ITINERRANCES
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LISBOÈTES 1
Je n’écrirai jamais Lisboètes. Pure lusophobie. Et puis j’aurais la rage de ne jamais plus pouvoir y retourner. C’est contradictoire. C’est unbehagen. Malaise profond indéfinissable. Comme la répugnance à revenir sur la tombe d’un membre, jambe ou bras. Que l’on m’aurait coupé. J’ai fait un plan, par flashes, illogique, sans chronologie. Voici une suite d’éclairs :
- la Juive de Calcutta, rencontrée dans un train frontalier, et répétant toute les sept phrases: « I’m Jew… I’m Jew... » justification, compassion, meurtre.
- la Cap-Verdienne du Zürich-Genève, avec laquelle j’ai parlé de clitoridectomie pour toutes les oreilles du compartiment, et l’autre Blanche, qui se lavait sans cesse.
- le Coca et les pêches, les glaces, de Lisbonne ou de Carthagène (mais à présent tout le monde a voyagé, ou croit l’avoir fait) (le faire, devoir le faire)
- Cimetières de Lisbonne, les Plaisirs, la tombe horizontale d’Amalia Rodrigues, amatrice de paix sociale et de Salazar, à quels bordels n’a-t-il pas succédé ?
J’ai des vagues de sang dans la tête, un ressac obstiné qui annonce ma mort ; poursuivons :
- L’Assommoir de Zola, pluie et bruine dans les vapeurs d’alcool, alors qu’au dehors, à Lisbonne, il fait 36°.
- Le plaisir des langues, entendues ici dans les rues, le flûtisme tendre de mon français, les clairons espagnols et pas d’anglais Dieu merci pas d’anglais
- Drague à la FNAC : il y a donc la FNAC à Lisbonne ? Qui a dragué qui ? a dragué quoi ? ne rien perdre surtout ne rien perdre.
- Le métro : de Lisbonne, aux deux lignes si mal foutues, de Paris si complet, si merveilleux, de Prague engloutissant Alphaville !
- Les églises de Lisbonne, vernissées comme des momies
- Gulbenkian, seul endroit frais, qui fait aimer l’art contemporain juste pour la clim
- Fr. que j’ai failli voir et consommer sur place, et qui m’a aimé, que j’ai rejetée comme un mufle fasciste disait-elle, raciste, xénophobe.
Cela tient une colonne. Mais en face, une classification ébauchée, avec des chiffres, c’est trop avancé dans ma vie, 2000, plus que 2008, je cherche, je cherche des griefs et n’en trouve pas, voici,
1. Filles dans le train, que je draguais toutes à la fois, par mon silence, la fixité de mes regards
gisant à mes pieds sur le tapis de train. Développer.
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2. Petits pavés noirs et têtus de Lisbonne, tranches coupantes.
3. Croisière du bateau fluvial, et ces immigrés incultes qui s’étonnent de l’aspect du Tejo, parfaitement, du Tejo,
4. Le Monument des Conquistadores, avec juste une femme, la Reine Isabelle, au pied de la bite – Erotisme plus fort des blottissements que toute sorte de pénétration.
5. La Tour de l’Estoril, toute petite et qu’on ne visite pas, et non loin le banc où je me suis assis, photographié comme point le plus à l’ouest de ma vie.
6. Les Jéronymes (ou Jéromines?) (Vasco, Camoès dont j’ai caressé le front en priant, et Pessoa inaccessible (travaux).
7. Pourquoi les magasins sont-ils toujours fermés à Lisbonne ? Dents et langue en avant.
8. Je devrais voir le quartier Moniz – Importunité du Mâle
9. Les montées, les descente – Livraison des visages dans l’innocence
10. L’Ombre et le Cagnard – Qu’est-ce que la beauté ?
11. Délices de la pensião – Imaginations de gouineries entre compagnes de voyage
12. De petites gens, de petites portes, de petites maisons, de petites rues. Imaginer les sexes se chargeant de sueur et de crasse pendant la nuit.
13. Château St-Jorge - « Ils dort tous[sic] – y a que le vieux qui dort pas.
14. - Vieira da Silva- Finir par « Vous n’avez pas fermé l’oeil. Je sentais votre œil sur nous ».
