Proullaud296

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Un voyage oublié (Trevor)


    Chaque roman – bien des romans – nous donnent l'impression du déjà-lu, jusqu'à cette phrase même. Le voyage de Felicia présente la même jeune fille, irlandaise au lieu d'être africaine, qui se retrouve paumée à la recherche de l'amour perdu, qui subira bien des tribulations, comme une vulgaire Tess d'Urberville ; qui rencontrera un gros homme qui lui veut du bien, comme Herr Genardy, visqueux pédophile. Qui voyagera dans toute l'Angleterre, peut-être le Pays de Galles. Dont l'âme et les nichons seront secoués de vagues ou violents sentiments psychologiques, psychologiques, psychologiques. Et nous seront émus par quelque problématique identification, compatissant aux tribulations d'une innocente en proie au mal d'amour si délicieusement mélancolique et déchirant.
    Puis viendront les désillusions, le mal d'enfant, l'ingratitude dudit, et pour finir, le regard mélancolique et noyé de larmes sur un paysage noyé de brouillard, vers cette fin de la vie où chacun se demande ce qu'il est bien venu foutre ici-bas. Ne pas oublier tout un réseau familial et relationnel, avec des personnages secondaires remplis d'originalité jusqu'au ras de la plaque chauffante, et dont nous aurons bien du mal à débrouiller l'échevau (de retour). Il y aura bien des gestes, des portes ouvertes ou fermées, des repas préparés avec les recettes, des vêtements décrits, des saisons évoquées (pluie, neige, soleil, cochez la case désirée), de l'argent gagné petitement, un coup de fortune peut-être (mais cela ne se fait plus dans les univers à la Kenloch), tout cela limité dans les étroits enclos où nos croupissons et paissons, etc.
    Notre Felicia, dont le nom évoque un bon chien femelle, s'est fait suivre à la gare par le bon gros de service, puis se trimballe dans un lieu de songe dont l'auteur va nous évoquer l'aspect physique : Pas un vallonnement. Oh. C'est dommage. L'Angleterre est un pays très vallonné voyez-vous. La campagne très verte foisonne de prairies. Les ouvriers y bouffent du bœuf et crèvent à 40 ans, congestionnés ; les femmes boivent du lait qu'elles rendent par leurs mamelles. La destination de Felicia doit inspirer le plus profond découragement : elle a quitté clandestinement sa famille, vous pensez bien qu'elle ne va pas atterrir dans un pays de cocagne. De grandes cheminées nues dressées contre un ciel gris et qui crachent des nuages brûlants (a-t-il écrit burning clouds, ou cela se dit-il autrement) – rien d'original : on nous la fait « Zola », par quelques traits au fusain.
    Et pas question de prairies. Que viendraient faire des vallonnements sous des muts d'usine ? Il n'y en aurait pas eu plus de toute façon que de pots de yaourts. Ce sperme nous ramène aux cheminées, bien dressées, bien phalliques et menaçantes : pauvre future petite ouvrière ! Voyons l'indication suivante :  Des usines semblables à des forteresses dont les tours veilleraient sur un ancien royaume de fer et de richesses. Pas mal, le zeugma final : « vêtu de probité candide et de lin blanc ». Vigoureux. Quand aux forteresses, non ; peut-être de gros cuirassiers du temps de la marine au charbon. Mais pas de relation plausible avec les hautes tours de pierres médiévales, moins encore avec les fortifs enterrées de Vauban ou de quelque militaire anglais dont le nom ne vient pas à l'esprit. Mais l'auteur est passé du constat topographique au constat social : après Thatcher, l'industrie trépasse. Partout la brique a noirci, revêtant l'inévitable patine locale.
  Juif du musée de La Rochelle.JPG  Faites juste un tour dans notre Nord-Pas-de-Calais, vous comprendrez vite : c'est suicidatif et anticulturel au dernier point. L'ironie se précise, par le mot « patin », ainsi que l'empathie. « J'ai grandi là ». Certes. Mais on se fait chier à l'avance. Les reliefs du paysage ont disparu, écrasés par la volonté d'entreprendre,qui a étouffé les particularités naturelles, nivelé les contours. Voilà qui explique cette fameuse absence de vallonnements : cette foutue « volonté d'entreprendre », qui transforme les meilleurs d'entre nous en vibrions de bac à sable, tous en train de nous foutre des coups de râteau... dans l'dos. Eh oui ! C'estoit ben mieuxx dans l'temps, quand y avait qu'les voches à traire.
