LE TERRIBLE SECRET DE DOMINIQUE PAZIOLS
À Saint-Rupt vit un fou. Carabine en main. Dominique PAZIOLS tue sa mère, son frère et ses sœurs.Coffré à vie, il étudie Kant et Marivaux. Évadé, il gagne une ville comme B*** , port de mer où chacun combat pour sa vie, où les maisons tombent sous les tirs d’obus, où l’on se tue de rue à rue. Dans cette ville de MOTCHÉ (Moyen Orient) – Georges ou Sayidi Jourji, fils de prince-président, cherche tout seul dans son palais six ou sept hommes chargés de négocier la paix. À ce moment des coups retentissent contre sa porte, une voix crie Ne laisse plus tuer ton peuple, on détale au coin d’une rue, le coin de rue s’écroule.
Ainsi commence l’histoire, Jourji heurte à son tour chez son père (porte en face) Kréüz ! Kréüz ! ouvre-moi ! et le vieux père claque son vole sur le mur en criant « Je descends ! prends garde à toi ! » Les obus tombent « Où veux-tu donc aller mon fils ? - Droit devant – Il est interdit de vourir en ligne droite ! » Ils courent. Lorsque Troie fut incendiée, le Prince Énée chargea sur son épaule non sa femme mais son père, Anchise ; son épouse Créuse périt dans les flammes – erepta Creusa /Substitit. Georges saisit son père sur son dos ; bravant la peur il le transporta d’entre les murs flambants de sa maison.
Ce fut ainsi l’un portant l’autre qu’ils entrèrent à l’Hôpital. « Mon père » dit le fils « reprenons le combat politique. Sous le napalm, ressuscitons les gens de bien. Il est temps qu’à la fin tu voies de quoi je suis capable ». Hélas pensait-il voici que j‘abandonne mon Palais, ses lambris, ses plafonds antisismiques, l’impluvium antique avec ses poissons. Plus mes trois cousines que je doigtais à l’improviste. Les soldats de l’An Mil se sont emparés du palais ou ne tarderont plus à le faire et ceux du Feu nous ont encerclés même les dépendances ne sont pas à l’abri puis il se dit si mon père est sous ma dépendance IL montrera sa naïveté de vieillard -
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Georges avait aussi son propre fils.Coincé entre deux générations.
Le fils de Georges sème le trouble au quartier de la Jabékaa. Il s’obstine à manier le bazooka. « Va retrouver ton fils ! - Mon père, je ne l’ai jamais vu ! ...J’ai abandonné sa mère, une ouvrière, indigne du Palais – cueilleuse d’olives – Père, est-ce toi qui a déclenché cette guerre ?… s’il est vrai que mon propre fils massacre les civils, je le tuerai de mes mains. À l’arme blanche. »
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Les bombes ne tombent pas à toute heure. Certains quartiers demeurent tranquilles pendant des mois. Leurs habitants peuvent s’enfuir ; la frontière nord, en particulier, reste miraculeusement calme. Gagner le pays de Bastir ! ...Le port de Tâf, cerné de roses ! ...pas plus de trente kilomètres… Georges quitte son vieux père. Voici ce qu’il pense : « Au pays de Motché, je ne peux plus haranguer la foule : tous ne pensent qu’à se battre. En temps voulu, je dirai au peuple : voici mon fils unique, je l’ai désarmé ; je vous le livre. » Il pense que son père, Kréüz, sur son lit, présente une tête de dogue : avec de gros yeux larmoyants. Puis, à mi-voix : « Si mon père était valide, je glisserais comme une anguille entre les chefs de factions; je déjouerais tous les pièges. « Avant même de sortir du Palais, Kréüz s’essuyait les pieds, pour ne rien emporter au dehors ». Le Palais s’étend tout en longueur. Des pièces en enfilade, chacune possédant trois portes : deux pour les chambres contiguës, la troisième sur le long couloir qui les dessert toutes. Chacune a deux fenêtres, deux yeus étroits juste sous le plafond. Georges évite les femmes : il prend le corridor, coupé lui aussi de portes à intervalles réguliers, afin de rompre la perspective. Au bout de cette galerie s’ouvre une salle d’accueil, très claire, puis tout reprend vers le nord-ouest, à angle droit : le Palais affecte la forme d’un grand L. Le saillant ainsi formé défend la construction contre les fantassins – grâce à Dieu, nulle faction n’est assez riche pour se procurer des avions ; cependant chaque terrasse comporte une coupole pivotante. « Dans les tribus sableuses d’alentour, nous sommes considérés avec méfiance : attaquer le Palais, s’y réfugier ? ...nous n’avons rien à piller - personne ne découvrira les cryptes – et mon père, Kréüz, a fait évacuer presque toutes les femmes…
3Je reviendrai, ajoute Georges, quand l’eau courante sera purgée de tout son sable... » - ou bien : « ...quand les brèches seront colmatées. »
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À Motché, attaques et contre-attaques se succèdent sans répit. Il faudrait réimprimer un plan de ville par jour. Georges peine à retrouver son propre fils : « Ma mission prend une tournure confuse ; Kréüz m’a dit tu n’as rien à perdre – je ne suis pas de cet avis. » Georges consulte les Tables de Symboles : cheval, chien, croix ; la Baleine, le quatre, le cinq ; le Chandelier, le cercle et le serpent. Il me faut un cheval, pense Georges, pour porter les nouvelles et proclamer les victoires. Pour fuir. Pour libérer. Fuir et libérer". Georges lance les dés : "Voici les parties de mon corps qu'il me faut sacrifier : la Tête, Moulay Slimane, Gouverneur du pays, assiégé dans son palais ("Ksar es Soukh" dont le nôtre est la fidèle réplique ; pourtant cet homme ne règne que sur quatre (4) rues) ; le Bras : Kaleb Yahcine, qui tient l'Est (le désarmer, ou l'utiliser à son insu) ; la Main, qui désigne ou donne : El Ahrid.
"Le Sexe ou Jeanne la Chrétienne, enclavée de Baroud à Julieh ; elle ne rendra pas les armes si je ne la séduis. Le Coeur battra pour Hécirah, forte de son peuple opprimé : chacun de ses héros se coud un coeur sur ses guenilles. Tous portent le treillis, et souffrent de la faim (position : le Sud) ; l'Oeil est celui d'Ishmoun, c'est à lui qu'il en faut référer ; quand à ma Langue enfin, puisse-t-elle peler de tant d'éloquence".
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Je suis ressorti du Palais déserté.J'ai rencontré une femme qui montait de la ville, trois hommes dans son dos lui coupant la retraite. Elle s'appelle Abinaya, belle et rebelle, sous son voile rouge. "Quelles sont tes intentions ?" me dit-elle. "Ne libère pas ces chiens". Je garde le silence. Croit-elle que j'agisse de mon propre chef ? "Pour descendre en ville sans risquer ta vie - fais le détour par Achrati, au large du Moullin d'Haut - ettu parviendras au dos du cimetière ; là est le centre, Allah te garde". Je n'ai rien à foutre d'Allah, je ne reverrai plus cette femme, Abinaya est la clef ; quand je l'aurai rournée, je ne m'en souviendrai plus.