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15. Wagon-restaurant
…ce ne sera pas long… vous verrez… Conclusion : elles savent que je mate
Parler de Cortàzar à la fin, sur ses parkings d’autoro
Je suis allé à Lisbonne. Tout le monde va à Lisbonne.
« Voici la relation de mes cheminements »
Si j’étais… (Cortàzar, Vargas Llosa) (Paul Morand), ce serait passionnant.
DANS LE COMPARTIMENT
C’est si vieux. Ça ne veut pas venir. Un interminable enfermement, deux heures silencieuses en rase campagne, Huit places en face à face. Le seul homme. Des jeunes femmes. Bien trop jeunes et frappées d’une extrême fatigue. Seul mâle de cinquante-huit ans. Monde envahi de jeunesse. Des jambes blanches des deux sexes sous les sacs ado.
Trop vieux pour moi les sacs à dos. Bien fait de ne pas en prendre - trop vieux pour y prétendre.
Mes seules valises,.
Colonie de vacances pour filles de vingt ans. Fauchées n’ayant ni avion ni billet couchette. Moi non plus. Avec qui voulez-vous coucher ? personne. Toutes ensemble et moi. Bavardent non de cul jusqu’à1h 18. Je ne suis pas ta mère, je lui dis. - J’en ai tant pris avec les hommes que je préfère la solitude pour l’instant – dormiront enfin, raffalées, repliées.
Harem de sept, Sept d’un coup. Épuisées… éreintées… Pauses de pantins sans une once de lascivité. Elles ballottent, leurs poitrines retombent, tressautent, sans harmonie ni suite. La fesse sous le vêtement plus suggestive et ronde, régulière et statuaire, attirant la courbe accompagnatrice – esquissée dans l’œil et du fond de la tête à l’extrémité du nerf.
Insomnie féroce. Que le vie devienne vision. Que le mot justifie ce qui vit. Cause entendue.
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Sur l’une d’elles la pureté du sommeil, sur l’autre un profil pur sous sa main repliée,comme parant un coup, plus tard d’autres et d’autres encore dans l’avancée de la nuit, à Santander, a Venta de Banhos, 5 femmes et 3 hommes font 8, parler aussi des mecs. Une jeune mariée avec un Asiatique – piercings à l’oreille, confiscateur, poseur de danses simiesques. Déjetés les deux. Colliers. Blousons. Contrefaçons tous deux trop mâles ou trop femelles. Inapte à capter mon quelconque intérêt mais bientôt le harem assoupi (j’écarte les façons des hommes) (la rhétorique d’un désir) (encore invisible)
...Moins que mise à nu mais livrée dans ces enveloppes vestimentaires dévolues aux femmes – la mariée sur le côté me tend sa fesse qu’elle appuie à ma chair, compromis entre l’inconscience et la concession (elle ignore,elle sait, elle tolère) – ou bien : le blotissement est plus érotique, plus pénétrant que la simple érection – bientôt le harem ballotté (…) - déjà usité -
RUES
Pierres noires. Lisbonne ville noire. Rues ombragées et sombres. Perpétuel bossellement de la plante des pieds. Les sandales n’ont pas lâché. Aires très restreintes. Saleté des restaurants.
Baudelaire notait dans Pauvre Belgique : les rues de Bruxelles, disait-il, toujours en pente, sont peu propices à la flânerie – qu’eût-il dit de celles de Lisbonne !
On marche 20mn, on s’arrête : comme à Prague (Praha-Brüssels-Lisboa – triangle d’Europe) rien pour s’assoir, et comme le notait Baudelaire encore, impossible de se soulager dans la rue. Rien d’autre à voir, que l’ambiance. Les numéros d’immeubles se succèdent rapidement. Ce sont des petites gens qui quittent leurs petites maisons par de petites portes d’appartement donnant sur de petites rues.
Impression d’une capitale arrêtée en 56 (de mille neuf cent), avant le Grand essor économique, une ville corsetée dans un réseau archaïque, anarchique. Surtout ne rien changer. La capitale s’étend vers le nord-ouest, où s’entr’aperçoivent des barres de HLM : qu’elle s’étende ! Surtout ne rien détruire. Epargner à Lisbonne le sort de Pékin.
