est ainsi que les femmes peuvent se vanter - singulière vantardise... - de "tenir sans hommes" des mois et des années - et de nous faire la morale, la morale, la morale... Angélisme et chasteté... Tu parles ! moi aussi je peux tenir dix ans sans femmes, à trois branlettes par jour, pas de problème...

    C'est la femme au contraire qui reste en arrière. Elle redécouvre le vieux fond féminin de fausse abstinence. C'est d'un archaïsme navrant et à y bien regarder redoutable : la fameuse libération sexuelle de la femme ne consiste en fait qu'à s'abstenir, et à choisir, c'est-à-dire à se choisir soi-même, nul n'étant considéré comme digne d'accéder aux inégalables faveurs de son Précieux Cul.

    L'homme, pendant ce temps-là, peut toujours s'astiquer - il n'a pas le choix, lui. Parfois il est vrai, il accède, de façon infinitésimale, aux joies de l'amour ; mais le plus souvent, c'est tout pour les mêmes, qui par-dessus le marché se plaignent que les femmes sont "trop faciles", n'est-ce pas Monsieur Sollers (toujours lui) et font les dégoûtés, dont évidemment je ne fais pas partie, haha, vous croyez que je ne vous ai pas repérés avec vos gros rires papiers-gras...

    Parce que je vous entends d'ici depuis longtemps, les mecs, toujours le même chœur des mâles depuis que j'ai quinze ans ce qui ne me rajeunit pas. Votre discours n'a pas varié je ne dis pas depuis les années cinquante mais carrément depuis l'Antiquité sumérienne. Vous battez les femmes en connerie, et franchement il faut le faire. Avec vous ce n'est peut-être pas la bite de bois, mais en tout cas c'est la langue de bois : "Mais mon vieux ! je ne sais pas moi ! mais c'est é-vi-dent ! Y a qu'à ! c'est toi qui ne sais pas t'y prendre !"

    Hahaha (re).

    ...Donc à vous entendre il vous suffit d'ouvrir votre braguette pour que les femmes tombent comme des mouches. Les mouches peut-être, les femmes – non... Il est hallucinant que mes congénères se permettent de me tenir des conneries pareilles sans le moindre recul, sans la moindre variante, et quel que soit l'homme. Alors comme ça, en dépit de toutes les lois les plus mathématiques du calcul des probabilités, je suis le seul homme de France et de Navarre et de toute éternité à "ne pas savoir m'y prendre" ? Le seul ?

    Vous vous foutez de ma gueule ?

    Dans un premier temps je réplique, avec la plus éclatante mauvaise foi, qu'à les vois "s'y prendre", justement, c'est-à-dire s'y engluer, j'ai bien envie en effet de ne pas suivre leurs traces baveuses et de ne pas "m'y prendre". J'ajoute même qu'à considérer leurs pitoyables courbettes, pitreries et gonflettes de couilles, j'ai honte. Pour eux, et pour les femmes - car le plus écœurant, c'est que ça marche.

    Vous passez pour des cons, les mecs, je vous le dis.

    - Oui, mais on tire un coup.

    - C'est trop cher.

    "Je veux moi ET baiser ET ne pas passer pour un con.

    Nietzsche disait à peu près qu'il souhaiterait que la rencontre entre l'homme et la femme se situât au plus haut niveau de l'esprit, alors qu'elle n'est hélas le plus souvent qu'une rencontre de deux bêtes qui se flairent... Donc : mes compliments Mesdames ; les hommes sont des cons, mais vous n'êtes pas en reste. C'est vraiment bien la peine de jouer les angéliques. De toute façon l'amour avec une femme se résout toujours plus ou moins à l'un de ces trois cas de figure : ou l'insensibilité de la femme, ou sa feinte, ou sa jouissance, mais dans ce cas-là comme dans les deux autres, vous êtes nécessairement, vous le mâle, en dehors du coup, puisque la femme se fait reluire en dehors de vous, et de façon tellement supérieure à la vôtre, qu'il ne vous reste plus qu'à serrer les dents en pensant à votre percepteur pour éviter de tout lâcher.

    Car les hommes ont peut-être appris à ne rien reprocher aux femmes insatisfaites, les pauvres victimes (et en plus, c'est votre faute, ben voyons), mais pour ce qui est d'une défaillance de votre part, vous vous la reprendrez toujours illico, bien à chaud et sans délai sur le coin de la gueule : que voulez-vous, ce n'est tout de même pas aux femmes qu'on a appris à se montrer chevaleresques... Ce n'est pas le sens de l'humour qui m'étouffe, je sais - quoique - mais ce qui m'ôte l'envie de rire, ce qui ôte par-là même de la force à mon argumentation délirante, ce qui risque même de me faire attaquer pour incitation à la haine sexuelle pour peu qu'il y ait une femme suffisamment stupide pour ne pas distinguer tant de souffrance indissolublement liée à tant de ridicule - mais rassurez-vous, je donne dix ans à la France pour rejoindre comme d'habitude le prêt-à-penser américain, et décréter que de tels écrits tomberont désormais sous le coup de la Loi - quand je pense que les Américains préfèrent laisser une femme seule dans un ascenseur pour ne pas risquer de poursuite en harcèlement sexuel ! quand je pense que les Américaines, pis encore, se permettent d'accepter, de trouver flatteur un tel comportement comme un hommage qui leur est dû sans crever de honte !

    Et elles ne crèvent pas de honte !

    Quand je pense qu'il est interdit - c'est dans la Loi ! - de les regarder plus de cinq secondes de suite sans être poursuivi !

    Quand je pense enfin que dans les entreprises israéliennes - encore plus fort, encore plus con qu'aux Etats-Unis - il est désormais interdit d'inviter une collègue au restaurant ou au cinéma, en raison de la connotation de drague et de sexualité que cela implique ! Et les femmes acceptent tout cela, et elles ne crèvent pas de honte !

    Quand tu croises une femme, et que tu la regardes, tu vois se former sur ses lèvres le mot "ta gueule" ; ou encore, elle te regarde d'un air, d'un air ! méprisant au dernier degré, du style "Je te fais bander, connard ?"

    Mais qu'on nous les coupe une bonne fois pour toutes, et qu'on n'en parle plus ! Voilà justement où je voulais en venir : j'espère, j'espère sincèrement, j'espère de tout coeur, qu'un jour les manipulations génétiques, permettant déjà la parthénogénèse, le clonage entre femelles et autres techniques merveilleuses dont j'espère bien voir avant de mourir les applications techniques étendues à l'humanité entière, permettront un androgynat généralisé, voire une suppression radicale et définitive de tout ce qui de près ou de loin pourrait rappeler un quelconque individu de sexe masculin, qui ne sait que tuer, violer, faire des guerres, massacrer des Indiens, des Arméniens ou des taureaux, parce que toutes ces ignominies, ce sont bien les hommes, et pas les femmes, qui les perpètrent, comme le dit si justement Renaud dans sa chanson sur Mme Thatcher.

    Ainsi les femmes pourront-elles enfin s'envoyer en l'air toutes seules ou entre elles, comme elles le pratiquent massivement. Très éventuellement, on pourra envisager de parquer quelques mâles dans des réserves, comme les bisons, pour les quelques femelles dépravées qui apprécient les gros coups de piston barbares - encore cette mesure conservatoire même ne présenterait-elle aucun caractère de nécessité absolue, puisque les femmes pourront toujours se harnacher d'un gode, qui au moins ne débande pas en trois va-et-vient. Bien sûr, c'est l'homme qui a créé tout le progrès du monde, en matière scientifique et médicale particulièrement, et comme le disait Gramsci, "Si l'on avait attendu les femmes pour faire la révolution, on en serait encore à l'âge de pierre", mais "nous avons changé tout cela", les femmes sont parfaitement capables (voir plus haut) de mener à bien toutes les recherches possibles - mieux vaudrait de toute façon étendre le progrès tel qu'il est à toute la terre au lieu de laisser en rade les 7/8 de la population mondiale - et faites-moi confiance elles ne détourneront pas les objectifs de la recherche scientifique pour fabriquer des bombes H à destination des Etats islamistes...

