Guerre, crime et légitime défense
Nous ne parlerons pas de la légitime défense. Nous ne parlons pas ici de la guerre. Ne pas oublier que Jaurès aimerait bien remonter aux causes profondes du crime, aussi ; il existe des criminels qui n'ont jamais versé une goutte de sang, mais qui ont poussé au suicide, ou à la crevaison par manque d'aliments, sur la terre entière.
Une petite émission ne règlera rien, et les arguments se multiplient à l'infini, on peut toujours en trouver sans fin, quelle que soit la cause, Montaigne nous l'a dit, en un temps, justement, de guerres de religions, où l'on s'assassinait aussi au nom de Dieu – et des intérêts politiques aussi, mais les exécutants, les bien-nommés, ne veulent pas entendre parler des causes premières, et les commanditaires ne sont pas les assassins proprement ou salement dits. A titre personnel, j'espère ne jamais être en état de légitime défense : parce que je suis tellement con que je me laisserais peut-être faire comme un vulgaire Jésus-Christ, et si je tue mon assaillant, je ne pourrais plus me regarder en face dans une glace.
Quelle idée aussi d'être si sensible, si tremblant au-dessus de la machine à écrire, si lavette, si lopette allons-y ça fera homophobe tant qu'on y est, les pédés se font exécuter par écroulement d'un mur de briques pour ne pas souiller le bourreau, bravo l'Iran, des noms, merde, des noms, je rappellerai seulement ce commandement : « Tu ne tueras pas ». Et je ne crois pas en Dieu. Qui dans la Bible aussi, parfaitement, dit parfois n'importe quoi. Il dit « Tu ne tueras pas ». Je m'en tiens là, avec ce mélange inextricable mais infiniment respectable de raisonnement, d'instinct, de sensibilité, de mystère, qui forme l'infiniment petite et l'infiniment grande personne humaine. Chaque personne humaine. Nous aurons parlé davantage du sujet du livre que du livre lui-même, de sa composition, facilitant la consultation et la disponibilité des informations, nous l'aurons disculpé de son apparente partialité, car il expose les deux thèses, y compris celle des abstentionnistes qui dans le doute, se décident, comme le prévoit la loi, en faveur de l'accusé. Partageons à l'antenne le si vilipendé, si conspué Robert Badinter, dont la victoire ne sera jamais totalement acquise, mais le reste, depuis ce discours du 17 septembre 1981 devant l'Assemblée Nationale Française, qui n'est pas le ramassis de canailles que certains voudraient nous le faire croire.
Il n'a toute sa vie cessé de combattre contre le crime. « Mais, ajoute-t-il, « ressentir, au profond de soi-même, le malheur et la douleur des victimes, mais lutter de toutes les manières pour que la violence et le crime reculent dans notre société, cette sensibilité et ce combat ne sauraient impliquer la nécessaire mise à mort du coupable. Que les parents et les proches de la victime souhaitent cette mort, par réaction naturelle de l'être humain blessé, je le comprends, je le conçois. Mais c'est une réaction humaine, naturelle. Or tout le progrès historique de la justice a été de dépasser la vengeance privée. Et comment la dépasser, sinon d'abord en refusant la loi du talion ?
« La vérité est que, au plus profond des motivations de l'attachement à la peine de mort, on trouve, inavouée le plus souvent, la tentation de l'élimination. Ce qui paraît impossible à beaucoup, c'est moins la vie du criminel emprisonné que la peur qu'il récidive un jour. Et ils pensent que la garantie, à cet égard, est que le criminel soit mis à mort par précaution.
« Ainsi, dans cette conception, la justice tuerait moins par vengeance que par prudence. Au-delà de la justice d'expiation, apparaît donc la justice d'élimination, derrière la balance, la guillotine. L'assassin doit mourir tout simplement parce que, ainsi, il ne récidivera pas. Et tout paraît si simple, et tout paraît si juste !
« Mais quand on accepte ou quand on prône la justice d'élimination, au nom de la justice, il faut bien savoir dans quelle voie on s'engage. Pour être acceptable, même pour ses partisans, la justice qui tue le criminel doit tuer en connaissance de cause. Notre justice, et c'est son honneur, ne tue pas les déments. Mais elle ne sait pas les identifier à coup sûr et c'est à l'expertise psychiatrique, la plus aléatoire, la plus incertaine de toutes, que, dans la réalité judiciaire, on va s'en remettre. Que le verdict psychiatrique soit favorable à l'assassin, et il sera épargné. La société aceptera l'assumer le risque qu'il représente sans que quiconque s'en indigne. Mais que le verdict psychiatrique lui soit défavorable, et il sera exécuté. Quand on accepte la justice d'élimination, il faut que les responsables politiques mesurent dans quelle logique de l'Histoire on s'inscrit […]
Il s'agit bien, en définitive, dans l'abolition, d'un choix fondamental, d'une certaine conception de l'homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par une double conviction : qu'il existe des hommes totalement coupables, c'est-à-dire des hommes totalement responsables de leurs actes, et qu'il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilitéau point de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.
À cet âge de ma vie, l'une et l'autre affirmations me paraissent également erronées. Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n'est point d'hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. Aussi prudente que soit la justice, aussi mesurés et angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, la justice demeure humaine, donc faillible. Et je ne parle pas seulement de l'erreur judiciaire absolue, quand, après une exécution, il se révèle, comme cela peut encore arriver, que le condamné à mort était innocent et qu'une société entière – c'est-à-dire nous tous – au nom de laquelle un verdict a été rendu, devient ainsi collectivement coupable, puisque sa justice rend possible l'injustice suprême. Je parle aussi de l'incertitude et de la contradiction des décisions rendues qui font que les mêmes accusés, condamnés à mort une première fois, dont la condamnation est cassée pour vice de forme, sont de nouveau jugés et, bien qu'ils s'agisse des mêmes faits, échappent, cette fois-ci, à la mort, comme si, en justice, la vie d'un homme se jouait au hasard d'une erreur de plume d'un greffier. Ou bien tels condamnés, pour des crimes moindres, seront exécutés, alors que d'autres, plus coupables, sauveront leur tête à la faveur de la passion de l'audience, du climat ou de l'emportement de tel ou tel.
« Cette sorte de loterie juciaire, quelle que soit la peine qu'on éprouve à prononcer ce mot quand il y va de la vie d'une femme ou d'un homme, est intolérable […] Pour ceux d'entre nous qui croient en Dieu, lui seul a le pouvoir de choisir l'heure de notre mort. Pour tous les abolitionnistes, il est impossible de reconnaître à la justice des hommes ce pouvoir de mort parce qu'ils savent qu'elle est faillible.
« Le choix qui s'offre à vos consciences est donc clair : ou notre société refuse une justice qui tue et accepte d'assumer, au nom de ses valeurs fondamentales – celles qui l'ont faite grande et respectée entre toute – la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux à la fois, et c'est le choix de l'abolition ; ou cette société croit, en dépit de l'expérience des siècles, faire disparaître le crime avec le criminel, et c'est l'élimination.
« Cette justice d'élimination, cette justice d'angoisse et de mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu'elle est pour nous l'anti-justice, parce qu'elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l'humanité.
[…]
J'en ai terminé. »