Tableaux d'Anne Jalevski
LA ROBE DE CHAMBRE 67 07 17 1
C’est celle de mon père. Du moins j’aime à le croire. En tissu éponge, verte, orange et rouge, en bandes verticales. Dedans, il y a moi. J’aime à le croire, bien que mon sept huitièm avant me prête un profil nasal de couteau, que je n’ai pas. Toute une période est là. « Époque » ne convient pas. Vingt-quatre à vingt-huit ans. L’atelier surchauffé où nous étions les rois du monde, comme l’œuf devant qui le monde se tiendrait, recevant les oracles. Et le moi lisant, sur ses genoux, le volume en touche bleue, sous le décolleté d’homme et la peau gris rose. Une ébauche au bord du jetage, que nous avons gardée pour la trace matérielle, la preuve. Que c’était vrai. L’estrade de tissu rouge. Le tibia, le pied, l’autre replié sous le cadre, et je posais en lisant, pour ne pas perdre de temps.
Absorbé, tête penchée, juste un trait de mâchoire, une esquisse d’oreille et le double tiret des yeux, nu sous la robe absorbante, prêtant l’image d’une éventuelle concentration car je ne le lisais guère en cet instant. Derrière moi les six carreaux d’un ciel bleu gris, un peu trop d’eau, ce vase sur un coin d’estrade, au ras du sol en surélévation la fausse perspective d’une assise de Kleiderbaum, ce mot que j’ai fondé pour désigner, plus tard, le porte-habits. Les traits sont appuyés, couleurs vives et contrastées, l’ensemble inachevé, mais l’épaisseur est forte, comme un pignochage, un alliage de méticulosité rageuse et d’esquisse indicatrices : fleurs incertaines de papier peint, cadre et moulure suggérées vers la gauche, vers le haut.
Nous pensions que c’était le sommet de nos vies, détachés du monde en notre nacelle comme une bulle montante, hypnotisés par les bouffées du gaz intermittent le long de la rampe bleue d’un radiateur défectueux.
LUDOVIC ROMNESTRAS
TABLEAUX D’ANNE À Cocteau 680107
Ce tableau appartient à la phrase Primordiale .
Il précède les Beaux-Arts et présente les imperfections de la passion.
Cocteau écrivit
« Je n’aime pas dormir », du regard qu’il portait sur un amant près de lui endormi. La silhouette du visage apparaît, émincé, indisticnte, spectrale. Un œil est vide à l’antique, l’autre expose un iris pensif à paupière capotée, le bas du visage aigu enveloppant le baiser qu’il retient. Au premier plan s’étale un demi-visage méduséen, aplati en perspective rasante. Le nez large remonte sur le front en étroit chanfrein de bas-relief primitif. Un œil bridé s’allonge étroitement fermé sur son sommeil. L’autre ne montre qu’une amorce latérale d’orbite. Le sourcil disparaît sous une lourde mèche orange qui monte en flamme oblique.
Un autre flamboiement du même roux communique à ce fragment de visage une auréole de combustion passionnelle (il en existe une troisième en descendant, plus indécise et mince reliant l’allongé au scrutateur. Le visage lui-même ou ce qu’on en dévoile est fait de ce plâtre gris que la flamme pourrait dissoudre si toutefois ces flamme brûlaient, mais le buisson ardent ne se consumait pas : le Méditant contemple les yeux mi-clos la terre promise du dormeur où lui manque l’accès. Entre les flamboiements pointe une corne bleue. Plus haut, et sur toute la droite au-dessus de l’endormi, c’est une envolée sans autre discipline que l’imagination des gaz ou l’indéchiffrable dissolution des rêves : on en est enveloppé, tout opiomisé, mais elle ne résout aucune énigme et ne dévoile qu’elle-même. Ainsi flottent deux esprits liés dans les volutes des dissolutions des cieux…
LUDOVIC ROMNESTRAS
TABLEAUX D’ARIANE CHEMIN MAUVE 68 05 16 3
Mauves. Titre et couleurs dominantes. Œuvre mineure aimable. Un chemin couleur d’eau vite étréci par un tournant, formant point de fuite vers le rien : de vagues frondaisons aussi bien montagnes, un éclair noir de serpent sur la queue croché dans les nuages. Le ciel de nuées mauves se faisant face bec à bec, espèces d’Alaska et de Sibérie inversés (Alaska gauche ou occidental) : oiseau sibérien à l’est d’une carte, dont l’épaule figure aussi bien la courte mandibule de dinosaure volant, tandis qu’à note gauche l’Alaskosaure fend ses profondes mâchoires souriantes. Deux mouettes bleu gris lui font un œilvers angulaire et Dieu sait quel ruban burlesque descendu sur le mufle. Entre les deux becs, ou angles, le ciel se plâtre en dégradé gris, mauves ou bleu très pâle .
