Le jeu de la feuillée
Le jeu de la Feuillée fut écrit à la fin du règne de saint Louis ou dans les premières années de son fils et successeur Philippe III de France dit le Hardi, à ne pas confonde avec celui de Bourgogne, bien postérieur. En date. L'auteur, comme son père, s'appelle le Bossu, bien qu'il ne le soit pas, et se voit aussi nommer « Adam de la Halle », comme son père également. Au Moyen Âge on portait rarement le nom de son père ; d'ailleurs, en dehors d'Arras, on l'appelait Adam d'Arras. Il serait mort au service d'un seigneur, en expédition dans les Pouilles, en Italie. C'était un grand lettré, trouvère, excellent musicien aussi, mais sa musique ne nous est pas parvenue. L'avant-propos, dû à l'excellent Ernest Langlois dans la collection « Les classiques français du Moyen Âge » aux éditions Champion, en 1964, fourmille de discussions à l'usage des spécialistes, qui font mes délices et mon incompréhension partielle, envoûtante, justement : j'ai l'impression de porter un chapelet de décorations auxquelles je n'ai pas droit…
La feuillée n'est pas cette tranchée de campagne où vont déféquer les soldats qui n'ont pas encore fait défection, mais ou bien une longue tonnelle installée pour faire de l'ombre en plein Pas-de-Calais (on disait « Artois »), ou bien une espèce de dais en feuillage disposé au-dessus d'une statue de la Vierge au milieu d'une place d'Arras. Les spécialistes (voir plus haut) en discutent encore en attendant de se faire égorger. Une assemblée se tient là, et nous restitue par son bavardage (en dialecte picard) certains aspects de la vie médiévale : notre auteur se met en scène avec toutes ses connaissances, et nous devons bien connaître chacun pour apprécier le charme inexistant de cette revue de chansonnier.
Or des documents (ou cocuments) nous sont fournis par les archives médiévales, imparfaites et répétitives, lesquelles nous disent entre quelle et quelle date (un an d'intervalle) sont morts tel ou tel. Adam de la Halle ou le Bossu apparaît lui-même dans d'autres textes, écrits par lui ou par d'autres poètes. Certains recoupements sont donc possibles, mais il est souvent impossible de conclure ; c'est d'ailleurs à cette conclusion que s'attachent la plupart du temps tous nos médiévistes universitaires, qui s'accordent dans leurs peurs frileuses. Adam donc, fils de notable, aurait interrompu ses études pour revenir épouser une jeune fille qui ne l'était plus, grâce à lui ou à cause de lui, ce qui commençait à se voir au tour de taille.
Ou bien (il y a toujours un « ou bien »), Adam se serait séparé de sa femme pour une durée de trois ans pour étudier, finalement, à Paris, et ils se seraient revus plus tôt, parce que Paris, la Cité pour être plus précis, c'est très cher. Il nous faut donc rabattre sur le texte lui-même, qui ne livre ses secrets qu'après décorticage et grands broiements édentés de mâchoires érudites : trois fois que je lis ce Jeu de la Feuillée, au hasard cahotant des programmes... et la troisième fois, je sentis enfin revivre tout ce Moyen Âge, au moment fixé par la sainte Vierge ou par les fées, puisqu'elles doivent paraît-il venir sous la feuillée, disent les participants, à minuit. La Vierge n'est-elle pas la meilleure des fées, même si c'est un peu hérétique ? Ce sont donc des moqueries convenues, des plaisanteries avec note en bas de page afin de rire au bon endroit, une langue obscure qui semble mal mâchée (moins coulante évidemment à l'écrit qu'à l'oral), un décousu dû à la multiplicité des personnages (il faut bien que chacun ait son mot à dire), un scénario qui semble aussi brouillon qu'une comédie de France au cinéma.
Et timidement, les personnages se sont mis à vivre : un fou (un « dervé ») qui bat son père, des femmes qui bavardent, des hommes qui bavardent, un prêtre, des critiques sur les uns ou les autres, dans un dialecte à la ch'ti, bourré de chuintantes et de nasalisations. Voilà. Jamais je n'ai su trouver la clé de ce temps-là, dont les œuvres, non traduites, demeurent souvent bien moins intéressantes que les commentaires de nos siècles à nous. Ils comprennent, en avant-propos, des citations, provenant de jeux-partis, avec un trait d'union. Il s'agit d'un dialogue entre deux interlocuteurs exposant une thèse différente : « Les jeux-partis dont sont extraites ces citations ont été composés peu de temps après le mariage d'Adam ; avant 1272, date de la mort de Bretel » - en effet, sinon, l'auteur n'aurait pas fait parler ledit Bretel, ou bien aurait précisé qu'il était mort.
Ces pièces-là, c'était un peu comme le journal du soir… Mais ces jeux-partis, qui se faisaient en public, ont été composés avant Le Jeu de la Feuillée : cela veut dire qu'Adam le Bossu s'était déjà mis en scène. Il composa donc, dans l'ordre, des jeux-partis, Le jeu de la feuillée, et un Congé, où il prend congé, justement, et gentiment, de tous ses concitoyens d'Arras avant de repartir pour la capitale, où il s'était pourtant bien promis de ne plus remettre les pieds. Dans ces joutes verbales, « le renoncement aux études est présenté comme définitif. L'idée de retourner à l'école a pu ne venir à Adam que quelque temps après son mariage, probablement lorsque sont apparues aux deux jeunes gens les difficultés matérielles de l'existence. » Si vous ne me croyez pas, reportez-vous p. VIII note 1, », où « deux vers du Congé font allusion à ces difficultés : il est dit que l'auteur n'a plus l'inspiration pour faire des chants, des « cans » en picard. « Si la Feuillée est de 1276 (après la mort de saint Louis), le mariage étant antérieur de quatre ou cinq ans, tout s'explique naturellement. »
J'allais justement vous le dire. « Certes, pareil revirement dans les projets d'Adam n'exigeait pas un si long temps, et si l'on date le Jeu de 1255, il n'est pas nécessaire de supposer un intervalle de plusieurs années entre sa représentation et la compositions des partures ». 21 ans de flottement tout de même pour la date de composition. A supposer que tous ces épisodes relatés soient exacts. Les « partures » sont un autre nom des « jeux-partis » ou « joutes verbales », nous dirions un face-à-face. On convenait de celui qui parlerait le premier, l'autre devant défendre l'opinion adverse ce qui ressemble beaucoup aux jeux-partis politiciens contemporains… « Cependant, reprend le commentateur, la lecture du Jeu et celle du Congé donnent l'impression que l'idée d'aller à Paris ne date pas de la veille, et surtout que le mariage n'est pas tout récent. D'autre part, si l'on recule de vingt ans la composition du Jeu de la feuillée, et par conséquent celle des jeux-partis, on rajeunira d'autant Bretel, et l'on comprendra mal qu'Adam le traite d' « anchien ». » D'ancien, de vieux birbe qui ne comprend plus rien à l'amour.
Nous vous laissons décider de votre attirance pour cette charmante comédie gentille, restée très célèbre, Le jeu de la feuillée, par Adam de Bossu dit de la Halle. Avé !