    Voir Thomas Hardy. Voir les opinions de gauche, le souci social, tout ce conventionnel de tracts en sortie d'usine. Felicia, c'est clair, va se retrouver coincée dans un boulot de merde sous-payé, pléonasme. J'aimerais mieux parler des anges, de temps en temps. Ou de science, de médecine, de géologie. L'autocar qui emmène Felicia à travers ce décor est presque vide. On bouge. J'ai toujours adoré bouger. Mon cliché, c'est bouger. L'autocar, je connais : ça tourne, c'est feutré, ça écœure, ça sent le pays délaissé, où l'on n'a pas trouvé bon d'installer des voies ferrées, où l'on a fermé peut-être la ligne pas rentable. Dans un autocar, l'âme ballotte. On colle au sol, aux tournants.
    On ne dépasse pas un certain rayon. Des gens vont monter, descendre. Nous aurons des odeurs de mouillé, des femmes dépenaillées, tout l'avenir. Mon pote, mon pote, il te reste 21mn, autant que de jours pour couver l'œuf. Et l'autocar avance, sur ses petites roues circulaires, et toi tu es dedans avec tes souvenirs de 1865 : Des femmes avec leur cabas sont assises seules, chacune sur un siège, le regard fixé droit devant elles, sur le dos du chauffeur, chacune à son jour particulier de cycle menstruel, sauf les vieilles ; dans mon souvenir, c'étaient des vieilles, sur des sièges latéraux, face à face : en amazone, de quoi se choper le dégueulis à cause des virages. C'est que ça vire, dans le Limousin. Quand au chauffeur, il doit se faire assassiner avec tous ces regards dans l'dos, et ces tétons à deux chacune au bout de leurs obus. Zob U, avec la séparation des sexes, les femmes le vagin sur les genoux, on appelle ça un cabas : satchmo. Ça berloque ferme. Un enfant pleure sans arrêt, sa mère ne réussit pas à le faire taire. Une bonne baffe sur la gueule. Il y a toujours un enfant qui gueule. Vous aussi vous aviez remarqué. « Va jouer dehors » dit l'hôtesse de l'air. Un homme marmonne en tournant les pages de son journal. Ça ne change pas : les hommes sont faits pour conduire, activité gratifiante n'est-ce pas, ou lire le journal pendant que la femme prépare le repas ou fait les courses.
    Question clichés nous sommes servis, mais nous ne sommes nous-mêmes que des clichés, et c'en est encore  un de le dire. Il faut bien que les jeunes romanciers se fassent les dents ! Un homme, de plus, qui écrit sur une femme, la protagoniste ! Quand le car a enfin gagné les abords de la ville où se trouvent les Fonderies Thompson, les champs plats en bordure de la route laissent peu à peu la place aux usines, serrées les unes contre les autres. On les a vues d'abord de loin, au milieu des champs, mangeant peu à peu la verdure. C'est d'abord éparpillé, sournois, progressif. Les nobles ont commencé aussi à la campagne. Ce n'étaient que des parvenus, de grands propriétaires. Le roi leur a estampillé le parchemin, et hop, Lord et Lady.
    Maintenant il va s'agir de retrouver l'amoureux qui travaille dans une fabrique de tondeuses à gazon : il faut bien qu'il en existe. Des tondeuses et des amoureux. J'ai besoin d'un appui. Je sors de chez mes parents. J'ai 16 ans, mes bagages sont deux sacs de magasin, tout tient dedans. Il me faudrait un peu d'affection, l'Angleterre est une terre inconnue pour moi. Felicia imagine Johnny Lysaght dans l'une d'elle, entouré de pièces détachées rangées derrière lui dans des tiroirs de bois et sur des rayonnages qui vont du sol au plafond, comme une tornade grise. Il porte un nom imprononçable, [laïze], il faut donc bien qu'il règne sur quelque chose, ce n'est pas tous les jours qu'un romancier empoigne les amours ouvrières, et les journées passionnantes d'un magasinier ou vendeur de comptoir.
    Elle le voit en vêtements de travail, une combinaison marron merde, du même brun que portent les vendeurs de la quincaillerie Multilly. La vraie robe de bure de moine. On n'est pas là pour porter des costumes fantaisie, comme les hôtesses Play-Boy avec leurs oreilles de lapin. Pour les gardiens de pièces détachées, c'est bien le brun, qui convient. Ça donne du cœur à l'ouvrage.

Commentaires

  • "Qui renonce à souffrir renonce à aimer".

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