Monsieur Cicéron, tu nous emmerdes / Monsieur Cicéron, tu nous fais chier
Cicéron n'avait pas la conscience tranquille, mais qui ? Pendant que les derniers anciens partisans de son ancien grand homme se faisaient massacrer en Ibérie, lui-même reconstituait son cercle d'amis, retrouvait d'autres repentis, et lorsque César reparut, auréolé de gloire espagnole, égyptienne, gauloise, et autres, il lui dédia coup sur coup trois discours appelés les Césariennes : Pro Marcello, Pro Ligario, Pro rege Deiotario, "Pour le roi Déïotarius", si vous cherchiez un nom pour votre chien.
César, tout tartiné de flatteries, accéda aux désirs de son grand écrivain et philosophe, et Cicéron put reronronner. Puis Cicéron s'aperçut que Pompée décapité, restait César, pas républicain pour un sou, usant et abusant de son pouvoir, et s'éloignant de plus en plus des idéaux de liberté ou de démocratie. En réalité, il n'y avait presque plus de républicains, presque plus de République : Caton lui-même avait été vaincu dans la ville tunisienne au nom si redoutable de Thapsus. Les républicains se trompaient d'époque. Le discours s'était droitisé. Ensuite, ce sera Antoine contre Octave, et les premiers empereurs – se rappeler que César n'a jamais été empereur svp ça me fera plaisir, même si l'histoire "ça sert à rien" et "c'est vieux tout ça", ta gueule, va faire du rap.
Ne boudons pas notre plaisir d'historien et lisons l'avant-propos de Marcel Lob, traducteur, dans la collection bilingue Guillaume Budé : "C'était la première fois depuis deux ans que l'ancien chef des modérés (Cicéron) reprenait la parole au Sénat ; il rompait ainsi un vœu de silence et d'abstention politique qui, sans doute, devait lui peser ; il saisissait l'occasion qui s'offrait de se rallier publiquement au régime nouveau sous prétexte d'intervenir en faveur d'une femme, pardon : d'une victime, et de la plus représentative : il n'hésitait pas à interpréter ce rappel de Marcellus", qui croupissait en exil volontaire, "comme annonçant la renaissance de la République" – je pouffe.
"Retour et mort de Marcellus. Tout le monde était donc dans la joie de l'union et de la gratitude, sauf peut-être Marcellus lui-même ; malgré la façon on ne peut plus honorable dont son rappel avait été demandé" sauf par lui-même "et accordé, il accusa réception de la nouvelle en termes très froids" comme le révèle Cicéron dans sa correspondance. "Ce qu'il apprécie, écrit-il à Cicéron, c'est moins le résultat obtenu que le dévouement qui l'obtint", celui de Cicéron et de l'autre Marcellus cousin germain. "Il n'avait donc rien perdu de sa haine pour César ; aussi ne semble-t-il pas pressé de revenir à Rome : plus de huit mois s'écouleront avant son départ de Mitylène," port de Lesbos, "le 23 mai 709" de la fondation de Rome, pour nous – 45. "...il débarquait au Pirée, où il était accueilli par son ancien collègue Servius Sulpicius", ancien consul donc, "alors proconsul d'Achaïe" traduisez de Grèce. "Mais il ne devait revoir ni Rome ni César : pendans son escale au Pirée, dans la soirée du 26, il était grièvement blessé par un de ses compagnons, P. Magius Cilo ;" - l'époque était bien plus violente que la nôtre, n'en déplaise au bêleurs d'aujourd'hui - "...il fit aussitôt demander à (son collègue) Sulpicius qu'on lui envoyât d'Athènes un médecin ; le proconsul se rendit lui-même au petit jour près de son ami, mais en chemin il apprit sa mort ; le meurtrier s'était suicidé, emportant avec lui l'explication du drame, sur lequel plusieurs hypothèses ont été émises" en particulier par Valère-Maxime, que vous saluerez de ma part si vous le rencontrez - "...d'après Cicéron, la victime aurait refusé à Magius de lui avancer de l'argent pour payer ses dettes ; selon Valère-Maxime, le meurtre aurait été causé par la jalousie, pour une préférence accordée à un autre compagnon de voyage" salut les homos - "...certains contemporains émirent le soupçon que le crime aurait été ordonné par César, mais en ce cas on ne s'expliquerait pas le suicide du meurtrier ; ce bruit fut assez répandu pour que Brutus, alors tout attaché au dictateur" qu'il poignardera plus tard, "jugeât nécessaire de l'en défendre dans ses lettres. Le corps de Marcellus fut incinéré dans l'Académie" (celle d'Athènes) et Sulpicius lui fit élever un monument de marbre" aujourd'hui disparu."
"Le discours "pro Marcello". Mais ce qui nous a conservé le souvenir de Marcellus, c'est le discours que Cicéron prononça pour rendre grâce à César de sa mansuétude envers son adversaire exilé ; malgré la forme du titre ce n'est pas un plaidoyer -" le titre n'est "sûrement pas de Cicéron" – mais "c'est un remerciement, gratiarum actio, comme le montrent et les circonstances (au moment où Cicéron prend la parole César a déjà accordé le pardon et plusieurs sénateurs l'en ont déjà remercié), et le contenu du discours, et les termes dont l'orateur se sert dans une lettre à Sulpicius pour lui faire part de son intervention.
"Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle le pro Marcello a été tenu pour le modèle de l'art oratoire ; puis l'admiration a fait place à la critique, au point que l'authenticité même de l'œuvre a été mise en doute ; après des controverses qui ont duré tout le XIXe siècle," et qui m'empêchent encore de dormir depuis trois mois, "on peut dire qu'il ne subsiste aucune raison, ni de fond ni de forme, pour justifier les soupçons : les imperfections ou anomalies qu'on peut relever dans ce discours s'expliquent par le fait même qu'il a été improvisé et par l'émotion que l'orateur a pu sentir en lui-même et deviner dans l'assistance devant la décision subite de César. Sans doute, comme pour tous les autres discours, nous n'avons pas à l'état pur le texte même des paroles prononcées, mais une rédaction fait après coup, soit en révisant les notes des tachygraphes," nous dirions les sténographes, "soit d'après les souvenirs encore frais de l'orateur ; cependant celui-ci n'a pas pu ne pas conserver dans le texte publié l'essentiel des idées, du mouvement général et aussi de la forme, surtout par une intervention qui, par son caractère sensationnel, avait sûrement attiré l'attention du monde politique et de la haute société. On peut donc dire que les défauts sont eux-mêmes plutôt une preuve d'authenticité, notamment les répétitions si abondantes, la logique non point toujours très rigoureuse," - très drôle – "l'abus des procédés de la rhétorique banale" – ah tiens donc ! - "le manque de tact et de mesure, tous défauts tellement cicéroniens !" - monsieur Lob, Marcel, vous avez raison.
"Reconnaissons que l'orateur était dans une situation difficile : il ne pouvait sortir du silence qu'il s'était imposé, seule marque possible d'opposition dans un régime de dictature, que par un courage stérile" parce que couic "ou par un ralliement total. On eût cependant souhaité, dans l'expression de ses sentiments de dernière heure, un peu plus de dignité et de retenue ;" – et voilà, et voilà ! - "s'il ne pouvait évoquer en toute franchise les évènements de la guerre civile, il aurait pu s'abstenir d'en parler ; il aurait pu éviter, Pompée vaincu et mort, de faire un parallèle entre lui et César ; il aurait pu, surtout à propos d'un homme tel que Marcellus qui avait tout sacrifié à ses convictions, ne point passer sous silence les principes qui, chez certains républicains, avaient déterminé leur choix dans la lutte, et ne pas laisser croire que cette lute elle-même se ramenait pour tous les partisans au simple choc de deux ambitions individuelles : certains de ses anciens amis avaient eu autre chose en vue que le ralliement aveugle à un chef de clan" – voir la tendance de la télévision à ne considérer partout que les combats de chefs.
"Mais on ne peut oublier non plus que, tout en étant un remerciement pour une cause déjà gagnée, cettte allocution avait aussi pour but, intéressé ou non, d'affermir César dans son attitude de clémence, en vue d'autres causes à gagner ; en outre" en peau de chèvre, "c'était la première fois que, ancien adversaire non encore officiellement rallié, il prenait la parole en public devant le dictateur et, ignorant jusqu'où s'étendait la liberté dans le nouveau régime, il pouvait craindre d'en franchir les limites. De plus une émotion vraiment ressentie – car les sentiments humains sont rarement simples – a pu aider à ce débordement d'enthousiasme chez un homme qui se livrait si vite à ses impressions et les traduisait souvent, bonnes ou mauvaises, avec si peu de mesure. Enfin les réconciliations ne sont-elles pas propices aux illusions et aux démonstrations excessives ? Cicéron écrivait à Sulpicius à propos de cette séance : "Ce jour m'a paru si beau que j'ai cru y voir comme le reflet d'une nouvelle aurore de la république !" et en plus j'ai eu la diarrhée – "naïveté qui porterait témoignage en faveur d'une sincérité partielle, si elle n'étonnait jusqu'à l'invraisemblance chez un politicien de son rang et de son âge. G. Boissier", auteur de Cicéron et ses amis, "a voulu voir dans certaines phrases des regrets hardis et dans certains conseils des critiques non dépourvues de courage : quand on les regarde de près et les replace dans le contexte, on accepte difficilement ce point de vue, car d'un bout à l'autre le pro Marcello est un acte de ralliement au maître de Rome, et on y trouve Cicéron trop heureux de se donner à lui-même et de présenter aux autres des motifs qui devaient lui sembler des excuses ; celui dont il plaidait la cause déjà gagnée avait su être plus grand et rester plus digne. Quand on lit toutes ces protestations de dévouement à César, ces promesses de le défendre au prix même de la vie, on ne peut s'empêcher de penser à la joie que ce même Cicéron allait montrer, moins de deux ans plus tard, au lendemain des Ides de mars", où César fut poignardé. C'est pourquoi Marcel Lob, traducteur et présentateur de ce discours, ne donne pas envie de le lire, à moins que l'on ne veuille se confirmer dans le peu d'intérêt que l'on pour la personnalité de Cicéron.