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Rousseau juge de Jean-Jacques

 

 

Il serait bien malaisé de rendre compte d'un tel ouvrage en moins de dix minutes : Jean-Jacques, seul auteur appelé de son prénom, se défend comme un beau diable contre les accusations à la légère d'un interlocuteur appelé « Le Français », affligé de la versatilité propre à son peuple. Il n'a pas lu les ouvrages du Genevois, mais en tranche cependant avec suffisance, en fonction de ce qu'en pensent « nos Messieurs », ces philosophes « qui ne se trompent jamais ». Jean-Jacques rétorque en substance : « Il est bien invraisemblable qu'un auteur si pur, si honnête, ait pu se laisser aller à d'aussi basses manœuvres que celles du plagiat ». Le Français soutient qu'il y a bien du poison caché dans les écrits dudit Rousseau.

 

Jean-Jacques réplique : « S'il est tellement caché, c'est qu'il n'y a pas moyen de le voir, sauf pour ceux qui l'y mettent eux-mêmes, ce poison. » Ce qui est en cause est la fameuse Profession de foi du vicaire savoyard, qui déifie la nature, suffisante au sentiment de Dieu. Fureur des prêtres catholiques et des pasteurs évangélistes ! Les voilà donc réduits à ne servir à rien ? N'iront-ils pas bientôt brûler cet hérétique ? Mais il suffit de lire de bonne fois pour se convaincre de celle de l'auteur. Jean-Jacques a versé dans ses ouvrages bien d'autres poisons dont nous ne sommes pas près de guérir : l'amour de la démocratie et de la sincérité. Nous le retrouvons quelques pages plus tard, se défendant avec ironie contre les persiflages du Français : et c'est un régal.

 

Car il faut le dire, Jean-Jacques est un grand styliste. Là où d'autres, abbés de Pure et Batteux, distillent leurs obscurités et leurs ronds de chapeau, sans en excepter Crébillon fils, notre Rousseau manie la langue avec une aisance, une élégance, une précision, et suffisamment d'arabesques pour échapper à la platitude, sans trop non plus. Il explique la façon dont tous les gens dit « de qualité » s'y sont pris pour l'entourer d'honneurs et de faveurs, afin de le couvrir de ridicule, comme d'autres faisaient de Sancho dans son île : mais par derrière, ils répandent des calomnies, et tous refusent leurs services à Jean-Jacques. Ou s'ils les offrent, c'est pour mieux se gausser de ses naïvetés.

 

La hantise de Rousseau, c'est de se faire refuser son aumône : ainsi serait démontré que sa détestation aurait atteint jusqu'aux plus misérables, qui préfèreraient crever de faim sur la voie publique plutôt que d'accepter un sou d'un tel scélérat. Jean-Jacques se voit ainsi totalement isolé, au milieu d'un océan d'empressements fielleux. D'autres au contraire lui font l'aumône, et s'en glorifient, le rabaissant ainsi plus bas que terre : « Quelle que soit l'intention de celui qui donne, » poursuit en effet le Français, « même par force, il reste toujours bienfaiteur et mérite toujourscomme tel la plus vive reconnaissance." Eclaircissons ces doubles-fonds : nous ne pouvons pas omettre l'épisode tiré du Don Juan de Molière. "Je te le donne, pour l'amour de l'humanité" : mais un tel don offense qui le reçoit, et l'humilie, puisque le mendiant s'est vu traiter avec la dernière hauteur. Jean-Jacques, pour d'autres raisons, se trouve aussi humilié : on le croit riche, il n'a pas besoin de cette aumône, on le force à l'accepter. S'il montrait de la reconnaissance, tout le monde se moquerait de lui : voyez le ladre, voyez l'hypocrite, qui n'en pense pas un mot ! Mais s'il n'en montre pas, chacun se récriera : fi donc, l'ingrat ! Jean-Jacques est piégé.

 

Pris entre deux humiliations, le personnage que Rousseau tire de lui-même préfigure certaines créations de Dostoïevski. En même temps, par l'extrême ironie qu'exerce ici l'auteur, nous rejoindrions volontiers Les provinciales de Pascal : "ces Messieurs", maintes fois employé, nosu y inciteraient. L'absurde est de plus poussé à l'extrême : faire le plus de bien possible, et avec ostentation, afin de nuire le plus possible. Accabler de bienfaits et de bons procédés afin de transformer son bénéficiaire en ours ingrat. "Pour éluder donc la brutale rusticité de notre homme, on a imaginé de lui faire en détail à son insu beaucoup de petits dons bruyants qui demandent le concours de beaucoup de gens et surtout du menu peuple qu'on fait entrer ainsi sans affectation dans la grande confidence, afin qu'à l'horreur pour ses forfaits se joigne le mépris pour sa misère et le respect pour ses bienfaiteurs." Rappelons que s'il remerciait, on le lui imputerait à servilité.

