KHYRRS ET TZAGHÎRS
COLLIGNON
KHYRS ET TZAGHÎRS
1. La stèle
Ici le fleuve entaille la falaise. Six cents doghs de dénivelé. Au sommet, la ligne des arbres – en bas, la trouée du rapide et son ravage de troncs. L’eau fume jusqu’aux premières savanes sous la pente : c’est là, au bout de la dernière piste, que se devine sous les herbes la stèle d’Alloum-Khéfi.
« Lis ce qui est écrit !
- Comment serait-ce possible, ô Badjar, à celui que tu as privé de la vue ?
- C’est juste.Qu’on l’achève.
Un esclave pousse le Blanc, qui tombe à quatre pattes et reçoit sur la nuque le froid tranchant du ssûtak ; un autre entraîne le corps et la tête hors de la piste, à portée de hyènes.
« Blanc, lis-nous le texte de la stèle.
- De la dixième année de mon très glorieux Règne
« Quiconque, homme ou femme, de peau noire, ayant franchi la borne du Royaume
« Sera sur-le-champ exécuté ».
Un vaste éclat de rire secoue les Suivants sur leurs méharis, et gagne la colonne des guerriers sur toute sa longueur. Le prisonnier halète. Le ssûtak recourbé s’élève sur sa tête, mais le Badjar fait un geste condescendant : « Laissez-lui la vie ». L’homme est tiré en arrière par la corde qui lie ses poignets. Le Badjar tend le bras vers la stèle. Aussitôt dix guerriers s’arc-boutent à sa base et s’écartent d’un bond quand la pierre s’abat dans un creux d’eau sous les herbes, avec le bruit lourd d’un hippopotame touché à mort.
Alors une clameur remonte la colonne jusqu’aux lisières de forêts, et plus loin, où l’on n’a rien vu. Le Badjar a levé trois fois le ludabeth, sa lance-d’appui, qui descend jusqu’au sol le long de sa monture, et rythme la marche vers le nord : Hy-bâ !
Hy-bâ ! crient les flancs-gardes.
Le Badjar marche en tête sur son méhari. Ses lèvres sont bleues. Son crâne aux tempes poncées porte une crête rousse de la nuque au front. De sa ceinture partent huit longues étoles rouges, tendus en étoiles par huit esclaves à pied, aux lèvres bleues, le torse nu. Ainsi maintenu à mi-corps, il avance avec majesté, comme une rutilante mygale.
Les tendeurs d’étoles trébuchent sur les longues-herbes, prenant soin de toujours garder le tissu soigneusement tiré. Leurs traits et leurs muscles luisent. Sous la taille écartelée par les écharpes tendues à se rompre, un pantalon bouffant d’étoffe blanche à crevés rouges. Les pieds sont nus. Derrière l’imposante pyramide formée par le Badjar et ses étoliers, les treize fouroukh montent des chevaux noirs à crinière courte. Les fouroukhs ou maréchaux ont la tête rousse et la bouche bleu saphir ; mais leurs cheveux sont plus ras, et leurs prérogatives ne vont pas jusqu’à s’autoriser la garance pour se peindre, ou la poudre d’indigo.
Ainsi se règle la tenue des officiers, reconnaissables au nombre de leurs bagues.Les serre-files agitent leurs baguettes de cuivre. Le peuple tzaghîr est en marche : hommes et femmes en état de porter les armes. Ils ont tous les cheveux roux, les lèvres bleues et vernies, et lorsque le Badjar tourne la tête, il aperçoit, en file interminable jusqu’aux Gorges de Lazb, un immense dégorgement humain de braises rouges et de peaux noires.
X
TZAGHÎR FRANÇA1S
« Mior utimer wendrè halemu « Nous avons ainsi cheminé
« horpowo biongak cho rikao, « jusqu’au coucher du soleil,
« pö ruzuerru rok mispa fwonga. « qui s’abaissa sur notre gauche.
« Ja bunsuéla u jumbu ku nkéakè, « Le bounsouéla a lancé la prière,
« nör mior utimer diklu « puis nous avons formé
« diklu kar bakbar chuzuma. « les cercles d’ébène.
