Mes adolescences, et le reste du monde
Le 29 septembre, accords franco-allemands sur la Sarre : en quoi consistaient-ils ? Mon professeur d'allemand, Herr St., sourd comme un pot, m'avait choisi un correspondant à Völklingen, au plus près de la frontière, parce qu'il savait, lui, que je m'y rendrais. Les autres écrivaient à des garçons de Berlin, au diable, jamais ils ne les visiteraient. Le mien s'appelait Franz, comme son père. Pour les distinguer, les parents disaient "Franzi". Les Sarrois avaient voté le retour de la Sarre en Allemagne par plus de 97% des voix.
Les autres n'étaient que des industriels intéressés, qui préféraient la rattacher à la France. Et le 1er octobre se créait l'Association des usagers du canal de Suez : les "usagers", comme maintenant pour le métro. Nous avions des droits, nous autres, sur ce peuple d'abrutis par la dictature : un barrage, un canal, ils voulaient tout, ma parole ! On n'allait tout de même pas tolérer l'accession de ces Arabes aux bienfaits de la technologie moderne ! Et notre pétrole, alors ? L'enfant se frottait au Lycée de Laon, faisait l'intéressant, provoquait la persécution de toute une cour de récréation, continuait à découvrir la cruauté collective envers les anormaux, les fous, les porteurs du béret de papa sans oublier les pantalons de golf et les prétentions littéraires. La "signature de l'accord soviéto-japonais de Moscou mettant fin à l'état de guerre entre les deux pays" passait totalement inaperçue. Il me semble bien que l'intervention de l'URSS avait précipité la capitulation du Japon : je me trompe ?
Et les enfants jouaient dans les cours, se traitaient de "bâtard dégénéré", de "nénufar de pissotière". Je me battais contre Fabre, qui me cassait la gueule couvert de boue ; mes camarades étaient déçu, car je l'avais bien dérouillé, juste avant. Mais les évènements se précipitaient : le 22 octobre, une "entrevue secrète franco-anglo-isréalienne" se tenait à Sèvres : nos diplomates bien habillés s'appelaient Christian Pineau, Selwyn Lloyd et Ben Gourion. De cela, au moins, on est sûr. Pour ce qui est des souvenirs d'enfance, ils ne sont guère exacts, chronologiquement parlant. C'était cette année-là, ou la suivante. J'apprenais comment se font les enfants : les parents "s'enculent solidement", me disait Dardenne, assez mal informé sur l'anatomie.
Moi, je ne voulais pas le croire : c'était trop dégueulasse. J'avais fait des choses avec ma cousine, mes parents (non : ma mère) m'avaient engueulé "comme du poisson pourri" avec des mines horrifiées, comme si j'avais chié sur une hostie, au moins – et j'apprenais qu'eux aussi... eux aussi... c'est normal, paraît-il, cette ignorance du monde extérieur chez un gamin, chez papa-maman "qui ne font pas de politique", nous ne devrions pas en faire une histoire, c'était monnaie courante, mais je m'étonne, je m'attendris, je me perplexifie... Je me demande encore, à tout propos, si je fais mal, si je fais bien... Vous aussi ? Le 23 octobre, la Jordanie adhérait à "l'alliance militaire égypto-syrienne", et je me souviens que ces deux derniers pays formèrent plus tard une "éphémère" "République arabe unie", "R.A.U." sur les cartes.
J'ignorais tout du monde arabe. Une amie de ma mère, Louise, avait épousé un métis Anglo-Arabe. Mes parents faisaient allusion aux "Monzamis", n'arrivaient pas à imiter l'accent de "là-bas", ni moi à trouver ça drôle. Je ne sais plus qui chantait "Les figues d'Algérie" – Henri Genès – et le refrain disait " âanakh - q'néq'né ânakh-anakh-q'néq'né", alors je rigolais comme un malade et je reprenais ça à mon tour. En 56, nous étions à cent lieues de nous douter que nous irions y vivre, chez les "Monzamis", à Tanger. Et les braves gens nous répétaient : "Vous allez vous faire tuer !" Le
26 avril, dans l'indifférence générale du calendrier qui figure le cycle solaire, se fondait à Vienne l'Agence internationale pour l'énergie atomique...
"Les Zamindars, aux Indes, se sont arrogé la propriété des terres de leurs circonscriptions ». Voilà de l'audace, et comme je la comprends. Comment imaginer que nous abandonnerions notre petite maison au profit du logement d'un quart monde présent à nos portes ? Inconcevable. Cette maison, nous l'avons reçue de nos parents. Sans eux, nous payerions encore un loyer exorbitant, nous-mêmes en butte aux vexations d'un propriétaire. Il faut comprendre ces vilains accapareurs. Les théories fumeuses du conservatisme conservent le patrimoine culturel, mais aussi foncier. La droite, c'est l'âme ; la gauche, c'est le corps. S'imaginer que la démocratie augmentera la culture, c'est ne rien comprendre à cet esprit de progrès : tout progrès vise à effacer les traces ; toute culture vivante s'enrichit, par la contestation, par les dépouilles de celles qui l'ont fondée.
La gauche, c'est la perpétuelle remise en cause, jusqu'à la toile blanc sur blanc, jusqu'au cri remplaçant le dialogue théâtral. Concilier l'excès d'innovation et l'excès de conservatisme est ce que nous aurions trouvé de mieux, ce qui n'est pas une révélation. Le Tiers Monde compte aussi un petit nombre de grands industriels : il nous a toujours semblé absurde, voire scandaleux, qu'il n'existe aucune usine de transformation du cacao en chocolat sur le continent qui en produit la matière première. Il est vrai que les régimes politiques assurent souvent leur transition dans le sanglant, mais on pourrait imaginer le contraire. Nous avons appris que les fameux accords dénoncés comme néocolonialistes permettent tout de même aux Etats africains signataires de recevoir une aide au développement – hélas trop souvent détournée : deuxième flèche contre la démocratie ? « Matarazzo au Brésil, Tata et Birla dans l'Union indienne ».