Elle examine mon plan de ville : "Trop vieux. Ce sentier a été goudronné. Ce bâtiment : démoli, telle avenue percée. Ce sens unique inversé, ce nom de rue modifié. Les Intègres occupent le Centre, en étoile. Ici le dépôt de munition ; contre le fleuve une base Chirès et trois sous-marins. Prends garde couvre-feu des Anglais. Sous les arcades ici chaque jour distribution de vivres et de cartouches. Evite les ponts. Repère les points tant et tant - depuis combien de temps n'es-tu plus sorti du Palais ?" J'ai mis mon père en sûreté. Je ne sais plus par où commencer.
Elle effleure ma joue de ses lèvres - je sais ce qu'il en est des femmes - je ne bouge pas - l'un de ses hommes (de ses gardiens ?) n'a rien perdu de nos paroles - de son treillis il tire un jeu de trots. Il me propose une partie - "je n'accorde pas de revanche" dit-il. La partie s'engage en plein air, sur une pierre. Abinaya fait trois plis. Les autres gardes s'amusent, sans lâcher leurs armes. Fou, Papesse et Mort. "La papesse" dit l'homme "détient tous les secrets ; ton père renaîtra. Qui peut entrer vivant dans la ville, ajoute-t-il, et en ressortir inchangé ?" La partie est terminée. Nous nous levons, descendant ou redescendant le sentier rocailleux vers Motché.
Mon partenaire au jeu déroule son voile de tête : il semble détraqué, agite sa Kalachnikov et rejette les pans de son hadouk. Je le reconnais : nous étions ensemble à Damas, à la section psychiatrique de Sri Hamri, "le Rouge" ; ce dernier avait em^prunté aux Occidentaux (qui le tenaient d'Égypte) le concept de "soignés-soignants". Qui était fou ? qui ne l’était pas ? c’était indiscernable.
Moi, je l’étais. Qui peut dire au jour de sa mort « Mes mains sont pures » ? « Dans les Trois Pavillons de Damas » me ditil « on mélange tous les hommes, fous et sains d’esprit, comme autrefois. » Il rit en agitant son arme : les fous entendaient des voix, chantaient des litanies, expulsaient le Chéïtann (SATAN !) qui rejaillissait, inoffensif, sur toute l’assistance. J’ai dit : « Zoubeïd, je n’étais pas un infirmier sérieux. La famille de mon père m’avait placé d’office, parce que je tirais sur les chèvres. Et jamais je n’ai cru au Chéïtan, même quand je bêlais comme les bêtes. Chacun de nous est fou, et n’est pas fou. Sage... » - Abinaya, qui descend le sentier devant nous, se retourne. La voie devient une ravine aux cailloux instables. Les premières maisons nous dominent comme une muraille, dont les fenêtres sont autant de meurtrières. L’odeur des égouts sort du sol. Un garde voilé, plus bas que nous sur la pente, porte à son oreille un récepteur noir dont il déploie l’antenne :
« À Vauxrupt dans les Vosges, sans motif politique, un Français, Dominique Paziols, a tué au fusil de chasse quatorze personnes du même village. Il a commencé par son père, le blessant deux fois au cou, sans pouvoir l’abattre... » - Le salaud ! » Je crie le salaud par réflexe. Le garde voilé se retourne en riant, d’abord, parce que sans y prendre garde il a branché le haut-parleur, ce qui aurait pu provoquer une catastrophe, ensuite parce qu’il ne comprend pas comment une telle information a pu s’égarer sur son canal. « Les Vosges », « Vauxrupt », ces noms ne représentent rien « ...puis il a descendu sa sœur, des vieux, des femmes et des enfants. Cet homme est un chien ».
Message privé. Jamais un présentateur ne s’exprime ainsi.
Un homme d’ici a reçu d’autre part un message, capté par radio, et nous l’aura retransmis, à sa sauce. Pour montrer qu’ailleurs aussi, très loin, on tue, « sans motif politique ». Pour justifier tous les assassinats d’ici, au nom de sa propre milice. Le haut-parleur grésille et s’éteint, nous descendons vers la ville entre deux rangées continues de bâtisses bistres, de plus en plus hautes sur les berges. Ceux qui m’escortent n’ont plus de réaction ; pour moi, fils de Kréüz, ce fait-divers d’au-delà des mers est un signe.
MOTCHÉ
Passé le ravin nous sommes entrés dans MOTCHÉ, hérissée de chevaux de frise, barrée de dérisoires chicanes en tôle ondulée. Mais pour celui qui traverse la rue, les balles sont de vraies balles. Notre file reste sur le côté droit, puis le radio soulève d’une main dans un recoin de mur le rideau de perles d’un vieux café à pavements bleus. La radio diffuse ici une interminable complainte de Fawz-al-Mourâqi. Nous nous asseyons autour d’un cube de pierre blanche. Des tasses en forme de dés à jouer sont posées devant nous. Le café brûle. Zoubeïd, le fou de Damas, mâchent une chique d’aram avec des bruits de bouche qui claquent. D’autres clients sont dissimulés dans des renfoncements, derrière des rideaux d’alcôves.
Le Fou s’affirme pleinement satisfait de mes révélations. Ils sont montés à ma rencontre, dit-il, le jour où ils savaient me trouver. Je réponds que j’ai découvert les micros planqués dans le Palais. Il fait un geste « sans grand intérêt », avale son café. Depuis que nous sommes à l’abri, son agitation a cessé. Abinaya soudain s’adresse à moi : Ton fils te cherche, pour te tuer. Je lui réponds qu’il ne me connaît pas. « Ni toi non plus » dit-elle. « Tu es enjeu del utte, malgré toi. Et lui, ton fils, trouvera fatalement des indices ; il sait déjà que tu as quitté le Palais – à sa recherche. Aussi prends garde ». Des têtes passent par les rideaux, se renfoncent. Zoubeïd m’affirme qu’il m’aurait tué lui-même, lui le Fou, si je n’étais pas descendu en ville : « Les balles dans les rues ne te cherchent pas. La rue est plus sûre que moi ». ...Qu’il m’atteigne donc, ce fils… Zoubeïd raconte qu’après mon départ, ils ont tué un infirmier, à Damas : « On a serré la cordelette - sarir ! » - couic - « ...les Yahoud ont bombardé l’hôpitazl de Sri Hamri – piqué ! largué ! - où seras-tu en sûreté ? » Je connais mon fou. Il tourne autour d’une mauvaise nouvelle. Ce café maure baigne dans le calme. Les rideaux des alcôves se balancent. « Ton fils te cherche, Ben Jourji. Il sait que tu es descendu. Il te descendra pour se faire un prénom. Il ne se cache jamais deux fois au même endroit. Moi Zoubeï je connais ses cachettes, l’une après l’autre. Une bête laisse toujours sa trace. Il n’est pas véritablement de ton sang : tu ne l’as ni reconnu, ni élevé ».
Abinaya manifeste son impatience. Elle demande à ses gardes de se revoiler, de ressortir, de laisser seul « Sidi Georges, Neveu du Président ». Je renouvelle ma consommation. Zoubeïd me quitte à son tour. Il laisse sur la table le Pape, Quatrième Arcane : Allez, et enseignez toutes les nations. Toutes les nations se battent dans ma ville – pourquoi cet imbécile de Paziols s’est-il borné à ceux de sa nation ? La sœur et le beau-frère, le jour de leurs noces, assassinés à St-Rupt en France. Il a raté le père. C’était un petit village, au pied des Vosges.