    En bref, je suis pour l'extinction systématique et progressive PAR VOIE NATURELLE de toute créature de sexe masculin. COMME ÇA LES FEMMES ARRETERONT DE NOUS FAIRE CHIER.

  • ROUTE DE BRANNE

    C o l l i g n o n

     

    R O U T E D E B R A N N E

     

     

    Qui veut voyager loin prend la route de Branne. Inutile de pousser jusqu'à Bergerac, où l'on se rend de deux façons : soit par le Pont de Pierre estampillé "N", les Quatre-Pavillons et la route de Libourne, soit par le Pont St-Jean, inauguré le quinze sept soixante-neuf par le bal sur tablier – puis Fargues-St-Hilaire – et Branne. À St-Pey d'Armens les deux routes se rejoignent (Castillon, Ste-Foy...) - mais il suffit d'aller à Branne : "le lieu des terres brûlées" – ou "le marécage" – bourg disgracieux au premier abord mais beaux rivages, agrafés par un pont de fer, tronçon tombé là comme un morceau de Tour, Eiffel, signe particulier : brouillait la radio.

    La route de Libourne est pour les pressés, qui font Paris-Sète par Bordeaux, pour la vitesse – en ce temps-là le Massif Central n'était pas encore "désenclavé", et s'il l'était resté on y retrouverait moins de cons – "à main gauche St-Émilion et son église monolithique" troglodyte, en fait.

    La seconde façon d'aller, par Branne, est celle des flâneurs, des intelligents flâneurs. Une route engorgée de villages, laissant de côté les centres-bourg – Tresses, Baron, Vieux-Procédé – pas une demi-lieue qui ne soit jalonnée de souvenirs. Et s'il est vrai que toute route soit la Route, la mort au bout,ou bien le beau retour aux sources, alors qu'importe en vérité, qu'on s'accomplisse ou meure...

    Nous verrons bien ce qu'il advient de cette sérénité.

    Ma ville, c'est Bordeaux. La route de Branne est le cordon ombilical, effilé, insectionnable - partons du début, non pas des enfances enfouies désormais dans leur préhistoire, mais de cette interminable, fascinante et immobile adolescence, où l'avenir avait le goût doré de ces orages mort-nés.

    Cela me vint d'abord sous forme de comptine :

    Une chambre sur un mur

    Qui donne sur l'arrière-cour

    Avec des murs de vert cru

    Où pousse le lichen bien dru.

     

     

    C'est de moi. En baissant les yeux par la fenêtre je voyais aussi une terrasse aux rebords d'alu bitumé. Tout est parti de là. Ou resté. La consigne est de décrire cette chambre comme une cellule, un boyau où vécurent sous la poussière, classés à plat dans les placards, tous les dossiers, tous les projets empilés bien étiquetés sur tranche : ROMANS, ESSAIS, POÈMES, lève-toi et marche. Dans ce décor un homme, prénommé B., dont la femme lui gâte la vie sans qu'il se soit jamais demandé pourquoi, et qu'il fuit jusqu'au bout de sa laisse aux confins des campagnes départementales, mettons Créon, Sauveterre - et Branne, en lisière.

    L'homme fait signe du pouce, la vie passe sans s'arrêter, "Vignonet", ces temps remontent fort loin, j'étais bien vivant. L'air portait en ces temps-là une texture, un parfum de frais, de feuilles vivantes et mortes, qui s'en souvient ? - d'espoir peut-être. L'air d'aujourd'hui est mou ("beau temps" sur la moitié sud) - un homme basané s'arrête dans la nuit - d'Antananarivo ? Mananjary ? L'auto-stoppeur évadé ne dit rien.Ne drague pas. Les Indiens noirs ou Dravidiens n'ont rien de négroïde : traits fins, lèvres bien ourlées, nez droit, faciès européen. Soit 70kilos de tendresse noire sur le dos dont seize centimètres dans le ventre - où est le risque?

    L'auto-stoppeur B. comme Blanc connaît cet homme,

    Ils bossent tous les deux dans la même prison

    exposés tous les deux aux mêmes affleurements et contacts de jeunes filles et B. le Blanc se remémore l'Indien Noir le Dravidien aux prises avec les mêmes circonstances ridicules : en ce temps-là, quelques diplômes et 5 années de plus constituaient une frontière infranchissable : deux jeunes prisonnières au parloir ("ambiente carcerario femminile") insistent auprès du Dravidien, très beau, très grand, sur un point de détail de grammaire anglaise. Il répond doucement, battant des cils sur ses longs yeux - hélas en ce temps-là, l'opinion commune était que les objets de désir des jeunes filles ne pouvaient être que d'autres jeunes filles.

    Tous les hommes se travestissaient, d'expression, de comportement, de ports de tête - hélas encore, elles aimaient aussi, certaines, parfois, de vrais hommes à peau

    dure avec de gros rires. Les prisonnières en centre éducatif ont tourné les talons, singeant avec mépris le battement de cil de l'Indien. La jeunesse du monde grinçait. Et l'autostoppeur B., témoin dans l'ombre du siège passager, repassait dans sa tête la scène infame du mépris des filles, sans pouvoir confier au chauffeur foncé que lui aussi battait des cils en langoureux, sans avoir pris conscience de son dérisoire.

    Il se jura ce soir au fond de son fauteuil que jamais plus, lui, Bertrand le Blanc, il ne prêterait le flanc à l'interprétation des jeunes filles. Cinq ans plus âgé qu'elles. B. vivait chez père et mère, plus loin, où ils sont morts depuis, la maison familiale au hasard des rachats devant abriter pour finir une famille de rouquins très antipathiques, la tombe des parents portant le n°113 au cimetière de Belle-Yves - au-delà de Branne, en Périgord pourpre. Route des tombes et des sources

    S'accomplir est mourir

    Ne pas le faire est mourir

    Tel est le choix - alors mourir.

    Parcourir une route où rien ne passe. Où rien ne se passe. Ce n’est plus le cas. Où les rencontres, les hommes et les femmes, s’engluent comme les mouches sur le papier brun au-dessous du plafond de l’enfance voyons dit le roi Arthur si la rivière aujourd’hui nous apporte quelque aventure – l’aventure est ce qui advient, ce que nul n’est jamais venu rechercher, car la vie n’est qu’un cours terrible et tranquille – « or voici : descendant la rivière à leur rencontre, le Roi et la Cour découvrirent la barque merveilleuse, où gisait une jeune fille, la plus belle, la mieux parée qui se vit oncques ; et cette belle était morte ».