Pékin manquait.
Une petite vieille, rogomme, acide, revêche. Jamais elles ne se consolent. Avoir été la cible des
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regards et des flèches dressées, puis passé cinquante ans à se retrouver comme un homme, qu’on ne regarde jamais… Bien fait pour leur gueule dans un premier temps, mais compréhension aussi des hommes. Eux aussi ne sont plus que des Vieux Messieurs asexués, dont les femmes ne comprennent plus pourquoi ils se permettent encore de les regarder. Degré de plus dans le déclin, dans la déchéance. Et le visage de la vieille s’attendrit, les rides se repassent, s’aplatissent, les méplats élargis de sa face recaptent la lumière, autant que les rides l’avaient absorbée. C’est un petit chien qui pataude et clabaude au-delà des arceaux sur l’herbe.
Elle redevient pré-ménopausée, on l’entrevoit toute jeune, avec, simplement, quelques ombres. Elle ne tient plus à la vie que par un chien. Phénomène accentué chez cette autre, sur ce fauteuil.
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2016, 2040 : DRAGUIGNAN, FOUGÈRES ET TRAIN DE BANLIEUE
J'ai fait du stop dans ces coins-là, une camionnette m'avait pris à bord, le type était beau, j'ai dragué (plutôt vers Digne) : « Et quelle est votre profession ? - « T'trichian ». - Comment ? - « T'trichian. » - Hein ? - « T'trichian ». Et il se foutait de ma gueule parce que j'étais sourd. Lorsque je suis redescendu, j'ai pu lire sur la portière, bien visible, « électricien ». Jamais je n'aurais pu supporter l'accent. Le Var n'est pas la France. « La France est déshonorée par son midi », dixit Huysmans, Flamand bilieux, raciste comme-tout-le monde. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça revienne, les provinces, la xénophobie, les luttes armées d'un bourg à l'autre, Nouvion contre Laval, Meulan contre Mantes - RACAILLE DE CITÉ pouilleuse impersonnelle.
En 93 (19.., nous ne sommes plus dans Victor Hugo), avec Maître Balzach et avec Maître Dom, son beau-frère, nous visitâmes ces splendides fortifications ; bretonnes de chez Breton. Puis nous nous sommes assis sur un banc. Juste en face, sur l'autre banc, siégeaient à dix mètres, à des années-lumière, trois jeunes gens de vingt ans, fringués en « zoulous ». Ils nous semblèrent infiniment exotiques, et nous nous échangeâmes entre anciens des grognements ironiques ; mais nous ne leur paraissions pas moins inimaginables. Et j'ai bel et bien perçu, proféré à mi-voix mais bien audible, cet authentique commentaire : “Regarde les trois vieux en face... enfin, vieux...”. Deux espèces se dévisageant l'une l'autre, voilà ce que nous étions, chacune avec son attitude, ses vêtements, et ses occupations supposées par ceux d'en face. Je me suis trouvé vers la même époque dans un train de banlieue, tout seul, en veston de minet décati – un Noir, « zoulou » dernier cri et falzar « baggy », se foutait bruyamment de ma gueule aux longs tifs ; je me suis penché vers lui à travers l'allée, affable, cherchant la conversation, quelque ancien élève peut-être avec qui échanger mes souvenirs ; mais au lieu de cela, jetant les yeux autour de lui et se découvrant seul, sans personne de sa tribu pour faire chorus, mon zoulou cessa de s'esclaffer.
Il se détourna, au comble de la gêne, et baissa les yeux, prenant mon sourire pour du mépris.
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BURGOS, ETC.
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Confusion des temps et des villes ; mais c'est bien ici, à Burgos, que j'ai préféré siroter du vin vieux avec des vieux, debout contre un tonneau, que d'aller m'en jeter un dans le troquet d'à ccôté avec des mickeys de vingt ans. Même chose à Sagonte (« Sagunt » : ces langues prétenduments régionales m'ont toujours profondément agacé ; à Bilbao, je n'ai pas entendu un seul mot de basque, bien que tous les panneaux fussent pourvus d'inscriptions scrupuleusement bilingues) ; même Bergerac, en pays occitan, s'est crue obligée de doubler son panneau d'agglomération : « Brageira », alors que le dernier petit vieux susceptible de jargonner le patois s'est éteint depuis plusieurs dizaines d'an-nées, comme ils prononcent...).