Pourquoi ce fait divers a-t-il marqué notre correspondant en France au point de lui consacrer, ici à l’autre bout de la Méditerranée, toute la deuxième page ? ...un triangle d’herbe formait la place, ornée d’un petit cèdre… qui n’a pas son fusil en Xaintrailles ? Le père passait, il l’a visé au cou, l’homme blessé a couru chez les Geoffroy, et Dominque le Chrétien riait en rechargeant son arme. Tout le village l’a vu. Je lis l’article in extenso. Évasion, filière moyen-orientale, chiqueur de libanais ? Le voici revenu parmi nous. Quelque part. Bonne planque. Je passe la nuit au-dessus du café, dans une chambre blanche. La guerre frappe à l’autre extrémité de la ville.
Je m’endors bercé par les fusillades lointaines. Le lendemain, je fais sortir mon père de son refuge, Hôpital Rafik. Devant nous, vers l’ouest et vers la mer, descend la ville en cercles concentriques. Nous suivons la pente, degré par degré. À notre passage les portes se ferment, à même les murs. Des femmes voilées rappellent leur enfant. Des pierres bondissent entre nos pieds. « Ils m’ont reconnu » dit Kréüz. Nous parvenons sur une place triangulaire, formant palier, dominant la ville où fument au loin les détonations ; plutôt un terrain vague, où grouille une foule en haillons ; c’est un rassemblement du peuple, harangué par quelque agitateur perché sur une pierre.
Les guenilleux l’écoutent avec passion, les têtes approuvent, les bras se raidissent. Des vociférations, des discours annexes et forcenés parvenus des angles de la place, approuvent et renforcentl’orateur qui poursuit, poings serrés, en langue achrafieh. La foule gronde avec volupté. Cinquante mètres nous séparent de cet infernal attroupement. Près de nous, vêtu de bleu, Zoubeïd est venu s’accroupir : « Je savais où te trouver ». La foule s’agite et se tourne vers nous : « Ils ont reconnu ton père en toi. Je ne donne pas cher de ta peau ». Tous ramassent des pierres. « Fuyez ». Il nous pousse vers des rues à couvert, où les haillonneux, versatiles, renoncent à nous poursuivre. « Qui était-ce ? » Zoubeïd nous donne un nom. « Que veut-il ? - Soulever le peuple.N’importe quel peuple.N’oublie pas la couleur de ta peau, ton éducation d’Occident. La coupe de ta veste ». Il nous demande de ralentir près du marchand de dattes. « Achetez-en quelques brins. Restez calmes ». Je demande à Zoubeïd , qui revêt soudain une grande importance, d’où viendra l’attaque de mon fils.
A-t-il des armes ? Des partisans ? « N’en doute pas » répond-il. J’ignore qui me concilier, les rivalités, les alliances et leurs renversemernts. « Marchez à présent. Descendez toujours. Tu apprendras seul. Frappez ici ». La porte indique le n° 80. Une main brune et sèche nous tire dans une cour. Nous rinçons à la fontaine nos doigts poisseux de dattes. « C’est le début des Temps » dit Zoubeïd. « Je te donnerai ce qui convient;et à ton père, Kréüz, aussi ». À mi-voix : « Pourquoi traînes-tu ce vieux sac du passé ? » Plus haut : « Dans quinze ans si tu survis inch’Allah – tu seras le premier d’une longue descendance, qui cueillera les dattes fraîches. Tu apprendras à ton peuple ses trois langues maternelles. De toi naîtront des livres et des chansons ».
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...J’ai engendré un fanatique. J’ai observé de mon abri par la fenêtre (une meurtrière matelassée de sacs de sable) ces jeunes gens, de son âge, dont les opinions simples se défendent à coups de fusils. Se résumant souvent à leur utilisation. La Caserne Jaune leur sert de cible. Le second jour encore, ils se battent (je les observe) et incendient la Bibliothèque Aleth ben Adli. Les livres ont brûlé trois jours mais j’ignorais encore que mon fils en fût l’instigateur. Dans la cour qui m’abrite, logé, nourri, j’ai tout le temps de lire. Un magazine périmé relate sous mes yeux ce fait divers de St-Rupt dans les Vosges, si loin d’ici : Dominique Paziols dans sa folie disent-ils a massacré quinze personnes : sa mère et sa sœur, son beau-frère le jour de leurs noces – plus – inexorable rumination – douze personnes – une goutte de sang – comparé à ce qui se tue ici chaque jour.
Je me demande combien de meurtres civils bénéficient du statut militaire. Paziols a 31 ans, et cet homme, cet évadé, je l’ai recruté pour mon compte. Je dois à mon père, tout impotent, d’avoir lancé les coups de téléphone décisifs. Il sait ce qui s’est passé, là-bas, en France. Mon père est toujours quelqu’un. Ses services fonctionnent encore admirablement. Je lui baise la main sosu sa perfusion. Il me dit : « Tu devras te méfierr de cet homme. De tous ceux de son âge et en deçà. Ton fils lui-même, Mechdi Abdesselam, pose des bombes et te recherche personnellement ». Mon père s’assoupit. L’infirmière engagée pour lui seul, dans un domicile que je tiens secret – remonte dans son dos les oreillers, me fait signe de partir : « Il dort». Mon abri n’est plus sûr. On m’aura suivi, à l’aller comme au retour. Zoubeïd a transporté séparément mon sac de voyage à l’Hôtel de Touled : un quartier calme, un portail à deux battants fermés par trois rangs de chaînes, un pa-ti-o garni de plantes vertes, un balcon intérieur en véranca – une vasque s’écoule derrière les fauteuils en rotin, quelques tirs murmurent vers le nord-ouest. À ce que dit l’hôtelier, Mechdi Abdesselem (ben Jourji ben Kréüz) prend pour cibles tous les signes de Culture et d’Autorité. Mon fils est devenu fou. Je ne m’en sens pas amoindri. La roquette heurte la vasque et pète.
Un certain Halis, client de l’hôtel, dit «L’Espagnol »,retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s’épaissit la poussière, Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues, les pots de fleurs pulvérisés. Les vitres au pied du mezzanino forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d’éclats de verre. La rampe en faux bois s’est éclatée, ses veines de ciment grosses comme comme des poignets, les marches toutes sautées. La vasque enfin forme entonnoir jusqu’au fond de la cave où saigne à gros bouillons la conduite d’eau. On m’évacue. Tout le tour de mes paupières me cuit d’incrustations de particules.
Lhôpital n’est pas un lieu sûr. Votre œil n’est pas atteint. - Mon fils va m’achever. - N’ôtez pas le bandeau. Écoutez sa lettre… - ...adressée à qui ? - L’enveloppe en blanc : « Article Premier « Mort aux pères », au pluriel ». À sa voix, l’infirmier sourit. « ...et le reste à l’avenant ? - Oui. - Ne lisez pas. - D’habitude il porte autour de la tête un foulard gris enroulé trois fois – ce son d’autres qui me l’ont dit, s’empresse-t-il d’ajouter. Un obus éclate dans la cour, les sirènes se déclenchent, il fait beau, panne des sirènes, silence - rien à craindre, tout au plus d’être achevé sur le lit à trois heures si la ronde est dans le coup. Pourquoi ces imbéciles m’ont-ils allongé. Mes larmes coulent difficilement.