     

    * * * * * * * * *

     

    L’homme errait toujours, flairant les bas-côté de son passé – ou peut-être un chien. En ces temps de route clairsemée, il se trouvait au pied du ressaut de Tizac. Deux jeunes femmes le prièrent courtoisement de prendre place à bord de leur automobile ; plus un jeune enfant, plus un petit oiseau dans une cage, tous trois sur le siège arrière. L’homme errant ce soir-là se sentant atteint de malaises (d’un gros rhume contagieux) évita l’enfant pour ne pas le contaminer, contraignant la passagère à descendre, qui s’installa mortifiée près de l’enfant fragile et de l’oiseau en cage, leur parlant à l’un puis à l’autre en alternance. Il n’y a rien de plus dangereux pour un tout petit enfant que le rhume. Il en souffre beaucoup. Ses voies respiratoires, nez, gorge, s’irritent et s’obstruent, sa mère ne dort pas. Je ne les revis plus, ni les femmes ni l’enfant, ni l’Indien de Tamatave aux longs cils. Les ombres ne signifient rien. Ou alors, le rien – éloignez-les de moi, aucune voix ne monte vers l’homme ou ne descend des cieux Seigneur écarte de moi ce Graal que je ne saurais voir.

     

    * * * * * * * * *

    De son vivant le même homme connut monsieur C. La scène se passe au bord de la route, et je lui dis ma femme (savez-vous) est très compréhensive. Le Sieur C., vendeur de chemises, donna son adresse à Pau mais sans suite – était-il vraiment opportun de prendre pour la circonstance mes airs les plus chafouins

     

    * * * * * * * * *

     

    Quatrième insecte englué sur la torsade : repartant d’Agen (tout petit périmètre) j’ai dragué sans intention de résultat j’ai allumé l’homme qui m’avait pris à bord. Le restaurant m’avait gavé de pilaf au safran. Une grosse pyramide bien pointue, un petit serveur typé tout rougissant, soudain pardon - s’éclipsant - je vous empêche de manger – j’ai tout englouti à éclater pour justifier sa honte et confusion – et nous voici le fondé de pouvoir gros et gras et moi tassés comme deux sacs de grains le tutoyant parlant de sa femme et de ses enfants, car les pédés s’enquièrent à fond des vieilles épouses et quand il m’a largué sur le bas-côté du crépuscule je l’ai entendu péter sur fond de claquage de porte.

    J’étais planté sur la route noire en plein cœur du Lot-et-Garonne partout le désert je hais les départementales et du milieu de la chaussée je m’étais guidé sur le ciel moins foncé entre les cimes des peupliers. À minuit d’un coup pile toutes les lumières de St-Maurice s’éteignent et tous les chiens me sautent dessus contre les grilles en gueulant, bout de conduite et frisson sur facture. Quand je suis arrivé à Monsègue les croix du cimetière sur la butte se détachaient comme des dents creuses sur l’aube à l’horizon : pendant dix ans j’ai mis bas là-dessus tout un livre Enfants de Montserrat vendu dans toutes les librairies de ma rue.

    *

     

    La cruauté des rapports humains m’a toujours épouvanté.

    Indice n° 1 le titre Mouvement Perpétuel ou Sur Place écrit par saint Cloporte qui se mord la queue – tu es le plus fort mais sitôt franchie la barrière fin du message et c’est Moi qui gravis la pente noire en me crottant jusqu’aux genoux sous la bruine du monde, je monte vers mes morts dans la tombe et la pluie sur eux, agrippé tout en noir les deux mains dans la terre, en direction de mon destin de fou trempé, trompé. J’ai raconté ma vie à la table de bois du bistrotier tombé du lit route de Branne à l’heure où les soiffards se parlent de femmes entre invertis de la cloche, marins de terre ferme et fiancés de la bouteille – je te connais mieux que toi-même puisque tu me manques.

    Alcool perdant.

    La route se perd après les croix du cimetierre.

    Prénom de femme.

    Quel est le chant, le livre, l’oraison… qui n’amplifie pas le prénom d’une femme.

    Voilà bien de l’histoire. Voilà bien de l’aventure. Non pas une forteresse, mais un véhicule qui m’appartiendrait, pourvu de tout ce que l’insertion comporte d’accessoire : lavabo, raccords électriques, couchette – finis, les hommes nocturnes, désormais les nuques rases, l’abandon des tournures d’Église, mais de larges rideaux tirés, des baises à petits coups précis pour éviter le plafonnier, de bons ressorts fidèles, rien qui se voie sous la tôle jaune griffée d’éraflures. En vérité le bouclier d’Achille représente le monde entier roulez bolides.

    Changement de ton

    C’est un camion. Une estafette. Sous le plancher une invraisemblable foule de connections électriques. Le garagiste lève les bras au ciel quel est le couillon qui vous a bidouillé ce bordel l’ami bricoleur a tronché ma môme derrière le tas de chiffons bourré de cambouis et puis je l’ai récupérée, camion en sale état fille à peu près retapée je n’ai rien dit sur le moment ça recuit des années avant que ça vous repète à la gueule

    Le lyrisme revient de suite

    ...tous les boutons pour que ça remarche, l’allume-gaz à pression, la bouteille plate sous le frigo, le petit lavabo où tu pisses à l’arrêt tout tordu fais gaffe que ta pisse aboutit dans les eaux usées que tu te trimballes au flanc comme une sonde vidange interdite si tu pollues tu payes. Se mettre sous la guinde donner un quart de tour, avec du pot tu évites ta merde sur la gueule juste à côté des vidanges d’huile ne quittez pas vidages réguliers j’ai revendu tel quel pour trois fois rien j’espère que le suivant s’est pris toutes mes vieilles pisses sur la gueule.

    Moi, l’homme, hésitant, étourdi, évadé, à présent, bien présent, muni du CAP « tournage bagues et bracelet », tour mécanique pour le cuivre, fin burinage, croix celtique, basque, etc. - je ne veux pas passer pour nazi je ne me fâche avec personne - mon ex était basque. Nous avons roulé neuf mois. Les marchés, les robinets de cimetières – l’eau des morts est bonne à boire, derrière le mur nul ne te soupçonne de remplir ta tonne de 40 litres à l’œil. Un soir, errant parmi les tombes à la tombée de la nuit je cherchais la prise d’eau lisant les plaques. Mais il est rare de péleriner sur le tombeau d’un grand-oncle avec un bidon à la main merveilleusement luminescent dans le crépuscule.

    Quand je suis ressorti du cimetière cinq hommes se promenaient dans ma direction, un peu vite pourtant, le maire et ses ânes-joints qui vérifiaient mine de rien ce que c’était que ce zombie qui scrutait les dalles avec un jerrycane. Nous nous sommes dit gentiment bonsoir sans plus. Les bouseux sont sympa. Mon ex s’appelle Monique. Nous faisons les marchés, ça me revient. On se lève à l’aurore, bourgeois. En pleine nuit lyrique les oreilles qui piquent, même l’été, le plein de sommeil n’est pas fait, le paysage s’il y en a un vous rentre par dans les yeux, l’estomac tire. Arrivée parmi de parfaits inconnus ou qui font semblant, un apprenti équilibriste tâche de tenir sur un fil entre deux chaises, très mauvais, les gosses admirent.

    Les Arabes et les Manouches passent très tôt en costards fripés, blasés, les mains aux poches et hurlant dans leur langue pour bien faire voir que le monde leur appartient, ce qui se pourrait bien. Ils supputent les bonnes arnaques. À neuf heures les bons coups sont partis – l’air dédaigneux, trop bons de te liquider tes rogatonspuis la place qui s’anime, la matinée qui se met en place, tu restes là dans la brume humaine qui s’accroche et qui meuble à ras de pavé, la place prend son relief normal, des Cajuns font du raffut sous chapiteau ça va dix minutes après tu en as marre, tu reviens à ton stand où rien n’est vendu, rien ne sera jamai vendu parce que personne n’en a strictement rien à foutre de tes merdes parce que tu ne t’intéresses pas à leurs merdes à eux.