Ne cherchons pas d’exactitudes anatomiques mal perçues par l’artiste lui-même, qui multiplie les visions naissantes, à moins que ce ne soit le commentateur… Nosu verrions bien aussi vers le hait, très large, une autre gueule dont la béance figurerait alors une tête en pain de sucre. D’autres trouées seraient alors des bras, plus bas, une taille mince entre les deux becs polaires, les jambes se perdant au point de n’être plus que des membres vaguement digérés. Une ultime nuée mauve, en dessous de toutes, pointe aussi son bec vers l’horizon montueux. Un ciel mollement convulsif donc, « Où les oiseaux passent / Comme des menaces », précurseurs de lourds orages pleins d’eau. Nous pourrons nous inquiéter d’une vision qui semble ,n’avoir pour objectif de comprendre « à quoi ça ressemble ».
Reliant le terre au ciel comme l’arbre Ygdrassil, un feuillu d’algue plate monte ficher sa pointe au bas des monstres affrontés. Voilà donc huit angles qui s’affrontent, et sensiblement autant de baies profondes. Seul sourit, de tout son prognathisme, le préhistorique Alaska… L’arbre est une algue, un autre feuillage en cœur plat renversé tient comme un découpage sur fond de halliers bistres sommés de jaunes pâles sommeillants. Le mieux est de compter, là encore, les troncs : deux sur la langue jaune d’une improbable emblavure, trois au milieu du large chemin gris, peut-être un autre à supposer sur le bord du cadre. À droite de la diagonale mauve vive, peut-être berge d’un canal, un angle de chiffre 7, ramolli, avec un ventre blanc, et d’autres liens végétaux semblant raccrocher le terrestre au céleste. L’horizon ne donne que sur une barrière, feuillages, montagnes vagues, paysage d’aube dans l’humectation embryonnaire de la mise au monde.
« MURIEL » 681009 4
Muriel, huile sur carton toilé concave par humidité. Très mal entretenu, barbes et éraillures sur la tranche, petites taches de non-couverture. Pochade amoureuse et sincère visage vers la gauche en oblique, blonde gonflée en cornes avec raie centrale, grands yeux irréalistes écarquillés. Nez droit, bouche sensuelle aux coins abaissés qu’elle n’a jamais eue. Les portraits d’Anne Jalevski sont tous, à cette époque (signature « Tom Luce »), tout sauf réalistes. Les arrière-plans restent esquissés, zébrures embrouillés de noir sur vert sale, avec sans doute les deux premiers niveaux d’un palais ou d’une église. Le cou entièrement drapé dans un châle bouffant qui s’engouffre dans un col. Habits d’automne. Le regard, énorme, nous fuit. Quelque chose qu’on ne voit pas. Œil qui étonne, redoute et souhaite à la fois. Vision d’un amour à regret contemplé ou quitté, retrait en soi. La joue creuse et marquée. Une débauche d’adjectifs. On ne voit pas les mains. L’oreille au lobe soudé s’entoure de cheveux blonds mi-courts. L’ombre dessine aussi sur le front un creux de coup violent ou de réflexion. Tout implique le renfoncement dans le confort d’anti-automne, comme si les bras hors-cadre resserré réassujettisaient le gros manteau : bistre rouge sur une épaule , vert bleu à notre droite, demi-manteau. Nous aimerions presser ce paquet féminin dans nos bras, le rassurer, l’amener à la tolérance d’un léger désir. Tout est saisi dans l’éphémère d’une expression, je cherche en vain à la faire parler. Farouche, le mot que je cherchais.