Je passe sans bouger toute la nuit, tressaillant au moindre bruit intérieur. Je m’endors au matin bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Un frôlement de blouse m’éveille en sursaut : « Passez couloir B. Vous débouchez Impasse Bou Naliel. - OK, je fonce » - mes jambes sont intactes j’arrive pile où il faut puis Boulevard Descroges – désert. L’hôpital dans mon dos est touché de plein-fouet, les blocs s’enflamment, un avion s’éloigne en un soupir Viens avec nous ! - hommes, femmes,enfants au galop vaguement couverts par quatre ou cinq saadis parfaitement paniqués qui tirent au jugé par derrière. Un enfant tombe. Passé l’angle droit nous nous aplatissons, juste au-dessus de Check Point Chiram : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient Défendez nos enfants ! Un soldat se redresse, me montre du doigt Qui est cet homme ? Je montre mes bandages, il se tait.
Je soupçonne que les chicanes, de part et d’autre, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point se trouve en plein cimetière Abdesrafieh. L’homme quitte son poste sans être vu. Par un sentier bouffé de gravats il remonte vers nous Venez chez moi – pas toi dit-il à mon adresse. Abandonné soudain de tous il ne me reste plus qu’à dévorer des yeux les deux partis en contrebas qui continuent à se flinguer, accroupis, redressés, replaqués au sol. D’en haut j’aperçois de l’œil gauche un grand jeune qui vient par derrière en agitant un tissu blanc, son uniforme est beige inconnu, ne se dissimule pas, les armes se taisent. Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent à la fois, fusils rabaissés, dans une totale exténuation.
À ce moment un coup de feu perdu l’abat en plein cou. Tous s’enfuient en tous sens, je m’aplatis et contemple d’en haut ce corps à quatre mètres sous moi. Puis je me dresse, je marche au hasard. Je me répète la phrase Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions . Savoir si Kréüz a péri dans l’hôpital ou bien – s’ils l’ont évacué dans la cour, juste après l’explosion – un timbe d’ambulance à l’est, je ne reconnais plus les rues
ICI S’ÉLEVAIT LE WAZOUF ASARGAH
SIX ÉTAGES D’HÔTEL CIVIL
PASSANT RECUEILLE-TOI
je ne peux pas me recueillir – l’année dernière ou l’année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l’un sur l’autre en pâte feuilletée – nous voici au quatrième jour, une fumée s’élève au nord, j’espère, j’espère encore que ce n’est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que de n’est pas lui qui trouva la mort au cimetière d’Abdesrafieh.
Pas de sauveteur au voisinage de l’hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d’Abdesrafieh, dit un journal qu’un coup de vent me plaque sur le pied - « constitue le seul point de passage entre l’Est et l’Ouest » - j’ai passé la nuit sur le sol, dans des chicanes de camions.
Tout change d’une nuit sur l’autre. Faut-il souhaiter -stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d’un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s’appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime- je peux cette fois, redressé, descendre la Rampe aux Boules.Je me suis avancé dans l’allée déserte – tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) – les yeux des fuyards ne sont pas loin, ils n’ont jamais vu un homme s’incliner, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L’arme dressée, ils m’observent en s’abritant, de biais – le cimetière s’étend sur ma droite, j’ai devant moi le ressaut de terrain où je m’étais plaqué, je ne fouille pas le corps, je repars en serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d’Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que PAZIOLS, très loin en France, devait lui aussi tuer pour s’évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peut très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l’école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d’y mettre le feu – après cela nul ne tuait de trois jours entiers – on vidait son chargeur sur les murs. Je ne pouvais trouver pourtant PAZIOLS si absurde, je le voyais (justement) comme une grande muraille sans fissure. Ici, quand le canon tonne du sud, les gens s’assemblent, stores fermés, sur le trottoir, discutent paisiblement, je me suis couché près des ruines, laissé aller, soucieux de préserver mon corps, qui battait battait follement contre le sol.
Je m’abandonne à contempler la terre, bras le long du tronc, devenant poussière, en vérité j’ai rampé dans le sable, imaginant des tirs rasants contre ma nuque, puis je dépouille un cadavre de son arme : il faut passer inaperçu. On trouve de tout. J’ai rejoint l’Hôtel Touled qui n’a plus qu’une chambre, j’ai faim, j’ai soif, et dans la cour le rebord de la vasque, brisé, s’est fiché vertical dans le sol. Un chien sort d’un trou de terre, fin visage de chien, comme un bijou, immensément choyé – tandis qu’un garçon, une pierre à la main crie sur la bête (l’accent de la Békaa) « Reviens ! Reviens ! » - puis s’adressant à moi : « Tu peux le promener Monsieur ». J’appelle le chien « Robott ».
Je tâte dans ma poche : trois dirhams. Ça fait trois merguez au kiosque pour le chien et moi. Une race précieuse, des oreilles en houpettes,les yeux dorés – mon arme et mon chien. Qui promène son chien dans Motché ? ...Paisible journée de tension. Les Trois Présidents précédents ont tenu trois semaines. À l’hôpital, ou dans ses ruines ? mon père va mieux. Je le retrouve au sous-sol, conscient, confiant : « J’ai un peu honte de ne pas souffrir ; juste hypoglycémie. » Il me demande où j’en suis de ma mission. Franchement !… « Mon fils n’est pas mon fils », je lui dis ça comme ça, le chien aboie en fourrant son museau dans le soupirail.
Mon père dit que les cimetières sont devenus enjeux stratégiques : d’une part, chaque section s’imagine avoir converti les morts ; de l’autre, ces grands espaces vides permettent de relier deux quartiers jointifs. Kréüz s’intéresse aux luttes, je dirais tombe après tombe, aux positions de tir entre les stèles, je mime leurs reptations. « Interdire l’accès aux cimetières, c’est déjà quelque chose, à supposer qu’on ne puisse y pénétrer soi-même. Prends ton chien et longe les murs, demandent les chefs. » Quand je ressors, des cons sur les trottoirs tirent sur tout ce qui ressemble à une croix ou un croissant rouge ; je pense que le devoir d’un négociateur, d’un pacificateur digne de ce nom – est de préserver sa propre existence.
Je suis sans compagnon de lutte. Le seul mot « compagnon » me hérisse. Je ne franchirai pas les grilles d’une ambassade. Puis tout se calme, comme un enfant, comme une mer. Il me vient à l‘esprit – de qui est-ce ? - des embruns de plomb. Où vais-je dormir ? ...celui qui change d’adresse sans cesse, un jour il tombe ; celui qui reste sur place, un jour il tombe…
Le chien Robert : un garde du corps ? toujours dans les ruines, toujours se faufilant.
PAZIOLS a tué ses ennemis privés. Rien de plus. Son père, sa sœur – les siens, son village. Il se faisait aimer des bêtes. Son chien Hamster léchait le sang des hommes. Je suppose. Jamais il n’aurait tiré sur son chien ; le seul témoin des meurtres est celui que les juges n’auraient pu entendre. Derrière des sacs de sable, des soldats jouent aux cartes. De temps en temps l’un monte au créneau, tire un coup et revient ou se fait descendre. Je me suis guidé sur les barricades pour faire le tour du quartier. Impossible de sortir de l’enclave. Qui osera l’assaut ?
J’offre des cigarettes, voici mes soldats ; s’ils me reconnaissent, ils ne le montrent pas. J’achète des fruits près du cimetière. Peut-être mon fils se tient-il hors de la ville, cherchant des renforts – des munitions – si j’accomplissais à mon tour un Grand massacre privé, je ne serais jamais poursuivi. À Damas, chez Sri Hamri « Le Rouge », il ne reste plus qu’un seul parti : les Annexionnistes. Tous pour annexer Motché. Une patrouille de miliciens me croise, au pas, sans me regarder – quel camp ? pourquoi ne tirez-vous pas ? J’ai renoncé à toute ’unification du Pays. À l’Hôtel de Touled om je me réfugie, un inconnu, très jeune, m’apprend les connaissances indispensables à ma survie : « Il n’y a plus qu’un seul chemin d’ici à ton Palais ».