    Le clown débutant jongle sur sa corde molle et se casse la gueule, les Cajuns bouffent, les gosses trimballent leur tête à claques au bistrot qui les engueule c’est un établissement de boissons ici je ne peux tout de même pas passer mon temps à vous offrir des verres d’eau – si t’avais su t’aurais fait bistrot mais t’as fait trop d’études, tu n’as toujours rien vendu et ton voisin ne t’a toujours pas adressé la parole alors que tu bouffais encore avec lui il y a huit jours c’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’il te fait la gueule fallait pas faire du genou à sa sœur sous la table merde elle est libre à 38 ans tout de même en tout cas la solidarité entre forains mes couilles.

    En plein été on te place en plein cagnard sur la pente du château zéro vente le matin because la messe et l’après-midi tu te prends le soleil pleine poire jusqu’au coucher t’es bien le seul à ne pas avoir prévu de parasol chacun pour soi, le seul à vendre c’est le stand pain d’épices et le vendeur de Coca. Plus bas c’est les dessus de cheminées, chiens en plâtre Hercule en plâtre David en plâtre, tu marches coudes serrés cul serré en guettant du coin de l’œil parce que si tu engages la conversation ça va tout de suite retomber sur tu me le donnes ton fric cher ami de mes deux fils de pute oui ou merde ça décourage, forcément – vous aimez ça les contacts humains, vous autres ?

    On ne s’achète pas entre exposants. Chacun son badge. Tiens la sœur s’est mariée cette conne, le mari n’est pas mal je me l’enverrais bien mais faut pas me prendre pour un pédé, prétentieux mais beau gosse, quatre mois à Paris ça vous pose un homme, dès que t’es beau vaut mieux que tu fermes ta gueule lyrique, chaleur, mouches, consommations à renouveler pour ne pas crever de soif – et ce morveux de 3 ans qui braille – cette rage des prolos à vouloir se reproduire il faut vraiment ne rien avoir à foutre de sa conne de vie pour perdre son temps à élever un con de morpion qui te chiera à la gueule à quatorze quinze ans, faut vraiment avoir la tête vide comme un bricoleur pour pondre un gosse.

    Reprenons : des marchés en plein air ou à couvert, avec les artisses qui tortillent le blé le pin le maïs et la fleur séchée, le taulard qui vend tout exorbitant de chez exorbitant, les ploucs qui te traitent d’intello parce que tu as eu le malheur de parler russe avec des Popov, tous ces marchés, ces rassemblements de viandes molles qui de toute façon ne veulent jamais acheter rien acheter rien de rien ben c’est vulgaire prout et rintintin.

     

    X

    Moi je m’étais payé le camion lyrique pour faire la route, juste un petit coin de France, Bretagne à la rigueur ou Picardie, et puis Monique me fait le coup de la bonne femme elle tombe enceinte putain c’est vulgaire et tout, seuls les hommes vulgaires peuvent sentir ce que j’ai senti tout un château de cartes qui s’effondre, toute la vie qui s’écroule sur vous c’est dans « Monsieur Ripois » - les femmes font ça, vous rivent au pied du produit de vos couilles et plus moyen de faire quoi que ce soit ça ronge ça bouffe – je ne suis pas encore parvenu à déterminer si les gens qui font des enfants sont des héros ou des cons.

    Et que fait une femme avant de vous balancer sa purée de placenta ? Elle dort. Elle roupille. Ne peut plus supporter le camion. S’invente un médecin, deux médecins, des soins, l’homme est coupable, coupable à se les couper, tous les matins ce con-là s’enfuit sur sa machine roulante et tressautante. Les nuits d’insomnie allongé près du ventre. La reproduction c’est la mort – les femmes, c’est rien que des bombes à retardement la grosse bête qui gonfle, qui gonfle…

    Quatre longues années perdues plus tard, quatre années de ruine de bite parce que le mouflet lyrique ne vous laisse plus une nuit de répit, la chose et l’enfant deviennent présentables.

    Le père a pris quatre ans de plus. Encore heureux quand la mère ne décide pas de remettre ça. Ma fille s’appelle Rachel Sarah Svoboda liberté en tchèque. Une petite fille toute brune qui touche à tout, qui vous obéit bien et qui vous aime beaucoup. Peu de chose suffit pour se faire aimer d’un enfant. Sa mère et moi baisons doucement, faible amplitude, plafond aux fesses, camion docile, c’est la femme, c’est la fille qui vous tendent les clous pour fixer, tu dois aider l’humain à vivre, à braire un peu avant d’agoniser.

    Reste les matins.

    Le matin l’artisan, le fabricant de bracelets, s’emmerde, s’emmerde, on ne peut pas dire qu’il se réveille en bénissant Dieu, bobonne au lit ronfle tout éveillée (ça se peut) tu te lèves (c’est tu à présent), tu te cognes dans tout ce qui bouge, tu brosses le chat tu vides sa merde et tu te laves c’est désagréable, tout est désagréable. Au petit-déjeuner tout seul tu broies le noir, cinq biscottes avec la confiture dessus.

    Le plaisir qui subsiste est celui du camion. Pour moi tout seul. Un Diesel avec le retard Diesel à l’allumage. Seul moment libre de la journée. La seule aventure. Le seul avenir est le souvenir de ses rêves. La sono à fond. En variant les poses, et les postes – tant que tu veux. S’appuyer du genou pour atteindre le siège en faux cuir craquelé. Hurler pour parler au passager (jamais de passager ; surtout pas de passagère) – et le son, le son pour couvrir la ferraille qui danse, l’estafette qui gigue. Camion bâché. Camion du matin, chambre aux volets mi-clos, de nuit la femme chaude dans ton dos – contact – allumage – tonnerre et pot verdâtre à l’échappement qui attaque le goudron – dans la gueule des vieux par dessus le mur – retour du soir, Extérieur Nuit Tombante. Un sentier de sable tout droit dans les Landes, l’huile de vidange en mare noire qui s’infiltre – sous moi je ne sais quel volant qui bat comme une bielle et sur main gauche la porte ouverte en métal craquant, un jour elle coupera ma jambe en tombant, je pose le pied sur le sable – vingt minutes aller, vingt minutes retour entre les pins.

    Tous les sentiers diffèrent. Des chasseurs passent à qui je demande autorisation de promenade, « Faites, faites » disent-ils en se détournant. Je déclame que Oui, je suis anarchiste (je joue le rôle du Banquier dans Pessoa) Des flaques. Des grumes. Des troncs rouges comme de jambes empilées. Une pluie légère avec entre les cimes une voie grise dans le ciel, et la certitude amère de ne plus rien voir d’autre. Les anciens, confinés dans leur univers de douleurs, faisaient de la souffrance la condition essentielle de la vertu. De même l’impuissant qui nous parle nous a-t-il persuadé que les visions du même se varient à l’infini.

    Une infinité de détails à déchiffrer sur un sentier des Landes sous les espèces du pin et du sable. Le 26 septembre j’ai vu Dieu dans une pigne de pin poussée du pied puis ramassée serrée dans le creux de la main comme l’univers. Le 28, gueulé sur les femmes en général pour ne pas perdre mon identité ; nul ne m’entend. Au sein de ces austères paysages, pénétrant jusqu’au cœur de ce frémissement de soi, j’expectore encore mes ferments de vieille haine – de vieux carnets d’années comme un criminel « que faisiez-vous le 3 octobre 93 » quatre-vingt douze, les faits et gestes vous confondent chouriné le tant la mère X à tlle heure ouvrir en tremblant les carnets d’antan.

