Proullaud296

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FLEURS ET COURONNES

COLLIGNON

FLEURS 

 - Sans le moindre permis de construire murmure Claire.

- Un jour les huissiers sont venus. - Ils nous ont demandé de tout démolir, dit l'homme. - De tout remettre en l'état. » Ils sourient alors tous les quatre, et le couple bavard invite enfin Stavrov et la jeune femme à entrer.

C'est une maison longue et basse juste comme j'aimerais chuchote Stavrov. Mais sur les murs Claire montre à la dérobée les craquelures à la dizaines, on y mettrait le doigt : Paul n'a plus bricolé depuis longtemps. Henriette en longiligne tropicale n'a jamais tenu la truelle ni le moindre outil : «  Nous avons tout hypothéqué, ce sera bientôt vendu ». Paul prétend que sa femme pèche par optimisme, l'acheteur devant payer l'hypothèque même après la mainlevée. Henriette n'a jamais compris pourquoi. « Moi non plus », dit Stavrov. Le vieux Ponce reprend la parole pour souhaiter un « bon séjour au Vieillards'Home. » Claire éclate de rire : c'est la première fois qu'un de ces déchets vivants se sert encore de l'ancienne appellation du gîte. Claire lui rend le papier à bout de bras. Il suivrait aveuglément cette femme, il croit tout ce qu'elle dit, mais trouve absurdes ses recommandations.

 

Toujours supprimer, au début de l'histoire, un certain nombre de personnages.Cette maladresse, cette insigne incapacité, doit s'interpréter comme une libation, aux dieux Infernaux de l'Écriture. Une façon de tuer père ou mère. Les justifications ne manquent pas.

 

X

 

Le premier prix consiste en une caverne, éclairée, d'environ 26m² . Les enfants, Émilienne et Jacobée, régleront les loyers. Parfois avec retard. Stavrov dit : « Ça alors ! », pour meubler. Il abandonnera son vieux logis de veuf prématuré. « Vous verrez, Papa Stavri ! » Le vieux ne sait pas ce qu'il verra. Il suit Claire en traînant des pieds, bouche entrouverte, le front patiné de sueur. La vie n'est qu'un long couloir puant le chou : « Il faut tout voir par soi-même ! » Stavrov fait semblant de le croire. Il grommelle, mange seul dans sa chambre d'asile. Ça change des centenaires toujours fringants, toujours chiants. C'est chiant d'être chiant. Stavrov a lu cette phrase chez un humoriste et la répète volontiers. Mais jamais, premier prix ou pas, il n'acceptera d'habiter dans une caverne sans fenêtre, avec tous les projecteurs qu'on voudra.
Un jour il se fera tuer pour elle. Pour la phrase humoristique, et pour Claire. « Aujourd'hui, je ne vois rien qui me plaise vraiment ». Voici un autre couple de Martiniquais. L'homme est tout le portrait du précédent : un quart de Noir ou plus, grosse tête chenue, l'œil moins niais cependant. « Ce nègre va nous faire chier » dit Stavrov sans souci d'être entendu (vous faites tout pour que j'oublie ma femme morte ; déjà je ne pense plus à Myriam) « dites-moi pourquoi je dois changer de maison ; quitter le Vieillards' Home. Juste pour un autre couple, que vous mettrez en chambres séparées.

- Stavrov, vous êtes vide ; profitez-en pour écouter les Autres. »

Alors s'ouvrit la troisième porte. Claire tira Stavrov de son nombril, et le nouveau quarteron, pédé nommé Solange, a commencé sa plainte :

« ...pwivé de mon logement Encore ! s'écrie Stavrov – tso ? znowu ! -...par les agissements de ma femme – ne me pawlez plus des femmes – j'ai pwéféwé laisser...(« ...la scélérate procédure de divorce suivre son cours »). Il échappe à Claire un geste d'exaspération. Le quarteron est ancien bijoutier. Sa femme a tout dilapidé : pierre, capital et outils de travail, limes, scies bocfils… .