A Sagunt donc, je vis ce soir-là une immense place carrée envahie par toute une tribu , mille cinq cents personnes assurément, sortie d'on ne sait où, plus de mille jeunes campés sur leurs deux pieds les mains dans les poches de leurs vestons trop clairs et cacardant en espagnol à qui ieux mieux (le castillan, si noble, si courtois, si empesé, devient, manié en foule, un véritable bruissement de basse-cour, famille des anatidés : autant de nasillards canards). Je l'avais déjà constaté, au grand détriment de mes tympans, au pied de ces affreux immeubles directement empilés sur le sable de plage, d'où s'échappaient parmi les relents de fritures et de chorizo de véritables bourrasques d'oies en partance ou reprenant des forces sur quelque banc de marée basse ; les immeubles assurément s'apprêtaient à battre des ailes avant de s'enfoncer à-haut dans le ciel bleu.
L'industrie du bâtiment espagnole ne semble pas encore s'être départie du fameux essor des années 60 : lourds balcons sur les quatre côtés, empilements de dix à quinze étages. Mais ce jour, à Sagonte, j'ai le cheveu trop long, la démarche trop souple. J'ai fui cet infini quadrilatère où caquetaient les insolents de tous sexes. Et à Burgos, ils étaient deux à s'être simplement poussés du coude, puisque je ressemblais exactement à ces mannequins mâles des Soixante-Dix, avec pat' d'eph et crinière dégoulinante. Ailleurs encore, je me suis croisé certain jour avec mon double. Il fait toujours très chaud quand je voyage, c'est le lot commun. Venait à ma rencontre un revenant vêtu d'un jean, mains dans les poches, l'air piteux et le bassin balancé.
Erreur d'époque. La ressemblance était si forte que j'eus envie de l'inviter mais la chose était
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BURGOS
si attendue que nous avons baissé ou détourné les yeux en même temps, pour ne pas parler de nous, pour ne pas finir ensemble dans un lit. Voilà ce que m'inspire, de proche en proche, ce séjour à Burgos en 2050, où je viens de me prendre un P-V de 60 € pour stationnement interdit…
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LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050
Etranges circonstances, d'un hôtel frisquet à venir et d'un carnet à spirales “J'écris pour la gloire” offert par Muriel. Dans deux mois c'est Noël. Je dois écrire 25 mn. Journal du voyage. Nous avons déposé Sonia en gare pour 13 h 11. Elle a peur d'être abandonnée. Attention, ceci est une recomposition, un travail de littérature. Si je dis du mal de toi, ce ne sera plus toi. David était avec nous, il avait emporté un livre avec lui. Anne et moi surgîmes du petit tunnel, puis gagnâmes le pont de Bergerac. Nous roulâmes à travers nos souvenirs. La route de Branne est connue par cœur, j'en ai fait un roman.
Les romans que je fais sont toujours trop courts. Des digressions me viennent, que j'abandonne (Sonia n'est pas une digression). Anne dormait sur le siège. Son buste retombait, se redressait, ligoté. Nous avons passé Ste-Foy sans qu'elle reprît véritablement conscience. Le lycée de cette ville est désormais défiguré par son avant-corps, qui se veut moderne. Est-il banal ? Ne dois-je pas accepter les évolutions de l'architecture ? Puis nous sommes parvenus à l'entrée de Bergerac, défigurée cette fois, et depuis longtemps, par des panneaux publicitaires et des bâtiments sans âme : “Zone industrielle”, ou “commerciale”.
