LOUYS PIERRE
Aphrodite, de Pierre Louys, est exactement le genre de roman qui exaspère les calvinistes, les vieux et les bloqués, ce qui fait du monde. Il part d'un principe, exposé par l'auteur dans sa préface : inspiré entre autres d'Arthur Rimbaud qui n'est pas nommé, il se figure que l'amour physique dans l'Antiquité ne suscitait ni honte ni mépris, mais n'était qu'une activité du corps comme les autres, sans la moindre culpabilité ; on pouvait s'unir dans la rue comme des chiens sans que quiconque s'en émût, et les prostituées sacrées conféraient à l'union des deux sexes une valeur surnaturelle. De nos jours, nous courons tous dans des rues étroites et vêtus de noir, et les textes antiques ne peuvent plus se tratuire intégralement sans attirer les foudres de la censure.
En un mot, c'était mieux avant, et nous sortons de 17 siècles de laideur et de barbarie : les amants sont persécutés, on ne baise plus qu'en cachette, et les juges sont partout, derrière tous les trous de serrure. Mais Pierre Louÿs va nous dévoiler tout cela, il fera ce que Lecomte de Lisle n'a pas osé faire, ce que la civilisation judéo-chrétienne a couvert d'opprobre, et nous exaltera les charmes profonds d'une courtisane et de son amant, unis dans la transgression : or ce ne sont pas leurs actes d'amour qui seront condamnés, mais leurs sacrilèges, car les dieux sont jaloux. Chacun s'est reconstruit sa propre antiquité, c'est un grand leitmotiv de l'Occident 1900 : nous ne savons rien, et il n'est plus possible de nous glisser dans les corps ni dans les âmes d'avant le christianisme.
C'est nous qui voyons de l'enthousiasme, de la splendeur et de la pureté dans le soleil, où les Grecs ressentaient d'innombrables rites et interdictions, aussi pesantes assurément que nos contraintes psychiques d'aujourd'hui. Les amours violentes de Chrysis, « la Dorée », courtisane de haut rang, et de son amant, sont présentées en quatrième de couverture comme l'élan passionné, désespéré, d'un couple de jeunes gens qui se fracasse contre son désir inaccessible d'absolu : l'amour physique exalte vers les cieux, mais les obstacles et la malédiction réservés paraît-il aux civilisations sombres judéo-chrétiennes n'épargnent pas les créatures lumineuses et convenues de l'antiquité hellène.
Il s'agit d'une reconstitution, par un esprit contemporain, d'une illusion, propre à tout roman historique. Pierre Louÿs déjà s'était illustré en 1894 par de faux poèmes attribués à Bilitis, poétesse grecque imaginaire, en langue grecque et en français ; les meilleurs spécialistes s'y étaient trompés. Aphrodite n'est pas un roman plus véridique ni documentaire que les ruines de Cnossos passées au Ripolin par le fameux Evans dans les années trente. Ce roman-ci date de 1896 (mort de Verlaine), et projette bien plus l'atmosphère décadente du temps et les clichés fin de siècle sur la femme, COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
PIERRE LOUYS « APHRODITE » 61 07 08 77
l'homme, l'amour, et les fantasmes grecs de pureté ensoleillée. Notre prostituée Chrysis ne croit pas à Vénus-Aphrodite, mais se pare avec la volupté narcissique et tête à claque d'une statue mouvante. Elle est adorée par son esclave indienne, qui lui fait toutes sortes de choses comme la baigner, la parfumer, la coiffer et la détendre d'une façon que je n'oserais rapporter, signalée à l'attention du lecteur par une ligne de points de suspension. Et la voici qui déambule sur la jetée d'Alexandrie, prête à coucher avec n'importe qui, homme ou femme, voire gratuitement. Elle rencontrera un jeune homme beau comme un Dieu, et ne s'offrira au bel éphèbe que s'il lui rapporte une couronne sacrée posée sur la statue géante de la déesse de l'amour.