« À soixante ans…

- Encore ! » Stavrov n'a pu tenir sa langue.

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- ...il me restait quelques diamants… tout petits… »

 

III

 

Tous les deux jours, Jeune Claire et Vieux-Stavrov traquent les sexagénaires sur le départ : expulsables, désappointés, suicidaires ; jamais Stavrov n'éprouve à leur sujet la moindre tristesse. Il attend qu'ils crèvent. Au fond de soi, il sait que Myriam reviendra. Mais les vieux dépourvus de personnalité disparaîtront corps et biens. « Jamais je ne serai comme eux – Qui vous le demande ? - Vous tous. » Il effleure le bras de Claire, qui le retire précipitamment. Evguéni Mazeyrolles annonce le suivant. Alfonsinka Turkovitsa épouse Mazeyrolles. Avant-dernière et quatrième porte. Mari chef de gare ivrogne. Femme ayant mis bas six gosses, grand-mère incomprise, guignolet kirsch Peureux.

- « Peureux » ?

- C'est la marque.

Ils ont bu, englouti, tous les revenus, salaires, allocations, pensions, Evguéni est devenu sec, barbu, jadis respecté par ses six enfants. Stavrov lui reproche d'avoir détruit, par son alcool, ses descendants jusqu'à la troisième génération. Alfonsinka s'énerve entre ses lèvres pincées et son nez en couteau : « Deux suffiraient, peut-être ? vous êtes pope ? - fils de curé ? » Vieux-Stavrov se tourne vers Claire :

« Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

- Seulement de ce con de Jésus. »

Evguéni et Alfonsinka restent bouche bée. Le barbu articule «Insultez-moi - je porterai ma croix. - Vous l'entendez, l'ivrogne ? trente ans que Monsieur le Chef de gare se prend pour un pope... » Le couple en vient aux mains. Vieux-Stavrov et Claire, agents provocateurs, ont atteint leur objectif : celui de les faire interner sur-le-champ, grâce à la camionnette subite de Valhubert où deux infirmiers en tenue maîtrisent les pugilistes. Même à travers la porte arrière, on entend Alfonsinka hurler « Où y a Evguéni, y a pas de plaisir. »

Claire cligne de l'œil, voici un logement tout trouvé. Stavrov éprouve de légers remords, c'étaient des gens bien - Détrompez-vous enchaîne Claire, ils battaient leur troisième fils, nous avons des dossiers sur eux, ils ne laissaient pas de traces sur le corps, lui faisaient porter les guenilles des frères aînés. Ils l'ont placé en internat dans la ville même, se sont opposés tant qu'ils l'ont pu à son mariage. « Ont-ils mieux traité leurs autres fils ? - Je crains que oui. Ils n'auraient pas dû s'acharner sur le dernier. Ni sur la bouteille. » Devant le mutisme soudain de Stavrov, Claire se propose de vendre la bicoque si vite vidée, afin de couvrir l'hébergement et l'improbable sevrage d'Evguéni et Alfonsinka.

À ce moment Stavrov Protopovitch sort enfin ce qu'il a sur le cœur, sur les yeux de Claire, la peau de son visage « si exactement tendue par le muscle » - le masséter ? - ...les buccinateurs aussi, Claire, tous les muscles… - ...je vais vous confisquer vos revues médicales, Stavrov ; le buccinateur ne se voit pas de l'extérieur. » Stavrov conteste. Dévie sur l'équité, la justice, la vertu, qu'il déchiffre couramment sur son visage - ...La vertu, Stavrov ? » Quand elle rit, les boucles tremblent sur sa joue. Il reste une Cinquième Porte. Toute proche, celle-ci, de l'ancien domicile de Stavrov et Myriam, avant leur arrivée au Vieillards'Home : « ...avant la mort, voici deux personnes très âgées, en fond de jardin, pavillon 8... - ...et ceux du n° 9 sur la rue ?- Des quadragénaires. - C'est jeune dit Stavrov.