    Fébrilement.

    Se souvenir est une grande victoire ; jamais je ne me rappelle ces incidents du métier Cocasseries Blessures d’amour-propre vengeances – jamais le moindre traître souvenir.

    Mais le vivant nous revient

    Écoute. Le seul Jugement Dernier sera celui que je décréterai sur mon lit de mort. Moi. Dépouille. Pour peu qu’il lui reste de conscience, que dira-t-il ce Moi que je ne connais pas – j’entends tout cela qui gronde tout au long des kilomètres mots et moteur entre les quatre roues de mon bunker roulant où sous mon palais déferlaient le rire et les doutes soldats je suis content de vous J’ai beaucoup fait rire les enfants ; qu’il me soit beaucoup pardonné. Trajet d’aller, puis de retour, flux et reflux, lyrisme et lassitude, langueurs incessamment redécouvertes, elles m’attendent, hospitalières.

     

    XXXX

     

    Figurez-vous à présent que le temps s’accélère et que parvenu à la fin de ma vie je sois un vieillard buvant le dernier verre de rouge, avant sa mort prochaine et freinant des deux pieds.

    La vie, le temps, auraient fixé près de lui des voisins qu’on tolère, des étrangers naturalisés, deux grands enfants de 20 et 18 ans garçon et fille, on les appellerait Medeiro. Ils habiterait juste devant chez moi le vieux, dans une échoppe aquitaine, entre mon couple et la rue Georges III. Pour accéder jusqu’à nous, il faudrait contourner la maison étrangère par un de ces passages latéraux qu’on appelle « servitude ». La cour intérieure de ciment gris serait à ces gens-là, sur la gauche une plate-bande à bordure, à droite un buisson de glycines.

    Les deux enfants des Medeiro, nous les avons vu grandir. Ils sont propres et bien tenus, la cuisine propre et bien tenue et toutes les pièces aussi. Un salon et la télé. Je sais tout cela parce que c’est à nous, les âgés, de prendre soin de leur maison pendant leurs vacances à Sétubal, d’ouvrir les fenêtres, de les refermer.

    Leur belle-mère vit avec eux. Quand elle s’ennuie, elle plante sa chaise devant nos fenêtres à nous, dans le petit jardin de séparation, et bavarde avec nous, l’été, pour nous distraire, car nous avons besoin de distraction. Cette baveuse de 50 ans n’a rien à dire de particulier. Voici maintenant nos déplacements : de l’autre côté de la rue, face aux étrangers naturalisés, vivent les Ducul. La vieille Marie-Antoinette porte une sonde à pisse sur le mollet. Toujours collée chez elle, toujours à geindre, maison très propre et très rangée. Le vieux Ducul est passé l’autre jour tout droit dans son cercueil, la Marie-Antoinette suivait toute pâle en pleurant, on aurait dit un fromage. Le voisin suivant s’appelle Ber, un vrai jeune de quarante ans, de l’autre côté des glycines. Tantôt barbu tantôt sans barbe, comme s’il avait quelque chose à cacher, vigile, baissant les yeux sur son jardin, réparateur au noir de citadines sous son vieux garage en planches (pour sortir il prend sa Kawasaki et son casque Brembo, Branne aller-retour, anonyme et furtif. Quand il fait beau il scie des planches et pose des tuiles, avec des amis qui sifflent, je l’ai appelé Castillon, ses parents sont peut-être morts dans un seul accident de la route.

    Il est resté là, sans chien, malgré les souvenirs.

     

    *

     

    « Ma femme et moi ».Drôle d’expression.

    Nous sortons dans la rue qui mène au jardin, pour voir notre lapin.

    À propos de chien, les troisièmes voisins se sont débarrassés du leur : aboiements de jour, de nuit, ils sont huit, dix, douze, des Arabes, des Noirs qui retapent tout, qu’est-ce qu’ils ont tous à bricoler à maçonner comme ça, tous à chanter, à gueuler avec le transistor à même le sol, dans les pièces vides ça fait caisse de résonance. Ils ont acheté la baraque à droite, qui ne vaut pas un clou, des pièces humides avec des recoins à ne pas pouvoir tourner, ils ont retapé, rajouté de la charpente et que je te tape et que je te racle, pour nous, vieillards intellos, c’est dur. Ils font la teuf en fin de semaine, rien que des jeunes ah ben ouaiaiaiais, oh pis mais, enculé du cul jusqu’à trois quatre heures du matin, même plus un langage, des gueulantes, des onomatopées, on ne les revoit plus, tout flambé en noubas au lieu d’acheter du ciment, je ne vis pas avec des gens qui ne savent pas combien ils sont ni d’où ils viennent.

    C’est bien fini l’auto-stop. Le camion d’artisan, les marchés les petits matins. Portugais Français Arbis Blackos y a pas écrit chef-d’œuvre en frontispice, y a pas Balzac là sur ma gueule.

    Mon passé j’en ai pas eu. J’ai exercé des tas de métiers lyriques, j’ai sauve la mise à des tas de marginaux, franchement je préfère ma vie en bout de course, abolissez la littérature.

    Notre rue, c’est rue de la Jeunesse, comme café du Progrès, rue de la Providence, passage de la Vertu. Au bout de la rue notre lapin nous attend dans sa cage à fond de jardin. Derrière son grillage, tantôt ma femme et moi tantôt tout seuls, nous avons vécu ici ou là tout au long de la rue de la Jeunesse comme des perles qui glissent sur un fil, tout le quartier s’est transformé.

    C’est une rue mal foutue, des maisons sans alignement, tout bâti à la va-vite avec des poteaux « 1937 », les trottoirs tantôt larges tantôt plus rien, nous étions au 6 puis au 50, c’était chez nous, on voit dans le sol des butoirs de portails, maintenant au 4 avenue Victoria.

    Je me méfie des jeunes, de tout ce qui vient au-dessous de 40 ans, ça ne respecte plus rien ça brûle tout, un mètre cube de documents même pas légués à la Communauté Urbaine, tous nos papiers en tchèque en polonais ils ont tout brûlé dans la maison d’avant.

    Depuis la Libération je ne vous mens pas, il ne s’est rien passé. Les Boches dévalaient la rue en mitraillant, les Résistants volaient du saucisson à l’étalage, ça valait le coup de faire la guerre : chewing-gum et boogie. Maintenant deux vieux qui marchent à pas courbés, les proprios sont jeunes, ils ont racheté la maison des Portugais, qui sont partis comme des auto-stoppeurs, pas d’intrigues amoureuses, pas de flingue juste la vie, une infinité de choses à dire avant la mort, la blessure qui suppure et bave.

    Dans le cimetière j’ai vu un gros caveau comme dans mes rêves, couvert d’ex-voto, une Maman Gitane, avec dédicaces lyriques, cinq ans la concession – disparue, la tombe.

    Je voudrais vous parler aussi des chemins humides où je posais mon cul en tenant mon

    jambon, introduis Dieu dans ta vie et moque-toi du reste. C’étaient des sentiers d’herbes où je me trempais les pieds, des champs où il n’y avait rien à voir. Des sentiers comme des lombrics, un seul aller-retour par manque de temps, j’étais effroyablement jeune, j’essuyais mes souliers à l’herbe, les lèvres grasses de jambon.

    Mon père, dans ses herbes, j’oubliais où il m’emmenait, une battue de paroles, je parle sans cesse en marchant, je comprends à l’instant même à qui je m’adresse, parfois des paysans me guettent et m’attendent, narquois, au détour d’une haie, le râteau sur l’épaule, n’ayant rien perdu de mes paroles – des chemins mal tracés aux longues flaques en ornières, je sautais de motte en motte imprimant mes semelles dans les taches de gros carburant forestier.

