Gassama, sur Kourouma
Ouvrage très particulier que nous vous présentons aujourd'hui, à double titre : d'une part il s'agit d'une terra incognita, la littérature noire africaine. C'est quelque chose que nous dédaignons par chez nous... D'autre part, c'est un livre de critique : un universitaire africain, actuellement fonctionnaire à l'UNESCO, se livre à une étude sur La langue d'Ahmadou Kourouma. Il sous-titre son ouvrage, non sans humour, « le français sous le soleil d'Afrique ». Il va donc falloir que je commente un commentaire, assorti il est vrai d'un nombre important et convaincant d'exemples. C'est paru aux éditions ACCT, 13 quai Citroën, 75013 Paris. L'ouvrage de Kourouma dont il est parlé s'appelle Les soleils des indépendances.
Il a été écrit en 1968, dans le désenchamtement des indépendances africaines. Le cadeau de la liberté accordée par de Gaulle (qui ne voulait pas de guerres coloniales sur les bras en plus de l'algérienne) fut un cadeau empoisonné. Loin de moi, loin de Kourouma l'idée de chanter avec Sardou le temps béni des colonies. Mais force est de constater que la démocratie n'est pas une tradition africaine, et l'eût-elle été que les indépendances ont renforcé les nationalismes, donc les partis uniques et obligatoires. Celui qui ne s'inscrit pas au parti unique, ou qui n'en pense pas de bien, est considéré comme un traitre, puisqu'il ne peut y avoir d'autre parti que celui de la libération nationale !
A cet égard, les Kurdes, si j'ai bien compris, accouchent de la démocratie dans la douleur : pluripartisme, certes, mais aussi appel aux peuples étrangers. Revenons à notre Mali, puisque Kourouma est malien, malinké pour être plus précis : vous n'êtes pas sans savoir en effet que les frontières administratives de notre bel empire colonial faisaient fi des séparations ancestrales des peuples, et que les Etats actuels sont le fruit de ces découpages malins. L'indépendance a donc engendré une multitude de soleils desséchants, « les soleils des indépendances », c'est-à-dire les grands dictateurs sanguinaires, Amin Dada, Eyadéma, Bokassa, pour ne parler que des plus reluisants, ne pensant qu'à s'enrichir la panse et à faire dominer leur tribu sur toutes les autres, dans le sang et la concussion.
Certains disent qu'à présent tout est en voie de règlement, et que la situation s'est améliorée : n'est-ce pas Mobutu ? Donc le livre de Kourouma est encore d'actualité et pour longtemps. Nous n'irons pas dire que l'Afrique est un modèle de gestion économique et sociale. Pas un seul personnage sympathique, les héros étant régulièrement comparés à des hyènes, à des chacals, et à tout ce que le bestiaire africain peut avoir de répugnant. On parlera même des trous du cul de ces dites hyènes. Les mâles sont impuissants, et quand ils bandent, ils filent des maladies purulentes plus volontiers que de beaux enfants. Les dirigeants sont des bâtards. Les femmes se font exciser, violer. Kourouma crie de douleur et de dégoût. Il se vautre dans la caricature la plus grasse, et les universités francophones africaines ont si bien accepté le message que le roman Les soleils de l'indépendance est au programme de toutes. Or Ahmadou Kourouma se paie le luxe, utilisant la langue française – pour des raisons d'abord de plus grande diffusion – de la transformer en annexe de la langue malinké, de laquelle je sais aussi peu que vous.
D'où d'appréciables ruptures de syntaxe, des mélanges de sens réels et de sens métaphoriques – on disait naguère « figurés » - sans compter d'innombrables glissements de significations, que seuls un locuteur malinké peut goûter pleinement. Il existe même des passages où l'auteur, simplement, calque une expression malinké. Notez qu'il n'a pas cru devoir recourir non plus à un quelconque petit-nègre, mais qu'il a traité les deux langues sur un pied d'apparente égalité, je dis apparente car la langue littéraire véhiculaire imposée, le français, se voit artistement torturée sur le chevalet du malinké. Cette langue, comme celles d'Afrique en général, a très volontiers recours à l'image, et les littératures noires ne craignent pas d'en abuser.
Pour nous autres, c'est trop. Jamais trop pour un Malinké ou un Bambara. Et ces images ont conservé dans les langues des Noirs toute leur saveur de sens originel. Nous avons été aussi gavés, nous autres Blancs, de toute une littérature regorgeant d'images ; mais les Noirs étaient si l'on peut dire surréalistes avant la lettre ; encore faut-il rectifier : telle association qui nous semblera à nous fort incongrue sera très fréquente en malinké, voire proche du cliché. Le critique, Makhily Gassama, s'en donne à cœur joie. Visiblement en état de jubilation permanente devant son sujet, qu'il traite avec le sérieux un peu pédant d'un universitaire, mais sans se départir d'une extrême accessibilité, et d'un humour allégeant les passages les plus ardus.
