Les Quêteurs de beauté
COLLIGNON
LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ
LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3
ARENKA 6
LE TEST 18 P.
VENTADOUR 10 P.
LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P.
LE BUCHER D ELISSA 12 P.
LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.
LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P
MACCHABEE 17 P.
LÉGITIME DÉFENSE
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"Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -
penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme
espagnol.
- N'avez-vous pas appelé la police ?
- Que pouvions-nous faire ? "
...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,
baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement
de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,
au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.
Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.
- Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais
plus.
Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois
camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux
autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les
plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses
bons mots en dérision.
C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux
et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche
avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.
"...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "
On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des
ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,
il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des
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supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.
"...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :
à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,
le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.
Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense
sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se
confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à
l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son
corps.
"Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans
intervenir ? À vous rincer l'œil ?
"Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant
"Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu
t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"
"...Chaque seconde durait des siècles... »
"...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses
bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.
...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...
"...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait
enculer! "
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Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)
...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec
tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...
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Pour les enfants qui lisent,
espèce en voie de disparition...
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Pourquoi chercher dans les rénèbres ?
Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,
Resplendissant chercheur drapé d'obscur,
Alambic cérébral des céréales d'or.
Pour moi, prends ce balai de caisse claire
Et conduis-le au sein du tambour,
Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.
Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,
Et le seul fait d'être regardé (...)
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Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.
Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.
Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.
Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.
Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.
Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.
Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause
ARÈNKA 9
du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.
Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.
L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".
Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.
C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.
Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à ARÈNKA 10
purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.
Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.
- Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.
- Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.
- Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.
- Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.
- Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.
- Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.
- Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.
- Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.
- Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !
Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.
Vous voyez, tout était très bien organisé.
Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.
Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.
Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.
Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :
"Avez-vous remarqué cet enfant ?
- Ce quoi ? dit Fézir.
- Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...
Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.
Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.
"Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.
- C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...
- Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...
- C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.
Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.
"Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.
"Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !
Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.
Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.
Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ou bien se mettaient à leur obéir.
On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.
Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.
Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.
Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.
Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.
C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :
"Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?
- Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.
- Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.
- C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.
Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".
Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.
- Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !
"Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.
Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.
L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.
Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.
Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.
Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.
Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.
Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.
Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :
"Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.
Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.
"C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.
"Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.
- On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.
Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.
Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.
Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.
...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.
"Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"
- Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.
- Mais si ! Messie ! répondaient-ils.
- N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !
On avait laissé trois prêtres par pyramide.
À quoi les enfants moins bornés répliquaient :
"C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !
- Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !
Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.
Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.
Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.
"Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !
- Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...
- Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !
- Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.
- Possible, mais ça m'occupe.
- Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.
- Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.
Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $
embardée :
"Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !
Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.
- Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."
Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.
En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?
Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.
On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.
...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.
"Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.
À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).
Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.
"Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.
- À votre école.
- Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?
- J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.
- Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."
Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.
On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.
"Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un