    *

    Une femme. Route de Branne quatrième. Elle disait d’une part qu’on osait (quelle horreur ! ) - mains tremblantes sur le volant – laisser suivre à la jeunesse le drapeau français, afin de respecter le sacrifice des anciens ; d’autre part que des hommes d’âge mûr se contorsionnaient en boîte juste sous la fente anatomique des danseuses dans les tuyaux de verre « comme s’ils ne savaient pas ce que c’était qu’une femme »

    on ne sait jamais ce que c’est qu’une femme

    Un vieux s’est fabriqué sur la plage un abri en carton pour se branler sans bruit devant des cuisses ouvertes de nudistes. Elle s’en indigne également. Un homme l’a prise, elle, en auto-stop, l’a déviée de sa route dans une clairière pour lui proposer de faire l’amour. «Je lui ai représenté qu’il avait une femme, une famille. Je lui ai fait la morale » - qui punira enfin les bonnes femmes de leur morale ? - c’est ainsi que route de Branne, butte et château de Gurçon, j’avais si amèrement déploré la compagnie, féminine hélas – domaine autrefois du Marquis de Gurçon de Trans ami de Montaigne. Ce dernier relate en ses Essais comment il chevauchait par le val de Lidoire vers le nid d’aigle de ce serviteur de la France, « ayant perdu ses trois filz à la guerre ».

    Ils s’entretenaient de Gaston, de François ; d’héroïsme et d’absurdité, sous le beau ciel désert. Le soir venu, Michel de Montaigne reprenait la route, broyant ses calculs sur l’arçon aujourd’hui conservé à côté du fauteuil au château. Gurçon est à présent ceint de barbelés, branlant sur sa butte sapée par les garennes, avec ses pierres tombées où l’on s’assoit pour lire ; ce jour-là c’était la lettre de Flaubert à Louise, où il refuse à tout jamais l’Académie Française (dans la cour d’un autre fort j’avais non loin de là déclamé Nicomède, tandis que jouait à mes pieds, avec toute la dignité de son âge, ma fille de trois ans) – quel metteur en scène voudra monter pour les enfants Nicomède de Corneille ?

    En vérité je vous le dis, même route de Branne, mes seules rencontres sont des livres, qu’il n’est pas besoin de courtiser des mois pour obtenir une entrevue. J’ai fait rabâche toujours à l’antenne la Célébrité d’inoubliables rencontres par pur hasard après maintes flatteries et manœuvres d’approche, après maintes trahisons d’amitiés ridicules, impuissantes et simplettes, et ces rencontres parfaitement fortuites comme il se doigt m’ont transformé la vie. Pour ma part j’ai sans doute raté ma vie, mais je n’ai jamais trahi personne pour plus influent que moi… « Rencontrer » les gens ? quelle drôle d’idée...

    Encore moins « des femmes », grand Dieu ! - qui plus est, condescendant, du haut de leur revêche connerie, à se mettre au lit ? ah fi donc, pouah ! monsieur le baron ! que faite-vous donc ? - la même chose que vous, Madame… - où notre cher Lacarrière si bien nommé a-t-il donc été chercher cela ? en Grèce qui plus est, où les femmes étaient toujours à portée de flingue ?

    Nos expériences à nous sont d’un tout autre ordre. Assurément, j’ai bel et bien passé ma vie dite active au sein si je puis dire des jeunes filles, triturées,taraudées, ravagées par la branlette la plus frénétique – de loin les plus sincères de toutes les créatures féminines. Avec les putes. Qui se branlent aussi, d’ailleurs – en fait je me demande, de plus en plus, si cette fameuse route, de fausse évasion, ne serait pas cette voie non lactée où défileraient à jamais, figées dans leurs rondes, les images platoniciennes de toutes ces filles ou femmes – et je me détendais, descendu de ma selle, au rebord d’un fossé, les yeux baissés sur ce triangle d’herbes qui se trouve toujours entre les jambes quand on s’incline…

    Voici un chœur lointain qui se fait entendre. Ce sont des jeunes filles qui marchent au pas. Rapide allure amenant promptement sous mes yeux un contingent rythmé de mollets et de fortes chaussettes – or passant devant moi, adulte, le nez profondément baissé, les Défilantes atténuèrent leur chant cadencé jusqu’au murmure, jusqu’à susurration, et moi, moi qui baissais les yeux, le nez au niveau des sexes, je constatai que j’effrayais autant, plus même s’il était possible, avec mon annihilation, que j’étais moi-même épouvanté.

    Elles baissaient la tête, les fières Spartiates, si bien que tombées au sol, les bilabiales de « papa », les nasales de « maman » (son grand vit papa, son grand vit maman, son grand vi-icaire le suit) se muaient en fricatives indistinctes de type hindi, le [bh] de Bharat ou de Bhiwani. Si j’avais gueulé « Salut les gerses ! » ou « On part àl’assaut ? » (à la cosaque) elles m’auraient lancé des bobards de merde et je ne pouvais plus supporter le chaste-regard-sportif-égalitaire ; à peine évanoui le dernier mollet toutes les randonneuses se sont remises à hurler de plus belle en marquant le pas, avec tous les indices du plus profond soulagement.

    Telles sont mes rencontres, mes exploits de la route de Branne…

    Une autre année. Ailleurs. Je consomme à l’écart, dans un grand bistrot, très frais. Des clients à béret, 1 genre patois soixantaine. Sur la place les deux chameaux pelés d’un cirque. Soudain trois autocars, pleins à ras bords d’un immense piaulement de poulailler en flammes, c’est-à-dire très exactement l’irruption de 153 pucelles surexcitées de 14 ans tout rond. Dans le reflet de vitre devant moi je vois converger vers le bar trois fois cinquante-et-une branleuses affublées de l’audace des rattes en troupe, sans retenue ni crainte du moindre mâle que ce soit, enfin décapées de toute cette répugnante réserve de vierge s’imaginant dissimuler aux puceaux de base un nombre incalculable de halètements de branlettes.

    Et là je comprends la légende des Bacchantes toutes bourrées. Elles se sont installées derrière moi, merci le reflet ! - et j’ai résisté, résisté de toutes mes forces à l’horrible, à l’humiliante envie de me retourner, pitoyable Orphée polygame, m’interdisant violemment de hasarder ne fût-ce que le coin d’un simple battement de paupière, obsédé par le sort misérable du chantre du Rhodope déchiqueté par les Ménades, adeptes furieuses et ivres du dieu Bacchus ; la propre génitrice d’Orphée menant le cortège méconnut son fils et le déchira avec toutes les autres pour se venger de sa bite molle. Orphée en effet, par regret d’Eurydice, avait « inventé » la pédérastie, estimant ne plus devoir aimer aucune autre femme.

    Les vieux Occitans par contre, sans gêne ni malice, béret sur le front, se rincèrent l’œil avec de tendres sourires , ; mais moi, sentant se faufiler sur mes traits de véritables contractions d’assassin, j’écoutais de tous mes tympans, submergé, englouti sous ce flot de sirènes acides, jouissant de la pleine conscience terrorisée de ceci : j’aurais exhibé un tel masque de désir panique et de folie qu’ii s’en fût suivi, je n’en doutai pas un instant, une de ces dégradantes huées collectives qui m ‘eussent jamais poussé à la plus vile des jouissances.