« Ha nikhuè jami « Je portais le numéro 743
« rior kaq ipshkar Schebbi « sous les ordres d’Ebbi
« as ha gor runuzu « et je fus séparé
« sha Hamaoua. « de Hamaoua.
« Ba riok-jou, ha bilnwè « Ce soir-là, je comptai
« tchoumer ju turmankwèma « dans la vaste plaine
« …. « plus de 50 cercles,
« …e aucun Blanc n’apparaissait encore. Mon tour de garde n’intervenait qu’aux quatrièmes « veilles. Je dégainai mes deux épées-de-main, l’une plus courte pour la gauche, et l’autre « pour la droite, et les plantai dans le sol comme il m’avait été enseigné. Puis je déroulai le « çèmo qui ceignait mes reins pendant la marche, et m’y enveloppai. Je ne pouvais dormir, « enfin parvenu au Pays Blanc... »
X
X X
« Maîtresse !
- Que me veux-tu, à cette heure de la nuit ?
- Pose ton Rouleau-des-Lois, viens à la fenêtre !
- Je suis trop âgée pour pouvoir m’étonner.
- Tu n’entendais pas ce bruit par la ville ?
- Me voici près de toi. La nuit est restée chaude.
- Les guerriers se sont rassemblés sur la place et les rues voisines remplies.
- Les flambeaux luisent sur les murs de sable.
« Au-dessus des ruelles invisibles je vois le tunnel pourpre des torches.
- Ils partent cette nuit pour le pays des Khyrs ! »
Djezirah et sa servante demeurent accoudées sur le balcon. Tous les contingents mobilisables d’Aïn-Artoum se sont agglutinés, bloquant la place au coude à coude. Les lances tendues à l’alignement jettent des éclairs roux. Devant le premier rang est ménagé un espace libre. Une vaste gifle de métal:lesl ances se sont redressées. Le Dovi paraît, escorté de deux colosses aux lèvres violacées. Ils élèvent sans effort le Chef sur le pavois.
« Troupes aimées, guerriers !
« Il est venu, le temps des prophéties.
« Plusieurs fois nos marchands sont allés au gras pays des Blancs
« Les Khyrs, les Gorgés.
« Plusieurs fois leurs curieux ont grimpé sur nos plateaux Tzaghîrrs.
« Nous sommes curieux, nous aussi.
« À présent nos marchands sont armés
« notre noir empire est plus ancien qu’eux :
« nous sommes les fils de la Lune et du Vent, Enfants de Toutes-Aures.
« Que le Premier Croissant nous éperonne.
« Lune a promis la Terre à nos conquêtes
« Depuis .540. années pour .540. autres années
« - Peuple Têtes-Rousses !
2. La bataille de Drinop
a)
! k
! k Les Khyrs
!k !k tentent
!k de déborder les Tzaghîrrs
>>>>>>>>
TZA !k Ceux-ci percent
>>>>>>>> leur centre
!k !k et se rabattent
sur ceux qui
!k voulaient les déborder.
Le centre Khyr est en fuite.
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Récit d’un jeune Tzaghîr, Héri
(dans le style de sa nation)
« Ma taille n’excédant pas le rayon du soleil (1), je fus introduit au corps agile des
« Archers. Ce sont les plus parfumées de nos guerrières. Choyé d’une majorité de
« femmes, mon tempérament s’épanouit. Nos exercices alliaient la grâce à la prompti-
« tude. Comme prescrit par la pratique et les incantations, nous prouvons sur le terrain
« nos qualités d’infiltration et de repli, et la plus grande souplesse du poignet. Gliss é s
« parmi le trot des chameaux, nous décochons de bas en haut nos traits courts et mor -
« tels ; de nos couteaux nous achevons qui choient sur le sol.
« Nous avons adopté la position du Croissant. Notre aile tenait le nord.
« À peine avait paru sur le tranchant de l‘horizon la muraille des Blancs.