Le jeune homme s’appelle Saïz Essalah. Il remplace le chien qui s’est fait dégoter. Je ne savais qu’en faire. Mon ami humain s’assoit sur le lit de fer, un genou plié. Ce qu’il me dit me plaît . Au nom de quoi dit-il certains possèdent toute la terre ? Ce sont les idées de mon père, propriétaire de toute la Berkaya d’un seul tenant. Je demande à Saïz : « Qu’en ferais tu ? » Partout où je me terrerais, sera l’Œil du cyclone. Il:me demande : « Qui gagne et qui perd ? Je veux l’humanité entière en équilibre en haut de la Roue de fortune. » De même les rabbins, certains rabbins, vont disant : « Le Messie est le Monde tout entier ». Je dis « Tu parles comme un Juif ». Je pense que le monde retient son souffle en attendant que je meure.
Une bombe tombe. D’instinct nous plongeons sous un couvre-pied. Saïz me souffle tes phalanges attaquent – les Chrétiens – la peur nous a souillés, je me dégage vers le lavabo ; un projectile me pète le tuyau, l’eau me crache un jet de limaille. Essalah rejette le couvre-pied. Une lumière sans éclat s’est mise à trembler au-dessus de la glace : le générateur s’est déclenché. « Pourquoi nos chefs confisquent-ils les biens, pourquoi restent-ils chefs, notre parti secrète ses tyrans, et nous périssons sous les bombes, c’est toi qui avais le plus peur, Sidi Jourji. Si j’étais chef, il n’y en aurait plus ; je dirais aux hommes de veiller sur nous, et sur eux. Sans nous donner d’ordre ».
Je le regarde avec attention. Il reste sans ciller, bras ouverts, assis sur le bord du lit. La conviction dans les yeux. Dix-sept ans. Avant guerre, ma vie était tout autre. Neveu du Président. Je ne jouais pas au pacha. Mes études interrompues par l’assassinat de l’oncle ; sous toutes ces bombes : je suis devenu inactif. Pourquoi donc, à présent, pourquoi pas, mourir pour des idées ? « Essalah, pourquoi choisis-tu ton camp ? Celui-ci, plutôt que celui-là ? - Je livrais, me dit-il, des bouteilles de lait, à bicyclette.Mon frère s’est fait arracher les mains dans l’explosion d’une bouteille de gaz. Et crever les yeux. J’ai tiré dans le tas. Quel âge as-tu ? » Je le lui dis. Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres, les chrétiens, ne sommes pas de véritables croyants. Il ajoute aussitôt que chez lui, la vraie foi s’est enfuie, qu’elle ne reviendra jamais. « Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il éclate de rire. Je prie à part moi : « Seigneur, donne-lui la force qui dure ». Saïz Essalah, 17 ans, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville ; c’est donc que Saïz lit dans les journaux les mêmes choses que moi.
Il ajoute : « Ici, en ville, PAZIOLS voit des hommes, des vrais, se battre pour de vrai. Il a rattrapé la Foi – pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait comme autant de miracles : manifs, discours, grosses grèves. Bris de vitres. Chants de grillons, scansions de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l’Asile de Damas. Saïz Essalah, mon nouvel ami, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS lui aussi a goûté aux délices de l’internement, chez Sri Hamri, « le Rouge ». À Damas, parfaitement. En résumé Sidi Jourdji, les Yahouds luttaient pour s’agrandir. De Golan, tu tirais sur tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d’abord montés sur le Golan, ils ont bombardé Damas. Faux, Saïz, rien de plus faux.
Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont principalement les blessure, leur nombre, leurs emplacements. « PAZIOLS est resté quelque temps à Louqsoum, l’Asile. Quand tu pars de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au nord, à l’est l’Iraq. À chaque route son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas, lui dis-je, tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux, Sidi Jourdji. Tu le reconnaîtras. Ton fils, tu ne pourrais pas le reconnaître ». Je dois rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait sans regret à sa vie ordinaire ? Mon souvenir personnel est celui d’un fou, grand et fort, DOMINIQUE PAZIOLS, tirant sur ses propres parents et ses amis de toujours – combien cet homme me serait précieux…
On ne condamne plus les droits communs en temps de guerre ouverte. Ils surgissent tout armés, pour la justice de votre choix. Pour votre fils ou vous-même, selon le vent de la révolte. Quinze morts d’un côté, au pied des Vosges françaises ; quinze conférences d’autre part, pour la paix à Genève. « Que puis-je espérer de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui vous a soignés ? - Enfermés, Saïz, enfermés ». Je reconnais cependant, sans le dire, que c’est lui qui m’a le mieux soigné. « Il n’exerce plus, Sidi Jourdj. Il a ôté son turban, rasé son crâne. Il tient ici le quartier des Barzaki, c’est lui le chef des plus riches. Que peux-tu attendre des plus riches ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar » - chef de clinique, chef de guerre…
JE me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement, lequel provoque à l’intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte parfaitement insupportable » - il faudrait donc cette fois produire un message de paix ou d’alliance, dont je ne saurais jamais assez peser les termes. Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres se fêlent. Un gros carré tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirènes et surexcitation, panique. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes levés. Saïz Essalah s’époussette à même le carrelage. Le tintamarre des ambulances, de l’autre côté du mur, est devenu assourdissant. Penché par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières suspendues à la corde à linge. Dans le pati-haut résonnent les indications vociférées des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop », dit Essalah, qui se relève ; « ils se gênent. Êtes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c’est un grand métier. Un beau et bon métier par les temps qui courent ».
À l’étage inférieur une porte claque de toutes ses forces contre le mur. Des cris -une rafale – Essalah pâlit. Des pas retentissants grimpent l’escalier. L’hôtelier hurle il n’y a personne ! - Ta gueule. - Personne n’a tiré ! c’est une voiture piégée ! (« pourquoi l’aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel », etc. - il heurte le mur de son corps et se tait. Encore un coup de feu chambre voisine. « N° 28 » murmure Essalah blanc comme l’acier. D’autres pas remontent au deuxième. Une civière tinte contre un angle comme un récipient vide. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s’est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j’ai ravalé une gorgée de vomissure. « Ton haleine est intolérable » chuchote Essalah.
Lorsque tout s’est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d’eau chaude intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse et d’un coup il se met à rire. « Sors te battre » ai-je dit. Et je lui promets de payer son arriéré de chambre : « Pour tes héritiers » Je n’ai pas d’héritiers répond-il. Je ne reçois pas d’ordres. Il me suffit que je reste dans ta chambre. Mes chefs sauront me trouver.
- ...Vous êtes vraiment discipliné. - Tous les partisans observent leur discipline. C’est pourquoi MOTCHÉ sombre dans le chaos. »
Nous descendons tous deux au rez-de-chausée ; Mon accompagnateur m’indique la porte d’arrière, et le nom de trois rues à suivre dans l’ordre, « coudées, mal gardées ; souviens-toi bien de l’ordre où je les ai dites. Il ajoute que si j’en réchappe je tomberai sur le fief de Sri Hamri dit Bou Akbar. Essalah ne m’a pas retenu en otage : nous savons estimer les personnes de peu de poids. Vexé, passé les rues coudées, je n’ai pu redresser la tête que Boulevard Galba :intact. Sur le trottoir on crie Poudre blanche ! Poudre blanche ! Seul endroit au monde où l’on vende l’héroïne à la criée. « Tu ne me reconnais pas ? » C’est un garde du corps d’Aninaya. Un camarade de Zoubeï : « De quel camp es-tu ? » «Pas de camp pour ma poudre. Abinaya est morte. Je circule.
