Tombo d'Alain Gerbo par Cardoso
Puis l'héroïne porta des fleurs sur la tombe du navigateur, laissant chez elle de nombreux chats, vivants ou statufiés, que lui ont offerts ses prétendants successifs ; Dieu merci nul n'a réalisé le projet fou mais mignon de leur offrir des chocolats à croquer, ce qui serait à coup sûr les empoisonner. Accompagne la narratrice une jeune fille dont je n'ai pu découvrir le lien de parenté qu'elle aurait avec elle ; cette personne s'imagine que si les chats passent sur les tombes, ils ressuscitent les morts qui sont dessous. Je repense au « Vice-Consul » de Marguerite Duras, au séjour de Nicolas Bouvier à Ceylan, à tous ceux qui vécurent sous les tropiques et en écrivirent, dans les alanguissements, dans les détachements terribles des chaleurs.
On aime, on ferme les yeux, à mi-chemin non pas même du rêve et de la réalité, mais de la vie et de la mort. Le tropique est le topos, le lieu de l'intermédiaire, de l'indéfinissable, de la frontière tremblante, du mirage tiède, de la dissolution. Les derniers mots en sont voluptueusement dissolvants – enterra me não mar, enterre-moi dans la mer.
La Chinoise narratrice ne souhaite pas froisser sa compagne : Foram-se todos embora, Catarina. « Ils s'en sont tous allés, Catherine » : Chinoise , mais christianisée. L'essentiel n'est pas de savoir qui est parti, mais qu'ils sont partis. Tout le monde s'en va, éloignement, mort, navigation,
enlèvement au bout du monde, où le navigateur s'étonne gentiment que son œuvre soit si connue, si proche d'un Evangile évanescent. « C'est déjà le Sud, pour des millions d'années » - « un jour il y aura la guerre », les Japonais visent déjà l'Indochine. « Je notai le découragement, o desalento, dans ses paroles, dites sur un air triste et les larmes aux yeux. » C'est traduit maladroitement. « Je lui demandai de faire silence le temps que j'essayais de localiser l'endroit exact où j'allais faire la tombe ». A cova, la fosse, ou, « au figuré », dit le dictionnaire, « la tombe ». Il n'est donc pas enterré, fine déduction, car le lecteur toujours ignore, lusophone ou non, si les choses existent ou sont fantasmées.
Et ceux qui sont partis, ce sont peut-être, doublement, les morts, par-dessus lesquels les chats ont sauté. J'imagine un cimetière très sablonneux, comme le mien en rêve. Nous sommes à l'extrémité de l'Insulinde. L'éloignement, le sel, le sable et la mer : plus rien. « Ce sont les parents du défunt ? » (do finado) - les deux femmes avaient croisé des gens qui revenaient du cimetière. Elles pleurent un homme commun , qu'elles avaient tant admiré. Et tous sont partis, les vivants, une fois l'hommage terminé, la cérémonie obligatoire. « Pour finir, il y avait toujours là une personne pour se souvenir du défunt » : laquelle ? Pourquoi tenaient-elles tant à cet Alain Gerbault ? Parce qu'il était français ? Les colons ne juraient que par les Français. « C'était monsieur Caixinhas, o coveiro » - le fossoyeur. L'homme du convoi, cette éventualité n'était pas à écarter en effet. Beau personnage que le fossoyeur, depuis Hamlet. Gerbault mourut-il vraiment dans une telle indifférence ? Sommes-nous assez doués pour apprécier le style, en portugais ? et que va dire ce fossoyeur ? » On lui avait donné ce nom à cause de sa profession » : Caixinhas, [kaïshinash], « Cercueillots » - la vie s'envole vite sous l'Equateur ! Et quel humour ! « Cercueillt » : ça diminuait la mort, n'en doutons pas. Il était petit, rabougri ? Ou très grand, par contraste ? Qui serait grand à Timor ? O trato carinhoso. Dictionnaire (parions pour « les traits délicats ») : « la fréquentation tendre ». « D'un commerce agréable ».
La mort et la vie toutes deux familières. Quoi qu'il eût été, quoi qu'il puisse dire, ce fossoyeur, très symbolique. Antigo militante comunista, traduction inutile, desterrado para Timor - « déterré » ? c'est trop beau. « Exilé », certes, mais tout de même « déterré », « ôté de sa terre », « à la même époque que Bela Kun, duquel il ne gardait pas un souvenir très reconnaissant ». Dictionnaire, lubrifiant, « loub » ! « Bela Kun : fondateur du parti communiste hongrois ; 595 exécution en 133 jours ; fusillé par Staline » - dont la spécialité fut de laisser la bride sur le cou à ses sbires, pour ensuite les déjuger, puis s'en débarrasser. « Réhabilité par Khrouchtchev ».
Segundo o proprio, selon lui-même , ç'avaient été ceux de la Légion Rouge (Vermelha) qui avaient naufragé la révolution (a darem cabo da revolução) avec ses actes de violence ». La fameuse « dictature du prolétariat ». Il n'y a pas que sous l'Equateur que la vie ne vaut pas cher. Notre fossoyeur s'était-il opposé à la Légion Rouge ? Ou bien l'en avait-on exclus ? Retratar signifie « dépeindre » : le dictionnaire est très élémentaire. « Plus tard certains s'étaient rétractés, repentis, et furent admis dans l'administration publique »... Nous avons été soumis de longues semaines à ces douches tièdes hérissées de faits acérés parfois, dérangeants, et nous en sommes ressortis tout abasourdis de nostalgies indéfinissables... Requiem pour un navigateur solitaire, que vous pouvez lire aussi en français, en suédois, en italien, au choix.
C'est de Luis Cardoso, l'un des plus importants prosateurs portugais de notre temps.