Nous aurions aimé qu'il parlât par exemple de « verbes » au lieu de « procès » ; qu'il s'extasiât un peu moins sur de certains phénomènes de langue devenus ccourants ; à déplorer, à propos de l'expression « les assis », abondamment commentée sous l'angle du changement audacieux de catégorie grammaticale, le manque de référence pourtant criant au poème du même nom, Les assis, chez Rimbaud. Parfois, souvent même en effet, Makhily Gassama s'exclame juvénilement sur des audaces qui n'en sont plus dans notre vieille littérature qui en a vu d'autres. Mais il nous renvoie dos à dos : il y a certainement beaucoup plus de nuances encore qui nous échappent dans le texte de Kourouma, à nous autres ignares en malinké. De toute façon, comme le dit l'avant-dernier chapitre, «qui n'est pas malinké peut l'ignorer » ; ce qui signifie que cet ouvrage est essentiellement destiné non seulement aux malinkés mais à tous les locuteurs de langues africaines, unis par l'amour de l'image expressive. Le dernier chapitre s'appelle « La langue française : langue cocufiée ». Entreprise redoutable d'enrichissement grâce à l'apport étranger, bien plus profitable n'en doutons pas qu'une invasion (hypothétique) par le franglais. C'est en violant la langue (variante) que Kourouma, prénommé Ahmadou, lui a fait ce bel enfant subversif intitulé Les soleils des indépendances, que j'aurais du coup bien envie de lire après en avoir apprécié la critique.
Lui-même d'ailleurs, Makhily Gassama, se laisse aller au cours de sa jubilation à des emplois d'images, à des digressions passionnées sur le sort de son pays du nord au sud ; il nous interpelle, rien ne ressemble totalement là-dedans à une de ces études sérieuses qui tombent de vos mains poussiéreuses. Et mieux vaut un peu trop d'enthousiasme que des péroraisons pédantes. Il n'est jamais pédant. Voici un exemple de ces rapprochements entre l'Occidental et l'Africain : pour le premier, jeux de mots ; pour le second, expression d'une vérité vécue.
Lorsque l'Occidental, en parlant, « touche du bois », il y a, dans ce geste anodin, la réminiscence d'une croyance antique en l'interconnexion des éléments des deux mondes, comme si ces éléments obéissaient à des énergies qui échapperaient au contrôle de l'homme. Qu'est-ce qui singularise, dans ce cas, l'attitude de l'homme africain ? Celui-ci semble se comporter quotidiennement comme atteint d'une sorte de synesthésie : une sensation cache ou appelle une autre sensation de cattégorie différente ; on comprend l'importance du signe dans la culture et la littérature négro-africaine ; les signes foisonnent dans « Les soleils des indépendances » ; un être abstrait peut donner naissance à un être concret. Ainsi, nommer, c'est appeler à l'existence, c'est créer à la manière du démiurge. La frontière entre les deux mondes est artificielle : on glisse aisément de l'un à l'autre. La logique exige qu'une telle croyance accable la conscience de l'homme; celui-ci doit se sentir responsable de tous les grands détours de l'Histoire ; ce n'est encore le cas ni chez nos dirigeants politiques ni chez nos cadres administratifs ; pourtant, les bouleversements sociaux, politiques , culturels, même ceux qui paraissent les plus imprévisibles, les phénomènes qui ont engendré la Pérestroïka, relèvent toujours directement ou indirectement de la responsabilité de l'homme et même les cataclysmes naturels auraient pu être conjurés ou tout au moins leurs conséquences auraient pu être sans effets néfastes sur la vie de l'homme si celui-ci avait su être attentif aux signes. » Passage essentiel, montrant bien le fossé qui sépare l'Occident, où les mots n'existent que sur le papier sans que cela tire à conséquence, de l'Afrique, où les phrases et les livres s'insèrent dans tout un contexte social et matériel : pas de rupture, en Afrique, entre la Littérature et la Vie, et la Réalité, car pour l'Africain, comme pour Adam, nommer, c'est créer. Plus encore par écrit. Procurez-vous donc l'ouvrage La langue d'Ahmadou Kourouma, ACCT 13 quai A. Citroën Paris XVe ou KARTHALA, 22-24 bd Arago, Paris XIIIe. Et lisez, ensuite ou dès l'abord, Les soleils des indépendances, dudit Ahmadou Kourouma.