- Tu as de l’humour. - Si tu me quittes, dit-il, tu risques ta vie. Ton père est abandonné au Khéryab. Hôpital Khéryab. Tu sors à l’instant d’un hôtel de passe pour hommes. Tu veux de a poudre ? Ce n’est pas de l’héro. Jamais je ne dealerais cette saloperie. C’est de la poudre de palme.
- Tu trouves des connards pour t’acheter ça ? ...même avec une carte de presse … - Surtout avec une carte de presse… - ...je me fais descendre… je dois rencontrer… consulter pas mal de monde… - Comment il dit ça sans rire le Roumi ! ..gratuit pour commencer… - M’emmerde pas. Tu m’accompagne chez Sri Hamri.Bou Akbar. - Je te rapproche, Sidi Jourji, juste te rapproche/ » Boulevard Galba désert. À cette heure-ci. Tout blanc, tout droit, tout poussiéreux. Avec le dealer fou je me plaque sous les encorbellements : deux rongeurs en quête de fente. Sous un projecteur, qui est le soleil. Ça cuit. « Là-bas » me dit Hadji en tendant le bras « on mange les chiens.Ici, chez Bou Akbar, tout le monde est riche ; les Arabes – les Européens s’entendent bien. Main dans la main ! moi je suis pour la poudre – plus aventurier qu’Essalah, plus riche aussi ». Au lieu de me présenter à Sri Hamri (dit « Bou Akbar ») j’entre avec Hadji dans un café frais, aux murs couverts d’azulejos.
Même dans les avenues les plus balayées de mitrailles, le café reste l’endroit le plus respecté. Nous avons bu lentement. Nous nous sommes cachés derrière le pilier central, plaqué lui aussi de carreaux de faïence. « Zoubeï m’a parlé de toi : Damas, ton asile d’aliénés, ta libération.
- Ce n’était pas une évasion, mais un exercice : nous apprenions « La Liberté ».
- Les fous font ce qu’il veulent ?
- Pas « fous » : déprimés. Les portes restaient ouvertes. Pas un n’osait sortir. Mais Zoubeï, et moi – nous n’étions plus des fous.
- « Déprimés », Sidi Jourji.
- Sri Hamri nous a dit : « Neutralisez les deux gardes.
- Vous n’étiez donc pas libres.
- Écoute, c’étaient des infirmiers. Des faux infirmiers. Peut-être faux. Hamri s’est enfermé dans son bureau pour ne rien entendre.
- Et ils sont morts, les deux gardes ?
- Oui. » J’ai regagné mon Palais à travers la frontière. J’ai volé une jeep et un uniforme. Interrogé pour savoir si j’avais tué le conducteur, j’ai répondu « Non ». Pfff, fait Hadji. Dérision, ou admiration ?
Il nous reste un fond de thé. De l’autre côté du rideau de perles, sur le boulevard, passent trois automitrailleuses. Je dis : « Nous sommes bien, ici ». Trois gros soldats couverts de sueur et de peur font irruption au bar et commandent trois Cola d’une voix de dingue. « Les Chrétiens ont pris la raclée du siècle » dit le premier. Il se tourne vers moi d’un air soupçonneux. « On a foutu le feu au cimetière, avec de l’essence » dit le deuxième. Les autres haussent les épaules. Tous boivent. Je remarque leur extrême jeunesse. On charrie l’incendiaire sur « les morts qui cuisent ». Le troisième me fixe avec hargne : « On a tiré près du Palais de Bou Akbar ; vous êtes journalistes ? » Je me retiens de répondre, Hadji baisse le nez dans son verre. Le premier soldat éclate de rire : « Je suis journaliste, dit-il. Mon nom est Hildesheimer. Je travaille pour la Suisse. Je parle arabe sans accent. » Il vient s’assoir à notre table et jette des photos devant moi. Les deux autres, de véritables militaires, jeunes et ventrus, restent debout au bar. Hadji les rejoint, rajustant son éventaire à poudre. Sur les photographies, les tombes flambent comme des bananes. « C’est toi qui a foutu le feu ? ...exprès ? » Je lui trouve une grosse bouille pâle ; de grosses narines, une amorce de double menton.
Il me propose de rendre visite à toutes les factions. « Je risque ma vie » ajoute-t-il. Et vous ? - Je suis venu rétablir la paix, et mon père. - Le président, c’était votre oncle. » Je réponds que mon père valait mieux que lui ; qu’il est dans le coma, au Khéryab. Je demande s’il me croit.
- Je m’en fous dit-il. Suivez-moi. » J’hésite, mais il m’affirme que Motché est bien moins dangereuse que Beyrouth. Au bar, la discussion se poursuit à mi-vois ; les vrais militaires et Hadji finissent par s’entendre : le pourvoyeur de munitions me fourre un papier dans la poche et se tire avec ses clients.
Resté seul avec le Suisse j’oriente la conversation vers la politique. Il me trace un plan sur la marge dentelée d’un vieux journal : ici les Combattants de l’An Mil, mouvement messianique ; là, des « Soldats-Sud » ou « Boutefeu » parce qu’ils ont cerné la Békayah - « qu’est-ce qui les a pris ? » - le Suisse balaye la table de la main avec impatience : « Tous les bars sont à double issue. Tu en as moins appris dans ton palais que nous autres à Zurich ». Il veut m’entraîner vers Aux Ambassades, mais cet hôtel a servi de cible à des 305 de mortiers, pas plus tard qu’hier – se lève, paye au passage et me jette dans un side-car à l’arrière du bar.
Les pneus, à ras de sol, sont énormes.
Le pied d’embrayage se lève et s’abaisse.
Nous communiquons par phonie. Hildesheimer m’apprend que nous gagnons l’Itinéraire de Ceinture ; ce sont des ruines noires où l’on ne se bat plus. Au croisement d’Aw-oûq-Bahrad, les marchands de pastèques levaient leurs stores de tôles. La chaleur a diminué. Les petits-enfants se sont suspendus au rideaux de fer pour les débloquer. Ils n’ont pas accordé le moindre coup d’œil au side-car. Dans mon écouteur enfoncé jusqu’au tympan, Hildesheimer donne sur mon fils quelques indications : un faux baroudeur, surnommé « L’Iconoclaste ». Nous sommes arrivés, moto sur béquille, le motard poursuit : « Il hait toute espèce d’image. Non pas seulement les photos de cul (un visage sans voile est un cul, proverbe inventé par les femmes), mais tout ce qui peut témoigner. «
Il ôte son casque, étale sur le tan-sad un éventail de photos : rien que des kéfiehs. « C’est tout ce que nous avons. Impossible de voir son visage. Tout homme derrière un mouchoir à carreaux - est ton fils. - Mais il me cherche ! - Je crains que non. « Il me fixe, comme s’il cherchait à reconstituer mes traits derrière un voile. « j’ai quelqu’un à te présenter. » Nous prenons l’ascenseur de l’Hôtel, le dernier en bois d’acajou. « Notre source la plus fiable » me dit Hild (« abrège-moi »). C’est autre chose que le Touled : du tapis de haute laine, des portes en bois précieux, le lit de la 325 où nous entrons présente des panneaux d’anacardier.