 

Il faut détruire dans le "menu peuple" qui le voyait avec sympathie, et qui le lisait, la plus extrême méfiance et le plus grand mépris : dans un premier temps, "ces Messieurs" répandent le bruit que ses théories mystiques sont de la dernière démonolâtrie ; ensuite, ils empêchent bien le peuple de laisser paraître sa désapprobation toute fraîche : de même, pour épargner le cocu, ne lui dit-on rien , tous ceux du village sont de "la grande confidence", et chacun peut se moquer par derrière. C'est ainsi que les plus grands humiliateurs se voient louangés de tous et mutuellement. Le lecteur se demandera si Jean-Jacques n'a pas inventé tout cela, et s'il ne soupçonne pas à grand tort, derrière tous ces beaux gestes, une persécution qui n'existe pas.

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Mais s'il n'a pas besoin de tous les bienfaits qu'on lui prodigue, assez curieusement tout de même, les petits ou grands services dont il aurait besoin ne lui sont jamais rendus. Ne remerciant pas pour les premiers, réclamant pour les seconds, il passe d'abord pour un ingrat, puis pour un impudent, qui nom de Dieu n'en a donc jamais assez. L'admirable de ce texte consiste en ce va-et-vient, en ce chatoiement, qui sinue sans cesse entre la vérité, l'ironie, le dévoilement, la lucidité, le délire interprétatif. Or c'est devant le dénommé Rousseau que le Français, avec la meilleure foi du monde, accable ce Jean-Jacques digne de tous les mépris. Et plus il croit l'accabler, plus il s'imagine incarner le meilleur des gens de bien, plus c'est lui, l'accusateur et le bourreau, qui passe pour scélérat aux yeux de Rousseau, et à ceux du lecteur que nous sommes, ou tel que Rousseau veut nous voir. C'est un Palais des glaces où l'auteur se meut et nous guide sans jamais heurter aucun miroir : "On s'informe des lieux où il se pourvoit des denrées nécessaires à sa subsistance, et l'on a soin qu'au même prix on les lui fournisse de meilleure qualité et par conséquent plus chères." Si j'étais cynique, j'accepterais, et je m'en moquerais ouvertement.

 

Mais Jean-Jacques est plus délicat. Ce qu'il ne paye pas en argent, il le paye en déconsidération. Un lecteur met en doute les susceptibilités de Jean-Jacques : il s'appelle Boothby. "Voici une explication que la vérité semble exiger de moi." Car il existerait bel et bien une vérité, en dehors de toute interprétation : elle se situera dans les chiffres. "L'augmentation du prix des denrées, et les commencements de caducité qui paraissaient en M. Rousseau vers la fin de ses jours, faisaient craindre à sa femme qu'il ne succombât, faute d'une nourriture saine." De tels témoignages n'auraient fait que renforcer chez l'auteur la conviction de la persécution : les amis voulaient le faire passer pour faible d'esprit, semi-gâteux.

 

Or il n'est rien de plus susceptible que les handicapés dont on s'occupe trop. J'ai vu dans l'autobus un béquillard titubant refuser mon siège, pour en gagner un autre, plus éloigné, mais par ses propres moyens. Celui qui a besoin d'une aide peut en effet la refuser, mais sans mépriser celui qui la lui offre. La scène où l'auteur s'est fait rejeter son aumône avec des sarcasmes, n'a que je sache pas eu lieu. Et que dit Mister Boothby ? "Elle se décida alors," (Thérèse) "avec l'aveu d'une personne en qui elle avait de la confiance, de tromper pieusement son mari sur le prix qu'on la faisait payer sa petite provision de bouche." Elle payait donc plus, et peut-être bien que l'auteur n'était pas dupe.

 

D'où l'imagination que les commerçants voulaient l'humilier. Qu'on lui augmente les prix, il se pensera volé ; qu'on feigne de ne pas les augmenter, il se vexera : lui aussi prend au piège son interlocuteur, de la même façon qu'il l'a été plus haut. "Voici le fait ; et c'est ainsi que cet infortuné voyait partout la confirmation de ses malheurs." Il n'aurait pas aimé non plus cette pitié. Il veut être pris en considération. "Nul ne fut meilleur que cet homme-là" disait-il en préface aux Confessions...

 

Commentaires

  • "Il faut rester à son rang" : devise détestable, surtout pour une prétendue militante socialiste...

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