Proullaud296

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Guerre urbaine

 

Bleu, jaune et vert.JPG

Jamais ce labyrinthe d'entrepôts ne semble prendre fin. « Quand tout sera fini, dit Remigio, j'accepte tes bras, pour livrer en ville tout ce qui nous parviendra, tout ce que nous vendrons. » Les chiffons détrempés dégagent une odeur lourde. Cela m'effraie, puis se stabilise. Si l'air vient à manquer, tous mourront en se tenant la gorge, vacillant puis pliant les genoux et heurtant de la tête le sol cimenté sous les sacs de pois chiches. « Vois-tu dit l'Italien je crois que tous nous resterons sur terre, invisibles. Les morts sont tous là parmi nous, les fraîchement tués, les hommes préhistoriques. Ça se tient comme les sacs de riz. Même mort tu reverras la paix ». Des grenades atterrissent sur les stores, sans les trouer. J'aimerais conduire un camion. Livrer des marchandises. Je serais libre, avec l'assurance d'une vie éternelle. Ma nouvelle fraternité des morts ! - quoi ! tant de certitudes, au sein d'une classe sociale si craintive ! « Je m'appelle Emilia », me dit une femme. « Tu es libre », ajoute Remigio. « Tu pourras l'épouser ! » On criait-on dans la rue : « Moulay Slimane est mort !...  Moulay Slimane est mort ! » On peut bien tuer qui l'on veut, et Paziols est innocent.

 

Six jours sur les sacs de riz, de dattes, parmi les parfums, six jours à caresser la fille de Remigio, à écouter ses leçons de morale – même en train de crever, une femme ne refusera jamais de faire la morale - au dehors plus rien, la guerre ne parvient plus jusqu'ici, les gens demeurent sombres et voilés, le monde extérieur n'envoie plus que des rais de lumière sous le store aux 3/4 baissé, nous vendons à la dérobée mais en fortes quantités, parfois des camions sautent, ceux du Sud les pillent et tapent les cadavres du pied, personne ne m'a proposé de prendre la relève. Rien ne vaut des voûtes bien construites. Emilia, d'autres femmes, des cousines, morales jusqu'aux phalanges – phalanges exclues ; ça respire fort la nuit dans les coins.

 

Le jour j'écoute la musique, les femmes chantent sur le transistor, farniente dans les baignoires, séchages sous les avalanches de pois chiches – je ne manque de rien. « Bordel ! Sois un homme ! » gueule en italien le père Remigio. - Ta fille reste vierge, vieux con ! Stronzo vecchio ! - Va te battre ! -Vaffanculo ! (je me ravise) - ok je prends le flingue. » Le nez dehors et trois rafales aboient, de quoi me renfoncer dans l'abri de mur, c'est noir, mes doigts tremblent sur un verrou, je ne suis pas si lâche : cette entrée de souterrain - m'excitera toujours - si je meurs là je ne serai toujours pas volatilisé sous le soleil - je ne serai pas - des paillettes - dans un rayon. Ça pue, on se bat au-dessus, je cherche un couloir qui remonte, ou qui pénètre par l'anus de mon Palais, c'est fou : juste une porte au bout d'un plan incliné, l'air libre plus loin, je respire, Abinaya que je croyais crevée me retombe dans les bras, elle qui me cueillait au sortir du Palais, elle qui me tire dessus « TOUT ce qui sort des magasins Talia se fait descendre surtout par les sorties secrètes. » C'est un jeu.

 

Il n'y a (dis-je) dans l'entrepôt que des fruits, des vieilles filles, tout confit. » Nous faisons quelques pas, Abinaya l'arme en bandoulière, abandon de poste, «on tire pour passer le temps, trois morts avec du pot et un petit brin de promenade », soleil, rafales entre les murs comme un cheval qui s'ébroue, Abinaya me hurle à l'oreille : « on change de camp ! de quoi te plains-tu ? » Je crie : «Je ne me plains pas ! » Je saute un muret Abinaya court tout droit pousse encore une porte en bois, descend pour trois jours, pour toujours ? Moi je m'accroupis dans les cactus malades, un homme de dos tire en extension jambes à terre écartées, je me jette au sol pour cartonner le mur d'en face, un trou et la tige de métal « tu vois là c'est le fusil », j'épuise trois chargeurs, je jette mon arme, le mur ne fume même pas. La tige a disparu, je suis resté le dernier, je rampe à reculons, calme surprenant, après tout je n'ai pas tué, je remonte vers le Palais en longeant des bâtiments blancs, plus de président. Giboulées de guerre sur le Nord-Est, ruines de plus en plus fréquentes, je m'introduis chez moi par une porte dérobée, beaucoup de portes, me voici dans une chambre pour la première fois depuis longtemps sauf l'hôtel. Sur la table je déplie le vieux plan, toutes les indications d'Abinaya sont fausses, je révise un vieux syllabaire arménien, d'avant la guerre, ma ville se divise en cinq ou six parties (« Gallia est divisa in partes tres, « Guerre des Gaules »...) - ce sont les cimetières qui occupent les lignes de démarcation.

 

...Si je suis pris en otage, le loyer du Palais (au Gouvernement) courra-t-il toujours ? Si je suis tué dans un cimetière - si je meurs dans les bras d'une femme, sera-ce Abinaya ? Me reste-t-il le temps de boire ? de fumer ? Je m'ennuie. Je ressors. Je croise des groupes d'assassins. La rue résonne, les combattants me crient « Ecarte-toi ! Balek ! Balek r-ras ! »  - je baisse la tête, on m'écarte comme un mouche, l'hôpital juste en face touché de plain-fouet, j'espère que mon père est mort, OUI – j'offre des fleurs à l'infirmier qui me l'annonce, je lance « qu'on l'incinère ! » Je rentre au palais, la rue à traverser, quelques vieux serviteurs accourent vers moi, je demande : « Paziols ? Paziols ? » - les deux chaouchs ne savent rien « Trop de massacres Sidi Jourji. Si c'est un homme il doit se battre en ce moment. » Pas une ombre de blâme. Le bureau du troisième est intact. Si l'on attaque, un coup de fil suffit. Toutes les lignes ne sont pas coupées ; au standard on peut fournir quinze, vingt miliciens, à la demande.

 

S'ils s'introduisent par les gaines de clim, je suis mort. Je fais tout colmater, je place des gardes. Je m'avise soudain, au milieu de tous ces préparatifs de crainte – que je regrette profondément mon père : il me tirait les cartes. Je n'ai pas tenu compte de ses fausses prédictions, que Diable aussi, par Iblis ! on prend des notes... Je fais suspendre au sous-sol un énorme punching-ball bourré de vêtements pour les combats de rue. Abinaya est venue. Elle dit qu'en Turquie, pays de paix, les roses poussent dans des bacs de ciment frais. Je suis jaloux de tous ceux qui l'ont approchée. « Tu prends facilement les hommes auprès des femmes, dit-elle, pour leurs amants. Elles finissent par les congédier, tous. » Elle m'apprend aussi le siège d'Antalya, le cannibalisme qui s'ensuit.

 

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