Sur ce lit se tient assise, dans un amoncellement de châles et de couvertures légères, une femme obèse dont la chevelure en bandeaux se reflète, derrière elle, dans un miroir. Le Suisse laisse la porte retomber dans notre dos. Il me présente comme « le neveu du Président », « qui doit bien avoir ses intentions tout de même ». On sent dans son discours une certaine affectation, un désir de ne pas sembler intimidé. La femme nous jete un regard hautain, n’éprouve pas un grand attrait pour mes éventuelles aspirations. Elle n’a pas trente-cinq ans mais ne peut plus se soulever à partir de la taille, sous laquelle s’arrondissent des masses de graisse : le tissu noir et moiré accentue ce qu’il est censé dissimuler.
Sur ce gros cul se pique un bustier rouge comme l’intérieur d’un bec ; la poitrine est fière, les bras demi-nus, le visage bien dessiné, sans bajoues, les petits yeux perçants et noirs, la bouche minuscule et rouge vif. Ses mains de ménine reposent sur le rebord des hanches. Elle porte à présent le regard sur moi dans la plus parfaite insolence. Attar, c’est son nom, est juive, atteinte d’un cancer du médiastin qui contient le cœur, les grosses veines et artères, l’ésophage et le thymus. Les seins ne présentent aucune difformité. « Cette femme n’est pas vierge » me souffle Hildesheimer.
- Approchez » dit-elle enfin, « cessez de vous parler l’un contre l’autre. » Le Suisse jette alors sur le couvre-lit tropis boitiers de films tirés précédemment des fontes du side-car. Elle tend ses bras courts, garde près d’elle ses deux préférés, repousse le troisième en nos couvrant d’imprécations comme si nous étions depuis longtemps ses serviteurs, nous souhaite de perdre bras et jambes au nom de « nulle patrie », nous traite de nazicules et sonne sa bonne pour pisser. « Attar déteste les Syriens » me souffle Hildesheimer en se retirant à reculons. Il ajoute dans le vestibule qu’elle collectionne les pistolets, les décorations, les appliques en plomb et les photographies des dignitaires nationaux-socialistes. Je n’ai rien vu. « Ce n’est qu’une chambre d’hôtel ». Nous reprenons notre engin, lui dessus, moi dedans. Toujours ee micro sous la gueule dans mon petit cockpit. « Suis-je ridicule de rétablir la paix ? - « Quel rétablissement ? la guerre a redoublé depuis ton arrivée. » Je m’indigne. « Fils velléitaire de Kréüz ! » hurle-t-il dans l’écouteur. Tu te crois en promenade ? » J’exide qu’il s’arrête immédiatement.
Je m’extirpe de ma boîte au ras du sol, reprends l’équilibre au ras du trottoir, tandis qu’il s’éloigne le dos rond sous les tirs d’une batterie de roquettes qui finit par l’atteindre, et l’envoie bouler mort ou vivant sous un porche, fin de la rencontre. Un tir éclate à cinquante mètres sur ma droite ; je m’enfonce au pas de course rue Bab-el-Gouni. J’ai perdu le goût du rire : pas question de risquer ma vie pour un cadavre. Le seul risque est le tir direct, ensevelissant cinq ruelles sous les pierres. Encore hôtel. Adieu tourisme. Un bouge comme je les aime, bleu sombre, sentant la serpillière. « On paye d’avance ». Comment faire élire mon père ? À moins de me présenter moi-même ? ...Kréüz m’avait couvert de femmes. J’ai toujours comploté depuis mes seize ans. Les eunuques étaient mes complices. Ils ont disparu - un trou de plus entre les yeux. Ils ne me voyaient pas si « inconsistant », mais fin, retors, humoriste, obstiné, généreux… Avant de perdre ses moyens, Oncle Kréüz empêchait toute publication de mes portraits dans ses journaux. Ou caviardé par ses retoucheurs. Ou la tête d’un autre. Ou ces damiers gris. Encore aujourd’hui je suis méconnaissable. Sans allié. Au bureau d’accueil je me suis fait présenter une quantité de lunettes noires. Dans ma chambre je me suis allongé en fermant les yeux sous les verres fumés que j’ai choisis. Me voici redevenu simple particulier. Mon père n’a pas repris connaissance. Je hais la démocratie, qui me force à renoncer à mon père.
Si je me nommais, en pleine rue, ou au Check Point Achanti, les miens se lèveraient. Je m’y rends dès le lendemain, au QG de Sri Hamri. Incognito. Parmil es trous d’obus les différentes Factions installèrent des baraquements aussi proches que possible sans être contigus ; la convention tacite est de ne pas se mitrailler. Tous les contrôles déroulent leurs minuties dans un rayon de cent vingt mètres.Ici se négocient les certificats de traîtrise à coups de tampons. Il y a un restaurant qui fait son beurre. Pour s’emplir, avant le pas décisif. Quant aux Fugitifs, leurs remords creusent dans l’estomac un pli profond : la honte de laisser derrière soi sa ville mère en proie aux douleurs : trahir, ou porter secours ?
Ceux qui s’introduisent à MOTCHÉ ne ressortent pas. Une serveuse à cigarette m’apporte sur sa soucoupe une part de tarte chaude. Tous ceux que je croise depuis ma fuite passent sous mes yeux comme autant de barques sous le faisceau d’un phare. Il ne me reste plus que le trottoir de la tarte, ce que les enfants ne mangent pas. Le restaurant est cerné. Violation du statut de neutralité. Comme je suis seul consommateur – c’est donc moi que l’on recherche. Tout le monde se bat, tout le monde se fout de moi ? Peut-être plus. Irruptions d’hommes en armes. Sans frapper, déployés dos au mur autour de ma table.
Je n’entends que le bruit des corps et des tissus qui les couvrent. La serveuse, avec un flegme de bandes dessines, essuie au bar. Le grand homme au turban fantaisie, qui se détache et s’avance, n’est autre que Sri Hamri le Rouge, que je reconnais parfaitement. Il ne vient pas m’arrêter. Il me fait l’honneur de venir à ma rencontre. Il me présente : « Le seul recours du pays de Motché », « Fils deKréüz, homme de sens politique ». Si tous les partis posent les armes, il me reconnaîtra, lui, Bou Akbar, comme autorité légitime. J’acquiesce en niant de la tête : c’est un mouvement que l’on fait en Orient, un oui qui ressemble à non.
Ils repartent sans m’avoir enlevé. Je commande : «Un autre café ». Hamri m’a remis au monde. L’univers n’a pas d’au-delà. Si j’avais franchi les murs de Motché, ils m’auraient abattu comme un chien. La reconnaissance de Hamri, ancien médecin-chef de l’asile psychiatre de Damas, ne prend valeur qu’ici, à l’intérieur du chancre. Je me lève pour examiner sur le mur une carte : à vingt kilomètres infranchissables, le port de Hatifah. Qui le tient ? Dehors, je suis repris à l’épaule par Zoubeï, qui fut fou avec moi. Il multiplie les protestations de fidélité, jure qu’il me fera revoir mon fils avant qu’il me descende.
