Adieu toutes les femmes (Mivath et le maçon)
C O L L I G N O N A d i e u t o u t e s l e s f e m m e s
(Mivath et le maçon)
Lorsqu'il revient du travail, tous prennent leurs distances. C'est salissant un maçon. Le bob sur son crâne n'est plus qu'un bloc de yaourt. Il tient les bras loin du corps, se gratte sans conviction les pieds au paillasson. Prénom : Georges. Des cheveux noirs en frange sur le front, une fine moustache érotique. Taille : assez petit. Pas seulement maçon, mais à toutes mains : finitions (plâtres, carrelages ; branchements, raccords de mortier). Il peint aussi sur toile, sur les murs, des marines qui arrondissent les fins de mois. Radio X-Y lui propose, en haut de la pente, un coulage de semelle : une plaque de 10 sur 10 pour supporter, pour isoler du sol une construction métallique.
Radio Kiss doublera sa surface. Georges bosse mollement : la paye au forfait n'encourage pas précisément la rapidité d'exécution. Dans le grincement obsédant de la bétonnière, Georges observe tout, appuyé sur son manche de pelle. Il a bien calé la machine sur le sol, entre les touffes d'herbe, les taches de paille de fer ; tous les débris des vieux chantiers d'avant, durites au butyle et fragments de câbles. Georges se voit mal passer sa vie là-dedans, mais il faut bien qu'il s'y fasse. Il voit défiler tous les jours les animateurs qui passent et repassent le seuil métallique vert bouteille surélevé des studios, dans un bungalow vaguement aménagé.
Parmi les défilants, Georges voit :
- un curé en veston
- un imam sunnite
- un imam chiite
- un rabbin, un pasteur
- une Portugaise sans accent, beau cul
- un Italien, cul moyen, quinquagénaire et la tête en arrière.
Il voit encore :
- une blonde nommée "Lise", d'abord revêche, experte en informatique.
- toutes sortes d'invités des deux sexes, qui se croient tenus d'adopter au micro (il les écoute sur son transistor) un ton fade qui dénote l'amateur, celui qui veut passer pour professionnel ; souvent, appuyé sur sa pelle, Georges change de longueur d'ondes.
La personnalité la plus marquante, c'est un grand maigre au ventre proéminent, à cheveux longs très démodés ; il porte le verbe haut, se tient courbé sur son abdomen, odieux à l'antenne.
Il s'ouvre au maçon de son désir de l'interviewer à l'antenne. Avant que Georges ait pu décliner son invitation, le grand homme poursuit son boniment, se cause à lui-même et se coupe au
milieu de ses phrases. Georges entre à sa suite dans le bungalow que tout le monde appelle "le bureau" : le samedi, l'affluence est plus grande, chacun va et vient, et se sert : l'agrafeuse, le marqueur, le compact. Georges pianote, consulte les annonces de cœur, dont la première page montre un cœur qui bat :
JFMIVATHCHCORRESPTTSRÉG
Mivath ? ...c'est hongrois ?
Il note l'adresse, met en veille, et file. Le blond maigre ventru l'a oublié, il courtise l'équipe, tient absolument à passer un jour ou l'autre, ô gloire ! à l'antenne. Georges empoigne sa pelle. Il gâche comme il peut. L'argent n'arrive guère.
Il espère que Mivath, la Hongroise ! lui adressera des lettres sous enveloppes parfumées, molletonnées. Roses. Georges revient chez lui, se change, gagne la table. Sa toile cirée est encombrée de pieuseries : vierge luminescente, images dans le missel, napperons "Sacré-Coeur" 30cm ; un coquillage en grotte, trois signets à la croix de Malte. En face de lui, un curé de St-Leu-St-Gilles. A droite du prêtre, soeur Latanie, sans coiffe, mais non moins convaincue de l'existence de Dieu. C'est son foyer. Ce couple l'a recueilli. La morale est stricte. Autour de lui, sans garantie, un peuple d'images pieuses punaisées, un Christ, légèrement décalé au-dessus du réchaud.
Georges à 30 ans bientôt possède une chambre personnelle et sobre. Il n'a rien à cacher. Il révèle aux deux adeptes son intention d'établir une correspondance suivie avec Mivath, hongroise. Ou islandaise. On peut se tromper. Il s'aperçoit aux tics du curé que c'était son tour de Benedicite. Il bredouille et mange. Le repas est silencieux sauf un grésillement de transistor, le Père Dubreuil se branche ainsi sur l'univers et repasse les mots qu'il vient d'entendre. Puis Georges dans sa chambre forme un numéro de Minitel, Médium Interactif. Une voix chaude et artificielle, de femme s'efforçant d'être aimable. Aigre, en habits de politesse. Georges se dit : "Ce n'est pas une jeune fille". Elle a pourtant 17 ans. Le contact sera pris, régulièrement, dans une cabine téléphonique aux cornières métalliques.
Georges-Xavier tente d’intéresser, avec humour, son interlocutrice à la composition du CIMENT. Elle s’en fout. Tseth Mivath, c’est son nom, confie ceci :
- ce qu’elle lit
- ce qu’elle voit au cinéma.
Georges-Xavier en apprend beaucoup. Il dit :
« Quand je lis, j’oublie tout ».
C’est un ouvrier qui lit.
À l’autre bout du fil, Tseth Mivath s’étonne. « Si je lui demandais de gâcher du ciment, pense G.X, je lui dirais moi aussi : C’EST FACILE ! »
Dans cette vois métallique du téléphone, le maçon croit déceler « un désir qui n’ose pas dire son nom », l’expression lui vient d’un roman-photo. Il lit d’autres choses que des romans-photos.
Mivath se présente au terminus du 25, dernière à descendre, empêtrée dans ses mollets, avec de grandes lunettes noires. Rejette ses cheveux roux sur ses épaules et se tord le pied. Pas beaucoup. Georges est en veste de ville, sans plâtre sur lui. Il faut cesser d’avoir des préjugés. Mivath écrase sans les finir ses mégots-filtres pleins de rouge. Couple gauche. « Confuse, dit-elle, je suis confuse ». Georges ne désire pas son visage, grêlé, bistre clair. Elle se trompe dans les génériques. Peut-être ces rediffusions télévisées à caractères minuscules. OÙ VONT TOUS CES OISEAUX qui passent dans le ciel par bandes.
« Père Dubreuil, Sœur Tatiana » IIIe siècle « je vous présente Mivath ».
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- Cher Monsieur,
J’ai bien lu votre article sur l’art de la fresque. Vous y exposez de belles thèses (…)
« Mais, pourquoi écrivez-vous ? (...) » - MIVATH.
- Cher Georges,
(…) Comprenez-vous le latin ? ...que vous êtes cultivé ! Quelle est l’opinion de vos parents sur moi ? (ils ont pensé… que vous vous poudrez trop).
Je vais vous dire, chère M., ce qui m’a amené à la maçonnerie…
Georges se loue à des chefs de chantier pour un travail au noir. Le mortier est gris. Le ciment est clair. En général. Georges s’écorche les mains, les doigts, la peau autour des ongles.