Les jeunes ont engagé une procédure d'expulsion, contre les Turkovitch précisément – il ne viendrait à l'idée de personne d'utiliser l'identité française d'Evguéni – né Eugène. Maintenant vous êtes en concurrence, Vieux-Stavrov. « On n'expulse pas des vieux » répond-il. Même ivrognes. Même mauvais payeurs. » Avant d'être extradés, les Turkovitch avaient passé leur vie à l'intérieur de la clôture, jetant leurs ordures entre deux pavillons : gazinières, batteries mortes, nos deux grands fils disaient-ils dégageront tout ça par camionnette – eux-mêmes n'en croyaient pas un mot. « Ils n'ont jamais eu ces deux fils ; ils viennent de les inventer. » Les Acquatinta, 40ans, cousins de Claire, mariés l'un à l'autre, sur le flanc gauche de Stavrov, eux aussi menacés d'expulsion ; à ces deux-là, Claire et Jacobé ont d'abord doublé le loyer : « Je n'y suis pour rien directement. » Pour gagner l'extérieur sur la rue, les Acquatinta doivent traverser le jardin ; ce qu'on appelle une « servitude », conventionnelle, puisque les vieux Turkovitch-Mazeyrolles n'étaient pas enclavés. Les Acquatinta, quadragénaires alertes, aiment le soleil qu'ils prennent aux autres, ils mangent dehors l'été sur une table blanche.

Lorsqu'ils passent, les Mazeyrolles, revenus des Fous et relogés juste de l'autre côté des Acquatinta, saluent ces derniers. Ces derniers ne répondent pas, arborent des mines condescendantes ou excédées. La vieille répond au prénom d'Alfonsinka, fille de… - « je ne sais plus ». Il lui reste une énorme dent surchargée de tartre, sur le devant, et la lippe pendante. Mèches décolorées. Coquette et hideuse. Son époux Evguéni est trapu, lourdaud, voûté. Il marche en traînant des pieds. Stavrov espère encore qu'ils seront conciliants. Avec son amie Claire dont 45 ans le séparent, il mange À l'Entrecôte, au centre ville. Ils échangent leurs impressions. Stavrov est stupéfié. Il se fait tout raconter, expliquer, expliciter.

Les Mazeyrolles-Turkovitch piquent sa curiosité, bien autrement que les comparses précédents, portes Un à Quatre. Il repère leur logis sur un vieux plan, demande combien d'armoires s'entassent dans cette pièce, à gauche en entrant, dont on ne peut plus franchir le seuil ; s'ils possèdent une ou deux télévisions, l'une sur l'autre : « C'est la petite qui fonctionne ». Les deux vieux sont sourds et s'engueulent dans un mélange de mauvais russe et de lodévois. Émilia montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

 

X

 

Comment va pépère aujourd'hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ?

- Fais chier.

- Pas poli le pépère.

Mais avec la très, très lointaine cousine de sa femme morte, avec l'assistante Claire Mazeyrolles, tout se joue, au contraire, au cœur du respect. Dans la sérénité de la sœur aînée. Dans la contemplation du Vieux-Starov. Ni vieux, ni ami, ni père. La généalogie crée des liens qu'il aura perdus. Claire fait employer sa sœur Jacobé : même nom de famille, mais cheveux noirs et les yeux de même. Le nez, le menton insolents. Stavrov l'observe attentivement, passe d'une sœur à l'autre. Dans le même service. Claire présente un par un ses pensionnaires : les plus âgés d'abord, rivalisant de dates de naissance. Claire prend des notes, ce qui n'est pas nécessaire. Jacobé toise les patients de bas en haut. Les présentations se font dans une vaste salle appelée « salon » où s'entassent côte à côte les armoires, plus ou moins béantes, où passent des rayons de soleil brisé.

 

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