Richelieu et son dur métier
Il paraît qu'un mendiant avait dit au Cardinal, sortant de la messe, qu'après tout ils étaient frères tous les deux. L'affirmation fit bien rire autour de l'ecclésiastique, lequel répondit à peu près : "A vous voir, on ne le dirait pas". Qui nous prouve que nos descendants ne s'indigneront pas devant nos différences entre hommes et femmes encore bien distinctes aujourd'hui, ou bien entre les adultes et les enfants ? Mais Richelieu se démenait sur tous les fronts à la fois. La guerre ? C'était bon pour l'Allemagne avec sa Guerre de Trente Ans. Les paysans de Normandie ? Au bout des branches.
Ceux de Provence ? Ils se battent contre les artisans de ladite Provence, comme ça, l'aristocratie a la paix. Les protestants ? On les écrase à La Rochelle, et les Anglais repartent sur leurs beaux bateaux inefficaces. La ligne de conduite de Richelieu a toujours été droite comme des rails de chemin de fer : le roi, rien que le roi. Fidélité absolue au principe royal. Tenir bon. S'obstiner, ce qui donne toujours raison à la longue. Toutes les crises ont été résolues par cette fidélité sans failles, au point que nous savons le dénouement dès que le nœud se noue ; et à la fin de la Journée des Dupes, qui devait voir sa chute, c'est encore l'homme d'Eglise qui triomphe. Au point que c'en est aussi prévisible que les épisodes de Zorro, mis à part que c'est le méchant, le policier, l'espion-chef, le vindicatif et le cruel mais nécessaire Richelieu qui l'emporte.
Fasciste ? C'est un anachronisme. Le seul point commun, si l'on y tient, est la subordination de tout à l'intérêt de l'Etat. Mis à part que les fachos font semblant d'être purs alors qu'ils se battent pour tricher sur tout ce qui rapporte du pognon, alors que Richelieu a peu pillé par rapport aux courtisans avides. Vous le voyez, nous avons brossé à grands traits un portrait bien agité, tout à fait différent de la célèbre peinture de Philippe de Champaigne, où le Cardinal nous domine de ses airs altièrement hiératiques. Le propos n'est pas ici de suppléer les carences de l'Education Nationale qui n'apprend plus ces choses-là aux enfants n'est-ce pas, en retraçant les grandes étapes de la carrière de notre grand homme.
Reportez-vous aux manuels des années 60, où s'étale cependant une erreur : le Cardinal de Richelieu ne défendait nullement les "frontières naturelles de la France", mais essayait d'éviter par exemple que les armées suédoises de Gustave-Adolphe, front carré, grand nez, grosse bite et myope, ne franchissent le Rhin, les détournant plutôt vers l'intérieur de l'Allemagne, où les massacres épargnaient du moins les ressortissants français. Il évitait que les Espagnols ne dépassassent Corbie, car ils étaient à la fois au nord et au sud en ce temps-là. Autrement, nous tombions sous un régime bigot et catholique à nous flinguer tous. Et ce qui ressort comme toujours de ces immenses biographies, c'est l'incroyable morcellement, pullulement, émiettement, pulvérisation, de tant et tant d'actions, cet inextricable écheveau d'intrigues, dont on ne voit ni ne pressent la fin (sauf celle de la fidélité au roi) : mais Richelieu ne pouvait prévoir que tout finirait à son avantage et à celui de la France. Bien des fois il se crut perdu, à deux doigts du renvoi ou de l'enchaînement au sens propre. Eut-il du courage ? Ou bien le courage faisait-il partie de sa destinée? Et la prévoyance, la présence d'esprit ?
A sa mort, la première Fronde est momentanément écrasée. La bataille de Rocroi sauvera la frontière nord. Les vicissitudes ne seront pas terminées pour autant, mais Louis XIV, fils de Louis XIII à la suite d'une nuit d'orage à St-Germain-en-Laye, réglera tout cela de façon bien autoritaire – il fallait aussi résoudre le problème de la succession génitale, et le Cardinal ne pouvait pas tout de même s'y mettre en personne. Nous allons explorer quelques diverticules de ce dédale évènementiel excrémentiel : le roi vient d'apprendre l'exécution d'un ennemi intérieur, et se réjouit. Nous sommes en 1632, notre historien Philippe Erlanger suivant l'ordre chronologique avec une application totale, ce qui permet de rapprocher toutes les activités de son héros ecclésiastique : cela témoigne de la multiplicité microscopique des soucis d'icelui, loin des grandes conclusions d'ensemble qui simplifient au contraire un peu trop.
Le roi donc s'exclame "Vous m'avez fait bonne justice !" Erlanger commente : "Le récit de la mort digne et pieuse du vieux soldat n'éveilla aucun scrupule en sa conscience ordinairement tourmentée. Les Mémoires de Richelieu devaient tirer l'implacable enseignement de ce déni de justice : "La multitude des coupables fait qu'il n'est pas convenable de les punir tous. Il y en a qui sont bons pour l'exemple et pour retenir à l'avenir, par crainte, les autres dans le respect des lois." Eh oui. Pragmatisme. Machiavélisme. Cynisme. J'entends bêler d'ici. C'est La raison d'Etat, titre du chapitre suivant, de mai à octobre 1632. "Au cours de l'automne 1631" (revenons en arrière pour plus de clarté, ce dont Erlanger ne se prive pas) "le duc de Roannez, un autre de ces Grands que Richelieu voulait abaisser, avait été traduit devant la Chambre de l'Arsenal et le terrible Laffemas pour crime de fausse monnaie. Il s'enfuit à Bruxelles. En mai, espérant obtenir son pardon, il alla conter au représentant de Louis XIII le vaste complot tramé par la Reine-Mère, Monsieur, les ducs de Lorraine, de Savoie et de Bouiillon. Il accusa MM. de Montmorency, de Créqui et de Chaulnes "d'être de la partie". Ouh le vilain cafteur.