Les errances de Pierre Thibault
Poursuivons, sans nous relire : en Union Soviétique, tu aurais moins fait l'imbécile ! Ah, on ne rigolait pas, sous Staline ! Pas davantage sous Khrouchtchev d'ailleurs, ainsi que Soljénitsyne l'écrit. Thibault n'écrit qu'en 1971, et se contente de trois lignes de désapprobation sur les méthodes musclées de Staline, omettant (mais on ne le savait pas) que la plupart des efforts de productivité reposaient sur des esclaves, et que tous les chiffres étaient faussés du haut en bas de l'échelle vu la pénurie de tout. Mais que ne dira—t-on pas de nos régimes à nous d'ici à cinquante ans... et des réflexions de café du Commerce qui règnent ici à tout-va... Voilà que les entreprises russes se mettent à tenir compte non plus du plan quinquennal mais des commandes des clients !
En vérité, immense clairvoyance ! Ce sont les entreprises Maiak (“de Mai”) et Bolchevitka à Moscou, qui ont commencé. Cette réforme marquée au coin du bon sens du zinc de comptoir qui fut étendue à 671 autres entreprises dès 1966 doit être finalement mise en application dans l'ensemble de l'industrie soviétique à la fin de 1968 tandis qu'elle entre en expérimentation dans 390 sovkhoz dès 1967. Il est dur de remettre les pieds sur terre, il est nécessaire de passer par un “stade d'expérimentation” ! Et si j'étais, Moi, chef d'Etat, je recommettrais les mêmes erreurs de planification, il y aurait des policiers et des patrouilles partout, pire que chez Denys tyran de Syracuse : preuve de mon incompétence, et de ma souplesse de verre de lampe.
Profitons-en pour blâmer les Autres de n'y point renoncer comme moi. Le seul but est de trouver Dieu, de se reposer au Centre, d'irradier comme Centre et comme dieu, en tant que dieu. En attendant, on glande un peu. Il s'avère en effet que le stimulant économique du profit dont une part importante doit leur être ristournée sous forme de salaire ou de prime incite cadres et ouvriers à rivaliser d'imagination créatrice et d'ardeur au travail pour présenter en fin d'exercice un bilan positif. Le fameux facteur humain. Ce stimulant fait de vaseline et de scories râpeuses constitue le moteur même des rapports personnels que j'ai voulu ignorer, repousser tant que j'ai pu. En m'y engluant à fond, jouant de tous les tableaux dans une classe, avec virtuosité obligée.
L'enseignant veut renseigner tout autour de lui avec ce qu'il vient d'apprendre, il veut rendre service, mais aussi dominer. Une illustration sommitale montre l'un de ces sexagénaires en col blanc, lunettes d'écailles et cheveux blancs qui pullulent dans l'iconographie détestable de ce volume : “Vous pouvez reconnaître...” Eh non, personne n'est reconnaissable, toutes ces personnalités en uniformes bourgeois ne présentent qu'un éternel camaïeu écaillé de petits visages blancs, 5mm sur 4, où la meilleure volonté du monde peine à reconnaître qui que ce soit, s'i n'y avait la légende. Cette fois-ci, nous n'avons qu'un homme à pochette, tenant loin de lui sur une table la double page d'un journal, et dont on nous révèle l'identité : Le professeur Ievseï Limerman à son bureau. Photographie sans doute à son bureau – l'histoire bégaye, les historiens aussi – l'économiste soviétique Ievseï Liberman, professeur à l'université de Kharkov, est l'auteur du plan de réforme de l'économie productive de l'U.R.S.S. mis en œuvre progressivement depuis 1966 et qui vise à rentabiliser la production de l'appareil économique soviétique en accordant aux entreprises une certaine autonomie de gestion et en réintroduisant dans cette dernière la notion de profit. Belle langue de bois, bien délayée pour justifier d'un fort volume broché, matière ingrate et stérilité de ma
COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 59 12 27 (émission : 61 02 06 etc.)
THIBAULT (Pierre) "LE TEMPS DE LA CONTESTATION" 40
paille opposée à la poutre. Je haïssais profondément cette histoire de l'URSS si triviale, encombrée de tuyaux, de tracteurs, de tonnes de papier Q, sans batailles ni conquêtes militaires. Je jouissais maladivement de ces mots économistes giclant entre mes dents comme autant de morceaux de viande, solide pâtée constructive donnant l'illusion de comprendre et de digérer. L'étudiant se sentait homme, participant à l'effort du prolétariat, invité à s'extasier devant les Stakhanov, ignorant par la force des choses les millions de dos courbés dans “l'enfer des camps”, sur lesquels reposaient les fausses statistiques de triomphes industriels. Ainsi se trouvent mises en application les théories qu'il avait exposées dans ses différents ouvrages dont les principaux s'intitulent – mon Dieu, qu'il y avait moins de gravité, moins d'exhaustivité, moins de lassitude pour exposer à la va-vite les théories exaltantes et fumeuses des candidats, par exemple, à la royauté de Jérusalem au Moyen Âge !
Chimères assurément, mais plus fidèles à l'âme des hommes que ces “Structures de l'équilibre d'un entreprise industrielle”, ces “Moyens d'élever la rentabilité des entreprises socialistes” et “Analyse de l'utilisation des ressources de production” publiées respectivement”, tenez-vous bien, en 1948, 1956 et 1963” - Ph[oto]A.P.N. ! quel sérieux ! Quelle gravité ! Le commentateur ne doute pas un instant que le lecteur ne se rue, sitôt l'ouvrage refermé, sur ces chefs-d'œuvre de gestion, qui eux, au moins, servent à quelque chose ! L'analyse du contenu d'une telle réforme amène certains observateurs superficiels à penser que l'U.R.S.S. (bien placer les points après chaque abréviation) fait un pas décisif vers la restauration du capitalisme. Erreur grossière ! Penser à ces classifications de bibliothécaires sur les livres de religion, disséquées à fond sous diverses cotes, au moins 10, pour les chrétiens, tandis qu'une seule de ces mêmes cotes rassemblait les “autres religions” !