Je n'ai pas reconnu l'embranchement qui menait chez mes parents. Les feux rouges, les haricots directionnels : trop modernes ! La Rue Neuve en sens unique : tant mieux ! Les signes du temps sont le vieillissement de mon visage et l'inexorable rajeunissement des équipements urbains. Nosu avons voulu consommer au Tortoni, établissement bergeracois. Deux hommes en bleu de travail accoudés au bar des filles, et des femmes partout, en couples ou en trios. Mes conclusions sont vite faites ; elles sont stupides. Difficile de se faire servir un chocolat. Enfin je poursuis une fille de 17 ans qui vient de se rasseoir et lui commande pour ma table “deux petits chocolats”.
Elle est épuisée, une autre plus âgée prend le relais et nous sert immédiatement avec un grand sourire. Parenthèse : ce sont pourtant de tels incidents qui furent édités sur la Toile pour “Le Phare de Frazé”. Ainsi, du courage. Moi je m'imaginais que ma tête stupide – du moins, étrange - était cause de quelque refus de servir. Je ne dois pas sombrer dans la paranoïa. Puis nous sommes allés nous promener, passant devant le cinéma où se joue le film de Marie Trintignant sur Joplin ; devant le tribunal en réfection où mon père m'a fait propriétaire de ses biens : la donation entre vifs. Nous nous entendions, lui et moi, très bien. Et nous avons tourné, Anne et moi, rue de la résistance, que j'appelle rue des Tondeurs, car il n'y a pas eu la moindre Résistance à Bergerac, juste
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LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050
des bandes rivales qui attendait que l'autre attaque. “Nous n'avons pas reçu d'ordres”, disaient les Résistants. La Maison de la Presse fait librairie. C'est toujours l'occasion pour nous d'une grande exploration. L'accès à l'étage supérieur est privé. Il y a moins de choix qu'auparavant. Les rayons sont tout embrouillés, resserrés. Le présentoir des “Librio” ne présente ni “Pompée” de Corneille ni “paroles d'étoiles”, ouvrage collectif. Le gros livre sur Cocteau ne se trouve pas non plus dans cette librairie. Nous aurions bien acheté le Petit Larousse 2051 à Victoret, mais à quoi bon charrier ça dans notre coffre alors que nous l'aurions aussi bien au bout de notre rue, à Mérignac ? Il est aussi beaucoup question d'avarice stupide : autant retarder, dit l'avare, l'instant de l'achat. Puis nous avons retrouvé notre voiture sur le parking, où un flic bleu ciel scrutait le tableau de bord pour sévir contre les stationneurs abusifs...
Nous l'avions échappé belle ! Avant de prendre place sur nos sièges, nous avons constaté que nous faisions connaissance, voici 40 ans, à trois jours près, le 28 octobre 1963. De quoi prendre un frisson de vieux, de quoi aussi se serrer les doigts tendrement, en se promettant de tenir les 40 ans à venir (nonante-huit et nonante-neuf ans). Je me retiens d'écrire depuis quelques lignes que ma femme attire les regards par son visage douloureusement bouffi, d'une pâleur maladive, et sa démarche titubante. J'espère encore la conserver longtemps, car elle est seule à me faire parvenir sur le plan métaphysique.
Puis nous sommes parvenus, par le pont d'amont, au cimetière de mes parents. Sur ce pont cheminant un jour avec mon père, vêtus tous deux de vêtements trop amples... je m'interromps pour faire ma toilette au lavabo ; ces ponts, ces répères, sont l'occasion d'une multitude de souvenirs : en 1989, lorsque mon père avait moins d'une année à vivre, nous cheminions donc sur ce pont, voûtés, traînant des pieds, car je réglais “mon pas sur l pas de mon père”. Alors un parigot motorisé s'arrêta lentement près de nous, et décocha en rigolant “Acré vain guiou d'bon sang d'bon souaire !” Je me suis vexé, surtout pour mon père, et puis, je ne pensais pas l'imiter à ce point-là.
J'ai vociféré en montrant le poing à l'automobiliste, qui devait bien se marrer en compagnie dans sa bagnole. Mais aujourd'hui au cimetière, mon père était déjà mort, et ma mère, en quatre-vingt quatre pour elle, en nonante pour lui. Et je pensais qu'il me disait : “J'en veux pour 90, moi !”
