Par la porte ouverte
Ce que je vois par cette porte ouverte est une table jaune, ornée de motifs floraux (bouquets bleus, bouquets verts, bouquets ocres). C'est une nappe de plastique en plein air, avec les mésanges qui zinzinnabulent, et leur petite boule de graisse malgré l'été, enveloppée d'une petite résille verte. En bout de table, sur l'arrondi, la nappe se retrousse, précédée d'un cendrier de verre, avec son échancrure à cigarette. Au-dessus de ce rebord de toile, en perspective, l'arrondi d'un dossier de plastique blanc : car toute matière est éphémère, spécialement des meubles de jardin. En s'éloignant encore, la tache ronde d'un guéridon violet, dont trois hauts de pattes apparaissent, et tout au bout, encore plus au fond et contre le tuyau vertical de la gouttière, un bidon blanc d'eau de moteur, à bouchon bleu.
Pour compléter cet inventaire de couleurs, en revenant vers la droite au fond, la poubelle verte, dite "à papiers", dresse son chanfrein vert, son couvercle lippu, ses deux étiquettes rondes et blanches. Comme nous sommes désordonnés, il existe encore un dossier, rayé comme une empeigne blanche, et sur le fessier de cett autre siège reposent donc, je le sais, une boîte à bigoudis pour ondulations et son couvercle brun, transparent, posé à l'envers pour protéger cette mécanique rouillée de la pluie. Au-dessus de la poubelle s'ouvre une fenêtre derrière laquelle somnole mon épouse, que je ne sais jamais comment appeler, littérairement parlant : "Anne" est bien brutal avec son initiale, "ma femme" et "mon épouse" sonnent bien bourgeois. Mais on ne la voir pas.
Ce que l'on voit, ce sont les deux volets ouverts, toujours en leur couleur d'origine, un brun soutenu bien banal, avec des planches en Z à l'envers, des loquets de métal pour éviter leur fermeture ou leur ballottement. Le battant gauche est fermé, sur un rideau de fausse dentelle aux motifs plus ou moins floraux ou décoratifs. L'autre, ouvert, laisse voir l'envers d'une crémone d'où pendouille, au bout d'une ficelle et d'un montant de bois, je ne sais plus quel kakémono peint par celle qui repose... Cet ensemble fenestral surmonte un rebord mince et crasseux, les murs blancs eux-mêmes se recommandant par de flous tartinages de plâtre : blanc terne autour de la fenêtre, ocre délayé jusqu'au sol, au-dessus de ce guéridon de métal mauve et de la poubelle boudeuse.
En déplaçant les yeux, nous verrons aussi contre le sol cimenté une épaisse roue noire qui permet de transporter le réceptacle à papiers et cartons évoqué plus haut, des feuilles piétinées par le temps qui sont indécrottables à moins de les sarcler, un morceau de cageot de plastique violet plus foncé que la table, et voilà ce qui est dehors : poubelle verte, dossier blanc, cageot pourpre foncé, une ligne dans le ciment bien comblée de verdure parasite et rase, et à partir de là, une diagonale de ciment gris revient vers moi qui écris ce sous-sous-Colette. Cette plage peu engageante se limite à gauche par le liseré bleu de la nappe en plastique, à droite par la brusque et consolidante verticale en bois de mon chambranle, orné de quatre étiquettes à fruits que j'y ai collé comme un con, la deuxième à partir du haut à demi retroussée vers moi. L'autre montant de porte, coupant la nappe jaune et juste une fraction du guéridon mauve qui lui fait suite, s'aperçoit moins : ce n'est qu'une ombre dans le contre-jour, avec deux gonds pour ma petite fenêtre à moi, celle de mon bureau. L'ovale vertical de ma vision s'achève près de moi sur l'éternel bureau, l'imprimante en fausse bakélite noire (on ne sait plus de quoi les choses sont faites) : par-dessus, la rendant momentanément inutilisable, deux livres dont celui du haut représente un vieillard en Babygros mauve, au titre et au contenu intrigants : "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" de Jonas Jonasson, ainsi qu'une pincée oblongue et blanche de mes éternels Singes Verts.