Les yeux, le nez, la bouche et le bout du menton : dans ce triangle tout son être, en soi immensément rencogné. Faut-il avoir saisi un tel secret dans un visage toujours vu accueillant, fatigué, ou pensif, jamais flashé dans un rêve surpris : le plafonnier du dortoir brusquement ouvert, elle se défendrait, surprise et peur en surface, mais à l’abri de son méplat si clair. Une teinte pâle et lissée, européenne à n’en plus pouvoir, assombri sous l’œil, éclairci dès la pommette et s’épanouissant sur le front lisse et impénétrable. L’ombre part du creux frontal, contourne en petit pont le coin de l’œil droit, s’épanouit sur le creux de joue, ombre le coin droit des lèvres jusqu’en soubassement et coupe en diagonale le menton : cela fait un oiseau : large et immense aile supérieure, bec épais épousant celui du modèle, bord supérieur d’aile dérobée sous la mâchoire.
Les yeux cernés de noir, le droit en queue de poisson, pupilles rétrécies, cils fardés et longs, mystères à nous approprier…
LUDOVIC ROMNESTRAS DESCRIPTIONS ET NOTATIONS
TABLEAUX D’ANNE « ÉVEIL » (Dominique K.) 5
Une emme s’éveille, sort de l’aube en s’étirant, seins à l’air et tout à fait nue. Elle est appuyée sur la jambe droite et tend la gauche en demi-pointe. La droite et la gauche seront entendues pour le spectateur. Nios nous sommes toujours demandé ce que la représenation des nus, tant masculins que féminins, pouvait bien avoir de si extraordinaire. Tout agacement mis à part, cette femme s’étire, une main sur montrant la paume sur le front, coinçant par-dessous une autre main qu’on ne voit pas. Toute la oile est jaune et bleue, teintes tendres et dirait-on comestibles. Les bras s’opposent par la saignée, le coude à droite se distinguant par son acuité sur fond bistre brun : en effet, pour endiguer cette uinvasion de beurre, une paroi fonce revient vers nous ; un plancher mauve, jaune et bleu revient vers le premier plan, , portant la signature et le pied droit, plus proche de nois, sans anatomie fixe mais au métatarse plus ou moins bot.
L’autre pied, de profil, tend sa voûte au dessus d’un bistre mauve. Les jambes, fortes et lisses, montrent la force et l’équilibre sans tomber dans la musculature. La droite, ou jambe d’appui, est largement lacérée d’un grand os extérieur bleu, interrompu au genou. La gauche, plus traditionnelle, se tend harmonieusement selon les lois de l’anatomie Les deux se rejoignent sur une pilosité sombre et discrète. Le ventre présente des traces de tavelure, dont les lividités pourraient inquiéter. Nous ne décelons aucun indice de sensualité, car les nus féminins peints par des femmes en présentent rarement les caractéristiques, inventées ou ressenties (c’est le même) par les hommes. Les épanchements bleus se poursuivent sous le diaphragme , un « 4 » au niveau inguinal, une balafre en triangle évasé qui prend du flanc et déborde sur la courbe inférieure des seins.
Entre les seins serpente une longue mèche capillaire ; dont un détour semble se paralléliser à la pointe du sein, comme si l’autre sein s’était replié vers la gauche. La pointe du sein droit se retrouve au centre d’un cercle traditionnel. Comme pour montrer à la fois la face et le profil. La mèche en remontant s’épaissir et se love au travers du cou incliné, long, jeaune et fortement marqué. Le visage est ahuri de sommeil, bluche petite et petits yeux très précisément modulés. La mèche tourne sur la nuque et nous ne désirons pas ce nu innocent et fraîchement baîgné d’aurore.