Le sort l'a exaucé, non pour l'âge, mais pour le millésime : il est mort en août 1990. Et si je calcule
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encore, ma mère étant partie en 84, nosu sommes bientôt en 2004, j'ai soixante ans l'année prochaine ; d'ici 20 autres années, j'en atteindrai 80, et je rejoindrai mes parents. Non dans cette tombe toutefois, car j'ai réservé mes quartiers à Bordeaux.
Je suis resté peu de temps devant la tombe, car cela ne sert à rien, il faisait froid, la dalle était nue, la plus nue de toute l'allée. J'ai gravé du bout de ma clé la lettre “B”, mon initiale, suivie de la date. Il n'y a que moi pour avoir de semblables idées. Ma femme n'avait pas voulu m'accompagner, car elle ne les aimait pas beaucoup. Les deux conversations tenues par ma mère étaient de me reprocher de ne pas venir plus souvent, et de s'interroger sur la légitimité de ma fille. Mon père, en face de son épouse, n'avait plus de conversation depuis longtemps. Je lui resservais de mes cours, qu'il admirait, et il se demandait ce que je ferais après ma mort, tout surpris sans doute et inconsciemment scandalisé que je dusse un jour lui survivre.
Le séjour devant la tombe fut de dix minutes, suivies du traditionnel pipi de cimetière, devant cette autre dalle, verticale et sans séparation ; la pisse disparaît ensuite dans un enduit plâtreux. Et la voiture s'ébranle vers Lalinde, via Mouleydiers où nous évoquerons le vieux Maître Faget, passe le pont sur la Dordogne et cherche le Buisson de Cadouin. Notre prochaine halte doit être le cimetière de Coux-et-Bigaroque, où repose (c'est le terme consacré) Pascale de Boysson, compagne douloureuse (et jadis douloureuse) de Laurent Terzieff. Au lieu de rencontrer ce dernier perdu en méditation devant la tombe bien-aimée, nous avons remonté dans une forte odeur de vache des allées soigneusement râtissées où nos pieds s'embourbaient.
Nous avions repéré les habitants des tombes sur un plan placardé sous grillag e: “de Boysson”, au fond à gauche. Parfois l'employé municipal ignorait le nom du défunt. Il écrivait simplement “OCCUPE” dans le rectangle : c'est à la fois respectueux des corps et extrêmement désinvolte. Je crois, surtout respectueux. Mais la tombe elle-même, aux inscriptions à-demi effacées (un de Boysson né en 1881, mort en 1971, peut-être son père, quelque vieux colonel) ne présentait qu'un long rectangle de terre encadré d'un muret, sur lequel reposait à main droite un toit funéraire à deux pans, gris et muet.
Sans doute le début d'une installation monumentale. Terzieff attend d'avoir assez d'argent pour compléter cela. Il pense aussi que le défunt n'est pas tant honoré par les dépenses somptuaires que par le souvenir amoureux qu'on a de lui. Nous avons piqué un gros bouquet de fleurs roses
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artificielles tombées par coup de vent d'une tombe voisine, puisque je n'ai pas osé le faire à Bergerac, pour mon père ; Anne m'a dit que j'aurais pu, la tombe d'en face étant réputée abandonnée, regorgeant pourtant de gadgets : “Regrets”, et autres. Mais je ne regrette pas mes parents.
Et je suis superstitieux. Après cela, il ne nous restait plus qu'à retrouver la route de Beynac (hôtel à 50 euros, trop cher) : “Vous ne trouverez pas moins cher dans le coin !” Évidemment, dans ta catégorie, connard. A 38 euros à la Roque-Gageac. C'est moi qui ai monté les marches de la réception. Il y avait une jeune femme tête à claques, pour me dire d'un ton rigolard qu'on ne “faisait pas de chambres” ici. “Et ça ?” Je désignais tout un panneau dans son dos, indiquant les prix. Anne a débouché à son tour des escaliers. “Mais si, on fait des chambres.” Elle nous a menés aux numéros 9 et 10, en demandant si nous restions sur le même lit, si nous n'étions pas fâchés.