« À peine les chefs de pointe avaient-ils levé leur lance de signal que nous fûmes enve -
« loppés sur notre gauche. Les sauvages escadrons lourds des Khyrs, si véloces sur leurs
« bêtes, frappaient lourdement comme une mâchoire de pince. Les guerrières f roissées
« s’abattaient sur leurs arcs flexibles. Les clameurs mêlaient leurs panaches. Pressés
« comme nous étions, dans une extrême excitation, le mouvement tournant sur la gauche
« nous fut freiné, mais ceux qui périrent sont tombés sur place. Chameaux et ar c h è r e s
« mêlées, nous autres quelques hommes, parvinrent à faire front : cohue, retrait du bras,
« corde bandée, flèches tirées d’en bas.
« Que notre combat semblait solitaire !
« Nous avons tenu, enveloppant les chevaux des Blancs sous nos nuées de pennes. Et les
« Blancs à leur tour chantèrent l’atroce mélodie de la souffrance : jarrets tranchés des bê-
« tes, cous harassés qu’on égorge, dards fichés au creux des tripes. Nos parfums tournè -
« rent sous la fadeur, alors les Blancs pleurèrent. Leurs arrières sentirent le poids des lan -
« ces d’avant-garde, qui s’étaient refermées sur eux comme une coque. Nous en a v o n s
« consommé un grand massacre, fabuleusement regorgeant d’hymnes d’amour, et les « archères mourantes jetaient leur dernière œillade. Nous avons appris qu’un autre fruit de « guerre s’était refermé côté sud, autour du second bataillon des Blancs : deux lunes « digérantes avaient donc tournoyé, côte à côte et s’ignorant.
Prévenus par leurs éclaireurs, les Khyrrs ont mis leur point d’honneur à progresser sans se dissimuler, avec tout l’apparat possible ; les Tzaghîrs ont adopté, pour se déployer, la formation du Divin Croissant (Tchétem), particulièrement adaptée en terrain plat. Au centre, les Chameaux Lourds (Djoulavor), peu rapides mais pourvus de longues piques de 15 pieds. Aux ailes les chameaux de charge, les archers, et les « Petites Tailles » ou fantassins (Nassar). Les Khyrs, eux, de peau blanche, se sont tenus aux normes classiques, en quinconces. Les cavaliers portent sur leurs épaules un voile flottant de couleur claire, attaché au cou par un système d’agrafes d’or. La disposition en croissants des Tzaghîrs offrant à leur course un large espace, ils l’attribuent à la lâcheté de leurs adversaires. Atsahî, sous ses pans de toile blanche, caracole sur le front des troupes : lançant sa monture, il la bride d’un coup tous les cent pas, afn de haranguer les guerriers : la bête se cabre et bat des sabots à hauteur des têtes. N’avancez pas ! crie le hobozem aux troupes d’infanterie. « Vous devez tenir sur place, tant que nos cavaliers n’auront pas tourné les forces des Lèvres-Bleues ! » Les recrues, au comble de l’exaltation, saluent de leurs épées levées.
À cent pas, Atzahî réitère son appel, la même scène se répète, hallucinante. Les Khyrrs des ailes nord et sud ont engagé la charge. Leur confiance est forte. Très vite les chevaux lourds se truvent aux prises avec les petits chameaux ; lesTzaghîrs ont à peine eu le temps de se rabattre de côté. Mais les pertes sont lourdes à cause des archères.
C’est alors que les jeunes Khyrrs, demeurés calmes en dépit du désir, virent fondre sur eux la lourde masse des piquiers montés, visages durs, lourdes lances noires abaissées à quatre pieds du sol au niveau des poitrines, quinze rangs de chameaux géants trottant l’amble ; chaque pique est forgée de façon différente, multiples clés d’une serrure unique : la mort. Les jeunes Dix-Huitenaires ne tentent pas de résister. Ils se laissent glisser sur les ailes ; quand les lourds chevaux khyrrs, sentiront sur leurs flancs prêts à les seconder les vaillants fantassins bouillonnants de jeunesse, quelle ardeur ne les poussera point, cœurs d’homme à poitrail de bête !
...Car ces Tzaghîrs ne savent combattre que de loin, pique ou arc ; qu’on presse leurs thorax, bien peu résisteront- mais voici des cris qui s’élèvent au dernier rang des fuyards, stratèges malhabiles : les Chameaux-Lourds et les piques entrent en danse, côté dos. Et il faut bien se retourner, faire face trop tard aux longues barres, découpant les poitrines en dentelles variées. . De part et d’autre de la percée, les Chameliers se sont rabattus : chaque parti de Khyrs se trouve encerclé. Chaque boule d’épines, furieuses, pressent et perçoit les appels de l’autre part, également bloquée. La pression s’accentue, jusqu’à la curée. Très peu auront survécu à ce casse-noix.