Le jeune homme splendide subtilisera cet ornement, que Chrysis exhibera triomphalement : elle sera punie pour son sacrilège, et tout finira dans le sang et l'exécution. Tout le monde meurt à la fin, dans la simplicité grandiloquente, aussi bien que dans un roman bourgeois moral de la fin du XIXe siècle. On n'échappe pas à son temps. Ni à ses préjugés. L'adoration de cette pouffe en son miroir et l'amour qu'elle porte à toutes les parties de son corps décemment évoquables nous a exaspérés. Tous les clichés de l'amour fou, de l'adoration, de l'idolâtrie, nous sont passés dessus, magnifiquement décrits, dans un style à la fois précieux et pur comme l'albatre, avec une vérité et une sincérité « premier degré » que l'on ne saurait plus concevoir aujourd'hui, où tout est devenu si usé que l'ironie surgit à chaque détour de phrase.
En bref, Aphrodite est un magnifique trompe-l'œil, une prestigieuse et virtuose illusion d'optique, un emballant exercice, même si nous tremblons pour les héros, qui se dirigent vers leur destin de tragédie grecque, de façon inéluctable – mais nous espérons toujours une fin heureuse, en vain. Car sous cette pureté reconstituée, le XIXe siècle faisandé apercevait les charmes vénéneux de la destinée, du gouffre humain que rien ne peut combler, même et surtout l'amour le plus fou, afin que les deux créatures fatales qui surent nous charmer retombent de plus haut, de la face même des dieux jusqu'au plus profond du supplice. Jamais de mesquineries ; de grandioses caprices assurément (« Tu vas oser le porter, dis, cette couronne que je me suis risqué à chourer dans le temple ? »), des jeux de refus, de rappels, d'extases savamment différées, mais rien de petit ni de bourgeois dirions-nous : le demi-dieu et la demi-déesse ne sauraient déchoir, mais juste sauter dans l'abîme.
Et maintenant, assez bandé, place au texte, documenté en diable :
« Peu à peu, la foule s'écoulait, innombrable, curieuse d'elle-même et se regardant passer. Le COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
PIERRE LOUYS « APHRODITE » 61 07 08 78
bruit des pas et des voix couvrait même le bruit de la mer. Des matelots tiraient, l'épaule courbée, des embarcations sur le quai. Des vendeuses de fruits passaient, leurs corbeilles pleines dans les bras. Des mendiants quêtaient, d'une main tremblante. Des ânes chargés d'outres emplies trottaient devant le bâton des âniers. Mais c'était l'heure du coucher du soleil ; et plus nombreuse que la foule active, la foule désœuvrée couvrait la jetée. Des groupes se formaient de place en place, entre lesquels erraient les femmes. On entendait nommer les silhouettes connues. Les jeunes gens regardaient les philosophes, qui contemplaient les courtisanes. » - et aussi les jeunes gens.
« Celles-ci étaient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus célèbres, vêtues de soies légères et chaussés de cuir d'or, jusqu'aux plus misérables qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n'étaient pas moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et l'attention des sages se fixait de préférénce sur celles dont la grâce n'étaient pas altérée par l'artifice des ceintures et l'encombrement des bijoux », car il est bien connu que les sages tournaient autour des putes comme des mouches. « Comme on était à la veille des Aphrodisies, ces femmes avaient toute licence de choisir le vêtement qui leur seyait le mieux, et quelques-unes des plus jeunes s'étaient même risquées à n'en point porter du tout. Mais leur nudité ne choquait personne, car elles n'en eussent pas ainsi exposé tous les détails au soleil, si l'un d'eux se fût signalé par le moindre défaut qui prêtât aux railleries des femmes mariées », qui, plus prudentes, restaient habillées – nous sommes en plein délire babylonien. XXX62 05 13 XXX
Commentaires
Oui, c'est nous qui voyons une liberté de moeurs là où il y avait une foule d'interdits, peut-être encore plus cruels...
Nous nous croyons les pires alors que nous sommes peut-être les moins mauvais... c'est un peu la thèse de René Girard, dans un autre registre, certes.
Sinon, avez-vous lu Hugues Rebell ? Il doit être un peu dans la même veine que Louÿs...
Rassurez-vous : moi aussi, j'ignore où trouver le code de suivi...