    J’avais déjà vécu cela, le jour lointain où m’exerçant avec d’autres, saut en hauteur, lancer du poids, j’avais vu surgir le vaste pépiement d’une nuée de fillettes âges de huit à onze ans. Pris subitement d’intérêt pour la chose sportive, j’avais alors exhibé une agitation fébrile, criant, moulinant, sautant les barres à pieds joints.

    Ce ne fut que longtemps, longtemps après, lorsque je me fus abondamment couvert de fange, que l’un de mes condisciples, je n’ose dire camarade, car nous nous méprisions réciproquement, me lâcha du bout des lèvres on n’entendait plus que toi ; on était tous écœurés. Je hais, je hais profondément le genre humain. Engluez-vous dans la situation la plus ignoble, ravalez-vous, coulez comme la plus lamentable épave humaine – quand vous n’auriez plus sur vous la moindre parcelle de propre, enseveli au plus profond dela plus abjecte souillure – alors, alors seulement, d’immondes spécimens de l’infecte race humaine se permettent, s’autorisent la plus inimaginable et la plus répugnante audace de venir vous souffler sous le nez : « ...ce que t’avais l’air CON... »

     

    C’est très précisément pour CETTE raison que je voue à l’humanité le comble de mon exécration – depuis que mon meilleur ami – un fou n’en a pas d’autre sorte – s’était empressé de répandre mes plus intimes convictions aux quatre coins de l’établissement. Jamais plus depuis je ne me suis retourné sur un groupe de filles, ni même sur une seule femme » - écoute, et apprends mon courage de cet autre importun exemple : assis près de mon épouse sur un bord de trottoir, je pique-nique en bon époux. Nous sommes l’un et l’autre recrus de fatigue, et maussades ; à ce moment, très précisément, sous notre nez, une portière d’autocar nous lâche un troupeau de jeunes filles en short, collectives et joyeuses. Elles s’installent plus haut que nous, sur la place – je ne lève pas un œil. Ma bobonne, bien rouge, bien lasse, bien irascible, ne me rend pas bien fier de moi.

    Hélas, bobonne a soif, les bouteilles sont désespérément vides, et la fontaine se dresse plus haut sur la place, juste à côté du groupe de filles qui font un boucan du tonnerre – pas de problème : c’est au tour de l’homme de chercher à boire.

    Seuls ceux qui ont connu Arielle à son apogée, lorsqu’elle n’était enceinte que de quatre mois, en cet instant poignant où le corps n’a pas encore amorcé son irrémédiable déformation, comprendront la douleur intercostale qui me transperça le cœur ; ce jour-là, j’ai marché au supplice à la fontaine sans le moindre regard pour toutes les pucelles du monde.

    Bien droit, sans la moindre fausse note ; revenant bouteilles pleines, les yeux baissés, portant quoique vieux la chevelure des Temps Nouveaux, où le mâle aura disparu – j’ai oublié un miaoû bien gras – j’aurais dû saluer peut-être, rendre hommage – inconcevable en effet qu’un homme fait longeât une telle quantité, une telle qualité de jeunes filles, tout affublé d’une épouse aussi acariâtre qu’on voulût, sans esquisser un geste, sans adresser le moindre sourire, la moindre œillade à qui que ce fût. Et sij’ai pu passer pour quoi que ce soit, ç’a été pour un mari soumis. Légion sont les exemples de ces fascinantes, terrifiantes foules féminines auxquelles j’ai repensé, sur la route de Branne.

    Foules de filles… En ces temps reculés où l’horrible vertu au visage de mère – je divague – dispensait l’éducation par sexes séparés, je m’étais arrêté au seuil du Lycée de Filles de L. Air con, treize ans, vue basse, galerie donnant sur la cour à l’heure de la récréation, quelle terreur n’ai-je pas éprouvée à voir se bousculer en mon honneur des rangs entiers et rigolards en alignement de profils de cul emboîtés comme cuillers en boîte - là, devant elle, quel étrange phénomène, quelle erreur de la nature – un garçon…

    Elles se sont foutues de moi très exactement comme un troupeau de garçons se fût foutu des filles, mais – comment peut-on savoir de telles choses à treize ans ?… Pendant le cours de grec, supprimé chez les garçons – je me suis bien gardé d’adresser le moindre mot à mes voisines, bien plus avancées, qui me considéraient avec une hauteur dédaigneuse. Dix ans plus tard, mon épouse me révéla que c’était « une attitude de défense », et qu’elles étaient aussi embarrassées que moi.

    Donc, en toute logique, la prochaine fois que j’éprouve de l’embarras, je ne devrai pas hésiter à roter, péter, pour bien dissimuler mon extrême timidité. Sûr que cela détendra, et que les autres, surtout les filles, enfin les femmes, comprendront parfaitement mes honorables motivations.

    Remontons le temps.

    Des amis de mes parents m’interdirent, à cinq ans, de regarder la toilette de leur petite fille, « parce que c’était une fille ». Mes parents les blâmèrent en leur absence, mais ce fut moi qui proposai de ne pas regarder ma cousine lorsque ma mère fit sa toilette sur la table de la cuisine. Faisant mine de me plonger dans un livre (substitut, déjà ! de l’érotisme), je m’étais placé de façon à scruter l’anatomie interdite par l’intermédiaire d’un miroir mural judicieusement disposé.

    Est-il besoin de préciser que ladite cousine utilisait le même subterfuge. En ces temps-là ces inquiétants symptômes n’étaient considérés que comme des enfentillages. De nos jours, nous serions traînés devant un psychiatre, voire devant les tribunaux). L’essentiel cependant consista en un jeu que nous avions inventés tous les deux : il fallait se cacher derrière une porte entrouverte, pour jouer tantôt uen foule qui se moquait, tantôt le curieux ou la curieuse débusqué(e), dans l’instant de sa découverte. Plus tard, je m’endormis sur des visions de compissage : une succession de filles venait m’uriner à l’intérieur des veines de mes bras, préalablement lacérés et tailladés.

    Plus tard, au Lycée de Garçons cette fois, je n’eus de cesse que je ne fusse persécuté. Je me construisis donc un comportement étrange, et ce furent les garçons, cette fois, qui me firent jouir : ils me pourchassèrent jusqu’à me coincer de l’extérieur dans une de ces immondes cabanes à chier à demi-porte en bois. Ce fut de là que j’entendis, sous la pluie battante, crier, hurler, beugler, sur les quatre côtés de galeries bondées d’une foule compacte, une foule masculine et stupide qui en avait après moi comme un troupeau de lords après un renard. L’un des persécuteurs se détacha jusqu’à venir heurter si violemment, sous des trombes d’eau, la porte vermoulue que jamais je ne revis plus, ni ne reverrai jamais, pareille tronche de férocité, de bestiale haine.

    Il m’aurait tué.

    Je compris alors que la haine, tout comme l’amour, ne s’embarrasse d’aucune raison. Cherchons. Encore un instant, monsieur le Bourreau. Plus tard. Parcourons. Sur l’un de ces itinéraires concédés par la Préfecture aux manifestations – je me plais en effet à chercher au sein d’une immense bête l’ambiguë protection d’un sein ou d’une vague qui m’avale, puis à la remonter à contre-courant avec toute la nonchalance requise, quand je me retrouve au sein de toute une faune.

    Boîte de Coke d’une main sandwich de l’autre, jem e fais aborder par un mielleux grand escogriffe qui m’a repéré à mon air con, et qui me persuade par boniment de pouffe de lui filer la moitié de mon jambon-beurre, et ma canette si sa gonzesse ne lui avait pas fait honte. À peine tiré de cette galère de tante c’est un autre congénital qui me hurle en pleine tête on va tous vous casser la gueule je fais répéter on va tous – pourquoi ? Je lui demande – et mon con me balbutie ben je sais pas et se casse précipitamment.