Les rescapés, jeunes conscrit, se sont bel :et bien enfuis vers Pikâr, la ville la plus proche, y semant la confusion. Les fuyards furent poursuivis et troués dans le dos sur plusieurs lieues de course. Cependant les Grands Chameliers ne les exterminèrent pas, comptant sur la terreur des survivants pour désorganiser l’arrière., mais obéissant avant tout
à une coutume ancestrale et absurde : chaque engagement d’importance, victorieux en particulier, nécessitait le tirage des sorts, afin de décider de la marche en avant ou de l’immobilisation du front. Dans le passé, une telle superstition avait souvent causé la défaite.
Les soldats tzaghîrs ont vu les Grands Chameliers revenir sur leurs pas, avec des huées de désappointement.
Ebbi fit rassembler ses neuf meilleurs guerriers, couverts du sang ennemi. Puis neuf hommes blancs, les plus robustes, mais qui s’étaient laissé capturer. On les réunit sous une tente circulaire, la Tente d’Amitié. Tous s’y mirent nus, ce qui n’alla pas sans difficulté pour les Blancs, accoutumés à la pudibonderie. On se moqua d’eux pour commencer, à cause de leurs sexes scarifiés dans le sens de la longueur. Ensuite, le plus grand des neuf Noirs déclara : « Nous, qui vous avons défaits, nous vous servirons toute cette nuit. Nous nous témoignerons toutes les marques de la plus vive amitié ».
Tous étaient nus et graves. La coupe de sang de bœuf circula lentement. Les pans lourds de la tente s’agitaient au vent réfléchi de la nuit. Chaque couple, se tenant par l’épaule, buvait joue contre joue l’âcre breuvage rituel. On se parlait à voix basse et assurée. L’interprète, au centre, faisait son office. On échangeait des poésies, des chansons fredonnées, et ces hommes devenaient proches. Un Tzaghîr expliqua, au milieu de la nuit, qu’il fallait échanger de son sang. Il montra l’exemple avec un jeune homme à peau rose qui se tenait accroupi à son côté ; l’incision à l’épaule fut brève, il s’accolèrent pour une mutuelle succion. Les sautres agirent de même. Puis Blancs et Noirs s’assirent en silence contres les parois, en alternance de couleurs. Posée sur le sol devant chacun d’eux, les lampes à huile projetaient sous leurs mentons des lueurs déjà cadavériques, creusant les joues et les mâchoires.
La plupart s’hypnotisaient sur les flammèches. Si l’un d’eux venait à surprendre les traits de son compagnon, il baissait les yeux. L’un des Tzaghîrs, pour éviter que la nuit ne fût souillée par le sommeil, murmura le premier couplet d’une chanson d’amour. À ce moment tous entendirent, précis dans la nuit, les premiers coups des charpentiers.
« C’est l’uñuosh qu’on assemble devant la tente ». L’interprète traduisit. Les Blancs écoutèrent. Les Noirs se résignèrent : l’ uñuosh, c’était l’échafaud, vaste ring surélevé, rond et ceint de cordes, où le combat terminal se tiendrait. Les hommes s’apprirent leurs chants, chacun dans leur langue.
Au petit matin, quatre courtes cornes de brume s’étranglèrent aux quatre points cardinaux. Les hommes-sous-la-tente urinèrent, puis ceignirent un pagne, de couleur opposée à la sienne. Très vite les quatre cornes résonnèrent une seconde fois. Les hommes accoururent deux par deux. Ils s’étreignirent avec émotion, tout en courant, car l’un ou l’autre devait mourir. Les Blancs portaient un gorgerin de fer, les Noirs un casque – rapidement noués par un diacre-bourreau. Les affrontements furent brefs, étant donné la frayeur de chacun. Les diacres avaient recouvert le plancher d’une épaisse couche de sable. Après chaque duel, ils la creusaient et la déblayaient, aussi loin que le sable avait bu.