Ma femme a répondu qu'on ne voyageait pas pour se disputer. Je grommelais en allemand dès les premiers instants, j'ai été présenté comme Lorrain, originaire de Verdun. Cet accueil m'a vexé. La tenancière n'aura de moi que les mots indispensables. Et puis le radiateur est froid, et le restera toute la nuit. Nous sommes allés nous goinfrer de lasagnes tout près d'ici. C'est la débauche, le bide augmenté garanti. Les couteaux étaient flexibles, j'ai fait semblant de les lancer sur ma femme en les tenant par la pointe. Nous avons été vite bloqués par une tablée de 3 english women, bien grasses et bien épanouies, qui savaient le français, mais pas assez pour suivre notre conversation.
J'ai été éblouissant, boulant les mots, dévidant le jars, mêlant boche, espagnol, italien, arabe et turc de pacotille. Les voisines lançaient des clins d'œil perplexes, en poursuivant de leur côté une conversation anglaise aussi animée. Nous sommes ressortis de là les jambes écartées de bouffe. De fortes brumes flottaient sur la Dordogne, prévues par la vieille mère Marqueton avant notre départ. Et, miracle, quatre gabarres, avec un ou deux r, amarrées pour des promenades : “en octobre, seulement l'après-midi”. Nous y serions bien montés, mais quid du musée de Figeac ? ...et s'il était fermé le dimanche ? “Close on Sundays” ?
Alors nous avons admiré, lu les prospectus (je lis couramment l'occitan : ce n'est pas difficile), et nous sommes remontés nous réchauffer ici. Nosu avons joué à la belote en étendant sur la table une serviette nid d'abeilles, et Annie a gagné. Nous avons gagné le lit à 11 heures, claqués
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mais sans plus. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous avions consulté des cartes. Nous ne savons pas où nous irons après Figeac. Ce matin je me suis réveillé à 7 h après un rêve de plus à tendance homosexuelle, sans que je me rappelle autre chose qu'un contact très doux de joue d'homme.
J'ai écrit le début de ceci sur la cuvette des chiottes fermées, la boucle est bouclée. Annie s'est douchée, moi non, parce qu'elle a trouvé le système de fonctionnement de la douche par poignée latérale sur le pommean, et moi non. (...) Nous sommes descendus à l'instant prendre le petit-déjeuner. La serveuse est la même personne qui nous a reçus la veille au soir, elle nous a proposé des jus de fruits dans un festival de plaisanteries. En bas hurlait littéralement un chorus de comédie musicale, où les humains manifestaient leur enthousiasme d'être “Tous ensemble – tous ensemble – gnouf – gnouf” - “Nous les hommes, tous les hommes, rien que des hommes”.
Heureusement nous étions à l'étage au-dessus, nous avons tout englouti, nous avons payé, la servante ou tenancière nous a affirmé son peu de prédilection pour les musées et autres momies égyptiennes. Nous avons payé près de 54 euros, nous sommes remontés. Anne s'est lavé les dents, j'ai oublié ma brosse et mâche du chewing-gum, il ne reste plus qu'à remballer nos affaires. Impossible de chier ici, ça dauberait un max, mais j'aérerai. Anne essuie ses lunettes, je mâche assidûment, il ne reste plus, cette fois, qu'à redescendre nos quatre bagages. C'est beaucoup. C'est de notre âge.
Adieu la Roque-Gageac. FIN..
Suite. Nous nous levons, rassemblons nos affaires, multiplions les va-et-vient de notre chambre à notre voiture. Le petit-déjeuner se déroule sous les auspices de la serveuse piquante. Elle nous demande si nous voulons du jus de tomate, du jus de carotte. Elle précise que c'est bon, “tellement bon qu'on ne sent pas le goût”. Supposition : c'est de l'humour. Elle tend vers nous son petit pubis hérissé. Quand nous la quittons, elle est incapable de nous fournir les heures d'ouverture du Musée Champollion de Figeac. Elle nous dit : “Moi, les musées...” Pour la pousser, je rajoute qu'il s'y trouve une momie.
Elle se rengorge dégoûtée. Pendant le petit-déjeuner, trois fois de suite, un horrible chœur de comédie musicale style soviétique avant l'assaut tchétchène, chantant “les hommes, tous les hommes, rien que les hommes”.