Tous autour de moi s’agitent en mes lieu et place. De quoi remercier Dieu. Soubeï m’accompagne d’une main ferme, serrée au-dessus du coude. Il me présente un guerrier de plus, aux cheveux raides et sales, qui m’adresse la parole avec un fort accent français – tout le monde ici prend un pseudo-accent arabe… Il a le front haut, un rictus, je reconnais la première page du journal du 15 : Dominique Paziols en personne. « Bon tireur ! quinze morts dont trois enfants ! Ton premier homme sûr ! » Le jeu consiste à ne pas le reconnaître. Zoubeï est vraiment fou. Si j’avais seulement quelque but infiniment noble à poursuivre -
- nous parvenons à une caserne. Les murs sont jaunes, l’immeuble déserté, cible parfaite pour canonniers désœuvrés. À peine installé sur une couverture militaire, à même le sol, j’apprends qu’un corps d’armée se mettrait à ma disposition, sans connaître ma cause, ni sa justesse. Voici Hadjan, le pourvoyeur de poudre. Il me salue militairement dans l’encadrement de la porte ; je me rassois sur ma couverture. « Tu peux vaincre » me dit Paziols. Je me dresse,car tous me dominent de leurs vastes statures. Je croyais pouvoir me reposer. Fasciné, je demande à Paziols s’il revoit « les fantômes de [s]es victimes ». « Je dors paisiblement » dit-il.
De son treillis il sort un petit tube vert qu’il baise en murmurant des formules chrétiennes. Ma première décision sera donc de libérer tous les droits communs, et de leur distribuer des armes. Bienheureux les doux, car ils seront méprisés. Et les violents ? « Ils n’obtiendront même pas la Grâce » - bienheureux les morts, car ils le resteront. Je tiens à présent mon Dixième de Ville. Mon père est dans le coma. Le cessez-le-feu devient interminable. Hadjan me remet un chien, me demande si je le reconnais. L’ancien s’est fait descendre. Pourquoi ne pas reconnaître celui-là. « Tu devrais le promener souvent ». Tout le monde promènerait son chien. Une ville en paix où les chiens se promènent. Tirant les dieux comme un drap sur leur tête. Je pisserai sous le regard de Dieu. Je me penche pour caresser le chien.
Une balle me manque. Comble de monotonie. Coups de feu de toute part, comme un aboiement isolé, de nuit, déclenche tous les chiens du quartier. Je fais tirer – le rideau. Le Forcené de Longrupt démêle pour moi le sens et la philosophie de cette guerre. Il me dit avoir laisse derrière lui en France tout un paquet de journaux. Dans sa chambre. Il suppose que les gendarmes les épluchent, ligne à ligne, ils se rendent utiles, dit Paziols avec un large sourire. Puis avec une méticulosité crispante, il démonte, graisse, remonte son percuteur. Je crève de honte. Il faut que j’oublie l’épaisseur de sa chair.
Qu’on ne démonte pas. L’épaisseur de ses joues. L’ombre, sous ses pommettes. Où avons-nous la tête, de ne pas dormir. Six jours plus tard, nous prenone le café, toujours dans la caserne. Des petits soldats bruns s’affairent de tous côtés. La cour en grouille, aucun tir ne parvient des montagnes qui nous dominent. Sri Hamri, jadis psychiatre-chef, nous rend visite. Il me promet le renfort de « tous les fous de Damas » » - « Excellent » dit Paziols. Je pense qu’on ne se battra jamais. J’envoie deux hommes chercher du pain et de la viande. L’homme au pain ne revient pas. C’est couru. « Ils sont insaisissables » dit Sri Hamri. La viande est gâchée par les plombs - « ils tirent avec n’importe quoi ! » Plus tard Paziols se couehe en travers de ma porte. Je rêve de mon fils qui me pourchasse.
De cette femme encore jeune,impotente, qui m’exhorte à prendre les armes : « Rien ne m’échappe » répète-t-elle.
X
Huitième journée. Le soleil tache mon lit de camp. Je me lève, je ne prie pas. Si je retrouvais la juive, tétraplégique sur son couvre-pied, Hôtel… Hôtel… J’appelle :
« Paziols !... »
Deux yeux terribles ensommeillés clignent à l’’entrebâillement de la porte. Il retourne s’assoir sur le lit, nous parlons de lui. « Je n’ai tué que pour me défendre ».
- Et les enfants, Dominique ?
- Je visais Dieu.
Facile. « Tu compliques tout, جورج - Sidi Jourji.
Je voudrais resserrer autour de moi comme un châle tous ceux qui se sont éloignés. Se sont effilochés. Depuis cette fameuse Caserne, mes partisans me semblent manquer de résolution. Est-il aisé, facile, de vivre, après avoir choisi son camp ? « Prends ton couteau et vient » dit Paziols.
Mon guide est un tueur d’enfants. Je me place en retrait de lui, derrière un long mur bas (6,50mx 0,80). Paziols provoque l’escarmouche. Qui s’étoffe, par échanges croissants. Nous sommes à l’abri de part et d’autre. Nous ne nous voyons pas. Je m’aperçois que nos adversaires , dans les moments de silence, imitent des cris de blessés. Paziols réplique au soleil par un hurlement atroce. Recharge, tire. Esquive au jugé : « À ton tour’. Mon cœur se hérisse contre les crimes de cet homme. Il me dit que, sans trop y croire, je devrais viser tel angle de fenêtre.
Le plein air ne me vaut rien. Raté. Je crois. Bientôt mon père sortira de clinique. De ma gauche un bombardement se rapproche. Au bout de la rue trois brancardiers traînent des morts en direction des caves. Face à nous c’est le repli. Toujours vivant ; je ne dois tout de même pas être le seul. Au-dessus de la fenêtre ouverte une ménagère secoue la salade. Le bombardement s’éloigne vers l’est. Je dois dominer ces nuées. Celle-ci crève sur l’Hôpital. j’espère que Kréüz est à l’abri. Ou ailleurs. A-t-il au moins œuvré pour le bonheur du peuple.
Paziols m’interrompt : « Attention, سيدي جورج Sayidi Jurj : tu as descendu plus d’Arabes que d’Européens ». Je réponds queje n’ai pas choisi. Bientôt je marcherai abasourdi dans les couloirs de ma caserne, dans ces réduits pisseux meublés de lits de camp. Paziols à côté de moi refusera de me confier une arme. Ce matin le magasinier s’est fait tuer en allant chercher le lait. Voici le neuvième jour. La guerre emprisonne. La promenoir est sur le front. Je cherche en vain partout un livre.
Paziols exagère. Il me traite pourtant avec humanité : je ne suis pas comme un otage enfermé sous la tente au milieu d’une pièce close. Comment peut-on se résigner. Comment peut-on ne pas se résigner. Les troubles qui suivent la libération proviennent-ils de cet écœurement d’eux-mêmes après tant de capitulations. D’aucuns se jetteraient sur les armes en hurlant. On ne les garderait pas vivants -ou bien ?
X
Soudain mon fils est devant moi. « Je suis ton fils » comme un plat dialogue. Et j’ai répondu « Prouve-le ». Puis juste après «Qui te l’a dit ? »
Son cou sans trace de balle mais mangé de barbe. Il montre en souriant ses dents très jaunes. Il me révèle avoir sauvé deux femmes du viol. « J’ai tiré en l’air ils se sont enfuis tout de suite. » Elles ont rajusté leur voile et m’ont permis de les raccompagner. Avant de passer leur porte l’une d’elles a écarté les pans de sa robe ; si je l’avais violée la ceinture aurait sauté.