    Le taré qui venait me hurler dessus par dessus la porte des chiottes ne savait pas non plus pourquoi il voulait me tuer. Je suis ressorti passer ma gueule par l’ouverture et j’ai hurlé MORT AUX VACHES ! - un mugissement m’avait alors hué d’un bout à l’autre du périmètre de la cour sous les trombes d’eau – la sonnerie du Jugement Dernier dispersa dans l’ordre la meute jouissante, car la foule reste essentiellement lâche.

    Mais quel petit morveux de 13 ans peut bien savoir de tout cela.

    Et de quelle basse revanche le même, à l’âge paraît-il adulte, ne se repaît-il pas lorsqu’il peut à son tout humilier le plus faible : virage d’un merdeux à mobylette à 20kmh dans le gravier, cassage de gueule et je lui tends la main : «pas fait mal ? » il répond « Ta gueule » alors j’ai joui

    Ou encore – roulant à mon tour au-dessus d’une cour j’aperçois une fille de treize balais qui fait la ronde avec des petits, j’envoie de ma selle un beau sourire sympa pour avoir conservé l’enfance – mais c’est pris pour mépris et la fille baisse les bras d’un seul coup vexée comme une poule qui pète et même si la danse a repris, plus jamais après moi elle n’aura dansé.

    Ainsi la route de Branne fait-elle affleurers nos souffrances, infliges ou reçues : de ce pauvre G. D. que je fis monter sur l’estrade comme au pilori, le désignant d’un doigt tremblant de fou, pour m’avoir adressé quelques vagues quolibets, à cet autre garçon qui m’entortilla dans une courroie de store (je hoquetais de rire) - était-ce un comportement normal de prof ? « La seule présence de l’élève F. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu - « Comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon établissement ? - mon petit martyr a vite trouvé un bien meilleur collège – ces fameuses « scolarités brisées » par « un prof-qui-peut-pas-me-blairer, à d’autres !

    Telle est la route de Branne, débordant de partout le projet primitif : chaque site rappelant son souvenir - « Le Moine » du Mounan où nous avons fait halte, toute une troupe de joyeux cyclistes élèves et profs mêlés. j’ai photographié deux petites élèves qui m’ont gratifié d’un récital de moches grimaces ; au château de Montaigne, que la guide prononçait obstination Monthéééégne, je me suis fait recadrer sur la noblesse du maître des lieux, légalement acquise par l’arrière-grand-père dudit – et PAAAF claqua un con de collègue. Vexer, ou être vexé, to upset, or to be upset, that is the question,

    c’est tout un art, savez-vous…

    Un jour j’avais suivi ce grand connard en babillant à grands moulinets de bras Ça ne l’intéresse pas je me suis pétrifié sur place, épouvanté – tandis que cet abruti, avec la perspicacité d’un couvercle à poubelle, détalait à grandes enjambées en opérant une débile équivalence entre clown et pédé. Il s’était vengé croyait-il, au château de Monthégne, comme le p rononçait la guenon du cru. J’avais confondu grand-père et arrière-grand-père du grand homme. ET TOC me retoqua-t-il. Pauvre con.

    Combien de fois ne se méprend-on pas à des grimaces ? Que deviennent sous les soupçons ceux qui ne veulent que montrer, démontrer leur sincérité? C’est alors que le plus franc devient faux, que le plus innocent bascule vers le ridicule. Le leur. Comment sait-on tout cela dans ses vingt et trente ans ? Les Candides sont longs à grandir. Ils n’ont pas le comportement dit normal. Ils ont des réflexes faciaux mais passe encore à s’y tromper, ô citoyens tout venant. Nous mêmes y succombons, pardonnons-le…

    Ce manque de clairvoyance envers autrui. Se peut-il que nous soyons tous aussi cons ? Que, je je je, moi moi moi, sois incapable de concevoir une différence entre les êtres, et me figure le seul existant, soit,mais pourquoi les autres pensent-ils de même ?

    Attention, attention.

    J’introduis ici un nouveau personnage. Il s’appellera Manuel Jeanloup. Il aura perdu sa mère à quatorze ans, l’âge auquel n ne se remet de rien. Il sera scandalisé que je je je le colle ICI. Malgré les déformations. Malgré les détournements. Et mes calomnies. Certains éléments resteront si précis. Il ne pourra pas ne pas se reconnaître, et tous croiront que c’est moi, moi qui dis vrai. MJ grave sur cuivre. Un graveur sur la Route de Branne. Il habitera au cœur de l’Entre-Deux-Mers. Nous lui feront subir chaque mois une grosse injection de Produits Équillibrants commençant par un x. Il est devenu fou suite à la tumeur cérébrale, celle-là dont sa Mère est morte. Il s’était mis à boire avec elle à la santé de la mort, dont elle savait parfaitement la date – une infirmière, pensez… à la cuisine on roulait sur les canettes.

    Elle fut baptisée par les Mormons même. Son fils Manuel envisagea de l’enlever de nuit de la clinique où son corps reposait dans la glace. « J’ai voulu » dira-t-il « consacrer des fortunes entières à la cryogénie » mais il n’avait pas le sou. Il pria le Golem. Il me taxera d’affabulation, menacera mon existence. Il aura massacré à coups de hache un piano droit que j’aurai confié à la Communauté, aux temps où les nouveaux prophètes refaisaient le monde. En attendant que le monde fût refait, nous accédions (pronom mystérieux) aux bâtiments par un embranchement de la Route de Branne juste après le château de Tizac.

    Sur les ruines du donjon j’ai déclamé Nicomède.

    Et nous parvenions (suive qui peut) à la demeure de Cécile, sept ans, cherche petites amies. Nous avions lu cela, suivi les indications, Arielle et moi, et le piano sur la plate-forme, calamiteusement ligoté de toute part. Sur le côté du bâtiment, longée la lisière d’un hallier (à vos dictionnaires), nous parvenions à ce tombeau, de plein air. Les esprits du tombeau venaient planer sur nous à nuit tombée, au-dessus des Enfants dont nous modelions l’âme, Jeanloup Manuel et moi, plus Arielle et tant d’autres humains de passage.

    En contrebas s’étendaient d’autres maisons, fermes imprécises et plus neuves, où l’on battait les enfants « Ils sont fous les voisins ! Ils battent leurs enfants ! » disait l’un des nôtres, qui plus tard fût violé par son père et ne parla plus. Mieux vaut battu que violé. Si si, croyez-moi. Là-haut chez Manuel qui n’était pas le père, la vétusté refusait le chauffage et le tout à l’égout, souvienstoi mon ange nous allions chier dans les bois, le rouleau à la main, éparpillant nos résidus tout autour du tombeau dans un redoutable rayon.

    Outre Manuel le Graveur logeaient céans le Musicien Louchon (basse) et Marie Herri Batasuna en cavale, Benoît massacreur de saxo sur le toit, Satia initiatrice de garçons de 13 ans dans la grange – quelle chance pour eux tiens, si j’avais profité d’une fille de 20 ans pour me tâter les couilles à 13, je n’aurais pas eu besoin de me branler avec le fils du fermier.

    Saviez-vous que les garçons réagissent différemment des filles ?

    Que ce qui démolit les unes les fortifie, eux ?

    Ça alors ! Ah ben ça, alors !

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    trou,fût,tromblon