La matière ainsi recueillie trouvait place dans des seaux de métal hermétiquement clos, qu’on enfouirait dans un lieu tenu secret. En une heure de soleil, les combats furent achevés. Les corps brûlés avec le bois de l’ uñuosh, l’armée observa le repos rituel d’un jour.
* * * * * * * * * * * * * *
« Le couple de chameaux, fines jambes rapides,
« Bat l’amble dans les hautes herbes
« Kassim et Oultaïla
« L’ellipse orange peinte sur leur crâne d’or
« Court annoncer la victoire…
(poème d’Agattîr)
« Un témoin raconta qu’il les avait vus, criant et riant, se lancer le message de l’une « à l’autre monture : la boîte de bois verni tournoyait comme une hache, touchant la
« main droite ou la gauche, le coude ou la coquille du poignard. Leurs lèvres étirées
« - comme des saphirs fendus vola sur la crête des herbes.
(Houbizé, XI, 11)
« Portés par l’élan, ils eurent franchi le défilé d’un seul bond, traversèrent la Terre
« du Cacao, la Terre Rouge, et proclamèrent à grande allure la victoire à travers les
« places d’Ikattan. Or on était en cinquième heure, en pleine agitation du Grand
« Commerce. Par l’enthousiasme qu’ils éprouvèrent, les marchands renversèrent « leurs étals, invitant la population à se servir, afin qu’elle festoyât. De toute part
« s’élevèrent les clameurs, toute la nuit le Peuple aux Crêtes Rouges célébra le
« combat de Gozar Gatzar. »
3. L’arrivée des fuyards
Bravant les dieux 300 hommes montés suivaient la retraite des Blancs. Ceux-ci, passéela débandade, s’étaient recomposés, sans courir. La nuit les trouva au lieu-dit Armalak. Les survivants des chefs firent panser les blessés : seuls les chirurgiens, regroupés dans un pli du terrain, purent allumer des feux de braise. La garde fut montée, les rondes assurées.
Au matin, les soldats en retraite aperçurent, dans trois directions, les chameaux tzaghîrs à l’arrêt, à un quart de lieue, épiant.
Des mouvements d’âme agitèrent les guerriers. Les uns voulurent achever les blessés, fuir vers le nord, et la ville. Les autres, plus nombreux, parlèrent de charger les Noirs insolents. Thérif, simple moyaf (1) promu chef, opta pour un moyen terme : on s’avancerait à leur rencontre, mais sans rechercher le contact. « Le Tzaghîr apprendrait à respecter le lion, même à reculons ». On fit ainsi qu’il avait dit. Chacun pouvait dénombrer, dans les rangs adverses, les silhouettes. Mais on ne distingua pas les visages. Aucun acte d’indiscipline ne fut tenté : pas un cri.
Les Noirs n’étaient que trois cents, dépourvus de l’accord rituel des dieux. Le terrain les favorisait, car le sol ne cessait de descendre, si bien que les Blancs pensaient avoir dans leur dos l’avant-garde d’une puissante formation. Le jour suivant, les Noirs étaient plus proches. Cette fois-ci, l’armée entière suivait à courte distance. Les Khyrrhs devinrent nerveux. Peu après le milieu de la journée, Thérif aperçut d’autres troupes de son pays, qui s’étaient enfuies par des chemins différents. « Que font les Noirs ? » leur demanda-t-il. « Les Tzaghîrs nous suivent de près » lui fut-il répondu.
La réunion des deux bribes d’armée, au lieu de restaurer la confiance, accentua la crainte. Le camp fut levé plus tôt. Les Tzaghîrs suivaient à présent, bien visibles, narquois. L’allure s’accélérait insensiblement, les alignements se défaisaient malgré les cris des serre-files. À présent les Noirs lançaient des quolibets. Les Blancs forçant l’allure, les Crêtes Rousses allongèrent le pas, et des guerriers, par jeu, lançaient le cri de guerre. Les chameaux, reconnaissant l’injonction, mais comprenant peu la plaisanterie, accélérèrent. Certains les freinèrent, d’autres non. Le reste de l’armée noire ayant rejoint ses éclaireurs se montrait à présent compacte.
