Tentative de désertion
Dans l'arrière-salle un gros Laotien règne sur les peep-shows. Il sursaute, met la main sur son arme ; des couloirs en courant, une arrière-cour. La fille en vitrine s'est relevée pour nous suivre, elle se rhabille en courant ; dans la rue parallèle un taxi nous embarque à trois sans un mot et nous dépose à l'Hosto Henri Monnier.
Mon fils occupe un lit, l'épaule cassée, sa fiche porte son nom, en arabe, en grec et en anglais. “Je suis en observation - pour les nerfs” dit-il en se soulevant mais sa jambe et son bras sont dans le plâtre. Le plâtre est beau, vierge d'inscriptions - “...qui est le grand blond qui t'accompagne ?” Ça ne lui dit rien. Il retombe sur le lit en grimaçant. A l'étage inférieur retentissent des rafales rapprochées. A peine arrivés on apporte ça dit Paziols t'es pas drôle grimace mon fils dégagez tous les deux. Tout de suite dans la rue je me précipite dans les bras d'une fille, elle me dit le travail reprend quand je suis ressorti Paziols n'était plus là je ne me suis pas inquiété je me suis senti tout de même misérable puis dans la foule ça s'est calmé, pas question de passer à la morgue, juste le temps de voir au passage dans une cour un peloton d'exécution qui se met en place, les fenêtres intérieures sont garnies d emonde dans la pénombre, un projecteur se braque, je ne veux pas d'ennuis, j'arrive (un quart d'heure de marche) aux limites de l'agglomération, c'est plus petit que MOTCHE plus le moindre soldat ni flic.
Devant moi une montée dans le noir qui butte sur une barre rocheuse, je me retourne,
je chante un peu, je redescends me trouver une chambre en ville, je m'endors ; à 3 h du matin une gigantesque clameur me jette à bas du lit, c'est une foule de dix mille personnes (à peu près) qui hurle sa colère en pleine nuit dans toutes les rues avoisinantes comme si tout le monde vivait l'oreille collée au transistor pour manifester comme ça au quart de tour ils ont tué Cheikh Djeïmem ! La foule se dirige vers ma Légation (les vitres volent) un attentat à la voiture piégée les mégaphones appellent aux armes.
D'autres manifestants remontent des bas quartiers, des salopards sont venus par le dernier bateau mon représentant est tiré de son sommeil, on l'assomme, des flics – enfin ! - le tirent de là en cata, la foule lapide le fourgon qui s'arrache en hurlant, je remonte me coucher pas d'histoires surtout pas d'histoires ; le gouvernement de Djiz – moi aussi j'allume la radio (en tête de lit) déclare une guerre immédiate, une flotte depuis longtemps sous pression dit le speaker “se prépare à appareiller”. J'écoute le poste jusque vers quatre heures – quatre heures et demie. Pour commander le petit-déjeuner – j'ai dû dormir - je m'exprime dans un sabir immonde (italien ? hellène ?) - le groom qui m'apporte le plateau dans ma chambre me regarde de travers au moins je ne viens pas de Motché ?
Dans la rue du matin c'est l'enthousiasme guerrier, on me tend un uniforme, j'embarque pour MOTCHE à bord d'un rafiot tout retentissant de chants guerriers. A midi le rata, nous tirons des bordées jusqu'à nuit tombée, on nous débarque à même la plage, plus au nord - pour les renforts, c'est râpé. Nous zigzaguons sous le ciel noir, entre les dunes et les genêts. Je balance mon casque, je
retourne mon uniforme, personne ne me voit, je cherche le petit chemin sous les crêtes ; au petit matin, par l'extérieur, j'ai pu rejoindre le Palais. Retour à la case départ. Nous ne nous fréquentons qu'entre fous : j'ai sauvé la vie à Zoubeï pendant les bombardements de Damas ; il s'en souviendra toujours – le voici qui entasse les sacs de sable au bord des fenêtres. Il rit sans cesse et rattrape un coin de voile entre ses dents. Un long nez droit, le teint cuit, les yeux brillants, Bédouin, drôle, et fou. Puis il remet le personnel à sa place : plus d'insolences. Les coussins ne traînent plus, les ronds de café sont essuyés sur les tables basses. Zoubeï porte souvent le transistor à l'oreille. Il commente, même devant les femmes.
Il réceptionne les paniers à provisions qu'apportent les plantons. Il est dur de choisir ses amis ; celui-là, au moins, je ne l'admire pas. Il me confirme que les femmes de mon oncle, à présent, m'appartiennent ; même les plus jeunes semblent laides, lointaines. Si je parlais d'amour, pourrais-je envahir la Ville ? Mes tentatives restent vaines. On ne brise pas une conviction : je ne peux plus accorder ma confiance, ni même une once de crédibilité, à une femme. Grâce à Dieu les événements se précipitent. Aujourd'hui 25 juin, Paziols, le fou furieux, s'est remontré à Motché en public.
C'est une ordonnance qui l'a reconnu, en faisant nos emplettes. Aucune blessure ne le marque jusqu'ici. Pourtant son identité ne laisse aucun doute, car il laisse à l'air ses cheveux blonds : “Faranj”, le Franc. Il se vante à présent de son crime. Il se fraie un passage parmi les Yahouds, qui laissent déserter tout ce qu'on veut. Le lendemain, le voici sous mes murs, au Palais. Paziols Faranj, “le Franc”, rencontre Zoubeï. Combats avec tes défenseurs / Sous nos drapeaux, que la Victoire / Accoure à tes mâles accents - mes fous me défendront ; Européen, Bédouin, se font face en riant, se saluent; fusil en mains, luttent “au bâton” en choquant les crosses, se tapent sur l'épaule sans paroles.
La seule chance de véritablement dominer la ville est de la persuader d'un ennemi commun : précisément, les Yahouds – les Juifs. Les péniches de débarquement lâchent 3150 hommes sur le port abandonné de Lwaspoï ; s'ils attaquent pour de bon, la ville est sauvée. Mieux vaut seuls contre tous que déchirés de l'intérieur. Alyah, veuve de mon oncle, me dit : “Sors te battre parmi les autres, tes égaux !” Elle ajoute : “Que feras-tu donc, si la paix s'abat sur ¨MOTCHE ? des hélicoptères mitrailllent la ville d'en haut, depuis ton départ.” Tout contre la Caserne Jaune, on vient d'exécuter quatorze otages ; Aliah rassemble sur sa bouche les pans de son voile bleu, pince les lèvres et s'en va.
Je m'aperçois alors que mes horaires de sommeil se sont complètement défaits ; je ne crains rien : trop malhonnête pour risquer une dépression nerveuse – si j'habitais une ville paisible ?J'irais tout simplement chercher le pain, je saluerais mes voisins. J'écouterais les autres se tuer de loin à la radio. J'aurais une seconde femme, et j'accomplirais mon devoir conjugal. Je ne craindrais plus le dénuement, ni les duperies. Ce soir le matelas me semble dur. Devenir humble serait la fin de tout.