Une formidable huée jaillit des Lèvres Bleues, à quoi fit écho la plus faible et honteuse clameur des paniques. Les moïavt (lieutenants) exécutèrent de leurs propres mains les plus proches d’entre eux qui jetaient les armes. Mais tout fut emporté. Les cavaliers blancs s’ouvrirent le chemin à coup de lance dans la masse et la nuque des fantassins. La fuite se déploya sur une largeur de trois lieues. La plaine ruisselait de lâches meurtres et de piétinements. Des hameaux et des bourgs, raflés par cette gigantesque cohue giclaient des files d’expulsés, molécules chargées de meubles et de ballots, qui couraient tous s’agglutiner.
Or les Tzaghîrrs ne frappaient point ! ils ne tiraient pas de flèches, se poussant seulement contre les blanches épaules convulsives. C’étaient leurs clameurs de joie que les Blancs prenaient pour des cris d’assaut, et le massacre ne venait que des Blancs eux-mêmes, se piétinant, se foulant sans vergogne, les cavaliers sur les soudards, les soudards sur les valets, ces derniers sur les femmes et les marchands.
Le premier de la ville qui vit converger des trois points de l’horizon cette triple lame grouillant de poussière, fut la vigie de la Tour Sud des Pères. Déjà la foule propulsée par la panique battait les redans de la barbacane.
La ville dePhytallia, comme la plupart des cités de Khyrs, était fortifiée « à la pieuvre », c’est-à-dire que les murs s’étiraient en fins tentacules creux, sur une longueur d’un quart de lieue, à partir du cercle de l’enceinte ; hérissant le tentacule à intervalles réguliers, des ventouses fortement remparées. Mais une seule porte, à l’extrémité du tentacule exclusivement. On imagine l’épouvante de cette foule traquée, face aux seules ouvertures praticables. De plus les Tzaghîrrs, mis en appétit, commençaient à lâcher quelques flèches et coups de lance pas tous inoffensifs.
Une porte fut ouverte. Une longue contre-éjaculation ébranla les murailles parallèles. Sous les passages couverts le grondement redoublait. Là-haut, sur les chemins de ronde, la garde se mutinait ; ses chefs ordonnaient d’arroser de flèches les déserteurs.
« Les moïavt juraient par tous les Dieux qu’il n’était pas meilleure perte pour un peuple « que des traîtres fuyards ; ajoutaient qu’ils voyaient très bien les Tzaghîrs emportés mêlés « au torrent, et qu’ils tuassent au moins ces ennemis. À quoi répondaient les gardiens qu’ils « auraient mieux couru de même vers leurs refuges, tout armés comme ils l’étaient ; que ce « n’était raison de flécher leurs camarades lesquels à leur endroit eussent agi de même ; « enfin baguenaudoient certains qu’ils aimaient ainsi se remplir du spectacle sans en obturer « l’ordonnance. »
YOTH, XV, 37
(« Par ainsi se répandit la tourbe tumultueuse enmi les rues et voies de la ville du sud »)
Figure p. 20 Phytallia présente un système de défense propre aux Khyrrs. On obaerve sur cette figure le dessin concentrique des voies principales, an centre duquel se
dresse une île conique sommée d’une citadelle. Les flèches représentent le
trajet des fuyards. Les deux moitiés d’armée blanche s’entretuèrent d’abord
à leur point de jonction, faute de se reconnaître. Nombreux furent ceux qui
se précipitèrent dans lac tout armés, et s’y engloutirent.
...Mais la population de Phytallia se ressaisit à sa façon. Les civils, barricadés dans leurs hautes demeures, bombardèrent les fuyards de tout ce qu’ils purent trouver de plus lourd : meubles, candélabres, et jusqu’aux pierres descellées de leur maison…
Cependant sur la place aux Étrèbes, les étals du marché, tentures, tréteaux, fruits, toiles, marchands, furent foulés pêle-mêle par les cavaliers en déroute, couverts jusqu’aux genoux du sang des leurs qu’ils avaient tailladés pour se frayer retraite. Des masses gagnées par la panique se bousculèrent aux parvis des temples, hurlant leurs prières. Des rues surgissaient encore des bandes enragées, lançant des pierres et des sarcasmes :
(1) 1,65m